Aller au contenu

Revue littéraire - Les spectacles de la foire et nos scènes de genre

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - Les spectacles de la foire et nos scènes de genre
Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 457-468).
REVUE LITTÉRAIRE

LES SPECTACLES DE LA FOIRE ET NOS SCENES DE GENRE

A côté des théâtres d’ordre, classés, catalogués, mis en exploitation régulière et qui sont donc de grands théâtres, nous avons vu depuis une quinzaine d’années se multiplier les entreprises particulières et pulluler les scènes hors cadre : Théâtre libre, théâtre d’Art, théâtre de l’Œuvre, théâtres de marionnettes, de pantomime, d’ombres chinoises, tréteaux, roulottes, guignols, cafés-concerts, cabarets littéraires et autres bouis-bouis. Ces théâtricules ne laissent pas que d’inquiéter les théâtres ; ceux-ci se plaignent qu’on détourne leurs spectateurs, crient à la concurrence déloyale, et regrettent, sans oser l’avouer, le temps où les troupes qui avaient un privilège pouvaient envoyer la maréchaussée aux troupes qui avaient un public. Le fait est que tout un public, et non le moins élégant, prend volontiers le chemin de ces petits théâtres où l’attire la promesse de spectacles un peu différens de ceux qu’il trouve partout ailleurs, plus curieux, plus piquants sinon plus délicats. Ce phénomène de la multiplication des théâtres d’à côté n’est pas sans importance, même pour l’histoire de l’art dramatique. Mais aussi il n’est pas nouveau. On l’avait vu déjà se produire de point en point au cours du XVIIIe siècle, avec toutes ses variétés et toutes ses conséquences. A côté de la Comédie-Française, du Théâtre Italien et de l’Académie de musique naissent et se développent les théâtres de la foire. Ils intéressent l’histoire des théâtres puisque nous leur devons nos modernes théâtres de genre. Ils intéressent l’histoire littéraire elle-même, puisque plusieurs formes de divertissement dramatique s’y sont ébauchées, et que deux genres s’y sont presque entièrement déterminés : l’opéra comique et le vaudeville.

L’histoire des forains et de leurs démêlés avec leurs puissans adversaires est des plus curieuses. Elle a été souvent contée : elle vient de l’être une fois de plus, de façon très attrayante, par M. Maurice Albert dans son volume : les Théâtres de la Foire[1]. Ceux d’entre nous qui se plaignent d’avoir une Exposition tous les onze ans peuvent se consoler en songeant que leurs pères en avaient deux par an, une au printemps, qui était la foire Saint-Germain, une en été, qui était la foire Saint-Laurent, lieux de plaisir en même temps que places de commerce. Les badauds de toutes les classes s’y donnaient rendez-vous, ceux du beau monde désertant la place Royale et ceux du peuple désertant le Pont-Neuf. Ils y trouvaient des attractions variées. Longtemps les entrepreneurs de spectacles se bornèrent à exhiber des phénomènes, hommes à deux têtes, hommes sans bras, hercules, « femmes fortes » qui soulevaient avec leurs cheveux des poids de cent kilos, à montrer la lanterne magique et faire jouer des marionnettes, ou danser des animaux savans tels que pigeons, chiens, rats, et surtout des singes parens de ce Fagotin immortalisé par son duel avec Cyrano. A la fin du XVIIe siècle la troupe la plus en faveur était une troupe de vingt-quatre sauteurs dirigée par le Français Alard et l’Allemand Vonderbeck. Alard eut l’idée d’encadrer les exercices de ses sauteurs dans de petites scènes dialoguées. Le livret de l’un de ces spectacles est venu jusqu’à nous. Il est intitulé : les Forces de l’Amour et de la Magie (1678). Le théâtre représente une forêt, où des personnages costumés en démons et en polichinelles se tiennent immobiles sur des piédestaux. Après que quelques hautbois ont joué une ouverture, un homme paraît, c’est Merlin ; il se plaint d’être valet, et valet d’un maître qui, non content d’être magicien, est amoureux : ce maître est Zoroastre, amoureux de la bergère Grésinde. Tout à coup les démons sautent de leurs piédestaux, font des tours d’acrobates et donnent à Merlin des coups de bâton. Au second acte, Zoroastre, pour séduire Grésinde, fait devant elle des tours de passe-passe : il lève des gobelets posés sur une table et d’où il sort des singes qui font des culbutes et des serpens ailés qui s’envolent. Au troisième acte, Grésinde, qui décidément ne se soucie pas d’avoir pour mari un si habile homme, invoque la protection de Junon : quand Zoroastre veut serrer Grésinde dans ses bras, ce n’est pas la bergère qu’il embrasse, mais un démon tombé des frises. Un sujet d’un merveilleux enfantin, une vague intrigue, beaucoup d’acrobatie et de prestidigitation, un peu de musique et de dialogue, telle est, dans son premier état, la comédie foraine. Si naïve et si grossière soit-elle, c’est un commencement et un point de départ. Le progrès consistera à diminuer la partie foraine pour augmenter d’autant la partie musicale et littéraire.

