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Revue littéraire - Littérature française de Belgique

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André Beaunier
Revue littéraire - Littérature française de Belgique
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 214-225).
REVUE LITTÉRAIRE
LITTÉRATURE FRANÇAISE DE BELGIQUE[1]

Deux livres ont paru, l’un avant la fin de la guerre, l’Anthologie des écrivains belges, de M. Dumont-Wilden, l’autre après la victoire, cette année même, l’Histoire des lettres françaises de Belgique, de M. Maurice Gauchez, deux livres dont la signification mérite d’être notée. La Belgique venait de prouver, d’une terrible et superbe manière, sa vive qualité de nation, qualité que l’Allemagne avait feint de lui méconnaître ; et, puisque la littérature est aussi, pour son grand honneur, un signe de nationalité, le noble pays a montré l’œuvre de ses écrivains.

Dès avant la guerre, l’Allemagne, selon sa coutume, traitait la littérature belge comme, au début de la guerre, elle a voulu traiter la Belgique : elle chapardait ou annexait aux lettres boches les écrivains qui lui semblaient de prise avantageuse. En 1910, l’Allemand Stephan Zweig, auteur d’une monographie d’Emile Verhaeren, écrit : « Cette terre germanique, où Maeterlinck trouva sa vraie patrie, est devenue aussi pour Verhaeren une patrie d’adoption. » Voilà en une seule phrase, deux contre-vérités fort insolentes.

Vers la même époque, la France affirmait la réalité d’une littérature belge. M. Raymond Poincaré la célébrait dans une conférence qu’il fit à Anvers en 1908. Un critique français, M. Albert Heumann, consacrait, en 1913, au Mouvement littéraire belge d’expression française un ouvrage très attentif, auquel M. Camille Jullian donnait une préface très importante.

L’historien de l’ancienne Gaule protestait contre une opinion fausse, selon laquelle la Belgique serait une « création artificielle, » l’œuvre des diplomates, le nom donné à un territoire sur la possession de quoi les grandes nations voisines et rivales ne s’entendaient pas. Il montrait que « la nature ou la vie de la terre » justifiait l’existence d’une Belgique, « terre bien délimitée qui est faite pour vivre d’elle-même et par elle-même. » Il montrait que cette Belgique a « ses originalités » plus marquées et plus évidentes que d’autres pays dont l’existence individuelle n’est pas contestée. Il écrivait : « Le bilinguisme de la Belgique ne l’empêche pas d’être une nation, individuelle et originale. Ce qui fait l’originalité d’un peuple, c’est la façon dont il travaille avec les éléments divers que la race ou la langue lui apportent. Il est à lui-même son Prométhée, suivant le mot étincelant et juste de Michelet. Or, il n’y a pas en ce moment dans l’Europe de peuple qui, au même degré que la Belgique, travaille à la fois son âme et sa terre, qui vive davantage de l’école, du foyer et de la forge. Laissez-le faire quelques années encore et il sortira de là l’individualité nationale la plus intéressante, la plus sympathique qu’on puisse voir. » Cela était écrit à la veille de la guerre. M. Camille Jullian traitait de misérable ou de fou quiconque aurait l’idée de supprimer la Belgique et posait ce principe : « Nul n’a le droit de toucher aux nations qui tiennent à vivre. » Survint la guerre : l’Allemagne a prétendu nier l’individualité de la Belgique ; et celle-ci a rendu indiscutable cette vérité, qu’elle est une nation qui tient à vivre. Si l’on en doutait, on avait tort et l’on n’en doute plus.

Une nation qui tient à vivre n’a-t-elle pas sa littérature ? Et l’on dirait 'a priori' : comment n’aurait-elle pas sa littérature, qui atteste sa volonté de vivre et son entente d’une vie particulière ?

