Revue littéraire - Les débuts de Venise dans notre littérature

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Revue littéraire - Les débuts de Venise dans notre littérature
Revue des Deux Mondes6e période, tome 35 (p. 205-216).
REVUE LITTÉRAIRE

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LES DÉBUTS DE VENISE
DANS NOTRE LITTÉRATURE[1]

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Au deuxième chapitre de son Jean-Jacques Rousseau, Jules Lemaître conte le séjour que Jean-Jacques fit à Venise, en qualité de secrétaire de M. de Montaigu, ambassadeur de France ; et il note que Jean-Jacques « s’étend avec complaisance sur cette période de sa vie, » mais « ne dit pas un mot de la beauté de Venise, tant célébrée depuis un siècle par les écrivains, et avec des mots si pâmés ! » C’est, pour Lemaître, l’occasion de taquiner un peu les romantiques. Il appelle Rousseau leur aïeul et Chateaubriand leur père ; il attribue à l’influence de Rousseau le commencement de la déraison romantique. Et il admet qu’ensuite la déraison s’est développée avec entrain. Quant à Venise, par exemple, Rousseau lui semble beaucoup moins fou que ses petits-enfans… « Venise est une belle cité grande comme la moitié de Paris, assise sur la mer, tout environnée d’eau qui court la plupart des rues de la ville, et vont les petits gahots et bateaux parmi lesdites rues ; et il y a des ponts, tant grands que petits, tant de bois que de pierre, environ de douze à quinze cents. Et c’est la ville la plus peuplée qu’on puisse guère voir, car on n’y voit point de jardins ni de places vides. Et il y a les plus belles boutiques de toutes marchandises qu’on puisse guère trouver, et la plupart des métiers sont faiseurs de soie et de velours. Et il y a quantité de belles maisons qu’on appelle palais ; et chaque seigneur a sa barque pour aller où il veut. » Cette description de Venise n’est pas de Rousseau. Lemaître la cite, avec plaisir, comme de Sébastien Mamerot, prêtre natif de Soissons, qui écrivait en 1454 les Passages d’outre-mer faits par les Français, livre publié en 1518. Or, il paraît que cette description de Venise n’est pas de Sébastien Mamerot, mais de l’auteur anonyme d’un Voyage de la Sainte Cité : en 1518, on l’a placée dans la deuxième édition des Passages, qui avaient d’abord été imprimés en 1492. Qu’importe ? Mais enfin, Lemaître goûte évidemment l’honnête simplicité de l’anonyme ; il la préfère aux lyriques ardeurs des romantiques et de ses contemporains : je crois que les « belles maisons qu’on appelle palais » l’amusent assez bien. Et il est satisfait de constater que Rousseau « ne nous en dit même pas autant. »

Bref, l’aïeul des romantiques n’a pas inventé le thème vénitien. C’est, dit Lemaître, qu’il était, dans l’art de la description, un précurseur ou un primitif : il n’avait pas eu le temps « de raffiner et de renchérir. » Et puis, au milieu du xviiie siècle, Venise était une ville très vivante ; ses palais, neufs ou nettoyés, ne menaçaient pas ruine : « elle n’avait donc pas alors ce charme de l’agonie et de la déliquescence, sur lequel nous avons appris à nous exciter. » Et puis, ce qui intéresse Rousseau, dans Venise, ce ne sont ni Saint-Marc, ni le pont des Soupirs, ni les canaux, ni les gondoles, mais le très honorable souvenir d’avoir été là quasiment secrétaire d’ambassade, un homme en vue et presque un diplomate.

