Revue littéraire - Les romans de M. Gaston Chérau

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André Beaunier
Revue littéraire - Les romans de M. Gaston Chérau
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 213-224).
REVUE LITTÉRAIRE

LES ROMANS DE M. GASTON CHÉRAU [1]


M. Gaston Chérau est un véritable romancier, qui a merveilleusement les qualités principales de son art et n’a point à la perfection toutes les autres. Il sait conter. Il ne conte pas vite ; mais il conte si bien qu’il vous mène d’un bout à l’autre de ses longs récits en deux ou trois volumes sans avoir à vous traîner : vous l’accompagnez. Il a une excellente abondance d’invention, qui fait qu’à peine vient-il d’achever un épisode, voici qu’un épisode encore se dessine : et le roman se renouvelle. Il a le don de la vie : aucun personnage ne reste en l’état de misérable utilité, mais bouge, et n’est pas remué comme une marionnette, bouge par soi-même et subit l’influence de son âme. Les personnages sont très nombreux et divers, de différentes contrées et de toutes sortes, paysans, ouvriers, soldats, bourgeois, gens de négoce et gens d’affaires, gens de rien, riches, aristocrates et nobliaux. M. Chérau, s’il continue, aura donné l’une des plus amples images de ce temps, que l’on doive à un romancier ; l’image est vive.

Et cette œuvre, qui a de la grandeur, qui a même de la beauté, manque d’un charme qui vous invite à l’aimer autant que vous en admirez les mérites. Elle impose et ne séduit pas ; elle émeut plus qu’elle ne touche. Les sentiments qu’elle suggère ne sont pas de ceux qu’on se plaise à conserver et qui prêtent à la rêverie. Je l’ai lue, et je n’ai point envie de la relire. Elle ne m’a pas ennuyé un instant : je l’oublierai très volontiers.

Ce qui ne m’agrée pas est le pessimisme de l’auteur. Un pessimisme total et constant. Préférez-vous l’optimisme ? Non. Je ne sais plus quel est le philosophe anglais qui a écrit, ou à peu près : « J’affirme qu’à cette heure, et à toute heure du jour et de la nuit, tous les hommes sont parfaitement heureux. » Vous l’affirmez : hélas ! votre affirmation n’empêche pas que beaucoup d’hommes se croient fort malheureux : s’ils le croient, c’est tout de même que s’ils l’étaient en vérité. Vous affirmez que tous les hommes sont malheureux : s’ils ne s’en aperçoivent pas, c’est tout de même que si vous aviez tort. Le pessimisme est une opinion ; l’optimisme en est une autre. Si j’avais à choisir entre ces deux opinions, je les refuserais toutes les deux.

Comment un romancier consent-il à peindre la vie tout en rose, ou à la peindre tout en noir ? Il suffit de la regarder : et d’abord on s’aperçoit qu’elle est de toutes les couleurs et très nuancée de l’une à l’autre. Je dis, un romancier. Car un poète, en ses moments d’allégresse ou de mélancolie, chante sa petite chanson gaie ou sa complainte désolante : et c’est bientôt fini. Du reste, un poète avoue sa joie ou sa tristesse et, entendez-le, sa frivolité.

Mais un romancier ! Parmi les romanciers, un réaliste ! Et, parmi les romanciers réalistes, M. Chérau, qui professe qu’il n’a, en écrivant, d’autre « scrupule » que « de réaliser la difficile vérité de la vie ! » La vérité de la vie n’est pas toute rose, on le sait bien, n’est pas non plus toute noire : ce serait, pour ainsi parler, trop commode. Il faut noter les couleurs ; et aussi les teintes et les demi-teintes. Si la littérature néglige ce soin délicat, c’est grand dommage.

Le pessimisme résolu, acharné, de M. Gaston Chérau, le voici.