Elle pourrait ne pas l’avoir encore. Il faut du temps pour que se produise une littérature, chef-d’œuvre lentement élaboré d’une conscience nationale. Les provinces qui sont devenues la Belgique ont subi de rudes tribulations et d’une extraordinaire diversité, elles ont enduré toutes les dominations étrangères, elles ont essayé toutes les politiques, avant de se grouper et d’obtenir leur indépendance collective. La Belgique ne s’est constituée sous la forme de son autonomie qu’en 1830 ; et la véritable littérature belge n’a pas un demi-siècle d’existence.

Il est vrai que M. Maurice Gauchez en fait remonter les origines beaucoup plus loin, jusqu’aux origines de notre langue. Ne réclame-t-il pas, pour la Belgique, la 'Cantilène de sainte Eulalie' ?

Nous n’allons pas lui disputer cette pauvre Cantilène, où l’on trouve le premier balbutiement d’un langage qui est en peine de se dégager du latin ; mais ce document, précieux pour les linguistes, n’a point de qualité littéraire. Le manuscrit de la Cantilène, et qui contient aussi les œuvres de saint Grégoire de Naziance, est aujourd’hui conservé à la bibliothèque de Valenciennes. On croit qu’elle fut composée en Picardie. Or, M. Maurice Gauchez nous avertit, dans sa préface, que, pour l’époque du Moyen-âge, il étend son étude aux « anciennes frontières » de la Belgique ; ainsi, Arras, Lille, Valenciennes lui « fournissent un contingent respectable d’auteurs. » S’il ne s’agissait que de la Cantilène de sainte Eulalie, peu importerait, somme toute ; mais il s’agit de toute une abondante partie de notre littérature médiévale. Soit, par exemple, la chantefable si jolie d’Aucassin et Nicolette : Gaston Paris a dit que la patrie de l’auteur « pourrait bien » être l’Artois ou Arras même ; et M. Gauchez consacre un chapitre de son histoire des lettres belges à la chantefable d’Aucassin et Nicolette. « Plusieurs raisons inclinent à croire que c’est au Nord et en Picardie que naquit et se développa » le Roman de Renart : et voilà Renart qui, de la littérature française, passe à la littérature belge. Jean Froissart est né à Valenciennes et il mourut à Chimay : M. Gauchez le range aussitôt dans le « contingent » des auteurs qu’il procure à la littérature belge. Etc., etc.

La littérature française est assez riche et les liens qui l’unissent à la littérature belge sont assez amicaux pour qu’elle veuille consentir de tels cadeaux et d’autres sans mauvaise humeur. Néanmoins je préfère l’opinion que présente M. Dumont-Wilden, dans la préface de son Anthologie.

Les origines de la littérature belge, dit-il, se confondent avec les origines de la langue française. En effet, pendant le Moyen-âge, les petites cours des principautés belges ont été des centres littéraires importants. Les comtes de Hainaut, les comtes de Flandre, les ducs de Brabant, les princes-évêques de Liège ont accueilli les trouvères de France. Il est possible que la Cantilène de sainte Eulalie ait été écrite sur le sol de la Belgique. Froissart est un Wallon, Commines un Flamand. Jean Lemaire de Belges, au XVe siècle, put être considéré comme un précurseur de Marot. De tels écrivains témoignent que. dès le commencement de la littérature française, il y ait, « chez ces populations du nord de l’ancienne Gaule que l’histoire et les traités ont séparées du vieux tronc français », un goût des livres et une aptitude littéraire indiscutables. M. Dumont-Wilden ajoute : « Mais peut-on les considérer comme les ancêtres d’une littérature spécifiquement belge ? A l’époque où ils écrivaient, personne n’avait de la nationalité la conception que nous avons aujourd’hui... Quant à une nationalité belge, on ne pouvait même pas l’entrevoir dans les limbes. Aussi la logique et le bon sens sont-ils d’accord avec la tradition pour placer Froissart, Commines et Jean Lemaire exclusivement dans l’histoire de la littérature française à la formation de laquelle ils ont collaboré. » C’est la vérité même, formulée par un Belge, qui d’ailleurs a le bel et juste orgueil de son pays.

Posons bien cette vérité, qui va nous servir à caractériser la littérature française de Belgique, littérature toute récente.

