Revue littéraire - Littérature et dégénérescence

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Revue littéraire - Littérature et dégénérescence
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 440-451).
REVUE LITTERAIRE

LITTERATURE ET DEGENERESCENCE[1]

Entre plusieurs manières qu’il y a d’obscurcir les questions de littérature, celle qu’on peut citer d’abord comme étant en possession d’y accumuler le plus de nuages, c’est l’introduction dans la critique littéraire des dernières modes médicales. Le livre que M. Max Nordau, écrivain allemand et docteur de la Faculté de médecine de Paris, a publié sous ce titre : Dégénérescence, — et qui vient d’être très habilement traduit par M. Auguste Dietrich, — en est un frappant exemple.

Depuis longtemps, M. Nordau se montre préoccupé du malaise dont souffre l’esprit moderne. Dans son volume : les Mensonges conventionnels de notre civilisation, paru à Leipsig en 1883, il assignait pour cause à ce malaise le désaccord qu’il y aurait entre le genre de vie que nous continuons de mener et la conception scientifique du monde qui s’impose aujourd’hui à tout homme instruit. Il utilise cette fois la théorie de la « dégénérescence » introduite dans la médecine par les aliénistes français, transportée par Lombroso dans les études de criminalité, et que lui-même, à son tour, il applique à la littérature. Il étudie à la lumière de l’expérience clinique les tendances artistiques et littéraires les plus récemment parues en Europe. Elles témoignent à ses yeux de troubles cérébraux, bien connus des aliénistes, décrits et classés par eux. Il en conclut que nous assistons au phénomène d’une sorte de « crépuscule des peuples » qui ne saurait être comparé qu’à l’agonie du monde antique, mais qui est singulièrement plus inquiétant.

Voici comment M. Nordau établit sa thèse. Il constate que le romantisme allemand a engendré le romantisme français, qui a engendré en Angleterre le préraphaélisme, en France le symbolisme. De Russie nous est venu le culte de Tolstoï, des pays germaniques le culte de Wagner. Toutes ces tendances ont, d’après M. Nordau, un caractère pathologique ; elles présentent les symptômes dans lesquels on a coutume de voir les « stigmates intellectuels » de la dégénérescence ; c’est à savoir : la folie morale, ou absence du sentiment moral, l’émotivité, l’aboulie ou impuissance de vouloir, l’amour de la rêverie creuse, enfin et surtout le mysticisme. C’est donc que ceux qui ont inventé ces modes nouvelles sont des malades, et précisément de l’espèce de ceux que Magnan appelle « dégénérés supérieurs », que Lombroso appelle « mattoïdes » et encore « graphomanes », c’est-à-dire demi-fous ressentant le besoin d’écrire. Mais si elles ont réussi, c’est qu’elles se trouvaient être en accord avec l’état des nerfs du public. A la dégénérescence des écrivains répond l’hystérie des lecteurs. Que si on demande pourquoi ces phénomènes ont apparu dans notre temps plutôt que dans tout autre, la réponse est très simple : ils sont le résultat des conditions de vie nouvelles faites en ce siècle à l’humanité. A la suite des récentes découvertes de la science et de leur application dans l’industrie, la révolution économique a été si générale et si brusque que tout d’un coup toutes les habitudes ont été bouleversées. On a afflué des campagnes aux villes. On s’est soumis à un travail sans mesure, à une trop grande dépense de forces. L’humanité n’a pas eu le temps de s’adapter à ces conditions pour lesquelles elle n’était pas préparée. De là une immense fatigue et un soudain épuisement.