Les Grandes époques de Monsieur Thebault, puis La Saison balnéaire de Monsieur Thebault, deux « essais de psychologie bourgeoise, » nous montrent un bourgeois de petite ville et la sottise de ce bourgeois : une extraordinaire sottise, et que rien ne rachète, absolument rien. La sottise de M. Thebault va de la journée à l’année ; elle s’épanouit dans les occasions remarquables et se voit dans les moindres occasions. Elle est vaniteuse, elle est éloquente. Elle occupe M. Thebault tout entier. M. Thebault n’a point de sentiments : il a, en guise de sentiments, des phrases ridicules. M. Thebault n’a point de cœur ; et, s’il rencontre un pauvre, il ne lui donne rien, mais il étonne un camarade en lui exposant tout au long ses idées sur la charité, sur le fonctionnement des bureaux dits de bienfaisance et enfin sur la politique générale. M. Thebault n’a point de religion et, quand sa femme l’engage à visiter avec elle une église, à la campagne, il répond : « Tu sais que je ne suis pas un athée ; mais tu sais aussi que je ne voudrais pas être rencontré dans une église ! » M. Thebault pratique indolemment quelques vertus : c’est pusillanimité, faiblesse de l’imagination, médiocrité du caractère. Ce proche parent de Bouvard et de Pécuchet nous vient de Flaubert et, dans la récente littérature, a beaucoup de cousins.

M. Gaston Chérau n’aime pas du tout les bourgeois. Et le clergé ? Lisez Monseigneur voyage, « roman » qui est plutôt un recueil d’anecdotes où les curés et leurs vicaires ont des rôles facétieux. Quelques-unes de ces anecdotes sont assez drôles. Et l’auteur a bien voulu placer, auprès de l’évêque libidineux et de ses collaborateurs affriolés, quelques bons prêtres de campagne. Mais, aux meilleurs, il n’a point retiré la niaiserie. Enfin cette peinture des mœurs cléricales n’est pas édifiante, et n’est pas ragoûtante. La Fontaine, dans ses Contes', n’épargne pas le clergé davantage. Seulement... Puis, on n’a pas lu les contes de La Fontaine, ou bien l’on avoue que l’anecdote en est bientôt fastidieuse. Puis La Fontaine, en définitive, badine : tandis que M. Gaston Chérau, qui « réalise la difficile vérité de la vie, » son badinage est plus désobligeant.

Cependant, il y a, dans Monseigneur voyage et dans les Monsieur Thebault, une espèce de bonne humeur, une gaieté de satire, au moins apparente, et à laquelle a renoncé M. Gaston Chérau après cela. Le pessimisme de M. Gaston Chérau, tel que le signalent ses premiers essais de psychologie bourgeoise et cléricale, est à la conclusion, si vous avez à constater que la bourgeoisie provinciale et le clergé sont en état de bêtise et de luxure malheureuse. L’auteur ne s’en attriste pas : il a, pour le consoler, le plaisir de la raillerie et le superbe amusement de suprématie dédaigneuse.

Peut-être, au temps de Monseigneur et de Monsieur Thebault, M. Gaston Chérau ne s’était-il pas avisé encore de réaliser tout au juste la difficile vérité de la vie. Peut-être n’avait-il pas conçu l’esthétique ou, mieux, l’éthique littéraire dont témoigne cette épigraphe du Monstre : « ... Avec recueillement, — avec ferveur, — religieusement ; — sans chercher à expliquer les actes, — à en ravaler ou à en exalter les effets, — sans essayer d’en tirer un enseignement. » Désormais, on le voit, c’est fini de rire, ou seulement de sourire.

Le Monstre est un recueil de nouvelles, toutes intéressantes, quelques-unes fort belles, toutes désespérantes. Le réalisme de M. Gaston Chérau accomplit ses prouesses et, comme l’auteur a le droit de le dire, ne fait aucun « sacrifice d’aucune sorte » : il y a, dans la première nouvelle, un inceste au commencement, et un inceste à la fin. La pauvre Hortense Massé, fille d’un ignoble paysan, son aventure a de l’analogie avec l’aventure d’Œdipe ; mais son aventure se double d’une façon que j’en ferai à mon lecteur le sacrifice, n’ayant pas juré de renoncer à toute vergogne au profit d’une vérité aussi douteuse qu’une autre… « Mais il faut que je vous écrive son histoire ; elle est triste et, si vous en riez, c’est que je l’aurai mal campée, ou que vous avez l’âme bien noire ! » Cette histoire-là est d’un pauvre perdreau que le chasseur a fourré, encore vivant, dans son carnier : non, vous n’allez pas rire de ce perdreau. Et vous n’avez point l’âme si noire ; mais, lui, M. Chérau, c’est l’imagination qu’il a terriblement noire.