Si l’on s’obstinait au vain ouvrage de rattacher la présente littérature belge aux écrivains français de race ou flamande ou wallone qui ont flori pendant le Moyen-âge, si l’on cherchait à établir une continuité belge depuis le Moyen-âge et depuis la Cantilène de sainte Eulalie jusqu’à nos jours, on n’éviterait pas de rencontrer la difficulté que voici : la continuité qu’on cherche n’existe pas. M. Maurice Gauchez trouve encore des écrivains belges au XVIe siècle. : un Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde, singulier pamphlétaire, né à Bruxelles, loué par Quinet d’avoir ajouté des mots heureux et pittoresques à l’idiome de Gargantua, mots qu’il empruntait au vif et joyeux peuple de Flandre ; un Robert III de La Marck, sire de Fleuranges, compagnon d’enfance de François Ier et qui, en 1525, prisonnier au château de l’Écluse, « pour passer son temps plus légèrement que n’être oiseux, » écrit ses Mémoires. Mais le XVIIe et le XVIIIe siècle belges, au dire de M. Gauchez, sont « pauvres » et à peu près nuls. Certes, il y a bien, au XVIIIe siècle, le prince de Ligne. Il est né à Bruxelles ; il fait honneur à son pays natal. Le comptera-t-on comme un écrivain belge ? M Dumont-Wilden répond : « Ce grand seigneur cosmopolite, qui se disait lui-même Français en Autriche, Autrichien en France, l’un ou l’autre en Russie, fut le représentant accompli de l’Europe française au XVIIIe siècle. Que la jeune Belgique littéraire, en quête d’ancêtres, s’enorgueillisse de son œuvre illustre et charmante, rien de mieux : ce n’est cependant rien moins qu’un écrivain national. » Pourquoi les Belges de langue française n’ont rien, ou quasi rien donné à la littérature aux siècles où la littérature française était le plus magnifiquement florissante, c’est là un fait assez difficile sans doute à expliquer, si l’on note qu’en même temps ces mêmes Belges cultivaient d’autres arts de la plus belle manière et, dans la peinture, atteignaient à la splendeur. Et c’est pourtant un fait.

Alors, on le voit, cette continuité d’une littérature belge, qu’on cherche et qui aboutirait à la littérature actuelle de Belgique, cette continuité est rompue. Les écrivains contemporains de Belgique ne dérivent pas des écrivains belges du Moyen-âge, ni du Renart, ni de Froissart, ni de Commines, et ni de Jean Lemaire qui eut certainement une influence plus visible sur notre Marot que sur Emile Verhaeren ou M. Maeterlinck.

La littérature française de Belgique date du XIXe siècle, et de la fin du XIXe siècle.

Avant 1880, remarque M. Dumont-Wilden, personne, en Belgique même, ne s’avisa de parler d’une littérature belge.

Deux écrivains pourtant sont à signaler, deux précurseurs, dans la période qui mène aux abords de 1880, Charles Decoster et Octave Pirmez, l’un Flamand, l’autre Wallon, tous deux extrêmement caractérisés.

Decoster est fameux pour sa Légende de Thyl Uylenspiegel et de Lamme Goedzak, un livre étonnant, une espèce d’épopée de la Flandre. Son Thyl, un personnage de vieilles anecdotes populaires : un vaurien, vagabond, joyeux drille, « de la race des Panurge et des Arlequin, » dit M. Gauchez ; oui, mais un Panurge ou un Arlequin de Flandre. Ses aventures se déroulent dans ce pays plantureux ; ses aventures sont énormes ; parmi des ripailles, des goinfreries, des soûleries que les kermesses des anciens peintres flamands illustrent à merveille. « Voir le peuple, disait Decoster, le peuple surtout. La bourgeoisie est partout la même. Va pour le peuple ! » Et sa Légende de Thyl Uylenspiegel est peuple admirablement, d’une exubérance et d’une richesse de vie, d’un entrain qui va de la jovialité naïve à l’héroïsme. Decoster écrit un français joli et simple ; et, puisqu’il est regardé comme le premier écrivain belge de langue française, dans la chronologie, on voit, dès ce commencement de la littérature belge, la facilité avec laquelle l’esprit de Belgique s’accommode bien du français, lui donne sa couleur et le tourne à sa guise, sans l’offenser non plus.

