Revue littéraire - Les drôles d’idées des Goncourt
L’Académie Goncourt a entrepris de publier, en attendant le fameux journal, une « édition définitive » des œuvres de ses fondateurs. Elle a donné jusqu’à présent Germinie Lacerteux, la Fille Elisa et Chérie. Chacun des volumes contient une « postface » de l’un des académiciens. La « postface » de Germinie Lacerteux, par M. Gustave Geffroy, bien faite et avec beaucoup de soin, riche de renseignements bibliographiques et de remarques précieuses, aurait dû servir de modèle aux deux autres, qui sont bâclées. Je viens de relire ces romans, dont j’avais un bon souvenir : la lecture nouvelle a effacé le bon souvenir ; j’en suis fâché.
Edmond de Goncourt raconte, dans la préface de Chérie, qu’un jour, peu de temps avant la mort de son frère, tous deux étaient à se promener au Bois de Boulogne. Silencieuse promenade. Soudain, Jules de Goncourt s’arrête et dit : « Ça ne fait rien, vois-tu, on nous niera tant qu’on voudra… il faudra bien reconnaître que nous avons fait Germinie Lacerteux… et que Germinie Lacerteux est le livre-type qui a servi de modèle à tout ce qui a été fabriqué depuis nous, sous le nom de réalisme, naturalisme, etc. Et d’un ! » Voilà le premier argument d’orgueil ou de réconfort. Le deuxième : les Goncourt ont imposé à leurs contemporains, « par les écrits, par la parole et par les achats, » le goût de l’art et du mobilier XVIIIe siècle, tandis que, sans eux, l’on en serait encore à la commode d’acajou ; « et de deux ! » Enfin, les Goncourt ont mis à la mode les « japonaiseries » et sont les « propagateurs de cet art en train, sans qu’on s’en doute, de révolutionner l’optique des peuples occidentaux ; et de trois ! » Jules concluait : « Eh ! bien, quand on a fait cela, c’est vraiment difficile de n’être pas quelqu’un dans l’avenir. » Edmond, quinze ans plus tard, se disait que le « promeneur mourant du Bois de Boulogne » avait probablement raison.
Mais oui, les Goncourt sont quelqu’un ! Laissons de côté leurs deuxième et troisième arguments, la « japonaiserie », l’art et le mobilier XVIIIe siècle : ils sont quelqu’un dans la littérature, quelqu’un de très important, de très influent. La question ne sera que de savoir s’ils ne sont pas quelqu’un de très influent, qui s’est trompé, dont l’influence a été très mauvaise.
Les Goncourt avaient une doctrine, et que l’on trouve dans Germinie Lacerteux, l’un de leurs premiers romans, et que l’on retrouve dans Chérie, le dernier roman du survivant. Est-ce qu’ils ont inventé leur doctrine d’abord et conformé leurs romans à leur doctrine ? Les romans et la doctrine sont, en deux fois, l’expression de leurs goûts, de leurs aptitudes et aussi de leurs infirmités. Nos opinions ne sont-elles pas nos poèmes les plus naïfs et, sur un ton qui n’est pas humble, nos aveux ? Par exemple, les Goncourt n’avaient pas beaucoup d’imagination : en pareil cas, l’on préconise l’excellence du réalisme.
La philosophie des Goncourt, si j’ose ainsi parler, leur philosophie de romanciers se résume en trois commandements que je rédige à leur manière : faire moderne, faire scientifique et faire artiste.
Ce mot « moderne, » les enchante et leur impose ; on dirait qu’ils subissent un prestige. Or, les « japonaiseries » les plus charmantes et qu’ils célébraient à merveille n’étaient pas toutes récentes ? Récentes chez nous ; et ils les lançaient, comme le dernier cri. L’art du XVIIIe siècle ? Méconnu : ils venaient de le découvrir. D’ailleurs, il s’agit de littérature ; en littérature, ils ne sont pas réactionnaires le moins du monde.