A entendre M. Nordau, c’est en France surtout que le mal a fait ses ravages. C’est chez nous de préférence que l’auteur allemand en étudie le développement. C’est à notre société et à nos mœurs, comme à nos livres et à nos tableaux, qu’il emprunte le plus d’exemples. Il incrimine jusqu’à la façon dont nous meublons nos appartemens ; et il n’est pas jusqu’à la coiffure de nos femmes et à la taille de notre barbe qui ne lui apparaissent comme autant de signes révélateurs. C’est en tant qu’elle s’applique à nous que l’expression de « fin de siècle » ou celle plutôt de « fin de race » a tout son sens. Paris est l’endroit désigné pour observer les manifestations variées de cet état morbide. C’est en fait le centre d’observation où s’établit M. Nordau… Néanmoins, et quels que soient ses efforts pour ramener sans cesse l’attention sur le procès qu’il nous fait, il n’hésite pas à reconnaître que « l’humanité civilisée tout entière semble convertie à l’esthétique du crépuscule des peuples[2] ». Toutes les nationalités sont convoquées à ces grandes assises de l’hystérie. L’Angleterre et l’Allemagne y sont citées, comme la Belgique et la Russie. Et ils y passent tous, venus d’origines différentes, hommes de génie, hommes de talent, ceux qui portent des noms glorieux et ceux dont la gloire est ridicule. Ils défilent en une procession burlesque de maniaques et d’agités. Cette énumération arrive, à la longue, à produire un effet de comique d’une espèce particulière. On est arrêté à chaque instant par des phrases délicieuses : « Swinburne est un dégénéré supérieur dans le sens de Magnan, tandis que Rossetti doit être rangé parmi les imbéciles de Sollier[3]. » (O merveilles de la classification ! ) « Ruskin met au service d’idées complètement délirantes le sauvage acharnement du fanatique dérangé d’esprit…[4]. » — « Le dialogue de Maeterlinck donne un tableau clinique des plus fidèles d’un incurable crétinisme…[5]. » — « Un autre graphomane, l’auteur du livre imbécile Rembrandt éducateur, radote à peu près de la même façon… Dans un petit écrit qui est devenu une sorte d’évangile des imbéciles et des idiots, l’auteur, M. Paul Desjardins…[6] » etc., etc.

C’est ainsi. Un vent de folie a soufflé sur les races épuisées. Cette vieille Europe, semblable à une vaste maison d’aliénés, n’abrite plus que le radotage sénile, le balbutiement de l’idiot et le délire, efforts suprêmes et vains de sa pensée débilitée. Le poète Lucrèce, voilà deux mille ans, se lamentait sur les souffrances de la terre fatiguée d’avoir tant produit, affaissée et lasse comme une aïeule. Et de même sur l’humanité d’aujourd’hui s’épaississent les ténèbres de la dégénérescence et les signes s’amoncellent avant-coureurs du final anéantissement…

Telle est la démonstration où se complaît M. Nordau. Elle est pathétique et dramatique, si fort que cela puisse surprendre, venant d’un écrivain positiviste. Elle est oratoire et même déclamatoire. Par bonheur ce dont elle manque le plus, c’est des caractères d’une véritable démonstration scientifique.

Sans doute ce livre se donne pour être un livre de science. L’appareil déployé au début est des plus imposans. Les premiers chapitres, comme dans un traité de médecine, s’y intitulent : Symptômes, Diagnostic, Etiologie. Cela est pour faire tout de suite impression sur l’esprit du lecteur. Dans la suite et par tout le cours de l’ouvrage abondent les termes du langage spécial. Mais qu’on y regarde d’un peu près, et qu’on écarte cette fantasmagorie des mots ; on sera étonné de voir combien les procédés employés diffèrent de ces procédés rigoureux qui en matière de science peuvent seuls être reçus. « Il y aurait un moyen sûr, dit-quelque part M. Nordau, de prouver que les auteurs de tous les mouvemens « fin de siècle » en art et en littérature sont des dégénérés : ce serait d’examiner soigneusement leur personne physique et leur arbre généalogique. On rencontrerait indubitablement chez presque tous des proches parens dégénérés et un ou plusieurs stigmates qui mettent hors de doute le diagnostic dégénérescence…[7] » Quelle est cette façon de raisonner qui raisonne au conditionnel sans admettre toutefois de doute possible ? Quelle est cette analyse médicale qui rem place les constatations par des suppositions ? A-t-on le droit de transformer ainsi des probabilités en certitudes ? Et que valent des conclusions étayées sur cet appui fragile ? Mais ce n’est pas seulement par des remarques de détail que se traduit l’esprit aventureux de l’auteur ; l’ensemble lui-même de sa démonstration offre le même caractère de fantaisie systématique. C’est l’idée même sur laquelle tout repose qu’il importe d’interroger, afin de vérifier si par hasard elle ne serait pas une pure hypothèse.