Non, vous n’allez pas rire : M. Chérau vous le défend ; ne riez pas. Encore faut-il que M. Chérau ne vous laisse pas trop voir son projet malin de vous chagriner. Il vous raconte l’aventure de Sabette, une bergère la plus laide du canton, « si noire de peau qu’à cinq ans, au jour tombant, on avait de la peine à découvrir sa figure, » si mal tournée que c’était « à décourager ses chiens de la regarder. » Chimérique, en outre : une vieille folle qui, un beau jour, croit que Fifî l’Esguarrat l’aime. On le lui fait croire et l’on organise une intrigue plaisante où elle est dupée. Quand elle apprend que son amour ne fut que dérision, la Sabette se jette à l’eau. Alors, Fifi l’Esguarrat, qui ne savait pas que la Sabette l’eût aimé, sanglote et dit : « Moi… je l’aurais bien épousée ! » Voilà ce que dit l’Esguarrat. Et M. Gaston Chérau : « Vous riez ? C’est vrai qu’il ne s’agit pas d’un drame mondain et que les héros sont bien laids, mais chacun d’eux avait en lui un cœur si pur et si beau ! Vous vous attendiez à une histoire gaie ? Voilà ! on vous embarque dans un sentier et, à l’improviste, par le flanc droit ! ou vous fait tourner court. » Eh ! nous n’avions pas envie de rire : à la 241e page d’un livre de M. Gaston Chérau, l’on n’a plus même l’idée de sourire. Mais, lui, n’a-t-il pas l’air de se moquer ? Il ne se moque pas de ses tristes héros. De son lecteur ? Probablement. De son lecteur qu’il a soudain soupçonné de futilité bourgeoise.

M. Chérau nous raconte que Sébastien pêchait à la ligne, quand on lui vint crier : « Sébastien, ta femme est morte ! » Sébastien n’y crut pas, faute d’y songer et parce qu’un barbillon mordait. Ce fut auprès du lit de la morte que Sébastien se rendit à l’évidence. « Chère Louise !… » Et il se rappelle que Louise ne voulait pas qu’il se servît de son fusil pour la chasse. Il s’attendrit et ordonne que le fusil soit mis dans le cercueil. Il va chercher une belle couronne à la ville et achète, en même temps, un autre fusil. M. Gaston Chérau nous offre cet échantillon de la bêtise humaine, plus triste que la mort. Et, s’il ne nous demande pas : « Vous riez ? » c’est que nous lui répondrions : « Oui ! »

M. Gaston Chérau nous raconte la vie et la mort de ce pauvre petit Bouscot. « Un poète, un vrai, un charmant poète !... » On le voyait rarement ; il avait souvent des balafres aux joues : « Ta main tremble, quand tu te rases ? » Il avouait son tremblement. Il mourut. Et l’on sut que Bouscot prêtait, pour un peu d’argent, son visage au coiffeur : et les garçons faisaient sur lui leur apprentissage. Quelle misère ! Et, si vous n’avez pas un cœur de pierre, vous en pleurez. Voici le coiffeur, auprès du cadavre ; et le coiffeur s’aperçoit qu’au menton de Bouscot défunt la barbe a repoussé : « Il courut à la fenêtre, héla un gamin dans la rue et lui commanda de courir à sa boutique. Tu ramèneras Emile. Tu lui diras d’apporter son rasoir, le blaireau et la poudre de savon. Emile, le nouvel apprenti qui est entré hier ! Ça lui fera la main, à ce gosse. » Vous riez ? Mais oui !

Le réalisme et le pessimisme ensemble aboutissent à ces funèbres facéties. L’on vous promet la vérité, l’humble vérité, la difficile vérité. L’on se promet de n’être point timide : et, par crainte de la timidité, l’on arrive à l’effronterie paradoxale. On se figure que la vérité a pour ennemie venimeuse l’hypocrisie bourgeoise : et l’on s’en donne de taquiner les préjugés des bourgeois, même si quelques-uns de ces préjugés composent tant bien que mal ce que vous avez accoutumé d’appeler le bon goût. Mais la vérité, l’humble et difficile vérité ? On l’oublie.