Ils inventent le roman moderne. C’est, à coup sûr, leur croyance et leur prétention superbe. On écrivait des romans, avant eux ? Oui : des romans faux ; et deux sortes de romans faux, œuvres polissonnes, œuvres consolantes. Ils écartent la polissonnerie et la consolation. Leur roman, c’est le roman vrai, le roman moderne.
Ils demandent à leurs lecteurs : êtes-vous, oui ou non, des hommes du XIXe siècle ? Oui, répondent leurs premiers lecteurs, avec une bonne foi imprudente, ne sachant pas à quoi les engage leur réponse. Elle les engage à lire Germinie Lacerteux et la Fille Elisa : « Vivant au XIXe siècle, dans un temps de suffrage universel, de démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on appelle les basses classes n’avait pas droit au roman ; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire et des dédains d’auteurs qui ont fait jusqu’ici le silence sur l’âme et le cœur qu’il peut avoir. Nous nous sommes demandé s’il y avait encore, pour l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d’une terreur trop peu noble. Il nous est venu la curiosité de savoir si, dans un pays sans caste et sans aristocratie légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l’intérêt, à l’émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des riches ; si, en un mot, les larmes qu’on pleure en bas pourraient faire pleurer comme celles qu’on pleure en haut... » Ces Goncourt ne sont pas des écrivains concis. Résumons-les : au nom de la démocratie, du libéralisme et du suffrage universel, ils réclament le droit, qu’on ne songe pas à leur chicaner, le droit de choisir dans le peuple, et fût-ce très bas, les héros et les héroïnes de leurs romans. Ne dirait-on pas qu’ils viennent d’inventer le roman du peuple ?
Mais l’ont-ils inventé ? Victor Hugo leur écrit le 1er juin 1865 : « J’ai lu Germinie Lacerteux. Votre livre, messieurs, est implacable comme la misère. Il a cette grande beauté, la Vérité. Vous allez au fond, c’est le devoir, c’est aussi le droit... » Victor Hugo était prodigue de ces louanges qu’il assénait fort bien. Mais il ajoute : « J’ai fait comme vous cette étude. J’ai marché dans ce labyrinthe d’abord à tâtons, puis j’ai fini par saisir le fil conducteur. Cela vous arrivera comme à moi... » Victor Hugo se souvient d’avoir écrit les Misérables, roman du peuple, et que les Goncourt semblaient oublier. Il a raison : ce n’était pas, en 1865, une prodigieuse nouveauté, de choisir ses héros dans la populace. Victor Hugo invite poliment les Goncourt à se considérer comme ses élèves, de bons élèves et qui feront des progrès, s’ils travaillent : est-ce qu’ils n’ont pas déjà le sentiment de « la pitié pour le faible » et de « l’amour pour le souffrant ? » Allons, courage !
Notre littérature, avant les Goncourt et Victor Hugo, a-t-elle négligé le peuple ? Jamais, et non pas même aux époques les moins démocratiques, au XVIIe siècle, pourvu qu’on ne borne point aux seules tragédies la littérature de ce temps, et pendant la Renaissance, et pendant le Moyen Age. Le véritable maître des Goncourt, auteurs de Germinie Lacerteux et de la Fille Élisa, était un homme de l’ancien régime, Restif de la Bretonne. Est-ce que les Goncourt ne s’en doutaient pas ? Le 17 septembre 1888, Edmond de Goncourt déjeune avec Alphonse Daudet. La causerie les mène à « l’étude d’après nature des êtres et des choses de notre vieux territoire, » étude qu’avaient entreprise au XVIIIe siècle, dit Goncourt, les Restif de la Bretonne, les Jean-Jacques Rousseau, les Diderot ; puis une littérature « rapportée des pays exotiques par Bernardin de Saint Pierre, par Chateaubriand, et ne correspondant pas au tempérament français, » dit Goncourt, survint et enraya l’entreprise de Diderot, de Jean-Jacques et de Restif... C’est de Restif que dérivent les auteurs de Germinie Lacerteux et de la Fille Élisa. Seulement Restif, dans son ignominie, a une espèce de génie très amusant : ridicule, abominable, une espèce de génie cependant. Il a ses toquades. Les Goncourt n’ont pas de génie, mais une application persévérante et une assiduité bientôt ennuyeuse. Ils ont une morne sagesse et, jusque dans l’erreur, une allure un peu compassée. Ah ! que Restif est un autre homme, un fol et admirablement comique !...
