Revue littéraire - Leur Avenir

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Revue littéraire - Leur Avenir
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 696-707).
REVUE LITTÉRAIRE

LEUR AVENIR[1]

On voudrait entrer, pour un instant, — non certes pour s’y installer, mais le temps d’y voir un peu clair, — dans la pensée des gens qui ont fomenté de loin, qui ont déchaîné cette guerre, déjà terrible, que nos ennemis rendent monstrueuse et, nos soldats, sublime Diverses publications, celle de notre Livre jaune en particulier, démontrent que l’Allemagne avait, de longue main, préparé son coup. Les infamies qu’elle commet depuis le début des hostilités ne sont pas non plus des improvisations. Et il y a, présentement, sous le ciel, des hommes qui ont eu cela, tout cela, toute l’immense catastrophe, dans leurs desseins, dans leur méditation quotidienne et dans leur volonté. Voilà précisément les cervelles qui nous étonnent et (quelle que soit l’horreur) où il nous tente de regarder.

M. Emile Simonnot vient de traduire un petit volume, Notre avenir, par le général Friedrich von Bernhardi : un petit volume qui parut en Allemagne il y a trois ans et qui, dans ses deux cents pages, contient la substance du pangermanisme. Théorie et pratique, la doctrine et ses corollaires d’activité, nous avons là, en quelque sorte, la somme compendieuse des idées que les têtes allemandes, selon leurs aptitudes, arrangent en système ou transforment en délire. Bernhardi est un philosophe. Il ne délire pas, quant à lui ; mais il donne avec tranquillité les formules que les foules et puis les hordes échaufferont de leurs instincts. Encore la tranquillité de ce philosophe ne doit-elle pas faire illusion. L’orgueil national, dont il est le digne interprète, va chez lui jusqu’à la mégalomanie ; et son amour de la guerre, témoignage de son patriotisme, révèle par momens une sorte de fureur morbide. Il a une sinistre façon de réclamer, pour, certains épisodes de sa combinaison tactique, des « torrens de sang. » Et c’est, dit-il, afin de gagner du temps. Nécessité de la guerre ! une nécessité qui ne lui déplaît pas beaucoup et qui même parait lui sourire assez bien, quand il écrit, dans La guerre d’aujourd’hui : « Le sang est un suc tout particulier. Lorsqu’on le répand sciemment et à propos, il s’en dégage une lueur qui est l’aurore de la victoire. » Une lueur ; et, peut-être, un fumet ? Ce n’est pas sur le champ de bataille que s’anime ainsi le général, d’ailleurs à la retraite et la soixantaine passée, mais au calme de son bureau.

Bernhardi, ne le prenons pas pour un inventeur extraordinaire : le principal de sa philosophie, il le doit à Treitschke ; sa stratégie serait ingrate, si elle méconnaissait Clausewitz. Peu original, il ne représente que mieux, en Allemagne, l’ample collectivité des savans énergumènes militaires. Il est l’un d’eux et, sans nul doute, l’un des plus intelligens, très remarquable de lucidité, de vigueur mentale, de patience et d’ingéniosité, bon dialecticien qui, dans la fougue même, a de la précaution. Lisons Notre avenir ; et nous saurons ce qui se passait, à la veille de la guerre, dans les têtes allemandes les mieux munies de leurs projets.

L’Allemagne, dit Bernhardi, n’a point en Europe et dans l’univers la situation qu’elle a besoin d’avoir. Elle comptera bientôt soixante-dix millions d’habitans ; sa population, chaque année, augmente d’un million d’âmes et autant dire que, dans dix ans, elle aura doublé son chiffre de 1870, quarante millions. Or, son territoire est à peine un peu plus étendu que la France, qui compte à peine quarante millions d’habitans. Voilà l’injustice et, en tout cas, l’incommodité. Les Allemands se sentent à l’étroit chez eux. Ils demandent de l’air. Eh bien ! qu’on leur en donne ? On refuse de leur en donner : donc, aux armes, pour la conquête de l’espace. Un tel raisonnement charme l’esprit, par tant de rigueur. Notons pourtant que la densité de la population allemande ne va pas jusqu’à l’étouffement, de l’aveu même de notre auteur. Il vante les progrès magnifiques de l’industrie allemande, laquelle (avoue-t-il) est si prospère dans les villes qu’elle dépeuple les campagnes, « si bien que l’agriculture est forcée de recourir aux ouvriers étrangers. » Cette considération pouvait engager Bernhardi à mener vers le sain travail des champs, des labours et des fécondes récoltes le surnombre de ses jeunes compatriotes. Il leur eût, virgilien, composé de persuasives Géorgiques : mais il a préféré leur dédier les deux formidables tomes de sa Guerre d’aujourd’hui.

