Revue littéraire - Les premières années de Joseph de Maistre

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Revue littéraire - Les premières années de Joseph de Maistre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 439-450).
REVUE LITTÉRAIRE

LES PREMIERES ANNEES DE JOSEPH DE MAISTRE

Sous le titre de Joseph de Maistre inconnu[1], M. François Descostes poursuit depuis quelques années la publication d’études intéressantes pour l’histoire de Chambéry et des localités circonvoisines, mais qui sont de moins de prix pour l’histoire des lettres. Ce qui rend décevante la lecture de ces gros volumes c’est assurément l’abondance des détails insignifians dont ils sont bourrés. C’est aussi que nous ne supportons plus aujourd’hui, fût-ce dans un travail de biographie, ou pour mieux dire d’hagiographie, une si complète absence d’esprit critique. Comparer Joseph de Maistre à Ézéchiel, en vérité cela n’est suffisant ni pour nous le faire comprendre, ni même pour nous le faire aimer. Certes on se représente sans peine la joie de l’érudit découvrant des documens qui vont jeter sur une question obscure un jour nouveau. Voici un écrivain qui a commencé d’écrire à quarante ans. Il est à l’âge où la formation intellectuelle est achevée, où le tour d’esprit est déterminé, où les idées sont arrêtées. Or sur les premières et longues années de la préparation, ni l’auteur lui-même, ni ses contemporains ne nous ont laissé de renseignemens. Quelle bonne fortune que celle qui va nous permettre de percer le mystère de ces années d’apprentissage !… Mais d’abord il se pourrait que ce, que M. Descostes prend pour un mystère n’en fût pas un. Si on ne nous a rien conté de ce qui est arrivé à Joseph de Maistre avant le temps de l’exil, c’est qu’en effet il ne lui est rien arrivé. C’est précisément ce qui ressort du travail de son nouveau biographe. Pour ce qui est du milieu où il a vécu, des influences qu’il a subies, on ne laissait pas de les connaître. On peut se reporter à l’étude que publiait Sainte-Beuve, voilà un peu plus de cinquante ans, et antérieurement à la publication de la correspondance, on verra qu’il n’y manque rien d’essentiel. Et cela même prouve une fois de plus tout ce qu’il y a de frivole et de vain dans ce goût que nous avons pour les petits papiers. Ils ne nous font pas mieux connaître l’homme, et ils nous détournent de son œuvre… Ensuite il est hors de doute que nous serions curieux d’assister à la formation intellectuelle de Joseph de Maistre. Mais celui-ci étant un homme de pensée, de réflexion abstraite et de raisonnement, ce que nous aimerions à connaître c’est le jeu et le progrès de ses idées, c’est l’impression qu’il emporta de certaines lectures, ce sont ses enthousiasmes et ses haines de jeune homme. Sur tous ces points M. Descostes nous apporte moins d’éclaircissements que nous ne voudrions.

Il a retrouvé le registre sur lequel un certain chevalier Gaspard Roze, ami de Joseph de Maistre et son collègue au parquet du Sénat de Savoie, notait au jour le jour toutes les particularités relatives à l’intérieur des Maistre. Ce chevalier, au témoignage même de Joseph de Maistre, semble avoir été un homme excellent et un assez pauvre esprit. Son intimité n’a pas fait que Joseph de Maistre souffrît moins du tourment d’être « incompris ». Scrupuleusement il note sur son registre les naissances et les décès, les parties de campagne, les pique-niques et les macédoines. Il fait à peu près pour le compte de son ami le même travail que les Goncourt ont exécuté pour leur propre compte. Si quelque soir Joseph de Maistre a improvisé une pièce de vers sur des rimes en ac, en ec, en ic, en oc, en uc, il la transcrit religieusement. A coup sûr cela n’enlève rien à la gloire de l’auteur des Soirées de Saint-Pétersbourg. Ce sont de petites drôleries qu’un homme d’esprit peut bien commettre, à condition de ne pas s’en vanter, et qu’un fureteur, quand il les retrouve, doit avoir soin de laisser dormir dans leur poussière et dans leur pieux oubli. Néanmoins au cours de ces trois volumes on peut glaner çà et là quelques renseignemens qui ne renouvellent pas l’étude de Joseph de Maistre, mais qui font mieux saillir certains traits de la physionomie de l’écrivain. C’est ce travail que nous essaierons.