Car il faudrait d’abord définir les mots dont on se sert, et il ne serait pas mauvais de savoir sur quoi ou discute. Ce mot de dégénérescence, par l’abus qu’on en a fait et parce qu’on l’a employé à tort et à travers, est devenu un de ces mots vagues dont on ne sait plus ce qu’ils signifient. En lui donnant une extension démesurée, on l’a vidé de tout sens précis. Primitivement, le phénomène qu’il désigne s’applique à une famille et implique l’idée de descendance. Les enfans issus de parens malades descendent en quelques générations et par degrés jusqu’à l’idiotie, après quoi la race disparait. On assiste ainsi, pendant une période relativement courte, au développement d’une maladie mortelle dans une race, comme il y a des maladies mortelles pour un individu. Ce cas, du reste, par l’effet du croisement des races, ne se produit que rarement. Par la suite on a appliqué le mot de dégénérescence non plus à des familles, mais à tous les individus qui présentaient certains symptômes. Or ces symptômes, — outre qu’il en est dans le nombre de peu importans, comme ceux qu’on tire de la forme des oreilles ou de la bouche, — peuvent être accidentels, relatifs à l’individu et ne rien prouver par rapport à la race. On n’est pas autorisé, parce qu’on a rencontré chez plusieurs individus des symptômes de dégénérescence, à conclure qu’on se trouve en présence d’une race dégénérée. — Vient ensuite la question de l’interprétation. Elle est capitale et peut changer toute la face du problème. Ici non seulement l’interprétation de M. Nordau n’est pas la seule qu’on puisse donner, mais il est permis d’en adopter une qui serait précisément inverse. Où il ne voit que symptômes d’anéantissement, il est permis de voir des symptômes d’évolution. L’être peut se transformer en montant aussi bien qu’en descendant : c’est une transformation pénible autant que l’autre et qui s’accompagne des mêmes troubles morbides. Ces troubles accompagnent la puberté. On les rencontre chez l’homme de génie : c’est que l’homme de génie avance sur son temps, et c’est qu’il accomplit rapidement, en payant de ces souffrances un tel privilège, ce que les autres hommes ne font que lentement et progressivement. En sorte que les phénomènes de dégénérescence peuvent s’interpréter, non comme des signes de décadence, mais au contraire comme des signes de transformation ascendante, d’effort et de progrès. — Ces symptômes au surplus sont-ils plus fréquens aujourd’hui qu’ils ne l’ont jamais été ? Cela même n’est pas au-dessus de toute contestation. Ce que nous appelons hystérie a sous d’autres noms existé de tout temps. Qu’était-ce en effet que démoniaques, possédés et extatiques ? Et croit-on que nous ayons inventé les craintes superstitieuses et les doutes ? Que si les problèmes de ce genre s’imposent à nous avec plus d’âpreté, peut-être est-ce surtout parce que les maladies nous sont mieux connues, que nous en discernons mieux les symptômes, et que les statistiques sont mieux faites. Ce qu’on peut dire seulement, c’est que ces troubles se sont multi pliés aux époques de bouleversement moral, dans le temps des révolutions, autour des religions naissantes. Mais ne voit-on pas qu’ils étaient des signes de vitalité ? De ces époques troublées toutes les grandes choses sont sorties. Au prix de ces élaborations douloureuses un idéal se formait sur lequel allait vivre l’humanité pendant un grand espace de temps.

Pour notre part, nous ne prétendons pas substituer à la théorie de M. Nordau une autre théorie. Ce que nous avons voulu montrer seulement, c’est que, dans l’état actuel de la science, il est permis sur tous les points de penser autrement que M. Nordau. Il étend ou modifie arbitrairement le sens des mots et l’incline vers une conclusion établie d’avance. Il simplifie à son gré un problème des plus complexes. Il prend pour démontré ce qui ne l’est pas. Il bâtit sur des conjectures. La question reste entière. Nous avons le droit de repousser le prétendu secours qu’on nous offre. Ou plutôt c’est notre devoir de revenir à la littérature pour revenir à quelque chose de précis, et d’écarter les hypothèses pour nous mettre directement en présence des faits.