Qui a inventé le thème vénitien ? Je crois que ce fut Chateaubriand. Dans l’Itinéraire, il y a peu de chose. Le pèlerin de Jérusalem passe cinq jours à Venise ; il examine « les restes de sa grandeur passée ; » on lui montre quelques tableaux de Tintoret, de Paul Véronèse, du Titien, du Bassan ; il cherche, dans une église déserte, le tombeau du Titien et il a quelque peine à le trouver. Il s’embarque pour Trieste ; et alors : « À mesure que la barque s’éloignait, je voyais s’enfoncer sous l’horizon les lumières de Venise et je distinguais, comme des taches sur les flots, les différentes ombres des îles dont la plage est semée. Ces îles, au lieu d’être couvertes de forts et de bastions, sont occupées par des églises et des monastères. Les cloches des hospices et des lazarets se faisaient entendre et ne rappelaient que des idées de calme et de secours au milieu de l’empire des tempêtes et des dangers. Nous nous approchâmes assez d’une de ces retraites pour entrevoir des moines qui regardaient passer notre gondole ; ils avaient l’air de vieux nautoniers rentrés au port après de longues traversées, » L’Itinéraire est de 1811, de cinq années postérieur au voyage. La première impression du voyageur, nous l’avons toute fraîche dans une lettre qu’il adressait de Trieste, le 30 juillet 1806, à son ami Bertin ; Berlin la publia, sans retard et en l’absence de Chateaubriand, dans le Mercure : « À Venise, on venait de publier une nouvelle traduction du Génie du Christianisme… » Ce n’est pas pour indisposer Chateaubriand ; et un si bon procédé, c’est, aux yeux d’un auteur, l’honneur d’une ville. Mais Chateaubriand déteste Venise. Elle lui « déplaît ; » et il l’appelle « une ville contre nature, » une ville « où on ne peut faire un pas sans être obligé de s’embarquer » ou de « tourner dans d’étroits passages plus semblables à des corridors qu’à des rues. » Il avoue que la place Saint-Marc « mérite sa renommée. » Au surplus, l’architecture de Venise lui paraît « trop capricieuse et trop variée. » Et les gondoles !… « Ces fameuses gondoles toutes noires ont l’air de bateaux qui portent des cercueils. J’ai pris la première que j’ai vue pour un mort qu’on portait en terre… » Une gondole qu’il a prise pour un mort ? Quand Joubert lut cela dans le Mercure, il fut effaré : « Je meurs moi-même, écrivait-il à Mme  de Vintimille, je meurs de peur que le Publiciste ne s’empare de cette phrase… » Le Publiciste fut clément, ou fut distrait. Et la phrase était imparfaite ; l’idée, ingénieuse. L’idée ne s’est pas perdue : nous l’avons revue depuis lors, plus d’une fois, chez plus d’un écrivain ; nous la reverrons. Toujours est-il qu’en 1806 Chateaubriand n’aime pas Venise, — et que c’est un scandale ou, du moins, une petite anomalie un peu choquante, — et qu’ainsi lepère du romantisme manque à l’un de ses devoirs protocolaires. Il se repentit ; et, plus tard, il aima Venise, comme il le devait. En 1833, il retourne à Venise. Il y attend la Duchesse de Berry. Il n’est plus jeune, il est mieux informé. Désormais, il se plaît à Venise, et tant, si fort, si joliment qu’ « au détriment de la monarchie légitime » il souhaite que la princesse ne vienne pas trop vite lui troubler cette sohtude enchantée ; il « souhaite de mauvais chemins à l’auguste voyageuse » et prend de grand cœur son parti du retard d’un bon demà-mois qu’éprouverait la restauration du roi Henri V. Il a battu sa coulpe : il adore Venise. Et il prélude comme ceci aux charmantes ou admirables rêveries que ne cessera plus d’inspirer la reine de l’Adriatique : « Grâce à ses brises voluptueuses et à ses fiots amènes, Venise garde un charme ; c’est surtout aux pays en décadence qu’un beau climat est nécessaire. Il y a assez de civilisation à Venise pour que l’existence y trouve ses déiicatesses. La séduction du ciel empêche d’avoir besoin de plus de digrdté humaine ; une vertu alt^ractive s’exhale de ces vestiges de grandeur, de ces traces des arts dont on est environné. Les débris d’ane ancienne société qui produisit de telles choses, en vous donnant du dégoût pour une société nouvelle, ne vous laissent aucun désir d’avenir. Vous aimez à vous sentir mourir avec tout ce qui meurt autour de vous : vous n’avez d’autre soin que de parer les restes de votre vie à mesure qu’elle se dépouille. La nature, prompte à ramener de jeunes générations sur des ruines, comme à les tapisser de fleurs, conserve aux races les plus affaiblies l’usage des passions et l’enchantement des plaisirs… » C’est merveilleux et un peu morbide. Voilà certainement l’une des sources principales de la littérature vénitienne, qui a produit quelques chefs-d’œuvre et cent mille niaiseries. Venise est l’une des plus ravissantes manies de la littérature romantique et néo-romantique.