Les Goncourt ne plaisantent pas et ne veulent pas être plaisants. Les Goncourt sont terriblement occupés de leurs droits et de leurs devoirs ; et voilà ce qui les engonce. Leurs droits : tout raconter, ce qui est laid, ce qui est sale et ce qui est fastidieux. Leurs devoirs : identiques à leurs droits. Et ils ont l’arrogance de gens qui, en réclamant leurs droits, revendiquent la liberté d’accomplir leurs devoirs.
Au mois d’octobre 1864, les Goncourt lisent à l’éditeur Charpentier quelques chapitres de Germinie Lacerteux : « A l’endroit où Germinie raconte qu’en arrivant à Paris elle était couverte de poux, Charpentier nous dit qu’il faudra mettre « de vermine » pour le public. Au diable ce public auquel il faut cacher le vrai et le cru de tout ! Quelle petite maîtresse est-il donc, et quel droit a-t-il à ce que le roman lui mente toujours, lui voile éternellement tout le laid de la vie ? » Et les Goncourt ont laissé, malgré la remontrance de l’éditeur : « En arrivant, j’étais couverte de poux. » C’était leur droit, c’était leur devoir ! ils n’ont pas flanché ; ils sont joliment fiers de ne cacher, de ne voiler ni « le vrai », ni « le cru », ni « le laid » de la vie. La vermine les eût déshonorés : le pou est brave.
Ils croient sincèrement que leur honneur d’écrivains est engagé dans la querelle du pou et de la vermine, et qu’ils seraient pusillanimes en écartant l’expression la plus malpropre. Ne leur parlez pas de ce qu’on appelle décence ou bon goût. Petite chose, le bon goût, si l’on a juré de peindre « tout le laid de la vie « et de le peindre sans faiblesse ni vergogne ! Cependant, il faut quelquefois transiger avec cette petite chose, le bon goût. Le faut-il ?
Mais oui. On lit, dans le Journal des Goncourt, à la date du 23 octobre 1864 : « Je retire ceci, comme trop vrai, de mon manuscrit de Germinie Lacerteux, lors de ses couches à la Bourbe... » Suit l’atroce récit de l’opération dite césarienne, deux longues pages que les Goncourt avaient gaillardement écrites et qu’ils retirent. Ne sont-ils pas contents de ces deux pages ? Ils les retirent « comme trop vraies. » Il y a donc une sorte de vérité qui leur paraît excessive ? Assurément ! Et ils l’avouent. M. J.-H. Rosny aîné, dans la « postface » de Chérie, raconte qu’Edmond de Goncourt a utilisé, pour ce roman, de très nombreuses lettres de femmes ou de jeunes filles : « les unes curieuses par la finesse psychologique, les autres par un réalisme qui parfois ne laissait pas d’être un peu choquant. Goncourt n’en a utilisé qu’une partie. Quelle que fût sa largeur d’idées en matière d’art, il avouait que certaines, riches en détails physiologiques, n’eussent pu figurer que dans ces recueils secrets qu’on se passe sous le manteau. » Second aveu ! Mais alors, s’il y a un excès de vérité que le bon goût condamne et que l’écrivain supprime, ce n’était pas la peine d’envoyer au diable ce public dégoûté qui refuse « le vrai et le cru de tout : » ce n’était pas non plus la peine de lui infliger « les poux, » s’il avait de la patience pour la simple « vermine ; » enfin, ce n’était pas la peine de le mépriser tout uniment parce qu’il ne plaçait pas juste au même point que vous le plus de vérité supportable.