Certes nous n’ignorons pas qu’il y a dans nos récentes modes esthétiques matière aux railleries d’un écrivain satirique ou simplement aux réclamations d’un observateur impartial. L’époque de l’engouement scientifique ayant passé, quelques-uns l’ont remplacé par un dédain des choses de la science qui est pour le moins aussi déplaisant. On était, voilà dix ans, positiviste et réaliste. On se vantait d’avoir exorcisé le mystère. On tenait pour un étroit déterminisme. On ne connaissait que les lois de la nécessité. On était brutal et sans pitié. Nous feignons d’être simples de cœur et nous affectons la naïveté. Notre âme se dissout un de vains attendrissemens et dans la religiosité la plus vague. — Une école surtout pendant ces années dernières a occupé le devant de la scène : c’est l’école symboliste, qui s’appelle encore instrumentiste, et d’autres fois décadente ou romane. Les productions de cette école, pour le cas où toutes ne refléteraient pas les mêmes tendances, se reconnaissent à un signe commun : l’obscurité. Et cette obscurité vient de plusieurs causes ; mais elle vient d’abord de ce que les auteurs ne savent pas clairement ce qu’ils veulent dire ; et elle vient ensuite de ce qu’ils ne savent pas leur langue. Ils se sont proposé de réformer notre versification ou tout au moins d’en modifier le mécanisme ; et en cela ils n’ont point tort. Mais le principe d’où ils partent est un principe faux. Leur théorie repose sur la méconnaissance de la nature propre à chaque art. Comme l’école de Gautier et celle des Parnassiens qui en est issue s’étaient proposé d’appliquer à la poésie les procédés des arts plastiques, ils essaient d’y introduire les procédés de la musique. Ils dépouillent les mots de leur sens et les vident de leur contenu intellectuel pour ne s’attacher qu’à la sonorité des syllabes. On ne gagne rien à vouloir ainsi transposer les modes d’expression de chaque art, et à leur demander des effets qu’il n’est pas de leur essence de produire. Parmi les écrivains de ce groupe il est de simples mystificateurs ; ce ne sont apparemment pas les plus intéressans. Il en est de convaincus et qui sont donc le plus à plaindre. Il en est de ridicules, comme ce Stéphane Mallarmé, parvenu à la notoriété pour n’avoir rien écrit et dont la critique dut respecter le mystérieux génie tant qu’il n’était que l’auteur de quelques plaquettes introuvables ; mais depuis, il a commis l’imprudence de publier un recueil où tout le monde peut lire l’Après-midi d’un faune, si personne n’y peut rien débrouiller. et il y a parmi eux un vrai poète : c’est Paul Verlaine. Il ne saurait être question d’étudier ici les poésies de Verlaine et d’indiquer quelle en est exactement la valeur. Mais au surplus ce n’est pas la valeur de l’œuvre qui a déterminé le courant de l’enthousiasme chez la plupart des admirateurs de Verlaine : c’est la physionomie de l’homme et c’est le genre de sa vie. On a pris plaisir à voir en lui un irrégulier au milieu de notre société régulière et de notre monde bourgeois. On s’est hâté de saluer un autre Villon. On a trouvé du charme au cynisme de ses mœurs. On lui a su plus de gré de ses hôpitaux et de sa prison que de ses vers, et plus des tares de son existence que des qualités de son esprit. — Cependant notre littérature était envahie par toutes sortes d’importations venues de l’étranger. Pour les romans comme pour les pièces de théâtre, une teinte d’exotisme était une recommandation suffisante. — À ces fantaisies littéraires d’autres s’ajoutaient qui avaient leurs origines dans les préoccupations morales et sociales de ce temps. Depuis que les problèmes relatifs à l’organisation de la société ont atteint le degré d’acuité que l’on sait, le socialisme et l’anarchie elle-même ont eu leurs dilettantes. Ils comparent allègrement l’époque que nous traversons à celle qui vit l’aurore du christianisme. Ils assimilent sans scrupules les compagnons et les théoriciens de la propagande par le fait aux premiers martyrs ; et ils ne font pas attention que ceux-ci, au lieu de tuer, se faisaient tuer, et qu’au lieu d’aspirer aux jouissances d’ici-bas ils plaçaient leur idéal dans une autre vie. — Que si d’ailleurs ces sophismes et ces affectations trouvent crédit auprès du public, la faute en est évidemment au public ; mais elle incombe en outre à ceux qui, ayant charge d’éclairer l’opinion publique, ne se soucient guère des devoirs de leur charge. M. Nordau n’est pas tendre pour les critiques complaisans. Il gourmande vertement ceux qui, pour s’attirer une clientèle, ou pour s’acquérir le renom d’avoir une remarquable largeur d’idées et une extraordinaire ouverture d’esprit, font profession de tout comprendre et de louer tout. Et quoiqu’il s’exprime sur ce sujet avec une extrême brutalité, il faut bien convenir qu’il a raison.