Pirmez est tout différent de son émule Decoster. Il a beaucoup plus de recueillement, de vie intérieure et de rêverie. Decoster ne demeure pas en lui-même ; il est dehors, au gré d’une imagination turbulente. Pirmez, lui, se retire et songe. Il aime infiniment les paysages, mais pour les trouver en bel accord avec sa pensée, faite de souvenirs et menée à la philosophie. Du reste, il a beaucoup d’ardeur, mais toute mentale, pour ainsi dire, et beaucoup d’invention, mais il invente des idées. Il recherche le silence, comme Charles Decoster le grand vacarme. Il est un solitaire, comme l’autre est l’homme des foules. Il ne voulait pas séparer la vie et la pensée ; il disait que « la page d’un livre doit être vivante comme la prairie, » et il écrivait : « Certains moralistes n’ont qu’un riche plafond au-dessus d’eux, d’autres ont le ciel étoilé. » La méditation de la nature lui était poésie et vérité. Il écrivait encore : « Il est des âmes placées aux confins du monde invisible et toujours ensevelies dans la pénombre. » M. Maurice Gauchez loue justement la mélancolie gracieuse de Pirmez et les « syllabes assourdies » de son langage où il entend « tous les accents de l’âme tendre et ondoyante de la Wallonie. » L’on peut trouver quelque ressemblance entre Pirmez et Maurice de Guérin.

Voilà aux approches de 1880, quand va se manifester, avec une remarquable vivacité, la littérature belge, ses deux annonciateurs l’un pour la Flandre et l’autre pour la Wallonie.

Qu’arriva-t-il, en 1880 ? MM. Albert Heumann, Dumont-Wilden et Maurice Gauchez sont d’accord pour attribuer une grande importance, à peu près décisive, à la fondation d’une revue qui tout d’abord fit du bruit et de la besogne, la Jeune Belgique. Voici ce que dit M. Albert Heumann : « En 1880, toute une génération de jeunes hommes, élevés en un pays prospère, enrichis des idées neuves qui, depuis la guerre franco-allemande, circulaient à travers la Belgique et les excitaient, se trouvent prêts au combat. Car il ne s’agit de rien de moins que d’un combat et le premier caractère de ce mouvement littéraire, c’est d’être, à l’origine, un mouvement révolutionnaire. L’attaque fut soudaine... » Un garçon de vingt ans, Maurice Warlomont, sous le pseudonyme de Max Waller, lance la Jeune Belgique. Pour collaborateurs, il a des poètes tels que MM. Albert Giraud, Iwan Gilkin, Valère Gille, puis Camille Lemonnier, Verhaeren, Eekhoud, d’autres encore. La Jeune Belgique « se rue à l’assaut des idées bourgeoises et fanées dont quelques pédants s’enorgueillissaient et plante sur leurs débris le drapeau de l’art libre et de la pensée fière. » M. Maurice Gauchez donne plus de détails, et un peu compliqués, où l’on voit que la Jeune Belgique est le résultat d’une agitation qui durait depuis quelque temps. Elle a été précédée par d’autres revues et des journaux, la Semaine des étudiants, le Type : et ces deux publications rivales se firent une guerre assez violente pour qu’intervînt l’autorité universitaire, qui les supprima toutes les deux. Max Waller, chassé de l’université de Louvain, se rendit à Bruxelles ; et c’est là qu’il donna le nom de la Jeune Belgique à une Jeune revue littéraire qui avait d’abord été la Chrysalide.

Si la Jeune Belgique eut tant d’influence et marque l’éclatant début de la littérature belge, il faut accorder au moins quelque louange à ce jeune homme qui eut la vie courte et fervente, Max Waller, mort à vingt-neuf ans, après avoir dépensé plus d’activité, bravé plus de périls, goûté plus d’amitié, provoqué plus de rancune et agi, somme toute, avec plus de fière imprudence que personne. Il a laissé un recueil de poèmes charmants, où le badinage est tendre et la gaieté un peu triste, où il y a de l’habileté, de l’esprit, de la gentillesse et du cœur.