Quand parut Germinie Lacerteux, la critique se fâcha : elle n’était point, en ce temps-là complaisante comme aujourd’hui. Merlet décria cette « littérature putride, » ce délit contre « l’art, le goût et la politesse des lettres françaises ; » il accusa les Goncourt d’avoir commis un « attentat littéraire ; » il dénonça « une mise en scène calculée pour un effet de surprise bruyante. » Charles Monselet, charmant écrivain qu’on a tort de ne pas relire, traita cette Germinie Lacerteux, avec indulgence, de « fange ciselée ; » l’indulgence est à mon avis, de remarquer la ciselure. Un bon article, d’un jeune homme inconnu encore, Emile Zola : l’œuvre, dit-il, est grande, la manifestation d’une forte personnalité ; il y admire « une indomptable énergie, un mépris souverain du jugement des sots et des timides, une audace large et superbe, une vigueur extrême de coloris et de pensée, un soin et une conscience artistiques rares en ces temps de productions hâtives et mal venues. » Mais, avant de complimenter ainsi les Goncourt, le jeune Zola déclare cette Germinie « excessive et fiévreuse. » Et, de sa part, c’est un éloge ; il en avertit le lecteur . il confesse qu’il a le goût « dépravé, » qu’il aime « les ragoûts littéraires fortement épicés. » Peut-être sera-t-on de l’avis de Monselet, gourmand judicieux, s’il trouve trop fortement épicé le ragoût dont le jeune Zola fit ses délices.
Les Goncourt, amateurs d’art et historiens de l’art le plus élégant, sont la délicatesse même : toute délicatesse les abandonne, dès qu’ils écrivent Germinie Lacerteux. La drôle d’aventure !
Ou plutôt, ils mettent leur délicatesse, pour ainsi dire, au supplice. Je ne crois pas qu’ils aient aucun plaisir à écrire cette sale histoire. Ça les dégoûte. On lit, dans leur Journal, 30 mai 1864 : « Il est bien étrange que ce soit nous, nous entourés de tout le joli du XVIIIe siècle, qui nous livrions aux plus sévères, aux plus dures, aux plus répugnantes études du peuple et que ce soit encore nous, chez qui la femme a si peu d’entrée, qui fassions de la femme moderne, la psychologie la plus sérieuse, la plus creusée. » Ils reconnaissent que ces études leur sont « répugnantes. » Quelques années après la mort de Jules de Goncourt, le survivant prépare la Fille Elisa ; et, le 22 août 1875, il note : « Aujourd’hui, je vais à la recherche du document humain, aux alentours de l’École militaire. On ne saura jamais notre timidité naturelle, notre malaise au milieu de la plèbe, notre horreur de la canaille, et combien le vilain et laid document, avec lequel nous avons construit nos livres, nous a coûté. Le métier d’agent de police consciencieux du roman populaire est bien le plus abominable métier que puisse faire un homme d’essence aristocratique... » Restez donc chez vous, noble Edmond de Goncourt ; et, parmi « le joli du XVIIIe siècle, » imaginez une gracieuse anecdote, fût-elle un peu libertine et que votre cher Frago eût approuvée !... Pas du tout : et l’auteur de la Fille Elisa, courageux, cherche aux alentours de l’École militaire le document humain qui le dispense de se croire aucunement futile. Peu à peu, la besogne le divertit : « L’attirant de ce monde neuf, qui a quelque chose de la séduction d’une terre non explorée, pour un voyageur, puis la tension des sens, la multiplicité des observations et des remarques, l’effort de la mémoire, le jeu des perceptions, le travail hâtif et courant d’un cerveau qui moucharde la vérité, grisent le sang-froid de l’observateur et lui font oublier, dans une sorte de fièvre, les duretés et les dégoûts de son observation. » Ça le dégoûte et ça le grise ! Le lecteur de Germinie Lacerteux et de la Fille Élisa, qui n’éprouve pas la griserie, le dégoût lui reste. Et le jeune Zola, que la griserie anime, confesse (ou proclame) qu’il a le goût dépravé.
