Revue littéraire - Les idées de M. Pierre Hamp

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Revue littéraire - Les idées de M. Pierre Hamp
Revue des Deux Mondes7e période, tome 14 (p. 689-700).
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REVUE LITTÉRAIRE

LES IDÉES DE M. PIERRE HAMP [1]

M. Pierre Hamp n’est pas un très bon écrivain. Il est pourtant un écrivain : il dit, en somme, ce qu’il veut dire et trouve quelquefois d’excellentes formules, parmi des fautes. En outre, il a des idées, qu’il n’a pas toutes inventées. Nul n’est l’inventeur de toutes ses idées, par bonheur. M. Pierre Hamp, lui, a beaucoup d’idées et, dans un fatras d’idées fausses, il a d’excellentes idées qui méritent l’examen, la louange et la recommandation.

On le raconte et, bien que l’on éprouve quelque embarras à donner, sur un écrivain contemporain, ces renseignements anecdotiques, il faut le dire : M. Pierre Hamp n’est pas venu tout droit de l’école au métier de littérature. Apprenti pâtissier dès l’enfance, il sut, avant la grammaire, l’art d’enfourner et de défourner la pâte. Il a travaillé d’abord à Paris, dans le quartier des Ternes, puis en Angleterre, où un vieux professeur français voulut lui enseigner du latin. Il passa en Espagne, retourna en Angleterre et, il y a un peu plus de vingt ans, lut dans les journaux qu’on avait organisé à Paris des universités populaires. Il possédait, fruit de son travail, de petites économies et revint chez nous, mené par le grand désir d’apprendre : et d’apprendre quoi ? mais précisément tout ! Quand il fut au bout de ses économies, il dut reprendre une besogne de gagne-pain. Il entra dans une compagnie de chemins de fer, obtint même le titre de sous-chef de gare, dans le Nord de la France. Et il se mit à écrire...

Vous croyez lire les légendes et les épisodes édifiants d’une image d’Épinal ? Eh bien ! cette histoire est jolie, honnête, un peu alarmante aussi : une intelligence qui a cherché presque au hasard et sans aide son information prouve un beau zèle et a couru des risques dangereux ; elle ne se tire que malaisément de ce désordre où elle est née. Puis l’enfance d’un Gorki vous a tant émus ! Il est vrai que le Russe a du génie, à son étrange manière. Je n’en dirai pas tant de M. Pierre Hamp. Gardons la mesure. Aux lendemains de Quarante-huit, Mme Sand, par générosité républicaine, vous célébrait comme des Homères tous les poètes ouvriers. Elle avait tort ; et ce qui importe, c’est l’œuvre, quelles que soient les difficultés que l’auteur ait surmontées. Si je mentionne les commencements opiniâtres de M. Pierre Hamp, c’est qu’ils expliquent son œuvre et que son œuvre paraît digne d’être expliquée.

L’un de ses livres, intitulé Gens, contient, en guise de préface, une profession de foi très véhémente, naïvement fougueuse, et dont voici le principal : « S’amuser au jeu d’écrire est une occupation sénile... » Pourquoi sénile ?... « Recherchons de dire des choses essentielles ou de nous taire... » Non : M. Pierre Hamp a donné une douzaine de volumes et ne croit pas que tout y soit l’essentiel. Mais il insiste : « Lorsque ce devient un métier que d’écrire, c’est un bas métier... Qu’est-ce qu’un homme de lettres, rien que de lettres ? Carton pâte et papier mâché. Une machine à écrire. Les gens de plume s’insultent par cette parole sur leur travail : c’est de la littérature. » Et puis : « La société voit une plus urgente utilité à fabriquer de fortes chaussures qu’à encrer du papier, car il est plus mal commode d’aller nu pieds que de se passer de lire des inepties. Ce dont l’écrivain peut tirer argument pour sa justification professionnelle n’est point l’apostolat, incident très rare du métier de lettres, mais l’aide à la section industrielle papier, carton et au commerce de librairie... Quelle grandeur et quelle sincérité aurait la littérature d’un peuple où nul n’écrirait qu’à ses moments perdus, pour obéir à l’Esprit !... » Billevesées ? Mais non : les opinions d’un Tolstoï !