Bernhardi préfère la guerre, de même que l’Allemagne préfère l’industrie à l’agriculture. Il s’agit d’une préférence, et non pas d’un besoin réel, comme Bernhaidi l’affirmait d’abord. Et l’argument n’est plus impérieux comme il l’était. Mais Bernhardi réclame, pour son Allemagne, le droit de choisir, et déposer en principes ses préférences. Je crois que c’est ici qu’on l’arrête et qu’on le prie de commenter sa revendication, d’établir ce droit de l’Allemagne à la désinvolture. On l’ennuie, par de telles questions. Le droit de l’Allemagne, c’est évidemment, à ses yeux, la force de l’Allemagne. Tout de même, étant philosophe et n’écrivant pas seulement pour ses camarades, il consent à orner de malins prétextes sa vivacité d’ambition. Le stratagème le meilleur de sa polémique, ce n’est pas lui qui l’a fabriqué. Il le tient de ces subtils auxiliaires du pangermanisme, les historiens allemands ; et le voici, en peu de mots : l’Allemagne a, dans le monde et dans les siècles, une mission tout à fait spéciale et quasi providentielle à remplir. Le peuple de Germanie est essentiellement civilisateur.

Il n’y a guère de contre-vérité plus patente. Pour réfuter ce dangereux sophisme, nous n’avons pas uniquement les faits incontestables qui résultent de la présente guerre et l’évidence de la barbarie que l’Allemagne y dévoile avec cynisme : nous avons l’histoire tout entière, non celle que le pangermanisme rédige, la vraie histoire, qui prouve que jamais aucune idée de civilisation ne s’est répandue de la, Germanie au dehors, que jamais les Germains n’ont su eux-mêmes, de leur propre initiative, se polir, et que leur civilisation, généralement imparfaite, ils l’ont toujours empruntée, surtout à la France. Le grand Fustel de Coulanges, authentique historien, le déclarait, à cette place, il y a plus de quarante ans, et M. Reynaud, de qui j’ai signalé les études méticuleuses, a mis hors de discussion les dires de Fustel de Coulanges. Le rôle civilisateur de la Germanie est une imagination très avantageuse et mensongère du pangermanisme. Bernhardi l’adopte résolument. C’est merveille de le voir embrouiller, sans maladresse, dans ses phrases, la mission de l’Allemagne et les besoins de l’Allemagne, besoins matériels et idéale mission. Il écrit : « la mission qui découle de notre histoire, de nos qualités nationales, — et du chiffre de notre population… » Il écrit : « Par son passé et ses œuvres présentes, le peuple allemand a conquis le droit de viser à la plus haute mission civilisatrice ; mais ce droit signifie en même temps un devoir… » Et il écrit : « Dans l’intérêt général de la civilisation, c’est déjà notre devoir de viser à une extension de notre domaine colonial… ; mais remplir ce devoir est en même temps une nécessité. » Habile confusion des droits et des devoirs ; coïncidence précieuse de la mission civilisatrice et de l’avidité la plus exubérante ! A la faveur de ces paralogismes, Bernhardi, l’apôtre des appétits allemands, peut sans nul embarras proclamer que la politique allemande se justifie « en se mettant au service des nobles fins de la civilisation. » Après cela, il est sans reproche : que reprocher à une Allemagne, dévorante oui, mais pour le bien du monde ?