Nous connaissons ces modes et nous les déplorons. Mais ce que nous ne pouvons accorder, c’est que l’état d’esprit qu’elles dénotent atteigne en France à une intensité particulière. M. Nordau l’affirme gratuitement. Ou plutôt, il est obligé de se contredire en maints endroits. En fait, Tolstoï, Ibsen, Wagner et d’autres à qui s’attaque la verve morose de l’écrivain allemand étaient célèbres en Europe devant qu’ils ne fussent seulement connus à Paris. Et où donc M. Nordau a-t-il vu que le symbolisme eût en France et qu’il eût à nos yeux l’importance considérable qu’il lui prête ? Car il semblerait à l’entendre que toute la France fût attentive aux vaticinations des « esthètes » et qu’on ne fût occupé à rien autre, dans la capitale et dans les provinces, qu’à rechercher si vraiment, aux termes du sonnet souvent cité, A est noir, E est blanc, et si les cuivres correspondent au rouge comme les violons au bleu. Absorbé dans la contemplation des bizarreries d’une petite école, il n’aperçoit rien en dehors. comme M. Zola jadis ne reconnaissait d’autres romanciers que les romanciers édités par la maison Charpentier, à son tour il fait tenir toute notre littérature dans la boutique de l’éditeur Vanier. Il rapporte avec gravité que M. René Ghil nomme le Pèlerin passionné des vers de mirliton, et que M. Gustave Kahn prononce ce jugement : « Moréas n’a pas de talent… » Mais qui s’inquiète de savoir ce que pense M. René Ghil du Pèlerin passionné et si M. Gustave Kahn est d’avis que Moréas n’a pas de talent ? M. Nordau se demande : « M. Péladan croit-il à la réalité de ses représentations illusoires ? Autrement dit, se prend-il au sérieux ?… » Mais puisque nous ne le prenons pas au sérieux, que nous importe qu’il soit dupe de lui-même ? Il peut bien, s’il le veut, et sans que cela nous chagrine, croire à la réalité de ses représentations illusoires. Quelle est encore, au regard de notre histoire littéraire, cette date de 1880 où il paraît que M. Emile Goudeau fonda le groupe des Hydropathes ? Et quelle est cette « haute célébrité » que se serait acquise le café François Ier ? Ce n’est que hors de chez nous qu’on traite nos symbolistes avec tant de déférence ; cela, dans une intention d’hostilité à notre égard. Parmi nous, et auprès de ceux-là mêmes qui pensent qu’il faut tenir compte de leurs vagues aspirations, ils n’ont recueilli que des railleries. Aussi bien, voilà du temps déjà qu’ils n’ont fait parler d’eux, soit que, persuadés que leur œuvre est terminée, ils se reposent comme de bons ouvriers leur tâche étant finie, ou soit qu’ils se reconnaissent impuissans à la continuer.

Enfin et surtout le spectacle auquel nous assistons dans la période actuelle n’est pas tellement nouveau et inouï qu’on n’en puisse trouver d’analogues dans un passé même rapproché, et qu’il faille recourir, afin d’en rendre compte, à un genre d’explication encore inédit. Mais la méthode consiste à rechercher dans notre histoire littéraire des exemples de crises analogues, pour inférer du passé à l’avenir.