Ces divers exemples d’une vérité costumée pour le carnaval, je les emprunte aux premiers romans et à des contes de M. Gaston Chérau, qui ne sont pas ses grands ouvrages les plus renommés et les plus dignes d’admiration. Mais, dans ses plus beaux livres, le même inconvénient se trouve de place en place.

Champi-Tortu est un beau livre, justement célèbre, l’histoire d’un pauvre petit garçon, bossu, tortu, jaloux, et qui, dans sa courte existence, a enduré plus de souffrance que n’en contiennent de longues vies ordinaires. L’auteur écrit : « Ce sera mon honneur d’avoir contribué à éclairer ces espaces si peu connus de l’esprit et du cœur d’un enfant ; mais, ayant porté un peu de lumière dans ce domaine trop négligé, dont le ciel est tantôt si limpide, tantôt si tourmenté, je voudrais que les hommes et les femmes qui ont charge de jeunes âmes ou mission d’éducation trouvent, dans le martyre de mon petit héros, l’enseignement qui découle de ses souffrances et de l’injustice qui a pesé sur son destin. » L’auteur du Monstre, si recueilli, fervent et religieux qu’il fût au récit de ce double inceste, ne comptait que dire la vérité : il annonçait que cette vérité ne comportait aucun enseignement. La vérité de Champi-Tortu est d’une telle qualité qu’un enseignement des plus sérieux en dérive. Et il faut que l’on soit bien sûr de la vérité que l’on possède pour la donner comme un fait riche de conséquences doctrinales et pratiques.

Or, le père de Champi-Tortu, M. Ernest Chevallier, tuberculeux, meurt après nous avoir longtemps attristés. Les parents de ce tuberculeux sont des bourgeois fieffés, à Forgault, petite ville. M. Aristide, le grand-père de Champi-Tortu, accroche lui-même au corbillard une immense couronne de fleurs artificielles sur fond de jais, où l’on peut lire : « A mon fils, son père bien-aimé. » La famille !... « On s’était à peine rangé derrière le corbillard, que Mme Aristide, découvrant l’énorme couronne funéraire, poussait un grand cri, fendait la foule et criait à son mari, en l’étreignant : Mon pauvre homme ! Qu’elle est belle ! Ah ! notre Ernest, notre cher enfant !... On en oublia le mort, la famille, le clergé et Mme Aristide elle-même. Il n’y avait plus que celui dont la douleur s’était manifestée d’une façon si grandiose. Quant à lui, de voir l’assistance se lamenter sur son cas, cela le bouleversa et il se mit à pleurer, savourant, à se dire qu’il était le plus malheureux des hommes, la satisfaction qu’il éprouvait à se persuader qu’il était le premier personnage de Forgault. » M. Gaston Chérau veut rire ? Non pas !

N’ai-je pas l’air de chercher les tares d’une belle œuvre ?... Mais, ou je me trompe, ou ce ne sont pas menues fautes par-ci par-là : ce sont les signes, et les plus voyants, d’une manière qui me fâche et qui est un parti pris de peindre la réalité tout en noir. Très voyants et, à mon gré, choquants, les signes que voilà nous avertissent de nous méfier. Et alors, les malheurs de Champi-Tortu nous semblent accumulés avec un atroce acharnement de chagrin. Ce père, noceur émérite et que la tuberculose châtie, et qui sent mauvais, et qui a de galants désirs ; cette mère, pauvre femme, coquette et amoureuse, et qui prend pour amant le pion de Champi-Tortu ; ce grand-père imbécile, égoïste et méchant ; le pion qui se tue accidentellement ; le petit garçon qui se tue volontairement : c’est trop ! M. Gaston Chérau, qui rougirait de ménager son lecteur, ne veut-il ménager du moins la simple vérité ?

Son héroïne plus récente, Valentine Pacquault, lorsqu’elle a trompé son mari et lorsque son mari s’est tué, tombe de chute en chute au plus bas degré. Les chutes de Valentine Pacquault sont d’une ignominie telle et si entassée qu’il ne s’agit plus de plaindre Valentine, mais d’en avoir la nausée.