Les théâtres déjà établis et officiellement reconnus ne s’y méprirent pas et flairèrent aussitôt la concurrence. Alors commence entre les forains et les directeurs de scènes privilégiées une lutte épique, fertile en incidens, ruses et stratagèmes, lutte des faibles contre les puissans qui dure avec des fortunes diverses pendant un siècle et se termine par la victoire définitive des faibles. Un jour c’est la Comédie-Française qui interdit aux forains de parler, un autre jour c’est l’Académie de musique qui leur interdit de chanter et de danser ; ce sont les Italiens qui leur contestent le droit aux ariettes et ce sont les Marionnettes elles-mêmes qui leur défendent d’user de la pratique de Polichinelle. Il y a toujours dans la salle quelque émissaire des rivaux coalisés, parfois un Baron ou un La Thorillière, occupé à épier la moindre contravention. A peine la représentation est-elle terminée, le lieutenant de police prend possession de la « loge » où ses hommes se mettent en devoir de briser les sièges, mettre les accessoires en morceaux et brûler les décors. A maintes reprises et pendant plusieurs années les spectacles sont supprimés. Les forains ne se découragent pas. Aux privilèges des grands comédiens ils opposent les privilèges de la foire : ils mettent à profit les conflits de juridictions, les lenteurs de la procédure, l’irrégularité de la répression, les complaisances d’un pouvoir arbitraire, mais débonnaire. Habiles à profiter de tout, les Alard, les Francisque, les Dominique déploient dans la lutte une agilité, une souplesse, une adresse bien dignes des équilibristes, illusionnistes et danseurs de corde qu’ils étaient. Ils jettent dans la mêlée tous ceux dont les intérêts sont en quelque manière liés aux leurs, princes qu’ils ont divertis, abbés à qui ils paient des redevances : en sorte qu’on voit en justice des dignitaires de l’État ou de l’Église côte à côte avec des farceurs de foire. Ils vont jusqu’à prendre dans la garde ordinaire de M. le duc d’Orléans deux suisses qu’ils métamorphosent en directeurs de théâtre, les Suisses jouissant d’une quantité de privilèges, immunités et exemptions[2]. Ils se hâtent de bénéficier de toutes les mésaventures et défaillances de l’adversaire. Les Italiens sont chassés, en 1697, pour avoir, en jouant la Fausse Prude mécontenté Mme de Maintenon : aussitôt les forains se partagent leurs dépouilles, leur empruntent de force leur répertoire, s’approprient les types d’Arlequin, de Scaramouche et de Mezzetin. L’Opéra est en faillite : les forains lui achètent le droit de « faire usage sur leur théâtre de changemens de décoration, de chanteurs dans les divertissemens et de danseurs dans les ballets. »