Le caractère éminemment civilisateur de la Germanie, c’est, pour notre auteur, un dogme, un acte de foi catégorique. Il ne sourcille pas, quand il écrit : « Depuis leur première apparition dans l’histoire, les Germains ont fait leur preuve comme peuple civilisateur de premier ordre, voire comme le peuple civilisateur par excellence. » Mais, tout de suite, il ajoute : « Ce furent eux dont l’assaut fit crouler l’empire mondial de Rome… » Et l’on est tenté de sourire, si le premier exemple d’activité civilisatrice que trouve Bernhardi dans l’histoire de ses ancêtres, c’est une colossale destruction. Nul sourire ne trouble Bernhardi et ne l’empêche de célébrer la « grande mission civilisatrice du peuple allemand. » Il célèbre et il affirme, à tour de bras : on n’y peut rien. Mais il devrait s’en tenir là. Dès qu’il ne s’en tient pas là et cherche à épiloguer sur ses décrets souverains, il est (on m’excusera) comique. Je ne sais rien de plus comique, en effet, que les pages qu’il a consacrées à résumer l’histoire de la civilisation moderne. Il la prend toute petite au berceau, en Égypte et dans les grands empires de l’Asie occidentale. Puis, les élémens de l’art, de la science et de l’ordre politique, il leur fait passer la mer ; il les conduit en Grèce. Puis Alexandre de Macédoine recueille le bel héritage. Puis Rome à l’hégémonie et conquiert à sa discipline l’Europe et l’Orient ; elle « enrichit la philosophie ancienne par le développement du droit : » elle instaure une splendide « unité de civilisation. » Puis, « débordans de jeunesse, » les Germains succèdent aux Romains. Les Portugais découvrent la route des Indes. Les Espagnols envahissent l’Amérique centrale : mais ils s’épuisent et perdent en Europe leur influence. Alors, survient l’Angleterre. Voilà, en résumé, l’histoire de la civilisation : chaque peuple à son tour y travaille. Tous les peuples d’Europe, un seul excepté, le nôtre. Bernhardi nous a oubliés : oubliés ? négligés. Et l’énorme drôlerie, c’est d’avoir esquissé, même à grands traits, une histoire de la civilisation où la France n’est pas nommée. Bernhardi ne nous aime pas : qu’importe ? Il ne s’agit pas de lui, mais de sa thè3e. Et, en définitive, sa thèse souffre de sa malveillance. Elle ne paraît plus sérieuse ; et le penseur allemand qui préconise le rôle civilisateur de l’Allemagne et ne compte pour rien, dans le passé, l’activité civilisatrice de la France, vous a l’air d’un plaisantin boche.

Ne nous laissons pas divertir à ces menues cocasseries d’une doctrine qui se déroule avec ampleur et suivons Bernhardi.

L’Allemagne n’est pas contente de son sort. Elle a conscience de n’avoir pas, en Europe et dans les pays coloniaux, la place, l’aisance et la situation politique qu’elle convoite. Que lui faut-il ? Là-dessus, Bernhardi n’hésite pas : il lui faut la suprématie « mondiale. » Premièrement, c’est ce qu’elle désire ; et nous avons vu que, par chance, les désirs de l’Allemagne sont légitimes, l’Allemagne étant la bienfaitrice de l’Univers. L’Univers ne s’en doute pas. L’Univers s’en doute si peu que la bienfaisante Allemagne est environnée d’ennemis. Ni la France, ni l’Angleterre, ni la Russie ne sont disposées (remarquait Bernhardi en 1912) à reconnaître les « droits » et les « devoirs » de l’Allemagne. La Triple-Entente s’est constituée pour entraver la tâche à la fois généreuse et profitable de la Germanie. Que faire ? Il y aurait plaisir et bénéfice à convaincre de leur intérêt bien entendu ces folles, la France, l’Angleterre et la Russie, nations aveuglées et qui, par leur aveuglement, retardent le progrès de l’univers, son évolution germanique. Impossible ! Ces aveugles sont des sourdes. Et Bernhardi renonce à les convertir. C’est dommage. L’Allemagne, — Bernhardi ose le dire ! — n’est point agressive : « cela (car il insiste), personne ne peut le prétendre. » L’Allemagne serait pacifique, selon ses goûts, selon ses intérêts. Mais, à la mansuétude allemande, Bernhardi oppose l’inquiétante frénésie des trois sourdes et aveugles, la sauvage Russie « qui peut être qualifiée de puissance asiatique, » la France, qui ne rêve que de revanche, et l’Angleterre que la marine allemande empêche de dormir. Donc l’Allemagne n’essayera plus d’amadouer la Triple-Entente. La gracieuseté de Guillaume II, inutile. L’effort de la diplomatie, nul.