Que voulez-vous ? répond un réaliste. C’est la vie. Je peins la vie.

Vous la peignez à votre guise, et qui n’est pas drôle ! Et vous êtes un réaliste, mais qui parfois nous en impose. Les jugements qu’on porte sur la vie dépendent de la vie et dépendent de vous. Il y a, dans votre pessimisme, de la malveillance ; et, dès que nous est apparue votre malveillance, nous vous savons mauvais gré d’avoir choisi, pour opinion définitive et pour enseignement, l’uniforme chagrin. Que voulez-vous, à votre tour ? En somme, nous nous défendons et, contre votre chagrin, défendons notre naïveté.

La mère de Champi-Tortu, écrivant à son ignoble mari, lui exprime des sentiments qui ne sont pas au juste les siens et qui planent plus haut que les siens : ces sentiments « étaient comme ceux des personnages de Corneille, qui sont des monstres dans le genre du courage, de la bonté, de la probité, qui ne s’embarrassent d’aucune imperfection, qui sont faux, du moins qui exaltent. L’exaltation tombée, quand on reprend pied sur le vrai sol de la terre, on ne peut plus espérer les atteindre... » Ah ! Corneille n’est pas un réaliste. Et La Bruyère a dit que Corneille avait peint les hommes tels qu’ils devraient être. Le réaliste prétend les peindre tels qu’ils sont et les peint tels qu’ils ne seraient pas sans amener la fin du monde.

M. Gaston Chérau écrit, à la première page de Valentine Pacquault : « Vous verrez promptement qu’il ne s’agit ici que de simples hommes, et non de héros. » Ce ne sont pas des « monstres » cornéliens : ce sont, quelques-uns, des monstres d’une autre sorte et moins recommandable. Et ce ne sont pas tous des monstres : mais pour le moins de pauvres gens et qui n’ont jamais de chance et qui, dans le malheur, sont lamentables.

Le pessimisme conduit M. Gaston Chérau à une philosophie, que d’ailleurs il n’a point exposée tout au long, mais dont il a formulé quelques aphorismes, et qui est l’âme ardente et un peu trouble de son œuvre.