Mais la plus grande habileté des forains ce fut encore de s’adjoindre des auteurs de talent. Au lendemain de Turcaret, Lesage, s’étant brouillé avec la Comédie-Française, passe au théâtre de la Foire, dont il va pendant vingt ans être le fournisseur attitré. Piron commençait à se faire connaître dans le petit monde littéraire du café Procope par sa verve et les saillies de son humeur bourguignonne. Un beau matin, Francisque tombe chez lui : « Je suis entrepreneur de l’Opéra-Comique. La police m’interdit de faire paraître plus d’un acteur parlant sur la scène. MM. Lesage et Fuzelier m’abandonnent. Je suis ruiné, si vous ne venez pas à mon secours. Vous êtes le seul homme qui puissiez me tirer d’affaire. Tenez, voilà cent écus. Travaillez. » Et pendant trois années Piron travaille pour la Foire, avec une verve et une ardeur qui se refroidiront subitement dès qu’il abordera la Comédie-Française et écrira pour elle la Métromanie. Si l’on joint aux dix volumes publiés par Lesage, Fuzelier et d’Orneval, les trois qui contiennent les pièces écrites par Piron, on a le répertoire complet du théâtre forain pour une période qui va de 1713 à 1734, et qui est aussi bien la plus caractéristique dans l’histoire de ces spectacles. C’est la période de confusion. Tous les genres sont mêlés. Ce qui est curieux c’est d’apercevoir dans cette confusion les genres qui peu à peu se dégageront des élémens auxquels ils sont mêlés pour vivre enfin d’une vie indépendante. Et c’est de voir comment ces genres sont nés des circonstances, des conditions matérielles où se trouvaient les entrepreneurs de spectacles et de la nécessité qui s’est imposée aux auteurs de s’y accommoder ou de s’y soustraire.

Chacune des entraves apportées au jeu des forains devient pour eux l’origine d’une trouvaille ingénieuse, d’un emprunt fait à propos, ou d’une « création » qui, d’ailleurs, vaut ce qu’elle vaut. En 1709, les forains n’ont pas même le droit de monologuer. Condamnés au mutisme, ils joueront donc des « pièces à la muette. » Voici en quoi elles consistaient. Les acteurs prononçaient d’un ton tragique, sur le rythme de l’alexandrin, des mots qui n’avaient aucun sens. Le ton et les gestes rappelaient de façon grotesque les acteurs de la Comédie-Française dans leurs rôles les plus récens. Molière, dans l’Impromptu de Versailles, s’était amusé, en passant, à ce genre de drôlerie. Les forains s’en emparent et le font venir jusqu’à nous ; ce sont les imitations. — En 1713 les forains se trouvent privés tout à la fois du droit de dialoguer, de monologuer, de chanter et de danser ; ils ne renoncent pas pour si peu à jouer des pièces. Ils s’avisent du stratagème suivant. Ils font imprimer sur des écriteaux les paroles que les acteurs ne pouvaient débiter et que la mimique ne pouvait rendre. Deux enfans habillés en amours et suspendus en l’air par des contrepoids déroulaient l’écriteau ; l’orchestre jouait aussitôt l’air du couplet et donnait le ton aux spectateurs, qui chantaient eux-mêmes ce qu’ils voyaient écrit, pendant que les acteurs y conformaient leurs gestes. La première des pièces que Lesage compose pour la Foire, Arlequin roi de Serendib, est le type de ces « pièces à écriteaux. » Arlequin a été jeté par la tempête dans l’île de Serendib ; des voleurs l’attaquent, l’enferment dans un tonneau, dont s’approche un loup qu’Arlequin tire par la queue, en sorte que, dans l’effort, le tonneau se brise. Suivant une coutume de l’île, tout étranger qui y aborde doit être fait roi : Arlequin goûte fort les privilèges de la royauté : le chef des eunuques lui amène l’esclave favorite ; des cuisiniers lui servent des plats recherchés, qu’il a seulement à défendre contre des médecins directement venus de l’île de Barataria. Mais cette royauté n’est que le prélude du sacrifice, et le roi d’un jour doit être immolé à l’idole du lieu. Par bonheur, le grand prêtre n’est autre que Mezzetin, qui reconnaît Arlequin, l’embrasse, pille le temple avec lui et veut même voler l’idole pour la rapporter en France. C’est donc dans un cadre fantastique, où voisinent des souvenirs d’Iphigénie en Tauride, de Don Quichotte et des Voyages de Bernier, la pantomime, que les forains reprennent aux Italiens. — En 1722, si les forains n’ont pas le droit de dialoguer, ils ont du moins celui de parler. Avantage énorme, et qui va permettre à Piron de composer les trois actes de son Arlequin Deucalion. Arlequin joue le rôle de Deucalion resté seul au monde après le déluge. « Eh ! bien je ne vois personne à qui parler, il n’y aura personne aussi qui me fasse taire. » Donc il bavarde à son aise, abondamment et sur tout sujet, il raille et il disserte, il verbalise, satirise, moralise. D’une futaille échappée au déluge il tire un nobiliaire : « Ah ! ah ! la jolie pièce de cabinet le lendemain d’un déluge ! » Continuant ses fouilles, il tire de la futaille les pièces d’un procès, celui des anciens et des modernes. Puis c’est une paire de pistolets. un sac à procès, un sac d’argent. « On peut appeler celui-ci le sac aux forfaits et la vraie boîte de Pandore. Que d’horreurs en sont sorties ! Quels crimes n’a pas fait commettre l’amour de ces fanfreluches-là ! » Mais au moment où notre moraliste va jeter les pièces dans la mer, quelque chose lui retient le bras, on ne sait quel charme l’acoquine à ce maudit métal. Et ces trois actes ne sont donc que le monologue.