Lorsque fut publiée pour la première fois la correspondance de Joseph de Maistre, toute pleine de bonhomie et de, bonne grâce, on feignit une grande surprise. Eh quoi ! cet homme d’un si âpre génie n’avait aucune méchanceté de cœur ! Cet apologiste de la guerre n’avait pas une âme cruelle ! Ce défenseur du bourreau n’avait pas été lui-même une manière de valet de bourreau ! Ce prophète daignait parfois descendre de son trépied ! Il plaisantait, quoique avec gravité. Il badinait, quoique avec pédantisme. C’était un bon père qui aimait tendrement ses enfans, leur apprenait à conjuguer leurs verbes, et leur parlait, à l’occasion, de petits chiens et de petits singes. Véritablement cela était tout à fait extraordinaire. On se plut à faire ressortir le contraste. Le mot de Pascal reste toujours vrai : « On ne s’imagine Platon et Aristote qu’avec de grandes robes de pédans. C’étaient des gens honnêtes et comme les autres, riant avec leurs amis. »

En fait, il n’est guère de vie où il y ait plus d’unité que dans celle de Joseph de Maistre, et guère d’écrivain chez qui l’œuvre et la vie se « tiennent » mieux. Il appartient à une famille qui est le type de la famille antique, telle que nous aimons à nous la représenter en contraste avec la famille moderne. Sa mère est une personne d’une piété exemplaire et d’une haute raison. Il a pour elle un amour fait d’admiration. Il ne l’appelle que sa « sublime mère ». Et c’est d’elle qu’il se souvient quand il écrit dans les Soirées : « Ce qu’on appelle l’homme, c’est-à-dire l’homme moral, est peut-être formé à dix ans ; et s’il ne l’a pas été sur les genoux de sa mère, ce sera toujours un profond malheur. Rien ne peut remplacer cette éducation. Si la mère surtout s’est fait un devoir d’imprimer profondément sur le front de son fils le caractère divin, ou peut-être à peu près sûr que la main du vice ne l’effacera jamais. » Son père était un homme terrible. Il suffit de regarder le portrait qu’on nous en montre pour être péniblement impressionné : des traits rudes, des sourcils fronces, des yeux qui interrogent, un nez qui menace, des lèvres rentrantes et serrées, un menton impitoyable, tout l’air d’un grand inquisiteur. Dans l’intérieur de la famille il était de ceux qui ne dédaignent pas d’abuser de leur pouvoir afin d’en mieux constater la réalité. Au tribunal il condamnait un homme à être pendu pour avoir volé trois cents francs ; après quoi s’étant allé coucher il dormait d’un bon somme. L’attachement pour les Jésuites était dans la famille de Maistre une tradition. Élevé par eux, Joseph fut dès l’adolescence affilié à l’une de leurs congrégations, et fit partie de la confrérie des pénitens noirs. Les pénitens noirs de Savoie faisaient chaque année quatre processions solennelles, pieds nus, vêtus d’une cagoule noire, portant un cierge et psalmodiant des chants funèbres. Une de leurs attributions consistait à passer, auprès des criminels qui devaient être pendus, la « nuit du condamné » ; ils exhortaient le malheureux, le soutenaient, l’accompagnaient au lieu du supplice, recevaient son cadavre de la main du bourreau et l’ensevelissaient. Tels étaient les spectacles qui faisaient diversion à de sévères études. L’écolier de Chambéry se rend à Turin pour y étudier en droit ; il y est suivi par la surveillance paternelle et ne lit pas un livre dont la lecture n’ait été autorisée. Qu’on dise encore après cela que Joseph de Maistre n’a pas eu de jeunesse ! Au surplus l’éducation nous façonne assez ordinairement dans le sens de notre nature. Celle que reçut Joseph de Maistre devait, de toute évidence, lui donner le culte des principes où il avait été élevé — du moment qu’elle ne lui en inspirait pas l’horreur.