Venise a eu, dans notre littérature, des débuts modestes, mais anciens, comme il est facile de s’en informer, pour peu qu’on lise un gros volume, assez confus et broussailleux, riche de faits et d’anecdotes, Venise dans la littérature française depuis les origines jusqu’à la mort de Henri IV, par Mme  Béatrix Ravà. Beaucoup d’érudition, très attentive et diligente, quelque désordre, moins de gaieté que n’en demande, à mon avis, l’érudition la meilleure. Ce qui complique le volume, c’est que l’auteur a traité ensemble deux sujets, — deux ou trois, — deux surtout : les débuts, comme je disais, du thème vénitien dans notre littérature ; et aussi les rapports des littératures française et italienne pendant le Moyen Âge et la Renaissance. Et l’on s’embrouille ; mais on attrape, de-ci de-là, les élémens de ce qu’on cherche. Il y aura un tome second : l’auteur y montrera le thème vénitien qui, durant deux siècles encore, végète et qui s’épanouira glorieusement par les soins de Chateaubriand, puis de Musset, de Mme  Sand et peut-être de Pagello. N’oublions pas ce Pagello, sans qui n’aurait pas eu toute sa furie langoureuse une histoire d’amour indispensable aux attraits de Venise.

Le plus ancien de nos écrivains qui ait parlé de Venise fut Geoffroy de Villehardouin. Il avait vu Venise dans une circonstance mémorable, y étant arrivé au mois de février 1201, parmi d’autres négociateurs qui préparaient la croisade. L’année suivante, vers l’automne, les Croisés partirent. Mais, au moment de partir, ces vaillans hommes et pieux n’avaient pas l’argent qu’il fallait pour payer à la République le loyer des navires et les vivres. Le doge Henri Dandolo voulut bien accorder un délai de payement, à la condition que les Croisés fissent un crochet par la ville de Zara, qu’ils reprendraient aux Hongrois et rendraient à la République. Les Français reprirent Zara et la donnèrent à Venise. Ils réussirent aussi à prendre Constantinople, où Henri Dandolo eut un palais, « un des plus beaux du monde. » Villehardouin reçut les fiefs de Trajanople et de Macra ; en sus, le titre de maréchal de Roumanie. La croisade avait tourné en expédition militaire, et profitable, où divers Croisés ne gaspillèrent pas l’occasion de s’enrichir. Villehardouin garda de cette histoire une vive admiration pour le doge qui, avec un beau visage et un grand zèle à « vivre ou mourir auprès des pèlerins, » était un malin. Quant à Venise, Mme Béatrix Ravà nous prie de croire qu’il en a « senti la beauté : » il a dit que Saint-Marc était « la plus belle église qui fût ; » c’est tout ce qu’il a dit.