Énumérons quelques-uns des élémens qui sont essentiels à la comédie foraine et qui devaient, par la suite, faire fortune. D’abord le merveilleux. Ce merveilleux, emprunté aux souvenirs de l’antiquité déformés par l’imagination populaire, au pittoresque conventionnel de contrées lointaines et étranges, aux contes de fées, à l’allégorie, à la fantaisie, a surtout pour objet d’amuser les yeux par le bariolage des costumes, la nouveauté de la décoration, les surprises des changemens à vue. Ainsi dans le Temple du Destin, l’Antre de Trophonius, la Reine de Barostan, la Foire des Fées. L’Endriague, de Piron, doit son nom à un monstre ailé qui occupait toute la largeur de la scène : on voyait la jeune Grazinde disparaître dans la gueule du monstre où Arlequin l’allait rechercher. Dans l’Ane d’Or, de Piron, qui n’a que peu de ressemblance avec celui d’Apulée, le principal rôle était celui d’un âne qu’on voyait en scène manger et boire comme un être humain, attendu que c’était Arlequin lui-même métamorphosé. Ce qui avait suggéré à Piron cette belle invention, c’est que l’Arlequin de la troupe se trouvait avoir un remarquable talent pour braire. Le merveilleux, que Boileau excluait de toute œuvre d’art sérieuse, avait ainsi trouvé accueil chez les forains qui deviennent les maîtres de la féerie. D’Arlequin roi de Serendib à l’Ane d’Or ; de l’Acajou, de Favart, dont un acte se passe dans la lune, au Pied de Mouton et à la Poudre de Perlimpinpin, la chaîne est ininterrompue, et toute la différence ne provient que de l’ingéniosité grandissante des trucs et du luxe de la mise en scène.