La prison de verre, suite de Champi-Tortu, porte cette épigraphe : « Et puis, quoi qu’en pensent, — ou qu’en disent, — ceux qui veulent que dans la vie il n’y ait que l’amour qui importe, il n’y a pas que l’amour : il y a les lois des hommes, les mœurs des hommes, qui sont des lois autrement puissantes que les lois écrites. » Ce n’est pas la clarté même, on l’avouera. Il reste que M. Gaston Chérau note la différence et, possiblement, la contrariété des lois et des mœurs et qu’il accorde la suprématie aux mœurs sur les lois. Cette suprématie, ne fait-il que la constater ? Je crois qu’il l’aime. Je crois qu’il n’est pas loin d’identifier les lois et ce qu’il appelle, avec peu d’amitié, « l’ordre bourgeois. » Il y a, dans Valentine Pacguault, Mme Dupin, bonne bourgeoise, en vérité assez bonne, qui a pitié de Valentine, mais qui n’a pas l’audace ou l’entrain de la sauver. Elle dit à Valentine : « Ma pauvre petite ! » et la laisse partir. Elle prie pour Valentine ; et Valentine l’aurait priée en vain. Qu’est-ce que la sensible et inutile Mme Dupin ? Une femme « dont l’ordre bourgeois n’a édulcoré que les actes. » La religion fait partie de l’ordre bourgeois. Or, dans L’oiseau de proie, M. Gaston Chérau, qui étudie les paysans de la région landaise, écrit : « Ce sont de grands enfants, qui seraient terribles si l’appétit du bonheur n’était si violent en eux. Tout passe après le plaisir, où l’on court comme par devoir, — ce qui n’est pas si commun, — et l’on n’a pas le goût du martyre des privations, du sacrifice et des mortifications qui sont autant de masques que nous tenons, par héritage, de toutes les religions de la terre. Si, là-bas, on ne nuit pas à son voisin, ce n’est pas par charité, c’est parce qu’on sait que le voisin vous ferait payer sa paix rompue... C’est d’une sagesse sans principe, semblable à celle qui préside à la paix internationale et qui vaut bien l’autre sagesse. » L’oiseau de proie est de 1913 : depuis lors, on a vu l’infirmité de la sagesse qui préside à la paix internationale. Et, ces temps derniers, un immense pays a durement pâti, à ce qu’il semble, et souffre encore, d’avoir aboli l’ordre bourgeois. Mais M. Gaston Chérau cite et adopte cet apophtegme de Mirbeau : « Le bourgeois de chez nous n’est capable que d’économie. » Le bourgeois, c’est la routine. Foin des sentiments « douillets et bourgeois, monotones ! » Le bourgeois, quelle pitié ! Gloire aux nomades ! « Les courageux, ce sont ceux qui ont tâté de tout sans avoir le temps de s’attacher à rien, ce sont les nomades. Le gamin qui, d’une classe de collège, a passé à une autre classe, et du collège au lycée, du lycée à la chambre d’étudiant, et de la dernière chambre d’étudiant à la caserne, est mûr pour le courage. Vienne l’instant, il se fera casser la figure allègrement, n’ayant rien découvert qui lui donnât le goût de l’existence. » A côté de lui, le fils du fermier « se bat parce qu’il a le conseil de guerre dans son dos ; » et « les souvenirs de ses champs le rendent sage. » Il entend la voix du soc dans le sillon lui gémir de loin : « Garde-toi pour moi ! » Auprès de ce paysan, le bourgeois, fils de bourgeois, « qui a emporté de chaque coin de la maison paternelle le parfum d’une habitude, » aura-t-il du courage ? Oui, « mais petitement, âprement parfois, pour conserver son fauteuil, sa chaise, son lit, le coffre à bois où, les soirs d’hiver, il puise les rondins du foyer. » Que tout cela est à la fois théorique et arbitraire ! Je n’aime pas ce réalisme doctrinal et qui fait de la dialectique a priori. Au surplus, l’histoire exacte de la guerre, où paysans et bourgeois ont valu les nomades, réfute cette combinaison d’idées catégoriques et de faits supposés.

La haine du bourgeois est, pour M. Gaston Chérau comme pour tant de réalistes, un héritage du romantisme ou d’un certain romantisme qui a passé par Flaubert et Mirbeau. La haine du bourgeois est aussi, pour M. Gaston Chérau, la conséquence du grand amour qu’il accorde à ce qu’il appelle un peu vaguement la vie, les mœurs des hommes, plus puissantes que les lois, les instincts, les fortes impulsions, les fougues hardies : le romancier gouverne le penseur.

Mais enfin, les fougues hardies, les fortes impulsions, les instincts produisent, dans ses romans, une calamité perpétuelle, une souffrance abominable, un affreux martyre de la chair et de l’âme. Alors, — je le dis avec simplicité, — je ne comprends pas que ce réaliste, qui voit et qui montre si volontiers les cruels résultats de l’immense désordre, n’ait aucune indulgence pour un « ordre » quelconque, et ne fût-ce que pour l’ordre bourgeois. C’est qu’il préfère son pessimisme ? Voilà précisément ce que je lui reproche.

Eh ! dira-t-on, M. Gaston Chérau n’est point un penseur : je l’accorde ; il est un romancier : je le tiens pour l’un de nos romanciers les meilleurs. Et j’aurais négligé sa doctrine volontiers, si elle ne faisait que de furtives apparitions dans son œuvre. Mais il me semble qu’elle anime toute son œuvre et l’entache. C’est une œuvre de vérité : l’auteur réclame cet éloge et, de bien des façons, le mérite. Seulement, il arrive que la doctrine du penseur altère et fausse la vérité que le romancier recherche et trouve. L’infortunée Valentine Pacquault, l’ordre bourgeois la repousse avec une impitoyable sottise. Je le veux bien ! Valentine Pacquault sera sauvée par le capitaine de Milliaud. Peste ! Un officier : vous devez être content ? C’est que le capitaine de Milliaud, très bon officier, patriote et homme de cœur, on nous le présente comme un bohème de l’armée, un nomade sans feu ni lieu : ses garnisons, autant d’étapes dans sa course à l’incertitude. Et je le veux bien que ce nomade soit plus gentil pour Valentine que Mme Dupin, bourgeoise. Ce qui me fâche est de ne rencontrer, dans les romans de M. Gaston Chérau, que des bourgeois bêtes, méchants ou inactifs, tandis que toutes les vertus et la seule efficacité sont le privilège des nomades. Parce que je suis un bourgeois ? Et aussi parce que j’aperçois un parti pris, et qui me choque dans une œuvre où l’on m’a promis de réaliser la difficile vérité de la vie.