Ces opinions, du reste, je les blâme. Nous avons plus d’apôtres que d’écrivains, au véritable sens de ce mot. Si je ne me trompe, il y a grand péril à recommander aux écrivains l’apostolat : veuillent-ils, pour la plupart, être anodins ; le « jeu d’écrire » les engage à une modestie meilleure. Ceux qui attendent la dictée de l’Esprit la guettent, parfois, avec tant d’impatience qu’ils sont bientôt les dupes de leur crédulité avantageuse : ils profèrent alors avec trop de voix de très petites inventions... « A cette ère nouvelle du monde, dont l’aurore est faite du sang des hommes, l’art doit s’égaler à la nation meurtrie : être sublime ou ne pas être. » A mon avis, c’est trop d’exigence et, du moment que l’on écrit, c’est trop d’ambition.

M. Pierre Hamp retourne à châtier les littérateurs, dans son livre des Métiers blessés, où d’abord il invective contre ce qu’il appelle « le préjugé des mains blanches. » Il dit : « Le préjugé des mains blanches fait que la classe la plus honorée de la nation est la moins productive. Dans le respect populaire, le travailleur des durs métiers est au plus bas, l’employé en haut. Dans la considération bourgeoise, l’industriel, le fabricant sont derniers, l’écrivain premier... » Je n’en suis pas sûr ; et même, je ne crois pas du tout que l’écrivain soit aujourd’hui l’objet d’une estime particulière. On admet généralement qu’il y ait un peu d’analogie entre l’argent qu’un métier rapporte et la considération qu’il procure : l’écrivain n’est pas un grand « profiteur, » à notre époque ; l’industriel et le fabricant font d’autres bénéfices. Du reste, M. Pierre Hamp a raison de préférer le brave homme qui s’enrichit dans le commerce des lards et des suifs à tel auteur de « vaudevilles pornographiques ; » seulement, ce n’est pas de jeu, s’il donne à la littérature le représentant le plus vil.

Approuvons-le, quand il écrit : « Nous avons le devoir de devenir un peuple riche, capable de suffire à toutes les réparations, de relever toutes les ruines. Pour cela, peu de littérateurs nous sont nécessaires, mais beaucoup de fabricants, d’ouvriers et de commerçants habiles... Toute la prospérité et la sécurité nationales reposent sur le travail. Cette guerre a agi contre l’honorabilité des mains blanches et la noblesse de ne rien fabriquer ni vendre. » Il a raison : nous avons trop de littérateurs et nous n’aurons jamais trop d’ouvriers ; la besogne est immense, les fainéants ou faiseurs de néant sont de l’énergie perdue.

Il a raison, quand il écrit : « Nous, Français, avons cru longtemps qu’il suffisait, pour demeurer un grand peuple, de penser noblement... » Avant la guerre, entre les deux guerres, la France, qui avait été vaincue, parut en effet supposer que la suprématie intellectuelle rachetait sa défaite : la seconde guerre a démontré que rien, ni la souveraine intelligence, ni la plus noble pensée, ni la perfection de l’art, ne remplaçait la victoire des soldats sur les champs de bataille, signe de force matérielle ; et nous avions tort de mépriser la force. Elle nous avait trahis ; nous cherchions désespérément des équivalences d’orgueil. La victoire nous a remis dans la vérité.

Or, la vérité de la guerre dure après la guerre. Comme rien au monde n’eût remplacé la victoire de nos soldats sur les champs de bataille, rien à présent ne remplacerait l’activité de nos ouvriers, de nos fabricants et de nos commerçants. Cela est vrai, utile à dire et opportun.