La comédie foraine qui est une féerie est aussi, essentiellement, une revue. De quoi voulez-vous que rient des badauds parisiens si ce n’est du ridicule le dernier-né, du travers le plus récent, de la mode qui sévit, de l’engouement qui vient d’éclore, de l’aventure qu’on se conte à l’oreille, du scandale d’hier, des originaux du jour, et, en un mot, de tout ce qui est du domaine de l’actualité ? Donc l’auteur de Turcaret et bientôt de Gil Blas ne manquera pas de mettre en scène ses victimes ordinaires : financiers, médecins, nobles de fraîche date, petits-maîtres débauchés, comédiens superbes et poètes faméliques. L’allusion est parfois d’une remarquable précision, remarque M. Maurice Albert. Dans Arlequin traitant, un manieur d’argent paraît sur la scène entre deux archers avec du foin sur son chapeau, dans ses manches, entre le justaucorps et la chemise. Or quelques semaines auparavant, un homme d’affaires que l’exempt cherchait avait été trouvé caché dans des bottes de foin. Piron sème à profusion ces traits de satire contemporaine. Non seulement il en égaie son dialogue, mais parfois il les réunit dans une longue tirade, sorte d’intermède qui interrompt la pièce, à la manière de la parabole antique. Ainsi dans l’Endriague Scaramouche s’avance sur le devant de la scène et s’adressant au public, qu’il prend à témoin, il lui conte ce qu’il vient de surprendre dans une grande ville fort peuplée dont les habitans se sont tout à coup pétrifiés. « J’ai pris sur le fait des cabaretiers achevant d’empoisonner en catimini de mauvais vin qui n’était déjà que trop malfaisant ; des pâtissiers empestant leur pâte ; des boulangers sophistiquant la leur ; des bouchers qui masculinisaient les vaches et les brebis ; des rôtisseurs qui donnaient le fumet de garenne à de vieux clapiers, et cent autres friponneries d’arrière-boutique. » Il est allé à l’Académie française, au Palais, au tripot : « Ah ! les bonnes figures à peindre ! Que les gagnans et les perdans étaient aisés à distinguer ! » Dans les Enfans de la Joie, la déesse Até nous fait part de quelques-uns de ses étonnemens. Elle a vu un financier s’enrichir par la banqueroute, une fille qui mériterait la Salpêtrière rouler carrosse, un mari au courant des fredaines de sa femme qui en prend son parti et passe encore pour un honnête homme. C’est la veine des Caractères, du Diable boiteux et des Lettres persanes. Et c’est par ces traits de satire que la comédie foraine a quelque valeur littéraire et fait parfois songer à la bonne comédie.

Il faut à toute revue son acte des théâtres. « Et des spectacles, n’en dites-vous rien ? » demande Arlequin à Mercure, qui s’occupe beaucoup des potins de Paris depuis qu’il est devenu le Mercure galant. « Si fait, j’en parle, répond Mercure. Je ne me suis donné, ce voyage ici, que le temps d’arracher en volant quelques affiches. » Il en donne lecture. Voici le spectacle des Marionnettes qui fait courir tout Paris ; c’est Pierrot Romulus, où Romulus figure en Pierrot, le grand pontife de Rome en Polichinelle et Tatius en bonhomme Jambroche. « Arlequin. Quel maudit genre de farces est-ce là ? Comment l’appelle-t-on ? Mercure. Parodies, laboratoire ouvert aux petits esprits matins qui n’ont d’autre talent que celui de savoir gâter et défigurer les belles choses. Marinette. Je goûte fort ces parodies, et le secret de changer les larmes en éclats de rire. » Et continuant de lire, en les commentant, les affiches de théâtre. Mercure y trouve la parodie d’Œdipe, un Thimon le misanthrope, les Sept Sages de la Grèce, Iphigénie et Cartouche, (l’Antre de Trophonius). D’ailleurs dans la Comédie foraine, aucun sujet ne revenait plus souvent que la critique des théâtres. Non seulement les forains décochaient à leurs rivaux des milliers d’épigrammes, mais ils avaient soin de mettre le public au courant de leurs démêlés avec la Comédie-Française ou les Italiens ; des prologues ou même des pièces entières n’avaient pas d’autre sujet. Les Funérailles de la Foire, le Rappel de la Foire à la Vie, la Querelle des Théâtres, dix autres ouvrages de ce genre, sont de véritables comédies de polémique. Les forains ne se contentent pas de railler la Comédie sur la composition de ses spectacles, sur le jeu de ses acteurs et sur l’effroyable solitude où elle se morfond ; mais ils ont assez de confiance dans la bonne volonté et dans l’éducation artistique de leur public pour traiter devant lui des questions abstraites et spéciales. Que dites-vous d’une scène où l’Art et la Nature, mariés et faisant mauvais ménage, plaident en séparation ? Et quoi d’un dialogue où les deux interlocutrices sont la « Première représentation » et « l’Impression, » personnifiées et discutant pour savoir laquelle est la plus redoutable à l’auteur ?