Joseph de Maistre est entré dans l’assemblée dont son père est le second président ; il a contracté une union chrétienne, en sage qui demande au mariage moins l’agrément que la sécurité et ne voit dans la femme que l’épouse et la mère. Il accomplit régulièrement tous les devoirs de sa charge et pratique toutes les vertus, il vit dans la famille et ne fuit pas le monde, il lit, il prend des notes, il travaille, il s’ennuie, il compose à l’occasion des pièces de circonstance qui ne tranchent guère sur celles de ses collègues, il a passé l’âge où se déclare chez ceux qui doivent en être atteints la maladie d’être auteur ; il est probable qu’il va mener ainsi jusqu’au bout une vie sérieuse et médiocre et qu’il ira grossir le nombre de ces magistrats honnêtes et lettrés qui disparaissent sans laisser de traces… C’est alors qu’éclate la Révolution. Cette secousse est pour lui décisive. Elle éveille en lui le penseur. Elle suscite l’écrivain. Pourquoi donc a-t-elle eu sur lui plutôt que sur tout autre cette action déterminante ? Et comment se fait-il qu’elle ait donné à ses idées la direction que l’on sait ? Tel est le point dans l’histoire de l’esprit de Joseph de Maistre. Tel est le nœud de sa destinée.

Or d’une part il a compris la Révolution. — Tandis que d’autres n’y voyaient qu’un événement ou un accident, il y a vu, comme il dit, une époque. Apparemment c’est qu’il était plus intelligent que les autres. Car on a beau s’ingénier et chercher de subtiles et de douteuses explications, en pareil cas c’est toujours à cette constatation initiale qu’il en faut modestement revenir. Peut-être aussi y a-t-il été aidé, comme Mme de Staël, par sa situation d’étranger, ami de la France, placé hors d’elle, et jugeant mieux des événemens à distance. Pas un seul instant il n’a cru à une émeute passagère, résultat d’un concours fortuit de circonstances. Il en aperçoit les causes lointaines et profondes : « Les gouvernemens d’Europe avaient vieilli et leur décrépitude n’était que trop connue de ceux qui voulaient en profiter pour l’exécution de leur funestes projets ; mille abus dissimulés minaient les gouvernemens. Celui de France surtout tombait en pourriture. Plus d’exemple, plus d’énergie, plus d’esprit public : une révolution était inévitable ; car il faut qu’un gouvernement tombe lorsqu’il a à la fois contre lui le mépris des-gens de bien et la haine des méchans. » Comme il en discerne les causes, il en prévoit les conséquences dans toute leur étendue et dans toute leur portée. Il se rend compte que c’est le « fait accompli » qu’il faut considérer comme tel et qui ne cessera de peser sur tout l’avenir. Qu’on ne songe plus à restaurer un passé aboli ! C’est fait de la monarchie absolue. « Dans ma manière de penser, le projet de mettre le lac de Genève en bouteilles est beaucoup moins fort que celui de rétablir les choses précisément sur le même pied, où elles étaient avant la Révolution. » Préparée de longue date, déchaînée avec une violence irrésistible, on peut détester la Révolution et au besoin la combattre, on ne peut ni l’ignorer ni la supprimer.

D’autre part Joseph de Maistre a personnellement souffert par la Révolution. — Elle l’a blessé au plus intime de lui-même, dans ce qu’il y avait en lui de plus profond et de meilleur. Il a le sentiment de la justice ; et il assiste au triomphe de l’iniquité. Il est chrétien, et non seulement il voit ruiner les autels, mais il est témoin d’ignobles parodies. Il est attaché à son maître ; il a pour la maison de Savoie cette fidélité tempérée par l’indépendance qui était aussi bien chez nous celle des vieux parlementaires ; et plus tard pour le service de ce roi sans royaume qui ne peut le récompenser et ne sait pas l’apprécier, il affrontera l’exil et supportera l’extrême misère. Il est patriote, et ses sympathies pour la France ne prévalent pas chez lui » contre l’amour de la terre natale. Enfin un des sentimens qui chez lui sont le plus intenses est celui des affections de famille ; il a vécu dans un intérieur patriarcal dont les membres étroitement unis vont être dispersés. Il a pour sa femme et pour ses petits une affection de bon bourgeois et de brave homme : ces êtres tendrement aimés vont courir les derniers dangers, passer par toute sorte d’épreuves, souffrir loin de lui. De Maistre n’a pas ce stoïcisme de pensée et ce détachement intellectuel qui permettent de séparer les idées des faits et de juger des institutions indépendamment de ceux qui les appliquent : peu à peu et à mesure que chez lui la plaie s’avive il sent son aversion pour les choses de France se transformer en horreur.