Mais n’allez pas conclure de là au mépris de l’intelligence. M. Pierre Hamp se donne trop de facilité si, au fécond travail des ouvriers, des fabricants et des commerçants, il oppose le futile ouvrage d’un vaudevilliste ou le sale ouvrage d’un pornographe. Il l’avouera, il l’avoue implicitement : « Des sociétés organisées pour la fabrication, l’entreposage, le transport des marchandises, Venise, la Hollande, ont permis la pleine force de leur génie à d’incomparables artistes. C’est parce que les vaisseaux d’Amsterdam allaient aux Indes et au Brésil que la Hollande puissante de travail put mener trente-sept ans de guerre qui la délivrèrent du joug espagnol, résister à Cromwell, à Louis XIV et porter sur sa laborieuse richesse la grandeur de Rembrandt... Titien aurait-il été cette lumière dans la fortune de Venise, si la république de l’Adriatique n’avait battu des rames de ses galères la Méditerranée et l’Océan, convoyé ses marchands à des points du monde connus d’elle seule et vendu ses miroirs dans tous les harems de l’Orient ? » Rembrandt, Titien, les peintres, glorifient la Hollande et Venise ; pareillement, les grands poètes sont l’honneur de leur patrie et de leur temps. M. Pierre Hamp n’admet-il, écrivains, poètes ou artistes, que les plus grands ? S’il le faisait, il oublierait que la profusion est, ici-bas, loi de nature et condition créatrice ; que le plus haut chêne, orgueil de la forêt, naquit dans un incroyable gaspillage de glands ; et qu’il nous est impossible d’imaginer Homère tout seul poète à son époque.

Les écrivains de moindre génie méritent l’indulgence. N’abattez pas les petits chênes ; vous dévasteriez la forêt.

L’impitoyable M. Pierre Hamp veut bien s’en apercevoir. Quel que soit son mépris d’une œuvre « uniquement littéraire, » il lui trouve une excuse, il lui offre un pardon. L’excuse, c’est la « dévotion au langage français, » dévotion véritable, « amour énergique et total. » Et le pardon : « Que leurs œuvres soient pardonnées à ceux qui ont aimé le beau français... » M. Pierre Hamp vient d’accorder à ces frivoles cette absolution ; il se ravise tout de suite : « Aimer la langue que l’on écrit ne suffit plus, même au plus grand artiste ; il faut aimer les hommes. » Pour entendre cela, il convient de savoir que dix volumes de M. Pierre Hamp sont par fui rangés sous la rubrique, la Peine des hommes, où l’on voit que ce dogmatiste rigoureux n’a guère besoin de l’absolution qu’il accordait et qu’il a pourtant refusée aux frivoles amis d’un beau langage ; il est apôtre.

Donc, abordons l’examen de son évangile.

Je disais qu’il a des idées, les unes très justes, les autres non. Comme tout le monde, j’appelle idées fausses les idées qui ne me plaisent pas. C’est bientôt dit. Un sceptique parfait considère qu’une idée en vaut une autre et, si vous le suppliez de ne pas confondre en un même jugement toutes les opinions, il les distingue seulement par leur plus ou moins de sincérité. Il y a pourtant des idées fausses qui, en dépit de la bonne foi de leurs partisans, ne valent rien. C’est la ressemblance d’une idée avec la réalité probable ou évidente qui fait sa vérité ou sa fausseté.

M. Pierre Hamp est résolument socialiste. Je n’instituerai point, à son propos, — ce n’est pas mon affaire, — le procès du socialisme ; tout au plus aurai-je l’occasion de montrer que ses idées les meilleures sont en contradiction avec sa doctrine plus générale. Si son œuvre n’était qu’un exposé de la doctrine socialiste, je n’aurais point à y regarder.

Son livre le plus récent, Un nouvel honneur, prélude comme suit. Premièrement, il faut qu’on aime le travail, il faut que chacun de nous aime son travail ou son métier. C’est un malheur de notre temps que l’ouvrier n’aime plus son ouvrage. Et comment cela se fait-il ? Voici l’une des causes de ce malheur. Beaucoup de parents mettent leurs enfants à des travaux qui ne comportent pas d’apprentissage ; ils n’ont qu’un souci, que l’enfant gagne un peu d’argent, le plus d’argent possible, tout de go.