La Fille Élisa vient de paraître : scandale ; on parlait de poursuites. Goncourt dîne chez la Princesse Mathilde, Elle le regarde « avec une tendresse un peu intriguée ; » elle lui dit : « Comme vous faites des choses qui vous ressemblent peu ! C’est abominable ! c’est abominable !... » Et, ajoute Goncourt, « elle fuit ma réponse. » Qu’est-ce qu’il aurait donc répondu ? Qu’il avait peint la vérité, qu’il l’avait peinte avec bravoure.
Cette bravoure, dont se vantent les écrivains en pareil cas, est excellente ou inutile selon l’usage qu’ils en font. Je ne leur sais pas gré d’une bravoure qu’ils n’emploieraient qu’à offenser le bon goût ; je leur saurais gré d’une timidité qui les rendrait de plus agréables conteurs.
Puis la bravoure d’un auteur, au bout de quelque temps, ne se voit plus, cette bravoure qu’il y eut à étonner les contemporains, à encourir leur blâme ou leur dédain ; ni la bravoure, ni l’audace. Il n’est rien de plus vain que l’audace, en littérature, je vous le jure ! Il n’est rien de plus facile et rien qui laisse moins de traces. Veuillez relire Germinie Lacerteux et la Fille Élisa ; informez-vous : on vous dira que ces romans étaient hardis, l’un en 1865, et l’autre en 1877. Jamais vous ne vous en apercevriez, si les témoignages des Goncourt et de leurs amis ne vous avertissaient d’y songer. Vous n’êtes pas scandalisés, mais importunés par tant de mornes turpitudes qui sont les deux histoires de Germinie et d’Élisa. Les audaces démodées ont un pauvre petit air et ne suffisent pas à orner les romans très ennuyeux. Goncourt a beau vous répéter : « C’est moderne ; c’est la vérité moderne ; l’art moderne, » et moderne à tout bout de champ, — ce ne l’est plus !...
Demandez-leur ce qu’ils entendent par le roman moderne ; ils ont un autre mot : scientifique. Le roman n’était, avant eux, — ils vous le diront. — qu’un jeu frivole. Badinage, autrefois ; et maintenant : « Aujourd’hui que le roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la grande forme sérieuse... » sérieuse ! et ne comptez pas rire ; vous n’êtes pas là pour vous amuser... « passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la recherche psychologique, l’histoire morale contemporaine, aujourd’hui que le roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. » Ces libertés et franchises, revendiquées par les deux frères dans leur préface de Germinie Lacerteux, Edmond de Goncourt les réclame encore, et « hautement et bravement » pour sa Fille Elisa, livre, dit-il, « austère et chaste » et qui ne vous propose qu’une « méditation triste. » Un roman triste, je l’accorde ; mais chaste ? Élisa en rougirait. Goncourt n’en recommande pas la lecture aux « jeunes demoiselles. » Mais écoutez-le : « Il m’a été impossible parfois de ne pas parler comme un médecin, comme un savant, comme un historien… » Mais pourquoi donc ? Vous n’êtes ni un historien, ni un savant, ni un médecin : vous êtes un romancier… C’est la même chose, du moment que le roman moderne est scientifique ! « Il serait vraiment injurieux pour nous, la jeune et sérieuse… » il y tient !… « sérieuse école du roman moderne, de nous défendre de penser, d’analyser, de décrire tout ce qu’il est permis aux autres de mettre dans un volume qui porte sur sa couverture : Étude ou tout autre intitulé grave… » Injurieux ? Tout bonnement on vous invite à ne pas vous improviser historien, savant, médecin. Vous-même, ne vous êtes pas cru le droit de laisser, dans votre roman de Germinie Lacerteux, le récit de l’opération césarienne, « trop vraie, » vous l’avez bien senti, non pour un livre de médecine, mais pour un roman. Vous l’avez très bien senti : ne faites pas semblant de croire que les auteurs de Germinie Lacerteux étaient médecins. L’auteur de Chérie, le voici : « le roman de Chérie a été écrit avec les recherches qu’on met à la composition d’un livre d’histoire… » Toujours la science ; l’historien succède au médecin : tous deux savants. Du reste, le médecin ne s’éloigne pas et, le cas échéant, vient en aide à l’historien, qui l’appelle en consultation.