Inévitable, et haïssable, nécessaire et atroce, telle lui apparaît la Révolution. Qu’est-ce à dire sinon qu’il y faut voir un de ces fléaux que Dieu à de certains jours déchaîne sur les hommes pour leur rappeler leur néant et sa toute-puissance ? Il ne faut pas seulement que Dieu ait permis la Révolution, il faut qu’il l’ait voulue. De deux choses l’une : ou la Révolution est providentielle ou il n’y a pas de Providence. C’est le dilemme auquel on ne peut échapper. Dans quel sens un esprit désintéressé de tout credo résoudrait-il ce dilemme ? La question subsiste tout entière. Pour un croyant elle ne se pose pas. Toute hésitation est impossible. La foi elle-même est engagée et dicte d’avance la réponse. Il n’y a qu’un moyen pour que le crime ne serve pas à nier la Providence, c’est qu’il serve à la prouver. — C’est ainsi que Joseph de Maistre est amené comme nécessairement à l’idée maîtresse de son œuvre, et logiquement conduit à devenir le théoricien de la Providence. Seulement la façon dont il entend sa tâche n’est pas la façon commune, ni la plus propre à rassurer les timides. Elle serait bien plutôt de nature à inquiéter les forts. La cause qu’il a en mains n’est pas si facile à gagner, puisqu’il s’agit de montrer qu’il y a de l’ordre là où les faits n’accusent que le désordre et semblent autant de démentis à la justice et au bon sens. Il choisit à plaisir le terrain le plus défavorable, et n’invoque que les argumens les plus périlleux. Comme s’il n’y avait pas assez de mal dans le monde, il en ajoute. Non content de défendre, il attaque. Il joue la difficulté. On songe à ces avocats dont les plaidoiries éloquentes font condamner le client au maximum. Ce théologien est un rhéteur. Ce représentant de l’orthodoxie est tout plein des idées des philosophes qu’il combat. Ce logicien est un sophiste. Ce prophète est un bel esprit. Il fait des mots. D’autres, par la vigueur de l’argumentation, nous entraînent alors même que nous sentons qu’ils ont tort. Aux momens même où Joseph de Maistre a le plus sûrement raison, nous avons peine à être de son avis. D’un lieu commun de la doctrine théologique il a su faire un paradoxe. Cela est tout à fait particulier ; c’est ce qui distingue Joseph de Maistre entre les champions de la même cause ; c’est sa note… Mais peut-être en effet voit-on assez nettement ce tour d’esprit se dessiner chez lui pendant les années de formation.

On ne passe pas impunément quarante années de sa vie dans Chambéry : on en arrive forcément à être de Chambéry. Chez Joseph de Maistre il y a de l’homme de petite ville. Il le sait et il le déplore. Il considère que ce fut une erreur du sort et conte plaisamment comment la chose arriva. La Nature le portait dans son tablier de Nice en France : elle fit sur les Alpes un faux pas, bien excusable de la part d’une femme âgée, et le laissa tomber platement à Chambéry. Il en a souffert et il convient de l’en plaindre. « Je me rappelle, dira-t-il plus tard, ce temps où dans une petite ville de ta connaissance, la tête appuyée sur un autre dossier et ne voyant autour de notre cercle étroit que de petits hommes et de petites choses, je me disais : Suis-je donc condamné à vivre et mourir ici comme une huître attachée à son rocher ? Alors je souffrais beaucoup, j’avais la tête chargée, fatiguée, aplatie par l’énorme poids du rien… » Il étouffe faute d’air et d’espace. Il songe, en les enviant, à ceux que leur destinée a placés sur une scène assez vaste. Il rêve de Paris, à la manière de ceux qui, n’en étant pas, mettent leur coquetterie à paraître plus parisiens que les Parisiens. Il y viendra plus tard et y paraîtra lourd. Là-bas dans sa petite ville où il se promène entre le chevalier Roze et le vicomte Salteur, ni l’amitié qu’il a pour ses fidèles compagnons, ni l’humilité chrétienne elle-même ne peuvent l’empêcher de voir qu’il est très supérieur au vicomte Salteur et au chevalier Roze. Il lui manque d’être quelquefois contredit. Il prend l’habitude de tenir peu de compte de l’opinion d’autrui et d’avoir trop aisément raison. De là ce quelque chose d’étroit et de tranchant, de guindé et de raide.