Or, autrefois... Louons d’abord un socialiste qui ne craint pas de louer le passé, qui ne croit pas que ses camarades et lui soient les inventeurs et les improvisateurs de la civilisation, qui n’a point une bonne fois relégué dans le néant des siècles morts une coutume ancienne et antérieure aux prophéties de Karl Marx... Autrefois, il y avait l’apprentissage :« La vieille et saine tradition d’apprentissage ne comportait pas le salaire pour l’enfant. Il était élève à qui on donnait l’éducation du métier. L’abus était de tirer profit de lui en l’enseignant peu et en lui faisant faire beaucoup de corvées, de nettoyage, et porter des fardeaux. Mais une maison avait une mauvaise réputation, si elle n’était pas capable de bien instruire ses apprentis. Les ouvriers tiraient gloire de leurs premières années de travail et citaient qui les avait dressés. » Le nouveau système, qui a supprimé l’apprentissage, ne donne que des manœuvres ; c’est un malheur pour les ouvriers, c’est un malheur pour la nation.

Le travail devient de plus en plus rémunérateur. L’ouvrier gagne de mieux en mieux sa vie. L’on devrait donc aimer son métier davantage ; mais l’intérêt ne suffit pas : « Le travail doit avoir une âme. Toujours, il faut revenir à cet idéalisme : aimer ce qu’on fait. Recréer l’honneur des métiers est aussi important qu’assainir les usines... » Voilà ce que dit M. Pierre Hamp ; et qui ne l’approuve ?

Comment recréer l’honneur des métiers ? Il faudrait avoir recréé « une foi dans le travail. » Il faudrait que la fainéantise fût infâme. Or, la France a été « le lieu du plus grand exercice de la guerre ; » la voici obligée d’être « le lieu du plus grand exercice du travail : » est-ce qu’elle n’a point à réparer ses provinces du Nord et à refaire sa fortune ? Sans doute ! Et c’est un bel argument ; c’est l’argument du patriotisme. Après cela, quand M. Pierre Hamp dénigrera le patriotisme et nous engagera, dans ce même livre, à nous établir bons Européens plutôt que bons Français, nous sentirons qu’il ne fait plus que débiter du socialisme. « Toutes les patries se valent ? » Mais il nous a recommandé le soin de l’une d’elles, et de la nôtre, comme la plus vivante raison de n’être pas fainéants.

M. Pierre Hamp cite saint Paul, qui refuse la nourriture aux paresseux. Et il vante une « religion du travail,» où il veut qu’il y ait de la sainteté. Le travail n’a-t-il pas, en vérité, ses saints et des martyrs ? Les exemples ne manquent pas. J’aime beaucoup (et je le dis avec simplicité) que M. Pierre Hamp, ayant jadis été de bouche, mentionne amicalement Vatel, le cuisinier du grand Condé ; il lui consacre une excellente page : « Le métier de cet homme était de gouverner les gens qui faisaient à manger ; basse besogne, qui ne contient pas de gloire. L’art culinaire, si raffiné qu’il puisse être, n’attire pas à qui l’exerce beaucoup de considération ; les métiers les plus utiles ne sont pas les mieux salués. Or, dans ces besognes de bouche, un homme a été le héros : il est mort pour son métier. Quelle application doit mettre à ce qu’il fait celui qui préfère périr plutôt que de ne pas être parfait !... » Jolie pensée, bien attentive ! Mais l’on se moque de ce Vatel, qui se tue parce que la marée est en retard et qui se croit déshonoré, s’il manque de poisson pour les convives de son maître ? Écoutez M. Pierre Hamp : « Se tuer pour cela ne vaut point mourir pour la patrie ; cependant, c’est toujours mourir pour ce qu’on aime. » Et ces paroles sont charmantes.