La Jeune Belgique avait pris cette devise : « Soyons nous ! » qui a bien l’air d’affirmer une volonté, comme on dit, nationaliste. Ces jeunes gens ne s’étaient-ils pas résolument promis de créer une littérature belge ?

Ce n’est pas l’avis de M. Dumont-Wilden ; il y a là dit-il, une équivoque : « Dans la suite, quelques initiateurs du mouvement crurent peut-être entrevoir la possibilité de fonder une littérature belge qui, s’exprimant en français, n’en eût pas moins été réellement autonome ; mais, au moment où, jeunes étudiants de Louvain ou de Bruxelles, ils rêvèrent pour la première fois d’accéder au Parnasse, ils ne donnèrent pas à leur titre une signification aussi ambitieuse... » Pourtant, ce titre de la Jeune Belgique et la devise ?... Eh ! répond M. Dumont-Wilden, de jeunes poètes de Marseille ou de Rouen appelleraient semblablement leur petite revue la Jeune Provence ou la Jeune Normandie ; ce n’est, tout au plus, que du régionalisme... Je le veux bien : seulement, le régionalisme d’une nation, c’est, après tout, ce qu’on appelle nationalisme.

M. Dumont-Wilden argumente. Rien de moins « national », dit-il. que les premiers essais, poésie ou prose, des fondateurs de la Jeune Belgique. Poètes, ils commencent par imiter Baudelaire, Leconte de Liste, Théophile Gautier, Banville, les Parnassiens. Prosateurs, ils prennent pour maîtres nos réalistes, Flaubert, les Goncourt, Zola, Daudet, Maupassant. Drôles de nationalistes, qui d’abord se mettent à l’école de l’étranger !... M. Dumont-Wilden consent que, dans les années suivantes, lorsque leur talent se fut affermi, ces jeunes écrivains de Belgique se montrèrent plus différents de leurs maitres : « et ces différences se manifestent toujours dans le même sens : elles ne sont pas bien profondes, mais elles sont incontestables et elles sont nationales. » C’est l’opinion de M. Dumont-Wilden, et qui ne me semble ni exactement juste ni absolument fausse.

Il n’y avait pas de littérature belge. Voici de jeunes écrivains qui ont le projet de créer une littérature belge : croit-on qu’ils vont y réussir du jour au lendemain ? Et, parce que ces jeunes écrivains ne réussissent pas sans retard à créer une littérature belge, faut-il douter de leur intention ? Leur réussite, fût-elle un peu lente, m’étonne plus que sa lenteur.

En littérature, ailleurs aussi, l’on n’improvise rien. Il y a, dans l’invention même, de la continuité. Or, ces jeunes Belges de 1880, qu’avaient-ils à continuer, dans leur pays ? L’auteur de la Sainte Eulalie, Froissart, Commines, Jean Lemaire de Belges ? Non ! Decoster ou Pirmez ? Non : si intéressante que soit l’œuvre de ce Flamand, l’œuvre de ce Wallon, ce n’est pourtant pas de là que va naître une littérature, comme on dit que la littérature grecque naquit des poèmes d’Homère !

Les jeunes Belges de 1880 se sont trouvés dans la situation la plus incommode : ils ne continuaient, chez eux, personne.

Qu’ont-ils fait ? Ce qu’ils avaient de mieux à faire ; et ce qu’ils ne pouvaient pas éviter de faire : écrivains de langue française, ils se sont adressés à la littérature française.

Et ils ont eu confiance que leur volonté d’être eux-mêmes, de rester malgré tout des écrivains belges n’aurait point à souffrir de cette obligation qu’ils acceptaient sans la redouter, cette obligation de continuer une littérature existante et florissante auprès d’eux. Voilà si je ne me trompe, la véritable signification de leur entreprise intelligente.