Comme leur Marinette, les forains goûtaient vivement la parodie. Aucun genre n’était chez eux plus en faveur. Toute pièce nouvelle et quelle qu’en fût la fortune, se voyait aussitôt parodiée à la foire. C’était un tribut qu’il fallait payer. Beaucoup avaient le bon esprit d’en rire ; quelques-uns s’en fâchaient. On sait parmi lesquels était Voltaire. Aux yeux de ces parodistes enragés, rien n’est sacré, pas même l’Olympe. L’auteur du Mariage de Momus ne nous montre-t-il pas les dieux occupés à jouer « au jeu qu’on appelle le métier deviné, » et qui vaut sans doute les charades ou les bouts rimes. L’un des joueurs fait les gestes qui caractérisent un métier ; les autres doivent deviner. Apollon va et revient majestueusement, branlant les deux bras sur les hanches, battant des timbales avec les talons, touchant à sa perruque, nasillonnant et chantant sur le ton de la vieille déclamation. « C’est un comédien français, » s’exclame le chœur des dieux. Dans la même pochade nous assistons aux doléances des ministres du temple de la Vertu. « O siècle ! ô mœurs ! n’avoir pas étrenné ! Quoi ! pas le moindre denier, pas le moindre poulet ! » C’est déjà l’exclamation attristée de Calchas : « Trop de fleurs ! » C’est la Belle Hélène un siècle d’avance. En sorte que la comédie foraine enfermait encore le germe et portait en elle l’espérance de l’opérette.

Monologue, revue, féerie, opérette, parodie, tous ces genres s’annoncent dans la comédie foraine. Mais ce n’est par aucun d’eux qu’elle se caractérise et elle ne leur emprunte pas son nom. L’élément vivant, déjà tout prêt à se développer et d’où vont prochainement sortir deux genres encore inconnus, c’est le couplet. Ces couplets, que jadis les spectateurs entonnaient en chœur sur des airs connus, sont maintenant semés dans la prose du dialogue et l’acteur les chante sur des airs nouveaux composés par le musicien de la troupe ; d’autres couplets, d’intention malicieuse, forment le « vaudeville » par lequel se terminent les pièces et aussi indispensable à la fin d’une comédie foraine que l’envoi à la fin d’une ballade. C’est ici le principe actif et fécond pour un avenir prochain. De là le nom de « comédie en vaudevilles » que portent ces pièces, ou celui plus généralement adopté « d’opéra comique » qu’elles portent depuis 1715 et qui sert même à désigner le théâtre de la foire. Constituées en effet par le mélange du dialogue en prose et des couplets en vers destinés à être chantés, elles tendent à devenir ce que nous appelons encore l’opéra comique et ce qu’on appelait jadis le vaudeville à couplets. Opéra comique et vaudeville ne sont pas encore distincts l’un de l’autre, mais se confondent dans un seul genre aux limites mal fixées. Pour se constituer définitivement, se différencier et achever de se définir, il leur reste bien des progrès à faire. Le premier est précisément d’éliminer tous ces élémens que nous avons énumérés, qui les masquent et qui les étouffent. Un autre est de répudier le concours d’Arlequin et de Scaramouche, utiles auxiliaires de la première heure, mais que doit bannir le genre nouveau s’il veut être chez lui et n’employer qu’un personnel qui lui appartienne. Un autre, non moins important, consiste à rejeter je ne dis pas le libertinage dont on s’accommodera souvent, mais la grossièreté encore inhérente au répertoire forain de Lesage et de Piron. Car nous voulons bien que les spectacles réglés par ces hommes d’esprit fussent de toutes manières préférables à ceux dont on régalait jadis les badauds des deux Foires ; mais on ne s’attend pas que Lesage s’interdît un genre de drôleries dont Molière et ses successeurs immédiats faisaient encore un usage copieux ; et pour ce qui est de Piron, deux de ses pièces tout au moins, Tirésias et la Rose, n’étaient que le développement de situations des plus scabreuses. Encore ne faut-il pas juger ces pièces sur le texte qui en est parvenu jusqu’à nous. Ce texte n’est guère qu’un canevas sur lequel brodaient les acteurs et qu’ils illustraient de plaisanteries ignobles, ajoutant encore par le geste à l’indécence du mot. En d’autres termes, il faut que le genre né sur les tréteaux de la foire et paré de la dépouille des Italiens rejette tout ce qui lui donne le double caractère italien et forain.