Un autre exemple : Bernard Palissy, « un saint de la céramique ; » Bernard Palissy, que M. Pierre Hamp déclare supérieur à Vatel. Je le crois bien ! direz-vous ; les œuvres de Palissy sont au musée : nous n’allons pas les comparer à ces mangeailles que Vatel préparait à merveille... Ce n’est pas pour cela que M. Pierre Hamp déclare le céramiste supérieur au cuisinier, mais pour une fine raison de qualité morale. Il admire, en Bernard Palissy, une persévérance qui le protégea contre le désespoir : tandis que Vatel « eut un chagrin mortel et cessa d’espérer. » Cette remarque est bien jolie... « La vertu de ce potier est des plus grandes parmi celles qui donnent au caractère humain le signe de noblesse. Il ne cherchait point à être maître des autres, mais seulement de lui et si durement qu’aucun maître n’aurait pu croire possible d’obtenir par l’autorité et la terreur un tel effort... » M. Pierre Hamp voudrait qu’une hagiographie du travail servît à l’enseignement de la morale. Pourquoi ne l’écrirait-il pas lui-même, la vie des Saints laborieux et qui ont aimé leur besogne, fût-elle ensemble très pénible et de très petite apparence ?

Il a très bien parlé des vieux métiers, dans son livre le Travail invincible, qui est du temps de la guerre et qui est un livre en désordre, où se mêlent sagesse et imprudence. Il note les horreurs de la guerre et pose en principe ceci : quand une idée oblige l’homme à subir d’affreux tourments, l’homme y renonce et l’idée meurt. Ainsi mourra l’idée de patrie ; elle sera, dit-il, « perdue par son triomphe ; elle a trop procuré la mort aux hommes. » Il le dit : et c’est qu’il le croit. S’il le croit, c’est qu’il le désire. Cependant, l’idée de patrie n’est pas mourante le moins du monde : voilà le fait, que tous les désirs qu’on a ne modifient pas. Laissons cela, qui est l’évidence à l’encontre de la doctrine. Mais, en vérité, M. Pierre Hamp souhaite-t-il que disparaisse le sentiment, comme la réalité, d’une patrie ? J’en doute, quitte à le fâcher, quand je lis cette page de lui : « La Flandre gardait de très vieux métiers. Survivront-ils ? Reverra-t-on les vieilles quenouilleuses qui, vers Saint-Waast, Valenciennes, filaient encore à la main ? Elles faisaient les fils trop fins pour être produits sur les broches des métiers de filatures. Les quenouilleuses achetaient la meilleure filasse tirée des lins rouis en Lys. Les liniers leur réservaient les plus longues et douces tiges et les plus blondes. Ces fileuses à main étaient de vieilles femmes en bonnet blanc, qui suçaient du sucre candi pour pouvoir mouiller leur index droit à une salive sirupeuse propre à bien coller le fil. Elles pinçaient à la quenouille à ruban bleu deux brins de lin, c’est le moins qu’on peut prendre pour filer...» Voilà les quenouilleuses ; puis il y a les tisseurs, qui travaillent avec des fils trop fins pour la machine... « Ces vieux tisseurs de Flandre, experts en l’art de finesse, ces orfèvres de la toile, vont-ils disparaître du monde ? Sous le piétinement des armées et dans le grand remuement de la reconstitution industrielle, leur métier va-t-il mourir et laisser, dans le travail des hommes, le même regret que pour toutes les œuvres aux secrets perdus, la poterie étrusque, la teinture de Carthage, les émaux de Palissy ? » M. Pierre Hamp ne veut-il pas s’apercevoir d’une prédilection qu’il a pour une province et pour l’ancien, le beau travail d’une province ? La France est composée de cette province et d’autres qu’il faut pareillement que les Français préservent : ce ne sont pas les Européens qui les remplaceraient dans cette tâche, M. Pierre Hamp le sait très bien.

Quand les Allemands bombardaient Armentières, M. Pierre Hamp a vu les femmes qui allaient aux filatures et aux tissages régulièrement. Elles ne quittaient pas le pays. On les aurait embauchées ailleurs, pour le même salaire et la sécurité, en outre, la commodité de ne pas risquer la mort à chaque instant.