Qu’on se reporte aux premières années du XVIIe siècle ; qu’on suive cette période qui se prolonge jusqu’au temps de la Fronde ; on y trouvera en abondance les mêmes signes de malaise, les mêmes désordres et les mêmes tares que quelque contemporain, pessimiste et médecin, aurait pu, s’il lui en avait pris fantaisie, interpréter dans le sens de la sénilité et de l’épuisement. Pétrarchisme, gongorisme et marinisme, ce n’étaient qu’autant de noms de l’obscurité et de l’affectation. L’Adone était pour le moins aussi délirant que Pelléas et Mélisande. Et si l’Espagne et l’Italie nous servaient de modèles au lieu de la Russie et des pays Scandinaves, les snobs d’alors n’en trouvaient pas moins à satisfaire leur manie d’exotisme. Le mauvais goût triomphait au théâtre, où chaque pièce de Hardy était comme une sorte de monstre. Cet auteur fécond aurait apparemment des droits au titre de graphomane ; et de même on ne fait point tort à la réputation de ce pauvre Georges de Scudéry en insinuant qu’il n’était pas parfaitement sain d’esprit. La préciosité avait passé des salons et des ruelles dans les livres : que d’exemples elle fournirait, cette littérature précieuse, de jeux de mots, d’assonances, de vains bavardages, et de tout ce que les aliénistes appellent l’« écholalie » et la « verbigération » ! Le calembour, auquel ils reconnaissent la débilité d’esprit, sévissait sous le nom de turlupinade. L’explosion du burlesque pouvait être considérée comme le plus incontestable triomphe de la démence elle-même. Pour ce qui est de la bohème de l’art, ou en voyait foisonner les exemplaires débraillés et cyniques, et les cabarets littéraires regorgeaient de poètes parmi lesquels on en cite qui ne manquaient ni d’esprit, ni de verve trouble, ni au besoin de véritable élan lyrique. Ils étaient obscènes à plaisir, et on pourrait étudier chez eux toutes les formes de l’ « érotomanie ». Cela d’ailleurs, quoique beaucoup d’entre eux fussent impies, ne les empêchait pas d’avoir leurs heures de rêverie pieuse, et tantôt du collaborer au Parnasse satyrique, tantôt de célébrer la religion et leur mère Marie au gré des phases de leur « folie circulaire ». Les médecins auraient-ils beaucoup de peine à retrouver chez Théophile ou chez Saint-Amant, chez Faret ou chez Des Barreaux « la forte asymétrie du crâne et la physionomie mongoloïde » ? Il ne faudrait pas les en mettre au défi. Mais surtout quel admirable parti ils pourraient tirer du « cas » de Scarron et de la maladie mal définie de ce poète contrefait d’esprit comme de corps !… On pourrait multiplier les points de rapprochement, et accumuler les traits significatifs d’un état de décomposition. Or de cette littérature la plus folle qui soit, ce qui est sorti c’est la littérature la plus raisonnable ; comme si, pour retrouver toute sa vigueur, notre esprit avait eu besoin de rejeter d’abord tous ces élémens malsains, et comme si la raison avait dû se débarrasser de ces scories pour briller ensuite de tout son éclat.

Que l’on examine au même point de vue les dernières années du XVIIIe siècle ! Ceux qui alors influèrent le plus sur les esprits ce sont Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, dont le premier était fou et l’autre fut pour le moins bizarre. Les états d’âme les plus répandus sont la sensiblerie, qui est un nom plus élégant de l’ « émotivité », la mélancolie, le doute, l’inquiétude ; et ce sont autant de stigmates de dégénérescence. Survient la secousse terrible de la Révolution. Après les luttes civiles, les terreurs et les exécutions, ce sont pendant quinze années les guerres du Consulat et de l’Empire ; après les enivremens du triomphe, ce sont les hontes de la défaite et de l’invasion. Tour à tour, toutes les causes se sont succédé qui devaient détraquer les nerfs et appauvrir le sang. Pour ce qui est de la littérature qui a suivi, on peut bien, si l’on veut, l’appeler une littérature de dégénérés. Les mots ne sont que des mots. Le fait est qu’elle a, par l’abondance et la richesse de la production, montré qu’elle était pleine de sève et donné les preuves d’une admirable vitalité.