Je le disais et le redis : en dépit de ses défauts, parfois irritants, l’œuvre de M. Gaston Chérau a d’excellentes beautés.

Aucun romancier de ce temps ne suscite mieux des personnages et le drame où les placer. Champi-Tortu est aussi réel que le petit Jack d’Alphonse Daudet : nous le connaissons, nous l’aimons, nous avons tendrement pitié de lui. Nous aimons sa mère, si belle, si persécutée par les gens et la malchance. Elle commet plus d’une faute et garde notre sympathie ; quand elle essaye de respirer l’air pur de le mer, au sortir de la chambre qu’empeste son mari tuberculeux, quand elle essaye de vivre et de s’épanouir, en dépit de son devoir, nous l’approuvons ; elle nous a séduits. Valentine Pacquault, petite âme légère, une âme à peine, la plus frivole amante du plaisir, — comme nous l’aimerions demain, si elle vivait ! — et c’est à Manon que je la compare.

M. Gaston Chérau traite chacun de ses personnages tout de même que s’ils vivaient, car il leur a donné la vie. Il les déteste ou les adore et parfois ne résiste pas à la velléité de le leur dire. Dans la petite ville où est né Champi-Tortu, il y a un marchand de nouveautés, toiles et cotonnades, Juigné, qui tente une démarche inopportune et assez dangereuse pour nos amis Champi-Tortu et sa mère -. « Cet imbécile, cet âne de Juigné ! » Jamet, l’oncle de Valentine Pacquault, le roi de son village, est un égoïste que rien ne dérange de songer à soi. Les folies de Valentine, connues là-bas, l’ont détrôné. Il devrait secourir la malheureuse femme. Il lui écrit : « Tu as fait mon malheur ! J’étais le roi du pays et je ne suis plus rien. Je n’ose même plus aller dans les foires et j’ai dû vendre mes chiens... » Alors, M. Chérau : « « C’était son pire malheur, à ce roi du pays, il avait vendu ses chiens ! » Dans L’oiseau de proie, roman d’une extrême violence et qui, avec sa suite Le remous, mène le lecteur à sa guise, le malmène et le tient en état de curiosité angoissante, un petit paysan du nom de Michéou, valet de chiens, a toutes les grâces du cœur, la gaieté, le dévouement, l’amour : « Charmant petit Michéou ! » Valentine Pacquault, M. Gaston Chérau ne l’aime pas toujours. C’est à cause de sa légèreté que François, son mari, une espèce d’enfant qu’ont assailli les terribles douleurs des hommes, se tue à force de désespoir. Elle l’a trompé. Elle vient de le tromper et cependant lui murmure à l’oreille les mots les plus câlins. « Et elle était sincère ! » s’écrie M. Gaston Chérau, avec une indignation qui est sincère également. Lors de ses premières étourderies, et quand elle devrait arranger sa vie sérieuse, elle n’a en tête que projets de dissipation mondaine : « Voilà à quoi elle pensait ! » s’écrie M. Gaston Chérau, qui sait le châtiment que la destinée, de loin, prépare à tant de frivolité. Il le sait, elle ne le sait pas : il est épouvanté, frissonne d’horreur et de pitié, voudrait que Valentine fût sage. Il la réprimande, elle ne l’écoute pas. Il oublie que, la destinée, c’est lui et que, le châtiment, c’est lui au bout du compte qui le prépare. Elle lui fait beaucoup de chagrin, l’apitoie : il l’aime, il n’en sera pas moins sévère. Il ne l’entraînera pas moins par les pires chemins de la misère et de la honte. Ah ! la méchante, et la vilaine, et si charmante !