Telle est l’attitude que nous verrons prendre de bonne heure à Joseph de Maistre dans la conversation. Comme presque tout le monde au XVIIIe siècle, il a le goût et le besoin de la conversation. Lui-même est un causeur éblouissant ; et telle est à ce point de vue sa marque : il est non de ceux qui charment, qui séduisent, qui s’insinuent, mais de ceux qui forcent l’attention et qui surprennent. Encore, ce mot de causeur, pour le lui appliquer, faut-il le prendre dans un sens un peu spécial. La causerie, avec lui, n’est pas un échange d’idées ; il a tôt fait de l’accaparer pour la tourner au monologue. Il a si peu coutume qu’on lui donne la réplique, qu’il ne l’attend ni ne l’entend. Il n’écoute pas les réponses. Quand la parole passe à d’autres, il est sujet à de brusques somnolences. Il s’endormit pendant que parlait Mme de Staël, ce qui est proprement dormir pendant la tempête. C’est ainsi. Il n’entend que sa voix, dont il ne remarque pas que le ton monte insensiblement. Il ne lui revient d’autres idées que les siennes. Rien ne l’empêche de les pousser jusqu’au bout. S’il se rend compte qu’il force la note et qu’il dépasse la mesure, cela n’est pas pour l’arrêter. Il ne lui déplaît pas de « faire enrager » les gens. Il aime qu’on se récrie. C’est chez lui la faiblesse d’un grand esprit qu’il trouve du plaisir à étonner. Cette tendance restera toujours la sienne. Et elle aboutira à une contradiction qui peut paraître assez bizarre. Penseur orthodoxe, Joseph de Maistre a l’horreur qui convient pour les « opinions particulières. » Homme d’esprit, il ne peut s’empêcher de rechercher les opinions les plus particulières et même les plus singulières. Le dernier terme en ce genre est ce qu’on appelle le paradoxe. Joseph de Maistre s’y adonne, non par goût seulement, mais par principe et raison démonstrative. Il le cultive méthodiquement. Il pratique et met la pratique en théorie.

Nous avons à ce sujet de curieux documens, qui aussi bien se lisent tout au long dans la Correspondance. C’est une série de cinq dissertations rédigées à la requête d’une dame et qui auraient fait pâmer d’aise Madelon ou Philaminte. Dans la lettre où elle les demande à l’auteur, la marquise de Nav… lui rappelle certaines conversations qu’ils eurent à Lausanne : « Ce mot de paradoxe m’a rappelé une de nos charmantes soirées helvétiennes où vous traitâtes si longuement de l’utilité des paradoxes. Vous savez si vous lûtes soutenu. Et véritablement, il faut vous rendre justice, l’approbation générale vous donna tant d’émulation que pendant huit jours au moins vous nous dites des choses de l’autre monde. » Ces quelques lignes n’ont-elles pas tout l’air d’être prises sur le vif et ne mettent-elles pas bien en scène le causeur qu’est Joseph de Maistre, amusé par ce scandale de salon, excité par l’applaudissement, jaloux de se surpasser, rivalisant avec lui-même, prolongeant la plaisanterie un peu au-delà peut-être des limites accordées à la plaisanterie, qui pour être bonne doit être courte, et s’attardant à ce qu’il appelle lui-même des « extravagances méthodiques ? » La marquise ajoutait : « Mais pourquoi, je vous prie, ne me griffonneriez-vous pas quelques paradoxes pour m’amuser ? Six au moins, par charité, autant que nous en a laissé Cicéron. Aussi bien il me semble que vous êtes là en Suisse, les mains dans vos poches, comme un véritable sfacendato, et que c’est vous rendre service que de vous tirer de votre apathie. » À ces aimables provocations le comte répond de la façon la plus galante. De cette expression un peu vulgaire des « mains dans les poches » il sait tirer un si bon parti, il prend prétexte à de si agréables variations, qu’on se reprocherait de ne pas les citer : « Ces mains paresseuses, dit-il, qui ont fait un effort pour vous obéir, veulent rentrer dans mes poches, où vous les avez très distinctement vues. Je ne puis aujourd’hui obtenir d’elles que l’assurance écrite de ces sentimens, qui n’ont plus besoin, j’espère, d’aucune assurance. » Ces gentillesses accompagnent l’envoi des paradoxes demandés. Ils ne sont qu’au nombre de cinq, mais, comme on dit, ils sont de taille. On en jugera par les titres : Que le duel n’est pas un crime ; Que les femmes sont plus aptes que les hommes au gouvernement des États : Que la chose la plus utile aux hommes est le jeu ; Que le beau n’est qu’une convention et une habitude ; Que la réputation des livres ne dépend point de leur mérite… Ce n’est, dira-t-on, qu’un jeu de société, auquel on peut tout juste reprocher une certaine lourdeur dans la grâce. Ne serait-ce pas plutôt une escrime où le lutteur s’exerce en vue de combats plus sérieux ? C’est bien sa pensée qu’exprime Joseph de Maistre quand il écrit : « Il y a des momens où l’opinion sur certains sujets importans penche trop d’un certain côté. Il est bon de la traiter alors comme les arbres qui se courbent, et de la tirer avec force du côté opposé. » Il dira de même : « Dans toutes les questions j’ai deux ambitions. La première, le croiriez-vous ? ce n’est pas d’avoir raison, c’est de forcer l’auditeur bénévole de savoir ce qu’il dit. » C’est à quoi lui sert le paradoxe. Réellement il croit à l’utilité du paradoxe en tant que moyen de discussion et procédé de recherche de la vérité. Comme si du faux on pouvait jamais tirer autre chose que le faux ! La plume à la main, Joseph de Maistre a ce tort de conserver un peu trop les habitudes du causeur. La conversation, qui de soi est une jolie chose, inutile et précieuse, comme toutes les choses d’art, a chez nous rendu quelques mauvais services à la littérature. Je crains que Joseph de Maistre n’en ait été parfois dupe et "victime, et qu’il ne soit dans les Soirées de Saint-Pétersbourg resté fidèle plus qu’il n’aurait fallu aux procédés qui lui avaient valu tant de succès dans les soirées helvétiennes.