On n’est pas fâché de savoir ce que pense de la diplomatie, de son œuvre et enfin des conventions internationales, l’un des maîtres du pangermanisme. Eh bien ! il ne méprise pas les diplomates : il leur trouve « un talent tout particulier pour choisir dans les accords internationaux des formules qui permettent des interprétations diverses. » Cela peut être utilisé. Mais cela est assez dangereux. « Chacun, dit Bernhardi, craint de nuire à son prestige moral ou politique par une violation de droit manifeste et par-là même de porter atteinte au crédit de ses engagemens… » Cette remarque est bonne. Si Bernhardi examine les ententes diplomatiques, ce qui le frappe, c’est la difficulté, pour un État, de manquer à sa signature : alors, à quoi bon signer ? Notons aussi le mot « manifeste, » que Bernhardi souligne ; et l’on voit mieux son intention, quand il ajoute : « La conscience du droit international a acquis dans l’état actuel de la civilisation une telle puissance qu’on ne peut impunément le perdre de vue tout à fait. » Tout à fait, non ; mais, un peu, oui : et le principal est que la violation du droit ne soit pas manifeste. Concluons ; tâchons de conclure. Ce n’est pas commode. La pensée de notre auteur, en cette matière, manque de netteté. Non que sa plume le trahisse ; mais plutôt, il souhaitait de ne pas nous livrer sa pensée tout de go : il l’enveloppe et il l’habille. Allons au fait et proposons-lui un exemple. Approuve-t-il la violation de la neutralité belge ? Il l’approuve : il a, dans ses plans stratégiques, admis très volontiers l’hypothèse d’une invasion de la France par le chemin septentrional de la Hollande et de la Belgique. Cependant, l’Allemagne, quand elle a violé la neutralité belge, a méconnu « tout à fait » la conscience du droit international ; et cette violation fut « manifeste. » Comment Bernhardi va-t-il concilier les principes qu’il a formulés et l’approbation qu’il accorde à cette imprudence ? Il n’est point à bout de ressources. Il considère que, dans les relations internationales, « la question de droit est la plupart du temps fort douteuse. » Elle ne l’était pas, quant à la Belgique ? Distinguons !… Bernhardi nous supplie de ne pas confondre le « droit écrit » et le droit « biologique ou moral. » Ainsi, la Belgique, — d’après le droit positif, le droit écrit, — possède l’Etat du Congo. Mais elle exploite financièrement ce territoire ; elle n’y accomplit pas une œuvre civilisatrice : elle n’a pas un droit « moral » sur le Congo ! L’Allemagne, au contraire, si elle confisque différens territoires coloniaux, pour y caser le surcroît de sa population, la féconde Allemagne aura, sur ces territoires, un droit « biologique. » Et le tour est joué. Bernhardi serait heureux de nous faire croire qu’il sacrifie, en ces termes, des contrats médiocres au « droit de l’éternel humain. » Bref, il n’attribue aux ententes internationales qu’une valeur « conditionnelle ; » et il écrit, avec la loyauté la plus choquante : « On ne peut exiger d’aucun État que, pour l’amour d’un engagement reposant sur le droit positif, il mette en jeu son existence, quand celle-ci peut être mieux et plus sûrement assurée par d’autres voies. » C’est la politique, désormais fameuse, du chiffon de papier.