L’intervention de l’auteur et, pour ainsi dire, son intrusion dans le récit n’est pas conforme à l’esthétique réaliste, qui veut que l’auteur soit absent de son œuvre. L’intervention de M. Gaston Chérau dans ses romans me plaît beaucoup : elle est involontaire, elle est spontanée, elle prouve que cet écrivain croit à ses fictions, à la vérité de ses personnages et à la réalité de l’anecdote qu’il leur invente. Le lecteur cède à la même illusion. L’émoi de l’auteur et celui du lecteur sont pareils. Et c’est un bon signe, où l’on reconnaît le don principal du romancier.

La plupart des romanciers qui créent des personnages très vivants les font à leur ressemblance. Les personnages de M. Gaston Chérau sont de toutes sortes ; leur diversité prouve qu’ils ne ressemblent pas à M. Gaston Chérau. Il a encore ce don du romancier : il crée des êtres qui ont leur individualité complète.

Il sait organiser leur conflit, leur mésentente, d’où naît le drame. Il les a pourvus de passions qui les lancent les uns vers les autres, ou les uns contre les autres, pour l’amour et pour la haine. Le drame naît de leurs rencontres et de leurs conflits. Il ne laisse pas beaucoup d’influence au hasard : et c’est ainsi que ses romans les plus riches en épisodes surprenants ont une qualité que n’ont pas les romans d’aventures, Quand Valentine a commis ses plus terribles imprudences, « elle se dit que la fatalité serait là pour s’occuper d’elle. » Et qu’est-ce donc que la fatalité ? Le hasard, sinon la providence. Mais le hasard n’est que l’ensemble des causes. M. Gaston Chérau examine les causes : il les trouve dans le caractère des gens. Et j’avoue qu’il a soumis Valentine à un tracas de causes quasi infernales ; du moins chacune de ces causes a-t-elle une visible réalité.

L’analyse des âmes, dans l’œuvre de M. Gaston Chérau, tient peu de place. Il n’a pas besoin d’analyser : il crée. Les personnages qu’il a créés vont et viennent, agissent, pâtissent. Vous les voyez, les entendez : et vous les comprenez comme vous comprenez des êtres vivants qui ne vous ont pas mis dans le secret de leurs pensées ; vous les devinez.

« Le caractère des hommes, dit M. Gaston Chérau, est un miroir qui reflète leur pays. Il est des miroirs larges et limpides, qui peuvent contenir de grandes images sans les déformer ; d’autres, étroits, ternis et brisés, où l’image apparaît courte, trouble et discontinue. » M. Gaston Chérau ne manque pas de mettre ses personnages en accord avec leur pays, avec la terre, avec le village et le paysage. Il leur donne un fond de nature, qui provient de leur origine et de leur métier. Il leur donne aussi une singularité, qui provient de leur inaptitude à refléter exactement leurs alentours. Leurs ressemblances les réunissent, leurs différences les séparent. Il les groupe comme, dans la réalité, se groupent les gens, amis ou ennemis.

M. Gaston Chérau est un romancier très intelligent et qui a l’imagination généreuse et tendre.

Il n’est pas toujours un écrivain parfait. On a remarqué sans doute, en quelques passages de lui que j’ai cités, des négligences déplorables. Il méprise deux ou trois règles de grammaire, qu’il a grand tort de mépriser. Il n’est pas très habile à exprimer des idées abstraites ; et, comme ses doctrines sont débiles, à mon avis, leur expression ne l’est pas moins. Dès qu’il les abandonne et retourne à la réalité, domaine où son imagination très véridique se déploie, il devient un excellent écrivain, souvent admirable, opulent et ingénieux, émouvant, malin, subtil et dont la subtilité même a quelque chose de naïf et de gentiment bon.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Valentine Pacquault (Plon). Du même auteur (à la librairie Flammarion) : Les Grandes époques et La Saison balnéaire de M. Thebault ; Monseigneur voyage, Le Monstre, Champi-Tortu, La Prison de verre, L’Oiseau de proie, Le Remous.