Est-ce que leur confiance a été trompée ? Mais non.

Un Camille Lemonnier n’est-il pas un écrivain belge ? Et cependant, il a subi, dans sa jeunesse, et plus qu’un autre, l’influence des romanciers de Paris. L’un de ses romans les plus célèbres, et qu’on a vilipendé, qu’on a vanté aussi, Happe-chair, a bien de l’analogie avec le Germinal de Zola. Germinal est de 1885 ; Happe-chair, de l’année suivante. Il est probable que Lemonnier tenait le sujet de son livre, l’avait conçu, l’avait esquissé pour le moins, avant de lire Germinal. Mais Germinal n’est pas le premier roman qui révèle la manière de Zola ; et Lemonnier parait évidemment l’élève de Zola et de nos réalistes. N’est-il que cela ? Plus tard, et sans effort, par le seul épanouissement de sa pensée et de son art, il se dégage de cette première tutelle. Ses meilleurs ouvrages composent, comme le dit M. Dumont-Wilden, « le roman du paysage belge. » Le Vent dans les moulins « évoque la Flandre agricole ; » Comme va le Ruisseau est une « gracieuse idylle toute parfumée de la senteur des bois ardennais ; » le Petit homme de Dieu, le « poème de la Flandre mystique » ; et veuillez lire Au Cœur frais de la forêt : ce roman de nature vivante et frissonnante, plein d’air et de grand air, plein d’une poésie où se mêlent l’odeur des arbres, le bruit des feuilles, la solitude, la lumière et les émois de la sensibilité, ne vous rappellera aucun roman de nos réalistes. Camille Lemonnier, vers la fin de sa vie, écrivait : « Je ne me suis jamais séparé des choses et des hommes qui m’entouraient. J’ai eu la passion de la vie, de toute la vie mentale et physique. Si elle fut pour moi la cause d’erreurs nombreuses, elle fut aussi l’aboutissement des puissances de mon être et me valut des joies infinies. Peut-être, avec un goût mieux calculé, aurais-je pu atteindre à des attitudes que je n’ai fait qu’entrevoir. J’ai le sentiment d’avoir été un homme, un simple homme de travail, de lutte et d’instincts, plus encore qu’un homme de lettres au sens exclusif du mot. J’ai vécu surtout avec ténacité la vie des gens de mon pays. » L’œuvre de Camille Lemonnier n’est pas toute admirable, mais fort belle souvent, et elle a toute ce caractère qu’il indique : elle est de son pays et flamande.

Il semble que, pour affirmer leur qualité belge, la plupart des romanciers qui ont été les amis, les émules de Lemonnier, ceux d’aujourd’hui comme ceux d’hier, aient un grand soin de peindre le pays de leur naissance et de donner ainsi à leurs ouvrages une couleur de chez eux. Une couleur : car ils sont peintres ; c’est une remarque très juste de M. Albert Heumann. Camille Lemonnier, le Verhaeren des Flamandes, Georges Eekhoud, Eugène Demolder « brossent à larges coups de pinceau des fresques lumineuses, exubérantes de vie païenne, qui rappellent les somptueuses décorations de Rubens, les beuveries de Jordaens, les kermesses de Teniers, toujours la vie plantureuse et sensuelle. » D’autres, des conteurs tels que M. Louis Delattre et M. Maurice des Ombiaux, deux Wallons, peignent d’une autre sorte, à petites touches délicates, et avec ces nuances fines que l’on aime dans les menus tableaux de vie intime. L’art de M. Albert Giraud, poète parnassien, M. Albert Heumann le compare à celui de Van Dyck ; et l’art de Georges Rodenbach et de Van Lerberghe, à celui de Memling. Je ne dis pas que ces comparaisons ne soient un peu arbitraires. Mais M. Albert Heumann conclut et, cette fois, sans qu’il y ait à le contredire aucunement : « Tous ces écrivains sont d’abord, des coloristes. C’est à la couleur qu’ils s’attachent ; plutôt que d’analyser des impressions, ils les extériorisent en couleurs. Avec leurs plumes, ils s’expriment comme les artistes d’autrefois avec leurs pinceaux. Les mêmes paysages, la même atmosphère, qui inspiraient les aïeux, les inspirent aujourd’hui. » C’est la vérité. Ainsi, la littérature belge qui, par la langue et, en outre, par une direction qu’elle a demandée et qu’elle a reçue, dérive en quelque façon de la littérature française, dérive aussi d’un art belge, d’une âme ancienne et qui, jadis, s’est magnifiquement révélée par le moyen de la peinture.

