Revue littéraire - M. Paul Bourget critique

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André Beaunier
Revue littéraire - M. Paul Bourget critique
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

M. PAUL BOURGET, CRITIQUE [1]

On admet généralement que le talent du critique et le talent du romancier sont à peu près incompatibles. Et il est vrai que beaucoup de romanciers, — mais nous en avons des centaines, — seraient sans doute moins féconds, s’ils n’étaient dénués de tout discernement.

Il est vrai aussi que l’on attribue au romancier, pour qualité principale et aptitude singulière, l’imagination, tandis que l’excellente vertu d’un critique est le goût. L’imagination et le goût sont deux mérites bien différents, que l’on ne voit pas toujours réunis : peut-être un goût très difficile entrave-t-il une imagination fougueuse et qui a plus d’entrain que de finesse attentive. On épiloguerait là-dessus sans peine et sans utilité, comme on épilogue sur maints petits problèmes qui ne sont que chicane au sujet de définitions arbitraires une fois posées. Qu’est-ce qu’un romancier ? puis un critique ? Selon qu’il plaira de séparer ou de rapprocher ces deux littérateurs, on les définira d’une manière ou d’une autre.

Mais voici M. Paul Bourget, qui certes est un romancier : je ne crois pas qu’-on le nie ; et qui est un critique, l’auteur des Essais et des Nouveaux essais de psychologie contemporaine, des Etudes et portraits, du volume intitulé Sociologie et littérature, des Pages et des Nouvelles pages de critique et de doctrine, neuf volumes et de critique véritable.

Les débuts de M. Paul Bourget remontent à 1872. Depuis lors, et pendant ce demi-siècle d’une production très abondante et continue, l’œuvre critique a sans cesse accompagné l’œuvre romanesque et, faut-il le dire ? sans dommage pour celle-ci ou celle-là

Comment se fit d’abord la réunion ? Lisez, dans le recueil des Etudes et portraits, un chapitre de « Réflexions sur la critique, » daté de 1882. M. Paul Bourget considère alors que l’ancienne critique, celle qui était rigoureusement fidèle à son étymologie d’un « jugement, » celle de l’abbé Morellet par exemple ou de notre Gustave Planche, avait passé de mode. Il ne s’en attristait pas. Il en résumait ainsi le caractère : « Le rôle du critique était celui d’un arbitre suprême et convaincu, sorte de procureur de la littérature qui dressait le dossier des méchants ouvrages et, distributeur de couronnes autant que de châtiments, décernait des récompenses aux bons auteurs. » Cette critique est morte, dit en 1882 M. Paul Bourget. Puis il pose la question de savoir pourquoi elle est morte. Elle est morte, répond-il, en même temps que son principe. Son principe était qu’il y a « des lois inflexibles de la Beauté, qu’il y a « un type absolu de l’œuvre d’art. » Eh bien ! ces lois, n’existent pas, ni ce type. Descartes croyait à l’identité des esprits : nous avons découvert, nous, la variété des intelligences ; la connaissance des littératures étrangères nous a menés à cette découverte. Et « ce que l’ancienne critique appelait l’imperfection d’une œuvre apparaît alors comme une condition de la vie même de cette œuvre. » L’ancienne critique reproche à Ronsard de parler, en français, grec et latin : la critique moderne constate ce que fut, à l’époque de Ronsard, l’enivrement de l’Antiquité retrouvée. L’ancienne critique reproche à Rabelais tant d’obscénité : la critique moderne examine la verve sensuelle et cynique de la Renaissance. Bref, il ne s’agit plus de juger, mais de comprendre. Il fallait toujours comprendre, mais on avait grand hâte de juger. Depuis Sainte-Beuve et Taine, dit M. Paul Bourget, la critique devient psychologie. Elle essaye de parfaire une « histoire naturelle » ou une botanique des esprits. C’est le mot de Sainte-Beuve. Ou bien elle « vérifie » sur les œuvres littéraires d’autrefois ou d’à présent les hypothèses des savants relatives à la pensée, à son effort qui d’âge en âge se transforme. C’est le désir de Taine. Les critiques, dit M. Paul Bourget, « ne régentent pas plus la production littéraire que les physiologistes ne régentent la production de la vie, mais je n’avouerai jamais que ce soit là une infériorité... La grande ouvrière des créations du génie est l’inconscience ; et le meilleur procédé pour composer de belles œuvres est de travailler à se faire plaisir à soi-même. Aucun précepte n’enseigne cette sorte de plaisir. » En somme, le critique analyse une œuvre, analyse un plaisir et analyse l’âme d’un auteur qui a pris son plaisir à composer une œuvre que voilà Ainsi, la critique tourne à cette psychologie que disait le romancier psychologue de Cruelle énigme, d’Un crime d’amour et d’André Cornélis. Tous deux psychologues, le critique et le romancier se réunissent. Les Essais et les Nouveaux essais de psychologie sont bien l’ouvrage du même auteur à qui l’on doit les romans que j’ai cités.