Pour illustrer, pour éclairer d’une lumière éclatante la formule de Bernhardi, nous avons, dans le Livre jaune, le récit de la visite que fit, le 8 août dernier, sir E. Goschen, ambassadeur d’Angleterre, au chancelier de l’Empire allemand. Sir E. Goschen trouva le chancelier fort agité. Son Excellence ne parla pas moins de vingt minutes : « Juste pour un chiffon de papier, la Grande-Bretagne allait faire la guerre !… » Et, pour l’Allemagne, violer la neutralité belge, c’était une affaire de vie ou de mort. L’ambassadeur répondit que, pour l’honneur de la Grande-Bretagne, rester fidèle à ses engagemens était aussi une affaire de vie ou de mort. Et le chancelier répliqua : « Mais à quel prix ce pacte aurait-il été tenu ? Le gouvernement britannique y a-t-il songé ? » L’ambassadeur : « J’ai insinué à Son Excellence, avec toute la clarté qui me fut possible, que la crainte des conséquences ne pouvait guère être considérée comme une excuse pour la rupture d’engagemens solennels. » Voilà les deux thèses. L’une est celle de l’honneur et de l’honnêteté, celle du droit pur et simple : l’autre, celle du pangermanisme, celle de Bernhardi : « on ne peut exiger d’aucun État que, pour l’amour d’un engagement reposant sur le droit positif, il mette en jeu son existence, quand celle-ci peut être mieux et plus sûrement assurée par d’autres voies. » Après cela, que Bernhardi réprouve « la duplicité, la déloyauté, l’infidélité » comme des « procédés de politique condamnables, ce n’est rien. Ces procédés, il ne les condamne que chez les autres. Le droit positif, — le méprisable petit droit positif ! — s’applique à toutes les nations également ; le droit biologique favorise et met dans une situation délicieusement privilégiée la nation la plus forte et la plus féconde : c’est l’Allemagne !… Ainsi l’Allemagne ne sera point gênée dans son entrain par les chiffons de papier sur lesquels elle aura trouvé commode, un beau jour, de poser sa preste signature.