Au xive siècle et ensuite, beaucoup de pèlerins partirent de France et allèrent à Venise pour tenter de là le saint voyage de Jérusalem. Ainsi le seigneur d’Anglure, lequel fit à cheval, en six jours, le chemin jusqu’à Pavie, et’isita Vérone « qui est une belle et grande cité, » Vicence, Padoue et Venise « très excellente, noble, grande et belle cité, toute assise en mer. » À Venise, il pria dans toutes les églises, devant toutes les reliques et fut très satisfait d’avoir vu la dent de Goliath. Il donna même un coup d’œil à l’Arsenal… Mais, quoi ! le seigneur d’Anglure est un homme qui ne cherche pas le divertissement. Et pareillement d’autres voyageurs, Nompar, seigneur de Caumonl, Ghillebert de Lannoy, Bertrandon de la Broquière, sont des pèlerins qui pèlerinent : certes il ne faut pas s’attendre qu’ils badinent. Quand ils ont dit que Venise est une belle cité assise en mer, grande comme la moitié de Paris et où il y a plus de bateaux que de chevaux à Paris, voilà tout ; et ils ne font plus qu’énumérer les corps de saint Zacharie, de saint Grégoire le martyr et de saint Théodore, tous trois en un tombeau, à l’abbaye de Saint-Jacques ; le corps et les souliers de sainte Lucie dans l’église qui est dédiée à cette sainte ; un os de la cuisse de Monseigneur saint Christophe et le précieux corps de sainte Barbe tout entier et aussi de la peau de Monseigneur saint Berthemieu dans l’église des Croisettiers ; et, dans l’église de Monseigneur saint Marc, le corps de l’évangéUste et aussi le sang miraculeux qui, à Constantinople, coula d’un crucifix qu’avait blessé la dague d’un « ribaud désespéré. » L’un d’eux, sensible aux sons et aux couleurs, s’étend un peu sur les musiques des « trompettes, clairons et ménétriers, luths et tous instrumens et chantres, » sur la splendeur des grands étendards de soie dorée et figurée, la magnificence des costumes quont revêtus, pour la cérémonie de vêpres, le duc et les six-vingts conseillers de la ville, drap d’or, velours, soie écarlate et la fourrure qu’il nomme lestiche et que nous nommons petit-gris. Même, il a regardé les nobles dames, « trop plus richement habillées que les hommes » et brillantes de perles et pierreries. Lengherand, bailli général du Hainaut, conseiller ordinaire de Philippe le Beau et mayeur de la ville de Mons, qui accomplit son pèlerinage vers le déclin du xve siècle, regarda plus qu’un autre les nobles dames ; il les déclare « fort belles femmes et puissantes, » mais accoutrées « très fort dépourvuement, car on leur voit depuis le bout de la tête jusques au-dessous les mamelles. » Il ajoute : « Et plût à Dieu que les femmes de notre pays fussent ainsi habillées ! » Maintenant qu’il a séjourné à Venise, il ne se souvient de Gand et de Bruges qu’avec indulgence.

Les pèlerins sont occupés de leur dévotion ; semblablement, les diplomates songent d’abord à leur affaire. Et Philippe de Commynes est un homme qui ne se laisse pas distraire de sa volonté. Cependant Venise, où il remplit deux missions dans les années 1491 et 1495, le séduisit assez pour qu’en ce point de ses mémoires, son récit montre du plaisir et de la coquetterie ingénieuse. Le jour qu’il arrivait, vingt-cinq gentilshommes, vêtus d’écarlate, vinrent à sa rencontre au lieu dit de la Chafousine, qui est à cinq milles de Venise, et le firent entrer en l’une de leurs petites barques bien nettes et couvertes de beaux tapis velus. Par la rivière, ils le menèrent jusqu’à la mer et aux abords de Venise ; et alors Commynes fut « bien émerveillé de voir l’assiette de cette cité, et de voir tant de clochers et de monastères, et si grand maisonnement, et tout en l’eau, et le peuple n’avoir autre forme d’aller que en ces barques, dont je crois qu’il s’y en finerait trente mille, mais elles sont fort petites ; et est chose bien étrange de voir de si belles et si grandes églises fondées en la mer… » À l’église Saint-André, où les vingt-cinq gentilshommes les conduisirent, l’attendaient encore vingt-cinq gentilshommes et les ambassadeurs de Milan et de Ferrare. On le fit monter dans un bateau couvert de satin cramoisi et seoir entre les deux ambassadeurs. Ils suivirent le Grand Canal : « Les gallées y passent à travers ; et y ai vn navire de quatre cents tonneaux ou plus près des maisons ; et est la plus belle rue que je crois qui soit en tout le monde, et la mieux maisonnée, et va le long de la ville… » Enfin, Venise, « c’est la plus triomphante cité que j’aie jamais vue ; » et, disons tout : « celle qui plus fait honneur à ambassadeurs. » La Sérénissime avait su gagner promptement le cœur de Commynes ; mais il ne tarda guère à vérifier que les Vénitiens « ne se faisaient que rire » des Français. Il était chargé de les tenir en bonne amitié avec le roi de France, tandis que le roi de France allait s’emparer de Florence, de Rome et de Naples. Cependant, la Seigneurie, tout en fêtant Commynes très bien, préparait la confédération de l’Italie contre les étrangers. Commynes s’efforçait d’empêcher cet arrangement : et le doge, un matin, lui annonça que toutes conventions étaient signées, de la nuit même. « J’avais le cœur serré, » écrit Commynes. Le soir, pour célébrer l’entente des Italiens, Venise fut illuminée : et Commynes se dissimula dans une gondole couverte qui le promena seul et invisible dans les clartés, les musiques et la gaieté nocturne de Venise.