Je ne crois pas que M. Paul Bourget signerait aujourd’hui, sans les modifier, ses « Réflexions sur la critique » de 1882. Non qu’elles ne soient extrêmement justes à maints égards. Il a raison, dès 1882, à mon avis, de rendre voisines la notion de littérature et celle d’un plaisir. C’est l’idée de Racine et qu’il a plus d’une fois formulée ; c’est, au XVIIe siècle et jusqu’à l’époque d’un étonnant désordre littéraire, l’idée de tous nos écrivains qui n’étaient pas ou philosophes ou prédicateurs. Secondement, si les critiques, en nous aidant à mieux comprendre les belles œuvres du passé, en nous donnant de nouvelles raisons de les goûter, par les moyens de l’histoire et de la psychologie, enfin si les critiques augmentent notre plaisir, grand merci. Mais ont-ils dès lors accompli toute leur besogne ?

Pourquoi l’auteur des « Réflexions sur la critique » les dispense-t-il et même leur refuse-t-il le droit de « juger ? » C’est qu’ils se trompent ! Boileau par le de Ronsard «avec une inintelligence singulière de l’essence du génie lyrique. » Morellet ne comprend rien à « ce grand secret de mélancolie que la lune raconte aux chênes et aux rivages antiques des mers », dans Atala : tant pis pour lui ! Gustave Planche « ne s’est jamais douté que les deux plus puissants génies littéraires de sa génération fussent Victor Hugo et Balzac... Colossale méprise ! » Je ne dis pas non. Mais, s’il n’y a point de critiques infaillibles, comme il n’y a guère d’écrivains, poètes ou romanciers, impeccables, est-ce une raison pour ôter à la critique son attribution la plus importante, qui est de juger, qui est de dire, et très souvent : ceci ne vaut rien, ceci tourne au galimatias, ces idées-ci ne sont que fausseté ? On a beau jeu à signaler les erreurs de la critique. Et toutes celles que l’on signale ne sont peut-être pas si évidentes. Plusieurs, — et celle de Boileau qui n’a pas entendu Ronsard, — peuvent aussi être considérées comme les signes d’une époque et de son goût différent du nôtre. Boileau n’est pas seul en son temps à n’aimer que médiocrement Ronsard ; et nous, qui l’aimons autant que nul poète de chez nous, l’aimons-nous à cause de ses néologismes latins et grecs, ou bien en dépit de ce langage mélangé ?... Vous l’aimez en bloc ? Moi aussi. Mais, au temps de Racine et de Boileau, quand il s’agissait de purifier la langue et de lui trouver sa clarté parfaite, Boileau n’avait pas tort de blâmer le vocabulaire de Ronsard, auquel d’ailleurs Ronsard lui même renonça peu à peu et qui ne se rencontre plus beaucoup dans les Amours d’Hélène. A présent, ce ne sont plus le grec et le latin qui mettent en péril notre langue ; et les sévérités de Boileau ne seraient plus si opportunes. Il aurait d’autres sévérités. Pareillement, à Rome, sous le règne de Tibère, Sénèque se plaint d’« un excès de littérature : » il aurait maintenant à blâmer tout le contraire et dirait que nous souffrons d’un trop grand nombre d’illettrés.