C’est donc que dans les lettres comme ailleurs une transformation ne va pas sans accidens, que tout changement s’annonce par un bouleversement, et qu’on ne bâtit que sur des ruines. Un courant littéraire se continue jusqu’au jour où l’idéal qui l’avait déterminé se trouve épuisé ; à partir de ce jour-là et jusqu’à ce qu’un autre idéal se soit imposé, il y a forcément une période où la littérature, comme affolée, va en tous les sens et le plus souvent à rebours du bon sens. Il convient alors de ne pas s’étonner outre mesure des bizarreries auxquelles on assiste. Mais plutôt il faut tâcher de discerner quels élémens sont en présence, afin d’aider, autant que possible, au travail de leur combinaison dans une forme nouvelle.

M. Nordau nous entretient de prétendues lois physio-psychologiques qui, fussent-elles même établies solidement, auraient encore ce défaut, de ne pas nous renseigner sur la marche des littératures. Mais l’évolution littéraire a ses lois qui sont justement les lois elles-mêmes de l’esprit humain. S’il se produit en littérature des mouvemens de « réaction », ce n’est pas que les écrivains trouvent une satisfaction puérile à faire le contraire de ce qu’avaient fait leurs devanciers : c’est qu’il y a entre les différentes tendances de l’esprit une sorte d’équilibre instable, et que celles qui ont été pour un temps comprimées font effort pour reparaître au jour et s’y développer librement. C’est ce que M. Nordau méconnaît ; et cette méconnaissance vient de l’extraordinaire étroitesse de la conception qu’il se fait de la nature de notre esprit. Il n’admet comme étant normales que les facultés qui nous mènent à la connaissance positive de la réalité. Tout ce qui excède les qualités requises pour faire une expérience exacte ou un raisonnement juste est pour lui non avenu. Hors de l’activité logique de l’entendement, il ne voit rien qui ne soit déréglé et malsain. Il faut entendre de quoi il sait gré à la science : « C’est, dit-il, qu’elle ne raconte rien d’une vie après la mort, de concerts, de harpes dans le paradis et de la transformation de cancres et de bécasses hystériques en anges vêtus de blanc aux ailes irisées[8]. » On devine ce que ce peut être pour lui que théologie et métaphysique, et tout ce qui répond dans l’âme humaine à l’instinct de religion et à la catégorie de l’absolu. De même il n’admet d’autre association d’idées que celle qui est dirigée par la volonté, ni d’autre expression des idées que celle qui procède par l’emploi de termes précis aux contours arrêtés. Et peut-être voit-on à quoi il faudrait renoncer si l’on adoptait un point de vue aussi restreint. Car ce que M. Nordau appelle « l’association d’idées déréglée » c’est celle même à laquelle nous devons les plus belles trouvailles poétiques ; j’ajoute : scientifiques aussi, car l’imagination a sa place elle aussi dans la science, et les grands savans sont d’abord de grands poètes. Ce que M. Nordau exclut sous prétexte de « rêvasseries », c’est aussi bien la rêverie et le rêve, c’est la fantaisie et l’imprévu et cette faculté d’apercevoir entre les idées, les sentimens et les objets des rapports dont toute analyse est impuissante à rendre compte. Il avoue lui-même que c’est une particularité de la poésie d’employer des mots qui, à côté des représentations nettes qu’ils renferment, doivent aussi éveiller des émotions et les faire résonner dans le lointain de la conscience. Mais en effet, et quoiqu’il s’en défende, c’est la poésie elle-même qu’il irait jusqu’à nier. Une appellation vague, celle de mysticisme, lui est d’un grand secours. Sous cette rubrique mal définie et d’autant plus commode, il fait rentrer tout ce qui lui est suspect : effusions du sentiment, mouvemens de l’âme, aspiration de notre nature à la pleine possession de soi. Ce sont toutes ces tendances qu’il ne comprend et qu’il n’admet pas ; mais elles existent tout de même, et surtout elles ont droit à exister. Partant elles ont le droit de trouver leur traduction littéraire. C’est ce droit qu’elles réclament aujourd’hui.