Les guerres d’Italie multiphèrent les relations de la France et de la République, et rendirent ces relations, charmantes quelquefois, et quelquefois très mauvaises : l’opinion de nos écrivains, sur la reine de l’Adriatique, subit les péripéties des événemens. Venise a dès lors chez nous, et pendant tout le xvie siècle, des partisans chaleureux et plusieurs ennemis.

Au commencement dit siècle, en 1502, Anne de Foix, qui allait épouser Ladislas, demeura trois jours à Venise ; et Anne de Bretagne avait chargé l’un de ses hérauts d’armes, Pierre Choque, de lui rédiger le journal du voyage. La princesse française qui épousait le roi de Hongrie servait une politique d’hostilité contre les Turcs. Venise, reconnaissante, la reçut magnifiquement, donna ses fêtes les plus merveilleuses, prodigua ses fantaisies les plus extraordinaires. Le doge, avec toute la Seigneurie, accueillit Anne de Foix sur le Bucentaure, « qui est autant dire comme char ou bateau royal, car il ne sert que de porter le duc quand il va à soûlas autour de la ville ou qu’il va au devant de quelque prince pour lui faire honneur. » Quel bateau ! L’on y voit deux lions d’or, grands comme s’ils étaient en vie. Et le doge est assis, coiffé du chapeau ducal et tenant de la main droite l’épée, de la main gauche une balance. Sur la poupe, il y a un oranger très haut et qui supporte « un monde d’or ; » à côté, un grand étendard de satin cramoisi avec une double peinture et de Saint-Marc l’évangéliste et des armes ducales. Et, sur le Bucentaure, tapissé de drap d’or, il y avait un château gaillard tout garni de dames en quatre rangées ; et chacune d’elles, rutilante de diamans, émeraudes, rubis, topazes et autres pierres. Cinq cents bateaux, à grand luxe, accompagnaient le Bucentaure. Et il y eut des jeux allégoriques. Sur une barque, trois dames figuraient la France, la Hongrie et la Seigneurie ; et survinrent trois faux Turcs : les trois dames les déconfirent après une courte bataille. Et, sur une autre barque, trois dames habillées en Mores s’inclinaient et faisaient obéissance à une reine couronnée, habillée selon la mode française. Et tout cela est de la politique et politesse de diplomatie. Mais il y avait enfin une galéasse, où l’on voyait, sur un pilier vert de feuillage, un dieu d’amour, lequel disait en son dicté : « Soyez amoureux ! » À l’entour de ce dieu étaient assis ou étendus gracieusement de jeunes dames etmaints « docteurs » lisant des livres ; l’un, sur une banderole avait écrit qu’« il n’était vie que d’amoureux » ou à quoi bon vivre ?