Les Goncourt se piquent de donner à leurs romans « l’exactitude des sciences exactes et la vérité de l’histoire. » Est-ce là un bel idéal ? Sans doute ! Mais l’idéal du roman ? Pas du tout !
L’erreur des Goncourt, la voici. On lit, dans la préface de Germinie Lacerteux : « Le public aime les romans faux ; ce roman est un roman vrai… Il aime les petites œuvres polissonnes, les mémoires de filles, les confessions d’alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des libraires : ce qu’il va lire est sévère et pur. Qu’il ne s’attende point à la photographie décolletée du plaisir : l’étude qui suit est la clinique de l’amour. » Eh bien ! je ne vais pas, contre les Goncourt, prendre la défense d’une littérature polissonne ; certes non ! Mais, si la polissonnerie est un exécrable moyen de divertir le lecteur, il y a d’autres moyens de le divertir : et le projet de divertir le lecteur me paraît bien recommandable ; je ne crois pas qu’un romancier de chez nous et de notre temps ait mieux à faire. Tandis que la « clinique de l’amour » serait la besogne des médecins.
Pourquoi veut-on que la littérature se mêle éperdument de ce qui ne la regarde pas ? C’est dangereux plus que jamais à notre époque, où les idées scientifiques se répandent un peu partout, se galvaudent et, en courant, se détériorent. Les sciences véritables sont de plus en plus difficiles et retirées : ce qu’on en voit dehors n’est que leur caricature. Nous autres ignorants vivons sur des idées scientifiques merveilleusement fausses, à la propagation desquelles ont beaucoup servi maints romanciers et autres personnes incompétentes.
Ne serait-ce pas une excellente méthode, si l’écrivain qu’une idée ou un sujet de livre tente se demandait d’abord quelle façon d’écrire et quelle forme littéraire convient le mieux en l’occurrence ? Le roman, le drame, l’essai ou le traité discursif ? Il y a des sujets de romans qui ne sont pas des sujets de théâtre, et des études médicales qu’on aurait tort de mettre en musique, et des « cliniques de l’amour » qui ne feront pas de jolis romans. On dira que je réduis le roman, — le roman moderne ! — à peu de chose, à n’être qu’un divertissement ? Je voudrais que le romancier consentît que la règle, disait Molière et disait Racine, est de plaire. Ils le disaient de la comédie et de la tragédie : et disons-le du roman. D’ailleurs, la polissonnerie n’est pas indispensable : et ces Goncourt ont la dialectique facile en n’opposant à leurs romans « sérieux, graves », médicaux, scientifiques et terriblement dénués de frivolité, que la polissonnerie. On n’interdit pas au romancier de « penser » : les penseurs ne sont pas toujours ennuyeux ; on en connaît de drôles.
Mais la « clinique de l’amour », dans un roman, se dénature à un tel point qu’il faut que les Goncourt, avec bonne foi, protestent contre l’intention que vous leur prêteriez de composer des romans libidineux. Calomnie ! Et les Goncourt étaient l’austérité même. Seulement, le lecteur d’un roman n’est pas l’austérité même ; et vous l’avez induit en erreur, quand vous lui présentiez votre « clinique de l’amour », très scientifique, sous la forme d’un roman.
Ce qui rend plus singulière et malheureuse la volonté scientifique des Goncourt, c’est qu’ils n’étaient pas du tout faits pour la science. Il leur manquait ce que Flaubert appelle impassibilité, une tranquillité de jugement qui vous permet de voir clair et de ne pas mêler à l’objet que vous regardez vos préférences, vos antipathies, enfin votre émoi. Dans le passage que j’ai cité, où ils revendiquent pour le roman les libertés et les franchises de la science, un mot leur échappe : ils demandent que le roman soit une étude sérieuse, vivante et « passionnée ; » or, la science exige que l’observateur se dégage autant que possible de ses passions. C’est le premier devoir, et dont les Goncourt sont incapables. Ne s’en aperçoivent-ils pas ? Et ils le disent, non seulement avec la bonne foi qui est leur caractère, avec une espèce de coquetterie. Consultons-les sur eux-mêmes, qui se connaissent assez bien.