Sans doute, y a-t-il peu de pays au monde qui aient été décrits avec autant de soin, de fidélité, d’amour que la Belgique par la récente école de ses romanciers. Petit pays sur les beautés duquel vivent les talents les plus divers, nombreux et fervents ! Wallons et Flamands rivalisent à qui peindra mieux la terre natale, les mœurs des habitants, leurs joies ou leurs souffrances, leur train de vie, jour après jour, avec un sentiment si tendre qu’il est parfois comme voilé de quelque ironie, afin de se montrer sans impudeur. On a dit que « toutes les nuances de l’âme wallone » se trouvaient réunies dans l’œuvre de M. Albert Mockel. Toute la Wallonie est dans les livres souriants et un peu mélancoliques de M. Louis Delattre, dans ses Carnets d’un médecin de village, dans son Parfum des buis. M. Georges Eekhoud, écrivain sans douceur, rude écrivain, d’une violence par moments trop déchaînée, mais puissant et original, est le peintre et le poète des polders et de la Campine anversoise ; les vagabonds que l’on rencontre là et aux alentours du port sont les héros que préfère son imagination de réaliste et romantique en même temps. La Campine est également le pays où M. Georges Virrès, bourgmestre de Lummen, se plaît à observer les coutumes et l’âme difficile des paysans. Les petits bourgeois du Condroz et de la Hesbaye sont les modèles de M. Hubert Krains, qui les connaît jusqu’en leurs défauts et inconvénients.

Maints poètes belges sont merveilleusement de leur pays. Tel, l’un des plus singuliers, M. Max Elskamp, l’auteur des Salutations, des Enluminures, et des Six chansons du pauvre homme pour célébrer la semaine en Flandre. Il chante et célèbre la Flandre, avec ses sanctuaires et ses cloîtres, avec la joie de ses travaux, ses bêtes. Il esquisse de jolis paysages d’eaux et de plaines, villes et villages, et les gens occupés à vivre, et les clochers tout ajourés, et l’aube en or aux horizons, — Flandre douce aux alouettes !... Un coup de vent passe, et tout s’incline, arbres, mâts, croix, roseaux ; et la mer au loin se gonfle et s’agite pour la kermesse des bateaux, verts, bleus, beauprés en l’air. Et voici la nuit, grise et noire ; dans les maisons chaudes, on s’endort, les bras en croix sur le cœur. Ce sont de petites images, simples de dessin, très nettes, vives de couleurs, images de Flandre. M. Victor Kinon a composé les ravissantes Chansons du petit pèlerin à Notre Dame de Montaigu : c’est, depuis le départ jusqu’à l’arrivée, puis au retour, avec piété, tout bonnement, un pèlerinage belge ; et tous les détails sont notés, avec une double dévotion catholique et belge. Emile Verhaeren a chanté, selon le titre de son poème le plus ample et qu’il a publié de 1904 à 1912, « toute la Flandre, » ses héros, ses campagnes, ses dunes, ses blés mouvants, ses villes à pignons, surtout son âme abondante, exaltée, avide et contente.