Dans les conversations étonnantes qu’il eut, le 8 août, avec MM. de Jagow et Bethmann-Hollweg, sir E. Goschen apprit (et ne crut pas un instant) que l’Allemagne avait, à l’égard de l’Angleterre, les intentions les plus affectueuses. M. de Jagow exprima « son poignant regret de voir s’écrouler toute sa politique, qui a été de devenir amis avec la Grande-Bretagne et ensuite, par elle, de se rapprocher de la France. » Et M. de Bethmann-Hollweg se lamenta : l’Angleterre entrait en guerre contre « une nation à elle apparentée, qui ne désirait rien tant que d’être son amie ; » la politique à laquelle lui, Bethmann-Hollweg, s’était voué depuis son arrivée au pouvoir, tombait comme un château de cartes. Il avait beaucoup de chagrin. Prodigieuse comédie !… L’Allemagne a-t-elle sincèrement souhaité l’amitié anglaise ? Consultons là-dessus Bernhardi. La concordance que nous avons remarquée entre les dires de Bernhardi et les réalités de la politique allemande donne de l’autorité à cet écrivain. En outre, comme il écrivait deux ans avant la guerre, il ne songeait pas à dissimuler tout ce qu’il cacherait aujourd’hui : ses professions de foi sont des aveux. Eh bien ! oui, l’Allemagne aurait voulu se rapprocher de l’Angleterre : elle sentait que l’hostilité anglaise était pour elle une terrible menace. Mais à quel prix l’Allemagne se fût-elle rapprochée de l’Angleterre ? Il faudrait, dit Bernhardi, que l’Angleterre garantit « les intérêts les plus essentiels » de l’Allemagne. L’Angleterre renoncerait, quant à elle, à toute « suprématie mondiale. » Et, de son côté, l’Allemagne ? « Il faudrait que l’Angleterre nous laissât les mains entièrement libres dans la politique européenne et que, pour commencer, elle acquiesçât à toute extension de la puissance de l’Allemagne sur le continent, telle que cette extension pourrait éventuellement se produire, soit dans une confédération des États de l’Europe centrale, soit dans une guerre avec la France. Elle serait tenue de ne plus chercher à entraver le développement de notre politique coloniale sur le terrain diplomatique, en tant que cette politique ne se ferait pas aux dépens de l’Angleterre. Elle devrait souscrire au projet de transformation de l’état territorial du Nord de l’Amérique au profit de l’Italie et de l’Allemagne. Il faudrait qu’elle s’engageât à ne pas susciter d’obstacles aux intérêts de l’Autriche dans les Balkans, à ne pas contrecarrer les aspirations économiques de l’Allemagne dans les Indes ; enfin, il lui faudrait se résoudre à ne plus s’opposer au développement de la puissance maritime de l’Allemagne et à l’acquisition de stations de charbon par l’Empire allemand. » Quoi encore ? L’Angleterre devrait « modifier toute sa politique, » devrait se retirer de la Triple-Entente, devrait procéder à une autre répartition de sa flotte : « l’Allemagne ne pourra jamais se fier aux intentions pacifiques de l’Angleterre, aussi longtemps que toute la flotte anglaise sera concentrée sur le pied de guerre dans la mer du Nord, prête à commencer une marche stratégique contre nous. » Quoi encore ? C’est tout. Seulement, ce que l’Allemagne demande, c’est, en effet, tout ; c’est énorme. Et Bernhardi lui-même s’en rend compte. Il s’interroge ou il feint de s’interroger : est-il vraisemblable que l’Angleterre entre dans un accord de ce genre ? L’Allemagne et l’Angleterre, ensuite, concilieraient par arbitrage tous leurs intérêts économiques ; ces deux grands États « essentiellement germaniques » constitueraient une puissance invincible, une « force de civilisation à nulle autre pareille ; » la paix du monde serait à jamais installée sur des bases indestructibles. C’est bien tentant, n’est-ce pas ? Allons, l’Angleterre ne marchera-t-elle pas, dans cette heureuse combinaison, si avantageuse pour l’humanité entière et, notamment, pour l’Allemagne ? « À cette question, nous ne pouvons que répondre par la négative absolue. » Bernhardi ne se fait pas d’illusions. Bernhardi n’est pas un utopiste, certes ; il est un cynique. Il devine que l’Angleterre ne va pas se livrer pieds et poings liés à une Allemagne qui, pour assurer sa propre suprématie mondiale, exige de l’Angleterre une totale abnégation. Si étrangement féru qu’il soit des droits que confère à la Germanie sa mission naturelle et providentielle, il se doute que cette mission ne sera point facilement reconnue par des peuples que le sentiment de leur indignité n’a point touchés encore. Non, l’Angleterre ne cédera pas aux robustes invitations de l’Allemagne. Bernhardi le sait, comme aussi le savaient, bien avant le 8 août dernier, ses confrères du pangermanisme exubérant, mais dépité, MM. de Jagow et de Bethmann-Hollweg.

Alors, que reste-t-il ? La guerre ; tout uniment, la guerre. « Il faut en prendre notre parti : la tension entre les deux États (Allemagne et Angleterre) persistera, jusqu’à ce que le conflit soit vidé par les armes, — ou que l’un des deux pays abandonne son point de vue. » L’Angleterre n’abandonnera pas son point de vue. Bernhardi conjure l’Allemagne de ne pas abandonner le sien. Donc, la guerre. Et Bernhardi avoue ce que, le 8 août, MM. de Jagow et de Bethmann-Hollweg ne jugèrent pas opportun d’avouer.