Si nous constatons chez Joseph de Maistre ce pli du bel esprit contracté de bonne heure et resté ineffaçable, il est une autre influence à laquelle il n’a pas su résister, celle de la rhétorique. Entendez le mot dans son sens le plus fâcheux. C’était l’usage au Sénat de Chambéry, comme aussi bien dans tous les tribunaux, de prononcer pour la séance de rentrée un discours d’apparat. On sait à quel genre appartiennent ces harangues : c’est le genre démonstratif et académique, mais rehaussé de toute la pompe d’une solennité de magistrature, avec l’éclat des hermines, l’ampleur des robes, des manches et des périodes. Joseph de Maistre en entendit et il en composa. Nous en avons deux de sa façon. Nous ne demanderions pas mieux que d’ignorer ces premiers essais ; mais, puisqu’on nous les met sous les yeux et qu’on nous en signale les beautés, force nous est bien d’y voir ce qui s’y trouve. Or, ce que nous révèle le premier discours de rentrée prononcé par Joseph de Maistre en 1777, c’est le lecteur tout imprégné de Rousseau. Cela est visible non pas seulement à l’emphase du style et à l’emploi de termes tels que l’Être des êtres, l’Être suprême, les préjugés, etc., mais au fond même de l’œuvre et à la nature des idées exprimées. L’orateur a choisi pour sujet la vertu, et la vertu considérée comme gage de bonheur et source d’ineffables émotions : « Ah ! sans doute le vice n’est qu’une erreur, un faux calcul de l’esprit ; les malheureux qui outragent la vertu ne l’ont jamais connue : ils n’ont jamais éprouvé ces transports, ces jouissances délicieuses qu’on ne décrit point, parce que l’expression est toujours trop au-dessous du sentiment. » Il n’est pas jusqu’aux idées les plus particulières à Rousseau que Joseph de Maistre n’adopte provisoirement : « Représentez-vous, s’écrie-t-il, la naissance de la société ; voyez ces hommes, las du pouvoir de tout faire, réunis en foule autour des autels sacrés de la patrie qui vient de naître : tous abdiquent volontairement une partie de leur liberté, tous consentent à faire courber les volontés particulières sous le sceptre de la volonté générale : la hiérarchie sociale va se former. » Cette idée que l’institution de la société résulte d’un contrat est l’une de celles que plus tard Joseph de Maistre combattra le plus vigoureusement. Il est significatif qu’il ait commencé par la soutenir. On voit assez par là comment chez ce représentant des idées traditionnelles s’étaient infiltrées les idées de la philosophie contemporaine. L’ancien élève des jésuites s’était trop complu à des lectures que ses maîtres auraient sans doute qualifiées de « mauvaises lectures » et que le président de Maistre n’eût pas autorisées.