Aussi bien M. Nordau procède suivant la manière habituelle des positivistes. Il prétend nous interdire toutes les questions auxquelles la science positive ne peut répondre. Il va plus loin. Et si ces questions se posent à nous malgré nous, il ne nous permet pas d’en souffrir. Pour lui, s’il les rencontre sur son passage, il les aborde avec un calme qu’au surplus nous ne lui envions pas, et c’est merveille de voir comme sur ces sujets il se satisfait à bon compte. La science explorera-t-elle quelque jour ce que Spencer appelle le domaine de l’inconnaissable ? On peut en douter. En tout cas, ce jour ne viendra pas avant qu’il soit longtemps. Espère-t-on que les générations qui se succéderont jusque-là se résigneront à ne tenter sur l’inconnaissable aucune prise, et qu’elles porteront patiemment le malheur d’une destinée qui les aura fait naître avant que la science n’ait achevé son œuvre ? Il est des questions qu’on ne peut écarter, et qui appellent, vaille que vaille, une réponse immédiate. Mais la science est muette sur ces questions. C’est tout ce qu’on veut dire quand on parle aujourd’hui, — en termes d’ailleurs fort impropres, —d’une banqueroute de la science. Et telle est dans ce qu’elle a de plus profond la cause de cette sorte de renaissance du mysticisme à laquelle nous assistons. Il ne faut pas que certaines parodies et fâcheuses contrefaçons nous en fassent contester la légitimité. Ou plutôt, c’est quand on voit ce que serait la littérature telle que la conçoit M. Nordau, c’est alors qu’on s’applaudit d’y voir rentrer tout ce que, sous prétexte de dégénérescence morbide, il en voudrait bannir.

Que sera d’ailleurs cette littérature qu’on nous prépare ? Comment ce qu’il y a encore de vivant dans les anciennes tendances se mêlera-t-il aux élémens qu’apportent les tendances nouvelles ? Et puisque à tous les points de vue nous traversons une époque critique, quel retentissement auront dans la littérature les questions qui se posent aujourd’hui de façon si pressante à notre société ? De cela nul ne sait rien. En ces matières les prophéties sont vaines. Tout ce que peuvent faire les augures les mieux informés, c’est de prophétiser l’avènement de leur propre idéal et la réalisation de leurs souhaits. Les tendances mystiques seront-elles assez fortes pour inspirer de grandes œuvres et nous rendre par exemple une poésie ? Ou le goût de l’observation exacte et de l’étude minutieuse des faits va-t-il, après un discrédit passager. triompher de nouveau ? Ce que nous souhaiterions pour notre part, c’est que, sans renoncer aux habitudes de précision que nous a léguées la période écoulée, la littérature se fit intelligente de plus d’idées, compréhensive de plus de sentimens et d’émotions, et que, s’interdisant de mutiler l’âme humaine, elle mit tout l’homme en face de toute la nature. Verrons-nous toutes ces belles choses ? Il est encore permis, après la publication de la Dégénérescence, de le souhaiter et peut-être de l’espérer. M. Nordau n’a nullement établi que l’Europe ou même la France fût à la veille de sombrer dans le radotage sénile et dans l’idiotie. Son livre est de ceux qui embrouillent l’examen des questions littéraires ; mais il ne contribuera pas à réconcilier avec la médecine les esprits chagrins et d’ailleurs injustes qui seraient disposés à contester la prétention qu’elle a d’être une science.


RENE DOUMIC.

  1. Max Nordau, Dégénérescence, traduit par M. Aug. Dietrich, 1 vol. in-8o, Alcan
  2. Dégénérescence, p. 14.
  3. Ibid., p. 168.
  4. Ibid., p. 141.
  5. Ibid., p. 424.
  6. Ibid., p. 189.
  7. Dégénérescence, p. 34.
  8. Dégénérescence, p. 195.