Bernhardi a de bons yeux et discerne fort bien les élémens des diverses combinaisons européennes. Il apprécie justement l’étendue que prendra du jour au lendemain le conflit de l’Allemagne et de l’Angleterre. Il annonce et il envisage sans timidité la guerre générale, la guerre immense, l’Europe ensanglantée, incendiée. Tant pis ! Et il n’hésite pas. Est-il au moins sûr de la victoire, pour cette Allemagne qu’il gonfle d’orgueil et de férocité ? Non ! Il proclame « qu’un peuple de soixante-cinq millions d’habitans, qui met en jeu toutes ses énergies pour s’affirmer et se maintenir, ne peut pas être vaincu ; » mais il n’a pas la certitude que l’Allemagne mette en jeu toutes ses énergies. La formidable préparation militaire de l’Allemagne, sa préméditation perpétuelle, ne suffit pas à le conforter. Il loue ce qu’on fait, il veut, qu’on fasse davantage. « Malheur à ce peuple, s’il s’en remet à l’apparence de la force ou s’il se contente de demi-mesures, par suite d’une fausse appréciation des puissances adverses, s’il attend de la fortune ou du hasard ce qui ne peut-être atteint que par l’effort et l’exaltation de la volonté ! » Il s’indigne à l’idée que certains Allemands sont un peu tièdes, un peu mois et nonchalans et volontiers se contenteraient, pour en jouir, des richesses que l’Allemagne a déjà réunies. Avec de telles gens, il n’ose pas compter sur la victoire. Et, parmi de telles gens, ne dénigre-t-il pas le gouvernement, — si pacifique ! — ce gouvernement qui lésine sur les dépenses de la guerre, qui n’enrôle pas toute la nation, qui perd son temps à bavarder avec les chancelleries ? Enfin, Bernhardi examine le groupement des peuples. Il met en balance la Triple Entente et la Triplice ; et la première lui paraît mieux unie que la seconde. L’Italie ne lui inspire pas une confiance à toute épreuve : il est tout prêt à l’accuser d’ingratitude. Et, quant à la remplacer par la Turquie, il avoue que l’empire des Sultans est malade. L’Autriche ? Il ne la dédaigne qu’à moitié. Bref, « si nous réussissons à empêcher la collaboration de nos ennemis, à prévenir leurs attaques par la hardiesse de l’offensive et à les battre isolément, nous avons le droit d’espérer la victoire finale. » Espérer la victoire, ce n’est pas la tenir. Et ces pangermanistes qui auront, sur la seule espérance de la victoire, déclaré la guerre au monde, que répliqueront-ils, le jour de l’échéance, aux reproches de leurs compatriotes, à la rancune désespérée de leur patrie ?

Bernhardi répliquera que la guerre était, non pas inévitable seulement, nécessaire. Il a vu l’Allemagne dans cette alternative : hégémonie mondiale ou décadence. Il a redouté la décadence ; il a désiré passionnément l’hégémonie mondiale : et il ne s’est pas figuré qu’il y eût, pour l’Allemagne, une possibilité de vie opulente et glorieuse, auprès de ses voisines. En d’autres termes, l’instinct qui l’excite, c’est le vieil instinct de la Germanie, que Grégoire de Tours appelait, il y a quatorze siècles, une race de proie. Au fond du pangermanisme le plus savant subsiste l’ancienne voracité des Germains. Voilà le principe créateur de toute la théorie ; et la théorie n’est que l’ornement. Les hordes germaines qui se sont ruées sur le monde romain cédaient plus naïvement à leur impulsion. Dans le monde moderne et dans une Europe déjà occupée tout entière, où la Germanie fut longtemps bridée, il a fallu recourir à des astuces, pour tromper la vigilance des gardiens ; et il a fallu, parmi des sociétés humaines plus sensibles (selon le mot de Bernhardi) aux droits des peuples, déguiser la barbarie sous des dehors présentables : il a fallu créer une idéologie de la voracité. C’est là tout le pangermanisme. D’abord, on affirme la supériorité de la race ; on vante les services qu’elle a rendus à l’univers. La Germanie a libéré les âmes… Quoi ?… N’a-t-elle pas fait, à elle seule, la Réforme ? Et la Réforme, n’est-ce pas la conquête de la liberté religieuse, de la liberté mentale et, pour tous les temps à venir, la condition même de tout progrès ? « Cet événement éleva d’un seul coup la nation allemande au rôle de guide de l’humanité. » L’Allemagne pouvait s’en tenir là. Elle avait donné à l’humanité Luther : elle lui donna Emmanuel Kant, dont la doctrine sera dorénavant « la base de toutes les spéculations de l’esprit… » Non : et Bernhardi a tort de ne pas demeurer dans le domaine de sa compétence… D’ailleurs, il ne s’attarde pas auprès de Kant ; il va vite, et même il se rue à cet axiome : « Les actes les plus décisifs de l’esprit, qui ont acquis une importance universelle, sont nés du génie allemand… » Ce n’est pas vrai ; si Bernhardi ne le sait pas, il aurait dû s’informer. A force de répéter qu’ils sont le suc et la fleur du genre humain, les pangermanistes ont fini par le croire. Le plus difficile serait de le faire croire au genre humain. Leur infatuation les engage à mépriser tout l’univers. « Loin de nous (s’écrie Bernhardi, en train d’éloquence et de courtoisie, la pensée de rabaisser les autres peuples !… » Mais il accuse les Polonais et les Russes de n’être pas civilisés : le slavisme lui est un objet de dégoût. L’Angleterre, il l’accuse d’égoïsme : ne rêve-t-elle pas d’ « opprimer » toutes les nations ? et un pangermaniste ne tolère pas ce rêve, chez les autres. La France ? quand Bernhardi parle de « régler définitivement notre compte avec la France, » il est gai. Une « minuscule Belgique » ne l’intéresse pas.