C’est la première mention d’amour, au sujet de Venise. Eh ! jusqu’à présent, nous n’avons eu que témoignage de pèlerins tout à leurs prières et de diplomates férus de diplomatie ou qui ne racontent pas le détail des jours et des nuits. Voici encore un pèlerin, mais qui n’est pas confiné dans l’oraison, Jacques Le Saige, marchand drapier en la ville de Douai. Dévot, certes, car il voulut faire le voyage de Terre sainte ; et, quand il rentra chez lui, sa boutique eut pour enseigne les armes du patriarcat de Jérusalem et cette devise : « Loué soit Dieu ; j’en suis revenu. » Il est dévot et, à Venise, ne manque pas d’entendre chaque matin la messe et d’honorer les reliques précieuses ; mais il avoue aussi qu’il est bon « crocheteur de flacons et bouteilles. » Avec son camarade Jean du Bos, dès son arrivée, il entre à l’église de Saint-Marc, dit ses prières et bientôt s’avise de ne point jeûner. Il ne décrit pas avec moins de zèle que ses devanciers les rehques des saints et des martyrs, mais insiste bien davantage sur la question des repas. Il dut chicaner son hôte pour obtenir, moyennant douze gros, le diner, le souper, le gîte. Lorsqu’il fut au point de s’embarquer, il traita comme suit avec Louis Dolfln l’armateur : il payerait quarante et cinq ducats pour le transport et telle nourriture, le matin une pleine tasse de malvoisie et deux ou trois morceaux de pain biscuit ; au diner, potage et deux sortes de chair bouilHe, du fromage et du vin « autant qu’on peut boire ; » au souper, deux sortes de chair et le fromage ; environ deux heures après souper, pleine tasse de vin. Jacques Le Saige n’était pas maladroit à réunir le temporel avec le spirituel. À Venise tout l’amuse ; à chaque instant, il note qu’il n’avait « point vu de pareil » et qu’il « ne l’eût jamais pensé. » Il monte au Campanile et observe qu’on y monterait en cavalier : seulement, il n’est de chevaux à Venise. Dans les rues, il baguenaude et volontiers s’attarde aux échoppes où l’on fait « tout plein de soie, » où l’on affine le coton, où l’on fabrique la ferraille ; et il assure que c’est une « chose inestimable » d’être là. Il admire le Colleone, alors tout doré. Il a aussi l’émoi d’un beau supplice, où le bourreau coupe des poings, une langue et puis crève des yeux ; et il se fâche de ce qu’un des condamnés, un prêtre et fort coupable, ait esquivé le châtiment. Jacques Le Saige est un badaud très curieux, un pèlerin très Renaissance. La nuit de l’Ascension, Jean du Bos et lui vont à Saint-Marc. Et la cérémonie est superbe. Mais Jean du Bos et Jacques Le Saige ont (sans reproche) des distractions : c’est que jamais ils n’avaient vu telle assemblée de si belles femmes, toutes les Vénitiennes de haute noblesse qui, d’habitude, ne se montrent pas au populaire et qui, pour la religieuse occasion, s’évadent hors de leurs palais. Elles font grand manège d’élégance et, à cause de la chaleur, agitent devant elles un « fatras de soie » : Jean du Bos et Jacques Le Saige n’avaient pas encore vu d’éventails. Et ces belles femmes ont de belles robes de damas ; quelles robes et qui déjà les « déshabillent si bien » ! décolletées et qui laissent voir la poitrine : et, dit Jacques Le Saige à son lecteur, cette poitrine, « soyez sûr qu’elle était bien blanche » !… Autrefois, le vieux Lengherand, lui aussi, remarquait le décolletage des Vénitiennes : mais il l’indiquait d’un mot rapide : et il baissait les yeux. Jacques Le Saige est mieux attendri. Les Vénitiennes du vieux Lengherand, ce sont un peu les frivoles qui, dans les verrières du moyen âge, festoient l’Enfant prodigue, le couronnent de roses et, en dépit de tout, gardent un chaste maintien. Les Vénitiennes de Jacques Le Saige ont un attrait de volupté plus capiteuse et ressemblent aux femmes de Carpaccio, à ses courtisanes.

Laissons les pèlerins, même Renaissance. Cherchons les poètes : c’est à eux qu’il est raisonnable de se fier pour le renseignement d’amour et de galanterie. Claude de Pontoux, natif de Chalon-sur-Saône et fils d’un apothicaire, étudia la médecine premièrement à Dôle ; et son père eut l’imprudence de l’envoyer à la célèbre université de Padoue. Beaucoup de jeunes Français étaient là, dans de pareilles conditions ; et, comme on raconte que les étudians d’Aix-en-Provence connaissent le chemin de Marseille, les étudians de Padoue allaient à Venise. Le petit Pontoux mène, à Venise, tandis que son père le croit à Padoue, la vie la plus gaie, au point qu’il en devient poète et fin sonnettiste :


Vogue, garçon, ô vaillant barquerolle,
Étends tes bras, voûte-toi, tire bien,
Fais moi voler d’un vol pégasien
Par ce canal ta légère gondole.