Les discours de rentrée tenaient une assez grande place dans la vie forcément monotone et dépourvue d’incidens de ces parlementaires de province. Il advint que le chevalier Roze fut appelé à son tour à payer son tribut. Le bon chevalier, qui se défiait de ses talens, voulut avoir les conseils de ses amis et leur soumit son manuscrit. Aussitôt Joseph de Maistre et l’inévitable vicomte Salteur se convoquent, se constituent en assemblée, s’érigent en tribunal et ouvrent la série des audiences. Le vicomte lisait, Joseph tenait la plume. Il rédigea ainsi un cahier de dix-sept pages d’ « animadversions » à la fin duquel se trouvent les signatures des deux correcteurs. Ces gens ne pouvaient rien faire avec simplicité. M. Descostes nous donne les dix-sept pages d’animadversions de Joseph de Maistre. Il faut convenir qu’elles nous renseignent assez bien sur un point précis de sa théorie du style. L’une des remarques qui revient le plus souvent est celle-ci : « Cette phrase manque de noblesse. » Le chevalier ayant employé les termes de « ferment », de « branche gourmande », on lui objecte qu’ « aucun terme technique ne doit paraître dans un ouvrage d’éloquence. » Il a écrit : « Des hommes en cheveux gris » ; on souligne l’expression et on ajoute : « Mettez vite : cheveux blancs ! » Voici quelques autres spécimens de corrections : « Petits-maîtres… dans une harangue ! y pensez-vous ? — Cet homme-là… nous semble tenir du style familier. — Si je puis ainsi dire… il faut : Si je puis m’exprimer ainsi. Cette dernière expression est plus noble. » Ce qui n’est pas moins instructif que de relever les corrections de Joseph de Maistre, c’est de se reporter aux passages qu’il n’a pas soulignés, que par conséquent, et comme il le déclare hautement, il approuvait. Le chevalier énumère les plus fameux disciples de l’école stoïcienne : « Cet orateur immortel dont la vaste érudition nous étonne encore maintenant a consulté l’école des stoïciens ; elle a formé ce patriote inflexible qui ravit aux dieux les hommages de la terre, et celui qui tente de briser les fers dont le premier des Césars vient de l’accabler. » Comprenez : Cicéron, Caton, Brutus. Ailleurs c’est une prosopopée, et voici plus loin l’hypotypose elle-même. Déclamation à la Rousseau, termes nobles d’après le conseil de Buffon, périphrases, tels sont pour ces sortes de « lectures publiques » les justes ornemens. Si la rhétorique est un art d’ajouter par les mots à l’idée, comment nier que de Maistre ne soit resté toute sa vie un rhéteur ? On a coutume de le juger sur deux morceaux : la page sur le bourreau et le développement sur la guerre. On a tort. On ferait mieux de le lire en entier et de suite. On aurait chance d’y apprendre beaucoup et on ne courrait pas risque de s’ennuyer. Néanmoins ces deux morceaux ne donnent pas de son œuvre une idée fausse, attendu qu’ils ne sont que les spécimens les plus achevés de sa manière. Ces traits imprimés de bonne heure sur l’esprit de l’écrivain, le temps par la suite ne les a pas effacés. Ç’a été le malheur de Joseph de Maistre qu’il a toujours vécu dans la solitude. Aigri par la souffrance, blessé dans son amour-propre, il s’est entêté dans ses opinions. Ministre d’un roitelet, il se sentait par trop supérieur à sa situation et à sa besogne ; il étouffait dans ces fonctions comme jadis il avait étouffé dans Chambéry. Si encore il avait pu se faire quelque illusion ! Mais il avait trop de preuves de son impuissance. Il plaidait la cause de son souverain auprès des cours étrangères où l’on faisait la sourde oreille ; il envoyait à la cour de Cagliari des avertissemens dont on ne profitait pas et qui le faisaient tenir en suspicion. Personne ne l’écoutait : il se vengea à sa manière. On ne voulait pas de ses avis : il se mit à rendre des oracles. De là cette manie de prophétiser qui suffirait à nous mettre en garde contre l’ensemble des opinions de Joseph de Maistre. Je me délie de quelqu’un qui lit si couramment dans l’avenir. Sans doute il arrive parfois que le devin devine juste ; il profite de ces coups de chance qui firent de tout temps la fortune des sibylles. Mais quelle liste on pourrait faire de ses erreurs ! erreurs qu’au surplus on n’a pas le droit de lui reprocher, puisqu’elles sont inhérentes à l’humaine faiblesse. Il en est de divertissantes, et il en est d’énormes. Contentons-nous de feuilleter les premiers chapitres des Considérations sur la France. On projette d’élever en Amérique, pour les réunions du Congrès, une ville qui s’appellera Washington. Joseph de Maistre gage « mille contre un que la ville ne se bâtira pas, ou qu’elle ne s’appellera pas Washington, ou que le Congrès n’y résidera pas. » Il trace le programme de la Contre-Révolution et fait appel à Louis XVIII : c’est Bonaparte qui lui répond. Il déclare que la Révolution aura pour résultat « une exaltation du christianisme et de la monarchie. » Il nous semble bien que nous eussions prophétisé le contraire. Mais c’est que nous sommes mieux placés que Joseph de Maistre. Nous employons le seul moyen qui convienne pour émettre une prédiction de quelque valeur : c’est de prédire après coup. Rien d’ailleurs n’est plus séduisant, et, à tout prendre, moins dangereux que ce rôle de prophète. On dispose du temps ; on n’a pas à redouter les démentis immédiats ; on s’étourdit du bruit de sa voix qui vous revient enflé par les échos du désert. Vox clamans in deserto.