En 1872, ils avaient écrit, pour leur Journal, une préface où ils disaient : « Nous ne nous cachons pas d’avoir été des créatures passionnées, nerveuses, maladivement impressionnables, et par là quelquefois injustes. Mais ce que nous pouvons affirmer, c’est que, si parfois nous nous exprimons avec l’injustice de la prévention ou l’aveuglement de l’antipathie irraisonnée, nous n’avons jamais menti sciemment sur le compte de ceux dont nous parlons... » J’en suis sûr ! Toujours est-il qu’avec tout leur amour de la vérité les voilà passionnés, nerveux, maladivement impressionnables et fort incertains de ce qui leur a semblé la vérité. Le 17 janvier 1865, ils écrivent : « Notre Germinie Lacerteux a paru hier. Nous sommes honteux d’un certain état nerveux d’émotion. Se sentir l’outrance morale que nous avons, et être trahis par des nerfs, par une faiblesse maladive, une lâcheté du creux de l’estomac, une chifferie du corps. Ah ! c’est bien malheureux de n’avoir pas une force physique adéquate à sa force morale... » Qu’est-ce qui les tourmente ? Ils redoutent le scandale que fera Germinie Lacerteux, les poursuites peut-être, enfin mille ennuis. Bref, ils ont « les entrailles inquiètes ; » et « c’est la misère de nos natures si fermes dans leurs audaces, dans leurs vouloirs, dans leur poussée vers le vrai, mais trahies par cette loque en mauvais état qui est notre corps... » Conclurons-nous de là qu’ils sont les mêmes, tout frémissants, déraisonnables dans leur tâche d’observateurs et de romanciers ? Oui ; et à leur invitation, car ils ajoutent : « Après tout, ferions-nous sans cela ce que nous faisons ? La maladie n’est-elle pas pour un peu dans la valeur de notre œuvre ? » La maladie est pour beaucoup dans leurs ouvrages, mais ne donne pas à leurs ouvrages une qualité scientifique. Voilà des gens qui se réclament de la science et qui affichent, avec une loyauté peu réfléchie, tous les signes de leur inaptitude scientifique.
Leurs personnages sont des malades, à leur ressemblance. Ni Germinie Lacerteux ni la fille Élisa n’ont les nerfs en bon état. Chérie souffre d’une « délicatesse nerveuse toute particulière. » Chérie est, dans son élégance raffinée, aussi « rare » que sont « rares » dans leur ignominie Élisa et Germinie. Or, la maladie n’est pas moins « vraie » que la santé ? Non ; mais il faut que le médecin soit bien portant.
La science exige de qui la veut servir une certaine abnégation... Et l’on me dira : qu’importe ? Les Goncourt ne sont pas des savants ; jugez-les comme des romanciers... Mais non ! car c’est au nom de la Science et pour accomplir une besogne de savants qu’ils ont fourré dans leurs romans tout ce qui en est le caractère, à mon avis, le plus désagréable... Cette abnégation que la Science exige, les Goncourt l’avaient si peu qu’ils ne cessaient d’affirmer leur vive originalité, leur singularité même. Ils réclamaient le renom de savants et d’artistes et, parmi les artistes, le renom des plus étonnants écrivains que l’on connût.
Lisez la préface de Chérie : « Quoi ! nous les romanciers,... nous perdrions l’ambition d’avoir une langue rendant nos idées, nos sensations, nos figurations des hommes et des choses, d’une façon distincte de celui-ci ou de celui-là une langue personnelle, une langue portant notre signature, et nous descendrions à parler le langage omnibus des faits-divers !... » Les Goncourt, au XIXe siècle, époque de suffrage universel et de démocratie, ne s’adressent pas au peuple, mais à « ceux qui ont le goût le plus précieux, le plus raffiné de la prose française. » Il ne leur suffit pas de bien écrire ; et même, au sens que donnent à ce mot les grammairiens, ils s’en moquent : mais Us veulent écrire « personnellement. » C’est un parti pris... A mon avis, la vraie originalité du style, la meilleure et très bonne, est involontaire.