Il m’est avis qu’au paradis je vole.
Passe au Realte, un canal Cyprien,
À Calespurge ; ici, garçon, retien
Ferme au tréguet : voici la Casidole.

Ha ! c’est ici que je dois apaiser
Tous mes ennuis et où je dois baiser
À mon plaisir ma douce Philomide.

Mon cher espoir, le voulez-vous pas bien ?
Mon œil, mon cœur, mon tout, mon miel, mon bien.
Sus, entrons donc au paradis de Guide !


La douce Philomide ne lui est pas, quoi qu’il affirme, son tout. Il ne méprise pas ailleurs la gaie Luciane, non plus l’Esmeralde aux yeux verts et non plus Véronique, si gracieuse et qu’il se promet de « faire danser à la vénitienne ; » non plus Émiliane et non plus l’Angela BeU’occlii, moins jeune, mais savante ; non plus Diane, ou Mariette, ou celle qu’on nomme la Ragousée ; non plus que d’autres et qu’il ne compte pas à moins de trente et quatre. Le petit Pontoux se donne du bon temps et, dans Venise, va de plaisir en plaisir. Il a l’âme légère comme la gondole qui le fait voler du Rialte à la Casidole. Son ami, l’aimable Sélincourt, l’accompagne de plaisir en plaisir. Mais un autre de ses amis, Claude Turrin, l’attristerait. Claude Turrin, qui, pour étudier le droit, vint à Padoue, autant dire à Venise, avait laissé en Bourgogne une amante, une « parfaite amie, » Christienne de Baissey, demoiselle de Saillant, qu’il ne pouvait ni ne voulait oublier : telle était sa mélancolie que, dans ses vers, poète par chagrin comme le fut Pontoux par son allégresse, il dénigra Venise, et leS’« faquins de cette république, » et la vie indulgente, et les courtisanes, même l’Angela et ses beaux yeux, et l’art de « folâtrer toute nuit dedans une gondole. » Une peine d’amour, mais prise à Venise, affligeait aussi Pierre Bricard, « d’aimable mine, « de vif esprit et qui avait « la taille haute et grâce en sa posture » : il fuyait toute rencontre et voire n’entrait plus à l’église où les amoureux « vont dire leurs désirs aux dames par leurs yeux. » Claude Turrin, qui ne se console d’être si loin de sa Bourgogne et à qui pèse le bel exil vénitien nous semble un second Joachim du Bellay. Celui-ci, pendant tout son séjour en Italie, regretta la France, « mère des arts, des armes et des lois, » regretta son village, son Loire gaulois, son petit Liré, la douceur angevine. Et Rome l’a ennuyé ; il. a détesté du Florentin « l’usurière avarice, » du Siennois « le sens mal arrêté, » du Génois « la rare vérité, » du Vénitien « la trop caute malice. » Et, au sujet des Vénitiens, de leurs changes, profits et trafics, de leurs gondoles, de leurs femmes, de leurs festins et de leur « vivre solitaire, » il a écrit le sonnet bien connu : « Il fait bon voir... » Un terrible sonnet, que termine la caricature des épousailles de la mer « dont ils sont les maris et le Turc l’adultère. » Le tendre poète d’Olive a rude et vive la satire.