Ces progrès se font peu à peu grâce à l’honnête Panard, qui a beaucoup contribué à épurer la comédie foraine, à Boissy, à Fagan. Les dernières modifications sont dues à Favart et à Vadé. C’est la Chercheuse d’esprit de Favart (1741) qu’il faut lire si l’on veut se faire une idée de ce genre indécis, aux formes charmantes et douteuses, qui, débarrassé des élémens forains, hésite encore entre l’opéra comique et le vaudeville. La grossièreté a disparu, le libertinage d’imagination est partout. Arlequin, Scaramouche, le Docteur et Colombine ont cédé la place à M. Subtil et à Mme Madré, un tabellion et une fermière, à Lucas et à Nicette. Un niais et une ingénue, tels sont les héros de Favart, mais un niais assez fin pour duper une matrone, une ingénue de qui l’ingénuité s’ingénie à trouver l’esprit qui la fera craquer comme la frêle enveloppe de la fleur au moment de s’épanouir. Cette fausse naïveté, cette simplicité rouée, cette ingénuité égrillarde a bien sa date ; et voilà des originaux tout prêts pour le pinceau de Greuze. Dans la Coquette sans le savoir, le Coq de Village, les Amours grivois, la note est la même. Notaires, paysans, militaires ont envahi la scène ; et ce sont autant de « précieux. » Au genre précieux de Favart succède et répond le genre « poissard » de Vadé. L’auteur de la Pipe cassée et des Bouquets poissards, ce « Téniers de la poésie, » avait inventé de composer, avec les scènes de la vie familière des forts à bras du Port aux blés et des dames de la Halle, de petits tableaux qui prétendaient à une exactitude toute naturaliste. L’invention avait plu surtout dans les salons ; la gentillesse en consistait à attraper le ton juste et le geste approprié pour lâcher des bordées de trivialités et d’injures empruntées au vocabulaire des harengères et des portefaix. C’est ce genre que Vadé transporte au théâtre avec son opéra comique des Racoleurs (1756) dont les personnages s’appellent Mme Saumon, marchande de poissons, Javotte, Toupet, perruquier, La Ramée, Jolibois et Sans Regret.

Désormais, l’opéra comique est constitué comme genre littéraire. Il a pour objet la peinture des mœurs des gens de la campagne et du peuple. Cette peinture, il la croit exacte ; le décor et la mise en scène lui servent à indiquer le milieu avec un surcroît de détails précis. Mais il est inévitable qu’un genre nouveau s’imprègne de l’atmosphère d’idées et de sentimens qui règne au moment où il arrive à sa complète formation. L’opéra comique à ce point de son développement rencontre la sensiblerie : ils s’unissent pour toujours. A la même époque, c’est-à-dire aux environs de 1760, des musiciens tels que Dauvergne, Duni, Monsigny, développent l’élément musical et donnent au genre nouveau son caractère lyrique. L’opéra comique est désormais viable. Les dernières années de l’ancien régime sont pour lui la période la plus gracieuse de son histoire, celle où l’équilibre subsiste entre ses divers élémens, la seule, en tout cas, où, la comédie n’y étant pas encore réduite à l’emploi subalterne de livret, il appartient à la littérature.

Des deux genres en concurrence, c’est donc l’opéra comique qui s’était trouvé le premier prêt. Cela s’explique aisément, attendu qu’il pouvait utiliser le plus grand nombre des élémens de la comédie foraine : décoration, mise en scène, costumes, danses, ensembles musicaux, donnée merveilleuse. C’est en abandonnant à son brillant rival toutes ces richesses, et ne gardant pour lui que la comédie satirique et le couplet malicieux que le vaudeville pourra se tailler un domaine à part. Encore lui faudra-t-il du temps pour cela, et les spectacles de la foire auront disparu avant qu’il y ait réussi. La disparition même des théâtres de la foire l’y aidera. En effet, sous Louis XVI, les forains émigrent au boulevard ; ces théâtres du boulevard vont sans cesse se multipliant ; ils auront intérêt à exploiter un genre qui n’occasionne que peu de dépenses. D’ailleurs, ici encore, c’est le couplet qui sera l’élément vital ; le « vaudeville » donnera son nom au genre, et les principaux fournisseurs en seront les chansonniers, membres du Caveau. Comme le XVIIIe siècle finissant nous avait donné les paysanneries de l’opéra comique sentimental, nous devrons au XIXe siècle commençant le vaudeville bourgeois de Désaugiers. Désormais installé à la scène, le couplet s’imposera comme un ornement nécessaire jusqu’au temps de la Dame aux camélias et des Filles de marbre, et le vaudeville, modifié et perfectionné par Scribe, envahira la comédie.