Du reste, la critique n’a point exactement la même tâche à faire, selon qu’il s’agit des écrivains du temps passé, dont la gloire est bien établie et le génie reconnu, ou des auteurs contemporains, qui sont dans la bataille : et elle aussi ! Elle n’a point à déclarer grands poètes Ronsard, La Fontaine ou Racine. Qu’elle ajoute aux plaisirs que nous en recevons naïvement, pour ainsi dire, d’autres plaisirs et plus savants ; c’est tout ce que nous lui demandons. Mais, quand il s’agit de la littérature qui se prépare ou qui se fait, qui subit les tribulations de la vogue ou de la mode, qui parfois se trémousse et utilise les stratagèmes de publicité ou les intrigues des cénacles, des colories et des chapelles, la critique est là (ou doit être là) pour réagir contre la sottise, pour ridiculiser les toquades, pour découvrir les belles œuvres : elle doit être là pour juger, sauf erreur, avec intelligence et vive loyauté. Si, par endroits, un Gustave Planche se trompe, son idée de la critique est pourtant vraie. Il me semble que M. Paul Bourget se rangerait aujourd’hui à cette opinion qui n’était pas la sienne en 1882.

Non qu’il ait, depuis lors, exercé la critique à la façon de Gustave Planche, signalé les mauvais écrivains et fait de ces rudes et utiles exécutions que ne dédaignaient ni Ferdinand Brunetière, ni Jules Lemaître ou M. Anatole France. Je ne vois rien de tel dans ses volumes de critique. Et même, il plaint les critiques, pour ainsi dire, professionnels, critiques de guet, de combat, qui ont eu à défendre incessamment la littérature, à en protéger, à en nettoyer les abords. Il plaint Barbey qui, « à l’orée de la vieillesse, » devait « articler hâtivement sur toutes les inepties parues de la veille en librairie. » Barbey appelait cette besogne laver la vaisselle dans les journaux et, fier. ajoutai ! : « Je la lave comme saint Bonaventure. avec des mains de cardinal ! » Il plaint Théophile Gautier, qui « use ses forces, » lui auteur d’Emaux et camées et de la Morte amoureuse. au travail du feuilletoniste, salonnier, critique de théâtre... Il est facile de recueillir et de grouper certaines paroles tristes et qui ont échappé à Gautier dans les moments de lassitude. Mais, à vrai dire, je ne puis le plaindre. Il avait choisi le métier de servir la littérature, qu’il adorait : et il l’a servie de toutes manières, par ses poèmes, ses romans, et aussi en accomplissant toute la tâche d’un critique.

Du moins, si M. Paul Bourget ne lave point la vaisselle comme Gautier, Barbey ou saint Bonaventure, s’il méprise de s’attaquer aux personnes qui sont, dans la littérature, les ennemis de l’intérieur, il pose avec une admirable netteté les principes en vertu desquels on devra séparer les bons et les mauvais écrivains. .

Un art l’intéresse par-dessus tous les autres, l’art où il est passé maître, le roman. Je ne sais si aucun romancier a, comme lui, médité sa technique, l’a éprouvée, ensuite l’a voulue. Les pages où il la présente sont des merveilles de lucidité intelligente.

Méfiez-vous, dit-il : c’est mon opinion ; c’est mon système et qui dérive de mes instincts peut-être autant que ma raison !... Mais le système qu’il tient pour bon, ses romans le certifient : son œuvre ajoute au précepte la démonstration. Trois préceptes, et qu’il résume par ces mots qui ont besoin d’un commentaire : la crédibilité, la présence, l’importance du sujet.

La « crédibilité » est « la vertu première du roman. » La crédibilité « se distingue de la vraisemblance et même de la vérité. » Voulez-vous un exemple ? Les Trois mousquetaires, du vieux Dumas : « L’histoire racontée est invraisemblable dans dix-neuf épisodes sur vingt, et la crédibilité de la fable est souveraine... Le lecteur ne peut pas ne pas y croire et, à cause de cela, c’est un grand roman, tandis que Salammbô n’est que le plus magnifique exemple de rhétorique de la langue. » Pour préférer à Salammbô ces Trois mousquetaires, il faut que M. Paul Bourget se place, comme il le fait ici, au seul point de vue d’un roman, d’une histoire, d’un conte, enfin d’un mensonge qui s’adresse à notre crédulité. Nous savons bien que ce n’est pas la vérité.