Non : « elles tiennent au lieu où leur enfance a pris la connaissance du métier, où elles ont mérité leur rang ; on les y appelle par leur nom ; hors d’ici, elles ne seraient plus que des femmes qui cherchent de l’ouvrage... » De bon matin, elles sortaient des caves où elles avaient passé la nuit, à cause des obus ; les hommes âgés et les enfants les accompagnaient... « Rasant les murs, prudent, têtu, faisant le chemin qu’il doit faire, et à l’heure, le vieux Métier passe... » Je voudrais citer tout ce chapitre ; on y découvrirait l’âme d’un métier, l’âme des gens qui sont fidèles à un métier ; l’on ne saurait plus si le métier les ennoblit ou s’ils communiquent à une modeste besogne la noblesse de leur fidélité assidue : c’est un échange.

Au parfait amour du métier s’oppose une opération que divers théoriciens préconisent, le « sabotage. » Qu’est-ce que le sabotage ? M. Pierre Hamp le définit « le renoncement à l’honneur du métier ; » c’est une « déchéance. » M. Pierre Hamp fait observer qu’au surplus le sabotage est un sujet de discours et de hâbleries et, dans la pratique, n’est pas grand chose : « Cette culture de l’incapacité professionnelle a été réduite et maîtrisée par la vieille force d’amour-propre des métiers. » Jusqu’à présent ! Mais, si l’on avilit le métier, si la lutte dans le travail devient ce que souhaitent maints anarchistes, la folie commence. La maladresse était la honte de l’ouvrier : la fierté se déplace et mal faire tourne à l’orgueil. Sentiment nouveau, détestable sentiment, rupture d’un usage, d’une coutume et d’une simple vertu !

Comme je choisis volontiers, parmi les idées de M. Pierre Hamp, celles qui me paraissent le plus recommandables, je crains de le présenter sous un jour, le meilleur à mon gré, mais qui ne serait pas tout à fait le sien. Il est révolutionnaire. Dans son livre le plus récent, le chapitre que j’ai résumé, où il vante ce « nouvel honneur, » cette chevalerie et cette religion, l’amour du métier, cet excellent chapitre est suivi d’un autre, où il célèbre l’esprit révolutionnaire avec beaucoup d’enthousiasme. « L’esprit révolutionnaire, dit-il, est un des grands sentiments de l’homme, comme l’amour, la piété. Il ne peut périr qu’avec l’humanité... L’esprit de destruction est nécessaire : périsse ce qui doit périr !... » Seulement, ce qui doit périr entraîne dans la mort ce qui pourrait, ce qui devrait survivre, ce qui n’était pas caduc et ce qui sera bien à regretter : les révolutions ne sont pas toujours très fines, méticuleuses, et manquent de discernement. Si révolutionnaire que soit M. Pierre Hamp, et je ne vais pas le chicaner là-dessus, il ne dédaigne pas tout le passé ; il admire de vieilles choses qui sont d’ancien régime. On tirerait de son œuvre tout un manuel du parfait conservateur. Il essaye de réunir ses opinions socialistes et, quelques-unes, réactionnaires. Du reste, je ne lui reproche pas de n’y réussir qu’à peine : il n’a point résolu encore la question sociale, qui est probablement insoluble ; mais il traite avec bonne foi plusieurs questions sociales, et c’est, à mon avis, son mérite.

L’une de ces questions : le machinisme. Les quenouilleuses de Flandre font un joli métier ; elles ne le font point à la machine. Dès que la machine intervient, la poésie s’en va. L’ouvrier ne travaille plus chez lui, mais à l’usine ; et il n’est plus qu’un rouage de la machine, en quelque sorte. La machine donne ce qu’elle doit donner. Il ne s’agit plus d’obtenir un ouvrage plus délicat, plus savant, qui révèle un bel ouvrier. Bref, le machinisme ne va-t-il pas détruire l’âme du travail, c’est l’amour du métier ?