Il resterait en effet, et ce ne serait pas le côté le moins curieux de la question, à suivre l’influence exercée par les théâtres forains sur les autres théâtres et à constater la répercussion des genres nouveaux de l’opéra comique et du vaudeville sur ceux qui occupaient les grandes scènes. De bonne heure, les Grands Comédiens et les chanteurs privilégiés se préoccupèrent des succès de leurs humbles rivaux, et, si le premier moyen dont ils s’avisèrent fut de tâcher de les réduire au silence, un autre fut de chercher à leur dérober quelques-uns des procédés par lesquels ils avaient su conquérir l’applaudissement. Déjà en 1726, dans le prologue de la parodie d’Atis, la Folie constate l’envahissement de tous les théâtres par le genre forain. Elle est allée à l’Opéra : on y jouait un opéra comique de Piron. Elle est entrée à la Comédie-Française : Arlequin, Pierrot, Colombine y faisaient leurs culbutes et leurs cabrioles. Aux Italiens, elle a trouvé les mêmes divertissemens. Sans doute la Folie ne saurait être impartiale et il est de toute évidence qu’elle passe la mesure et abonde dans son sens. Il reste qu’il serait impossible de faire une histoire de la comédie au XVIIIe siècle sans y tenir grand compte des changemens qui s’y sont introduits par suite du voisinage des spectacles forains. Les auteurs qui travaillent pour la Comédie-Française ont le plus souvent commencé par se faire la main en travaillant pour la foire. Ils y ont pris des procédés de travail, contracté des habitudes et un tour d’esprit dont ils auraient peine et dont ils ne chercheront d’ailleurs pas à se défaire complètement. Favart a écrit la Chercheuse d’esprit avant d’écrire les Trois Sultanes et Sedaine a donné Rose et Colas avant le Philosophe sans le savoir. En changeant de scène, ils n’ont presque pas changé de manière. Si la comédie prend plus de pittoresque et s’attache davantage à reproduire le milieu, c’est que l’opéra comique a rendu sous ce rapport le public plus exigeant. Si elle gagne en mouvement et si, avec Beaumarchais, ce mouvement s’accélère jusqu’à la folie, c’est qu’elle y est excitée par l’exemple du vaudeville. Enfin comment oublier que, pendant toute la première moitié de ce siècle, le vaudeville nous a tenu lieu de comédie, et que, pendant toute la seconde, il a infesté la comédie et l’a gâtée par ses intrigues factices et ses personnages de convention ? Car il faut bien l’avouer en terminant, si les spectacles forains ont eu une heureuse fortune et s’ils se sont continués par une postérité nombreuse, ce n’est pas à dire que les genres auxquels ils ont donné naissance aient été pour l’art dramatique des acquisitions dont il doive se montrer fier. Ni le monologue, ni la parodie, ni la revue, ni la féerie, ni l’opérette n’ont jamais prétendu à notre estime, et ils ont fait prudemment. Mais l’opéra comique et le vaudeville sont d’assez bons types du genre faux. Créés pour le divertissement des badauds, sous les auspices de la fantaisie débridée, ils sont toujours restés en dehors de la vérité. On ne renie jamais tout à fait ses origines, et ce n’est pas impunément qu’on a pour ancêtres des farceurs de foire, des danseurs de corde et des escamoteurs de gobelets.


RENE DOUMIC.

  1. Les Théâtres de la Foire, par Maurice Albert, 1 vol. in-16 (Hachette) ; Cf. A. Heulhard, la Foire Saint-Laurent, son Histoire, ses Spectacles ; Campardon, les Spectacles de la Foire.
  2. Cf. Heulhard. La Foire Saint-Laurent.