L’excellence de la Germanie rend, à ses yeux, légitime et sainte l’ambition germanique. Les peuples qui entravent le déploiement de la Germanie sont les ennemis de la civilisation. Mais ils sont forts. Pour les réduire à l’impuissance, pour les empêcher de retarder les destinées humaines, il n’y a qu’un moyen : la guerre. Et, mise au service de la Germanie, — au service de l’humanité, — la guerre est légitime et elle est sainte. Il faut lire les pages que Bernhardi consacre au panégyrique de la guerre. Elles ne sont pas laides. Elles seraient plus belles si Bernhardi avait eu le courage de chanter tout bonnement son amour de la guerre, les « torrens de sang, » les tueries agréables et la chère dévastation. Malheureusement, il a eu de la vergogne et, au bleu de s’abandonner à son génie farouche, il a philosophé. Au lieu de célébrer la guerre, il l’a défendue contre ses adversaires. Appelant Darwin à la rescousse, il a présenté la guerre comme un fait biologique ; il l’a fondée sur les lois dites de l’évolution. Seulement, l’évolutionnisme, il le connaît beaucoup moins par les écrits de Darwin que par les contresens de son ami Hœckel, l’un des penseurs qui ont le plus regrettablement faussé le darwinisme, déjà tout plein d’erreur. Et les lois dites de l’évolution, — loi de la multiplication des espèces, — Bernhardi comme son ami Hœckel les conduit à gouverner une sorte de monisme, l’unité allemande, monisme pangermaniste.

Il y a ainsi de la confusion, de la sophistique et du badinage pédantesque dans toute la philosophie pangermaniste, dont Notre avenir est le brillant exposé. N’en soyons pas surpris : somme toute, il s’agissait de transformer en un système d’idées honorables les scandaleux appétits de la Germanie ; une pareille tâche demandait du faux-semblant. Voici la guerre : elle détraque tout le faux-semblant du système. Et l’on voit en plein la réalité : les appétits énormes des Germains.

Ce qui subsiste et ce qui se manifeste avec une intensité singulière, c’est l’opposition, nettement indiquée (à d’autres fins) par notre auteur, l’opposition de la Germanie et des autres peuples. Ceux-ci et celle-là ont à débattre une querelle qui ne souffre plus d’accommodement. Bernhardi réclamait pour l’Allemagne une « mission. » Et l’Allemagne, sans le vouloir, a donné aux autres peuples une mission, — mais une mission franche et qui n’a rien à cacher de ses projets ni de ses instrumens : — délivrer de la Germanie le monde, qui refuse d’être sa dupe et sa victime. Averti par un Bernhardi imprudent, le monde revendique ses droits, — positifs, moraux et biologiques, si l’on veut, — ses droits à la vie, contre une Allemagne de proie et de calamité. Hégémonie mondiale ou décadence ? Bernhardi pose ainsi le problème. Et le problème est résolu : décadence.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Notre avenir, par le général Von Bernhardi, traduction de M. Emile Simonnot (Conard, éditeur’. — Du même auteur, La Guerre d’aujourd’hui (traduction de M. Etard et du lieutenant-colonel Colin ; 2 volumes (librairie Chapelot) et Notre cavalerie dans la prochaine guerre, un volume (Berger-Levrault, éditeur).