Non ! répond M. Pierre Hamp ; il ne le faut pas ! Ne maudissez pas les machines ; car elles secondent l’effort humain, qui est immense et douloureux. Les machines sont bienfaisantes. John Ruskin les a détestées : il n’a pas vu ce qu’elles doivent être, une puissance capable d’abolir « l’esclavage physique de l’humanité. » Le poète Rabindranath Tagore déteste les chemins de fer, qui enlaidissent de charmants paysages, dans l’Inde ; M. Pierre Hamp réplique : « Une plus terrible dégradation que celle des paysages était celle des porteurs de fardeaux. Un train chargé de huit cent mille kilogrammes de marchandises est un spectacle magnifique, si l’on songe à toute la peine des hommes et des bêtes qu’il aurait fallu pour déplacer ce tonnage. La rame de wagons est plus belle que la caravane dont les chameaux mouraient de soif auprès de leurs conducteurs exténués ; plus belle que la file des porteurs au crâne oppressé par le poids, au dos marqué de coups. Le train a supprimé dans le monde une énorme quantité d’esclavage physique. » Esclavage et douleur : si la somme de la douleur qu’il y a dans le monde diminue par le bienfait des machines, les poètes ont tort de se lamenter ; les ouvriers ont tort de ne pas aimer les machines. Mais l’homme « aime la vieille figure de sa peine ; » il ne change pas de peine sans croire qu’on lui augmente sa peine.

Les résultats de la mécanique : le tisseur est-il à présent plus heureux qu’il ne l’était jadis ? Eh bien ! répond M. Pierre Hamp, le tisseur moderne est « mécaniquement plus heureux » que l’ancien tisseur. Qu’est-ce, que d’être « mécaniquement plus heureux ? » C’est, pour un tisseur, de ne plus « faire le vieil effort de mouvoir à bras le métier. » Mais le même tisseur est « moralement beaucoup plus malheureux, parce que le pullulement des ouvriers autour de l’usine a créé des conditions de vie bien inférieures à celles de l’ancien tisseur vivant en campagne. » La mécanique doit être considérée comme un progrès : elle épargne à l’ouvrier les gestes les plus fatigants ; mais aussi elle entasse les ouvriers dans les usines, les loge dans les taudis, les soumet aux calamités de l’alcoolisme et des maladies contagieuses.

Alors, quelle duperie d’être « mécaniquement plus heureux, » si l’on est « moralement plus malheureux ! » En définitive, maudirons-nous le machinisme ? Non ! répète M. Pierre Hamp : le machinisme est un progrès.

Il n’y a guère de mots plus séduisants, plus décevants que celui-ci : le progrès. Remplacez-le par un mot plus naïvement exact : le changement. Puis c’est de savoir si un changement qui, tout compte fait, rend les hommes plus malheureux mérite, à quelque titre que ce soit, le nom de progrès.

Si touché de « la peine des hommes, » M. Pierre Hamp tient cependant pour la machine. Et je lui donne raison. Mais ce n’est point à cause du progrès : c’est à cause de l’inutilité qu’il y aurait à recommencer les plaintes de Ruskin et d’autres poètes ou esthéticiens. Nous vivons aux temps des machines, voilà le fait, et il est impossible d’entrevoir un avenir où l’humanité reviendrait à la vie pastorale et quiète. Il nous faut vivre avec notre mal et, si les machines sont un mal, vivre avec les machines. M. Pierre Hamp a raison de montrer les avantages, les mérites et les bienfaits de l’inévitable nouveauté, s’il n’en dissimule pas les inconvénients.

Il a raison de chercher aussi le remède aux inconvénients qu’il remarque. Le malheur, dit-il, n’est pas l’invention de la mécanique ; seulement, notre époque a inventé la mécanique avec une promptitude extrême et n’a pas inventé en même temps une vie ouvrière adaptée au machinisme. Comme il est socialiste (mais j’avoue qu’il l’est à cause de cela), il résume ainsi son opinion : nous avons inventé les machines et nous n’avons pas inventé la justice. Un mot bien vague, la justice ; le socialisme a le goût de ces mots bien vagues.