Et les Goncourt ont inventé, à leur usage qui malheureusement devint l’usage de leurs amis, de leurs élèves et d’un grand nombre de mauvais écrivains dénués de bonhomie autant que de grammaire, cet abominable galimatias, l’« écriture artiste, » comme ils l’appelaient.
Je crois que Jules de Goncourt était moins mauvais écrivain que son frère. En tout cas, Germinie Lacerteux est d’une langue moins saugrenue que la Fille Elisa ou Chérie. Médiocre, d’ailleurs, et fautive... Mais oui, fautive ; et ce n’est pas une raison parce qu’on a raillé « les ombres de MM. Noël et Chapsal, » pour qu’il soit excellent d’écrire : « Le père était parti au pays... » ou bien : « La laissant en tête à tête avec les volumes reliés en vélin blanc... » ou bien : « Le chatouillement et le soulagement d’un pansement... «ou bien : « Il en était las, dégoûté, insupporté... » ou bien : « Les médicamentations coûteuses... » ou bien : « A peine s’il la sortait de loin en loin... » ou bien : « De petits yeux rapetisses et ravivés par un clignement de petite fille qui mouillait et allumait leur rire... » ou bien ; « Dans la chambre, en avançant, il semblait à Mlle de Varandeuil déranger un épouvantable tête-à-tête de la Maladie et de l’Ombre, où Germinie cherchait déjà dans la terreur de l’invisible l’aveuglement de la tombe et la nuit de la mort... « Il n’y a pas d’écriture artiste qui tienne ; et tout cela n’est qu’imprudence ou naïve ou prétentieuse.
Mais Edmond de Goncourt a perfectionné le goncourisme : il en a fait la chose du monde à la fois la plus désolante et la plus comique. Ses deux trouvailles principales et très voyantes sont le néologisme perpétuel et la substitution des mots abstraits à des mots concrets et qui vaudraient beaucoup mieux. Hélas ! même pour fabriquer des barbarismes, il a peu d’imagination : « la bouche soudeuse... les endormements... les enfermements... l’allumement des sens... les verrées de vin... », petites merveilles ! C’est par les mots abstraits qu’il obtient des effets qui l’ont sans doute le mieux enorgueilli. Trois pages de la Fille Elisa vous offrent ce bouquet de jolies phrases : « En le saisissement de ce mortel oui, du froid passe dans tous les dos... On aperçoit des gestes irréfléchis, errants, des mains boutonnant, sans y prendre garde, un habit sur les battements d’un cœur... L’accusée s’assied, s’agitant dans un dandinement perpétuel sur le grand banc... Un larmoiement intérieur lui fait la narine humide... Des paroles basses sont échangées sous des acquiescements de fronts pâles... La condamnée, se jetant en avant dans un élancement suprême, et la bouche tumultueuse de paroles qui s’étranglent... », etc. Voilà l’écriture artiste : le style d’écrivains mal doués et qui n’ont pas de résignation.
Ce qui me fâche est que l’auteur de Chérie, pour écrire ainsi, prétende se ranger sous l’autorité de Joubert, lequel engageait Chateaubriand à « chanter son propre ramage. » Or, Joubert eût détesté le ramage des Goncourt ; et leurs romans ? Voyez ce qu’il a dit des romans de l’anodine Mme Cottin, qui lui faisaient horreur, à moins de frais.
ANDRÉ BEAUNIER.
- ↑ Germinie Lacerteux, par Edmond et Jules de Goncourt ; la Fille Elisa et Chérie, par Edmond de Goncourt, « édition définitive » Flammarion et Fasquelle, éditeurs).