Ce goût pour une argumentation périlleuse, cette tendance à l’exagération dont il a dit quelque part que c’est le « mensonge des honnêtes gens », ce quelque chose de mêlé et de trouble qu’il y a dans les élémens de sa constitution intellectuelle, ce manque de sang-froid et de mesure, et enfin cette horreur d’être banal qui chez lui égale l’horreur qu’il a pour la Révolution, — tout cela a empêché Joseph de Maistre d’avoir dans sa lutte contre les idées du XVIIIe siècle ou toute l’influence qu’il aurait voulu ou celle précisément qu’il voulait. C’est lui qui a donné cette règle pour juger des livres : « Il suffit de savoir par qui ils sont aimés et par qui ils sont haïs. » Des sympathies lui sont venues de côtés d’où lui-même il ne les aurait pas prévues. Ce ne sont pas seulement les saints-simoniens ou cet illuminé de Ballanche qui si ; recommandent de lui : Auguste Comte le tient pour un de ses maîtres. L’auteur du Pape a pour continuateur celui du Cours de philosophie positive. Par contre, de bons chrétiens fermement attachés à leur religion ont refusé de suivre un pareil guide. C’est qu’il a manqué de détachement ; il ne s’est pas assez oublié ; il amis de l’esprit dans des matières qui n’en comportaient pas ; il a voulu faire briller son esprit fût-ce aux dépens de la cause qu’il défendait. Il a voulu allier à la raison des docteurs de l’Église la verve de Voltaire : elles ont fait mauvais ménage. Nous avons beau connaître sa sincérité, respecter sa loyauté, le résultat ne laisse pas que d’être inquiétant. Quand on lit un livre de Joseph de Maistre on songe moins à un traité de Bossuet qu’à une préface de M. Alexandre Dumas. Au surplus, ce qui diminue la portée de l’œuvre du penseur pourrait bien être ce qui par ailleurs a contribué à l’originalité de Joseph de Maistre et qui a fait de lui, au lieu d’un simple Bonald, un grand écrivain. Plus il est irritant et plus il échappe au reproche d’être banal ou médiocre. Un théologien gâté ou, si l’on préfère, égayé par un styliste, tel semble bien avoir été de Maistre. Il est de ces brillans avocats qui compromettent les meilleures causes. Il est de ces orateurs qui contribuent puissamment à nous détourner du parti qu’ils nous recommandent. Il est de ces éloquens apologistes qui rendent la religion méconnaissable. Je n’ai pas dit qu’il n’ait point fait école.


RENE DOUMIC.

  1. François Descostes, Joseph de Maistre avant la Révolution, 2 vol. in-8o. Joseph de Maistre avant la Révolution, 1 vol. in-8o ; chez Marne. Cf. Cogordan, Joseph de Maistre, 1 vol. in-16 (Hachette).