Que les écrivains belges consacrent à leur pays, à la peinture et la louange de leur pays, leur talent de peintres et de poètes, il ne faut pas s’en étonner : un sentiment naturel et touchant les y engage. En second lieu, ils marquent ainsi, comme je l’indiquais, leur qualité originale et suivent le précepte que la Jeune Belgique a formulé dès le premier jour : soyons nous, soyons Belges et très évidemment Belges. ,

C’est à merveille. Et qu’ils cèdent à la généreuse impulsion de leur génie, l’on ne saurait que les en complimenter. Leur pays est assez riche et varié, assez plaisant et pittoresque et, de toute façon physique et morale, est assez magnifique pour alimenter leur rêverie. Mais ils n’ont plus besoin de cette précaution, s’il ne s’agit que d’une précaution ; dès maintenant, ils sont maîtres de leur individualité, qui les distingue et les signale.

Quelques-uns d’entre eux, qui s’émancipent et prennent leur plus large liberté, gardent leur caractère. Au surplus, il importe assez peu désormais de savoir ce qu’il y a de belge, ou de moins belge, dans la poésie et dans la philosophie de M. Maurice Maeterlinck. Sa poésie et sa philosophie sont de lui ; et, comme il est de son pays, sa grande renommée est à la gloire de la jeune et féconde littérature belge.

On a un peu oublié aujourd’hui, injustement, un poète qui était le contemporain de M. Maeterlinck, mais qui est mort trop jeune il y a quinze ans, Charles Van Lerberghe. Il a été l’un des précurseurs et des inventeurs de la nouvelle poésie belge. Sa Chanson d’Eve, en dépit de quelques défauts, restera l’une des œuvres les plus étranges, les plus jolies et pensives de notre époque. Il l’a composée à Florence, le bel été de l’année 1901, dans le manoir de Torre del Gallo, sur la colline d’Arcetri, d’où la ville insigne se découvre. Il avait pour compagnon M. Albert Mockel ; et celui-ci raconte : « Il y avait un jardin qui était une sorte de Paradis terrestre, tout hanté de beaux fantômes et de ces souvenirs de la Renaissance dont l’air même est saturé, à Florence. C’est là que nous écrivions, l’après-midi et le soir, après nous être pénétrés, le matin, dans les églises et les musées, de pure beauté... » La Chanson d’Eve : le premier éveil du monde ; et l’humanité enfantine occupée à prendre possession du monde créé pour elle et qu’elle crée, pour ainsi dire, une seconde fois, en l’apercevant, le comprenant et le trouvant beau. C’est aussi le premier éveil de la jeunesse et le symbole du monde qui renait à chaque fois que des yeux nouveaux le contemplent.

Charles Van Lerberghe a été l’ami de nos symbolistes. Certes, il a subi leur influence ; mais il a compté parmi eux et n’a pas moins donné qu’il n’avait reçu.

La première troupe des poètes de la Jeune Belgique, en 1880, choisit pour maîtres les Parnassiens : le symbolisme n’existait pas encore. Dès que se produisit chez nous le symbolisme, — excellente idée, mais qui se produisit avec un peu d’extravagance, — il eut en Belgique le plus grand succès. On devait s’y attendre. Ces Jeunes Belges, des révoltés et qui manquaient un peu d’information, allaient vite à la nouveauté du moment. Le vers libre les tenta, comme le naturalisme ; toutes audaces les séduisaient.

Voici le danger. La littérature belge est née sous les auspices de notre littérature à la fin du XIXe siècle, l’une des époques de notre littérature qui ne semble pas faite pour éduquer opportunément une jeune littérature. Les écrivains belges ont toute leur indépendance acquise. Mais ils écrivent en français, langue non pas toute neuve et qui dépendrait d’un chacun. Cela borne la liberté des écrivains belges, et français. Les uns et les autres, — les Belges en particulier, n’ayant pas de littérature classique à eux, — doivent se rattacher fortement, et avec une docilité qui n’a point gêné personne, au XVIIe siècle français, que nul écrivain de langue française ne saurait négliger sans méfaire.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Histoire des lettres françaises de Belgique des origines à nos jours, par M. Maurice Gauchez (Édition de la Renaissance d’Occident — Cf. Anthologie des écrivains belges, par L. Dumont-Wilden (Librairie Crés, 1918) ; et le Mouvement littéraire belge d’expression française depuis 1890, par M. Albert Heumann, préface de M. Camille Jullian Mercure de France, 1913).