Les mots bien vagues ont l’ennui de ne pas déterminer ce qu’ils contiennent de vérité ; mais ils peuvent contenir de la vérité, pourtant. Et il est vrai, qu’un sentiment parfait de la justice engagerait, — et engage, — les sociétés humaines à être bonnes et intelligentes : l’intelligence et la bonté sont d’accord. Le taudis est monstrueux et doit disparaître. Il y a une sorte de bien-être qui est nécessaire à la moralité comme à la santé. Il y a des calamités qui ne sont pas indispensables. Il y a des cupidités qui ont pour conséquences des misères... Je ne crois pas du tout que le socialisme soit un remède à tout cela : ce qu’il faut serait maintes petites réformes, de qualité sociale et morale. Le monde n’en deviendrait pas un paradis terrestre, mais un lieu amélioré où se verrait la bonne volonté humaine, auprès de son ardeur à vivre et de son ingéniosité dangereuse.

Les livres les plus intéressants et importants de M. Pierre Hamp sont réalistes, sont la peinture exacte des métiers. Son premier volume, Marée fraîche, vin de champagne, est toute l’histoire du poisson, depuis qu’on l’a péché, depuis son arrivée au port de Boulogne, et puis son transport, les Halles de Paris, la vente, et jusqu’au restaurant parisien ; toute l’histoire du champagne, le travail du vigneron, le travail du souffleur de verre, etc. Le rail est la description très attentive de la vie aux Chemins de fer, vie des employés et des chefs : M. Pierre Hamp ne néglige même pas ce comparse, le voyageur ; et les incidents quotidiens, les accidents, les catastrophes et les grèves. Il a de bons yeux ; il ne dit rien qu’il ne l’ait vu. Il donne l’impression de la vérité. L’on aperçoit, mené par lui, les torts des uns et des autres, les modifications qui seraient opportunes dans le trantran si imparfait ; l’on aperçoit aussi les fautes qui proviennent de la médiocrité d’un chacun : c’est le plus irrémédiable. Un grand nombre de nos malheurs sont imputables à nous-mêmes ; notre pire malheur est de ne valoir pas grand chose. Une fatalité, notre sottise !

Quelquefois, M. Pierre Hamp arrange ses remarques d’excellent observateur en un roman. S’il demeure tout près de la réalité, comme dans ce roman de l’Enquête, où l’on sent qu’il raconte un épisode vrai, comme dans les Chercheurs d’or, où l’intérêt principal est de connaître la misère autrichienne, il a tout son talent probe et sûr, il a une incontestable maîtrise. Je n’admire pas également son Cantique des cantiques, en deux tomes. J’en aime plusieurs passages relatifs à l’industrie des parfums, à la cueillette des fleurs et au supplice des roses qui endurent la « puissance mécanicienne. » L’histoire d’amour, ou bien le roman, ne m’a point enchanté... « Elle pantelait sous la fureur de l’homme effrayé de penser qu’il était jaloux de ne pouvoir la tuer de baisers..., » etc. Du reste, M. Pierre Hamp est grand ennemi de l’amour et des femmes, qu’il déclare, dans la préface de Vieille histoire, une calamité aussi atroce que la guerre.

L’on voit, dans les musées de Hollande, quelques tableaux de Van Scorel, portraits de pèlerins qui partaient pour le dur voyage de Terre sainte, clercs, gros bourgeois, négociants, petites femmes, et chacun d’eux ayant sur son visage toute sa vie. Admirables portraits, d’une excellente justesse. Après cela, l’on cherche de plus grandes compositions de ce bon peintre : elles sont médiocres ; il n’a guère d’imagination. M. Pierre Hamp ressemble à Van Scorel : il a besoin de la réalité toute proche ; il devrait s’en apercevoir, se méfier du romanesque, où il n’est point à son affaire, et se méfier aussi des vastes doctrines, où il y a plus d’imagination que de vérité.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Un nouvel honneur, par Pierre Hamp. Du même auteur : Marée fraîche, vin de champagne ; Le rail ; L*enquête ; Gens ; Le travail invincible ; Les métiers blessés ; La victoire mécanicienne ; Les chercheurs d’or ; Vieille histoire ; Le Cantique des cantiques (Éditions de la Nouvelle revue française).