Avant lui, Marot s’est déplu à Venise. Il avait dû quitter la France pour le motif de religion. À Ferrare d’abord, Renée de France, fille de Louis XII, l’accueillit, et l’aida de son crédit, le combla de ses bienfaits. Mais le duc Hercule d’Esté n’approuvait pas un hérétique, et l’approuvait si peu qu’un jour, dans les rues de Ferrare, le poète fut rossé par des garçons que le duc, s’il ne les avait pas chargés d’en faire tant, considéra comme innocenspour le moins. Marot quitta Ferrare, afin de n’être plus accosté par les protégés d’Hercule. Venise avait une renommée de tolérance. Il se réfugia donc à Venise et bientôt s’y trouva très malheureux. Il regrettait, comme Turrin et du Bellay, la France; il regrettait le passé, les amis, ses « maroteaux ; » il regrettait une jeune fille, Anne d’Alençon peut-être. Et puis, en fin de compte, un chacun


Trouve toujours ne sçay quelle douceur
En son pays, qui ne lui veut permettre
De le pouvoir en oubliance mettre.


Encore qu’une fois il se vante : « À Venise, j’ai fait prouesse ! » à Venise il eut perpétuellement nostalgie et rancœur. L’ « étang salé vénitien » lui fut très fastidieux. Et il craignit qu’à longtemps vivre en compagnie étrangère, il ne perdit son style ou son talent : a’is à tel ou telle qui, aimant ses rimes françaises, jugerait bon de lui rouvrir les portes de France. Il supplie la duchesse de Ferrare, qui peut le seconder. Renée de France, duchesse de Ferrare, ainsi que lui, est huguenote. Quand il écrit à cette princesse et très illustre dame, il ne manque pas de montrer comme le scandalise la vie païenne de Venise. Les Vénitiens, il l’avoue, sont habiles à tout ce qui doit « le corps et l’œil satisfaire ; » mais ils ne songent pas qu’ils ont une âme au corps.


Dont il s’ensuit qu’ils n’élèvent leurs yeux
Plus tiaut ni loin que les terrestres lieux
Et que jamais espoir ne les convie
Au grand festin de réternelle vie…


Les cérémonies religieuses et l’apparat de la prière, à Saint-Marc, indignent maître Clément : ces chanls, ces pompes, ces mines et tout cela « qui est, mon Dieu, ce que tu abomines ! » Vénus, à Venise qui porte le nom de la déesse voluptueuse, est plus révérée qu’au temps des Grecs en l’île de Cythère. Et à Venise, il y a trop de Juifs, de Turcs, et Arabes, et Mores : eh ! quoi, trop sévère, Marot va-t-il reprocher à Venise la tolérance dont il profite ? or, il profite de la tolérance qu’il dédaigne sous les espèces du scepticisme !… Il put enfin quitter Venise et retourner en France. Alors, les vers qu’il avait écrits près de l’étang salé vénitien, il les publia. Mais il les corrigea. Près de l’étang salé vénitien, naguère, il invoquait la duchesse de Ferrare et l’engageait à se souvenir


De cestuy là que retiras pour rien
Quand il fuyait la fureur serpentine
Des ennemis de la belle Christine…


Et, la belle Christine, c’est la religion du Christ selon maître Calvin. De retour à Paris, plus circonspect, il imprima :


Quand il fuyait la fureur et les ruses
Des ennemis d’Apollo et des muses.


Rabelais est peut-être allé à Venise ; et on le croirait un peu, quand il parle du peuple d’île des Macreons qui étaient charpentiers et tous artisans « tels que voyez en l’arsenal de Venise ». Brantôme est allé à Venise et il en a goûté la vie « courtisanes que, plaisante et heureuse ; » hélas ! les mémoires de Brantôme sont perdus. Montaigne est allé à Venise. Il aimait beaucoup les voyages et aurait voulu passer ses jours, dit-il, « le cul en selle. » Mais son journal de Venise, il ne l’a pas rédigé lui-même : un secrétaire nota quelques promenades, une visite à une belle courtisane, Veronica Franco, douce femme et bien lettrée. Montaigne ne fit que passer à Venise, parce qu’il eut « la coUcque. » Et c’est dommage que l’on n’ait pas de lui un essai sur Venise ; car il avait la tête bien faite et il eût préservé d’imprudence ou de hâblerie, touchant Venise, maints écrivains qui vinrent après lui.

André Beaunier.
  1. Béatrix Ravà, Venise dans la littérature française, depuis les origines jusqu’à la mort de Henri IV, avec un recueil de textes dont plusieurs rares et inéditis.’Champion éditeur.)