Nous serons dupes volontiers, pourvu qu’on nous y engage. Et la vraisemblance nous y aide. Cependant, elle ne suffit pas ; il y a même un don du romancier qui se moque de la vraisemblance et qui, sans elle, nous persuade. « A quoi tient-elle, cette crédibilité, qui fait que nous disons couramment, un Don Quichotte, un Robinson, un d’Artagnan, quelque différence qu’il y ait entre le génie d’un Cervantes ou d’un Daniel de Foë ; à la facilité hâtive de l’improvisateur Dumas ? À la vraisemblance ? Non, puisque les Trois mousquetaires abondent en aventures de cape et d’épée qui touchent au fantastique. A la logique ? Pas davantage... Pour qu’il ait une crédibilité d’une force indiscutable, il faut, semble-t-il, que l’auteur soit par-dessus tout de bonne foi, qu’il croie à l’histoire qu’il raconte, avec une spontanéité, une naïveté complètes... » Il faut que le dupeur soit dupe lui-même et le menteur trompé. Cela est extrêmement bien vu ; et il y aurait une jolie analyse à faire de la « naïveté » du romancier, naïveté diverse comme sont divers, ou devraient l’être, nos dizaines ou nos centaines de romanciers.

Deuxième vertu d’un roman : la présence. Mérimée eut « le don de présence » que n’avaient ni l’auteur de René ou d’Atala, ni l’auteur d’Adolphe, ni l’auteur de Volupté. Si le romancier manque de ce don, « les gens, pour employer une métaphore vulgaire, mais expressive, ne sont pas dans la chambre. » Avec Mérimée, ou Balzac, ils sont toujours dans la chambre ; avec Tolstoï, également, et avec M. Pierre Loti. La sensation de présence, Mérimée l’impose par un choix de petits faits, qui paraissent anodins, qui sont révélateurs. Au début de Carmen, José Navarro nous est montré, nous est rendu présent par tous ses gestes, qui indiquent son habitude et son émoi du moment. « C’est par le détail juste et sans commentaire que Mérimée a procédé. Pour les imaginer, ces détails, et en équilibrer la mise en mouvement, il faut une vision intérieure d’une précision d’appareil photographique et désencombrée de tous les détails inutiles, un esprit d’une impeccable sûreté qui ne retient, des physionomies, des attitudes, des paroles, que le significatif. » Et il y a, sans la vertu de « présence, » de très belles œuvres, mais dénuées d’une des qualités qui font le roman. La « présence, » d’ailleurs, seconde la crédibilité.

La troisième loi que M. Paul Bourget formule est relative à « l’importance du sujet. » C’est une loi que certains réalistes ont méconnue : les uns, qui, satisfaits de peindre la réalité, en copiaient un fragment quelconque, tout de même que s’ils ne l’avaient pas choisi et le trouvaient par hasard devant eux ; les autres qui se contentaient de copier sans avoir vu ou deviné, au delà de cette réalité fragmentaire, autre chose. « Il faut que l’histoire racontée par l’auteur puisse s’adapter à d’autres événements, sans que l’âme avec laquelle ils ont été sentis soit changée. » Ainsi, Notre cœur, de Maupassant : « Il avait agrandi l’anecdote jusqu’à en faire un symbole ; » il vous raconte un drame assez vulgaire et, de ce drame, il dégage « un de ces grands faits moraux qui intéressent tous les cœurs, la profonde souffrance d’aimer plus qu’on n’eût aimé. » Pêcheurs d’Islande, de M. Pierre Loti : c’est une anecdote, et c’est « le mal de l’absence. » Voilà dit M. Paul Bourget, les grands sujets et les grands livres.

A ces trois « lois du roman, » il ajoute, je ne dis pas une quatrième loi, mais une recommandation, qui est parfaitement juste, mais qui me semble un peu dangereuse. A propos de Flaubert : « Le roman, pour reproduire la vie, doit posséder le mouvement ; et ce mouvement a pour condition essentielle qu’aucune phrase n’arrête et ne fasse saillie, que les détails se fondent les uns dans les autres et ne soient pas remarqués. Il en est du roman comme des fresques : le large coup de brosse y est nécessaire, et le fignolage du miniaturiste serait ici le pire des défauts. Le style du poème en prose, tel que l’ont pratiqué un Aloysius Bertrand ou un Baudelaire, figerait le récit et détruirait radicalement la crédibilité, condition sine qua non de l’illusion nécessaire elle-même à la création du type. » On a dit que les romans de Balzac étaient mal écrits : non, ils sont « admirablement écrits, en tant que romans. » Et Flaubert, s’il avait négligé les « affres du style, » serait peut-être un moins grand prosateur : il serait un plus grand romancier. Du reste, si le romancier doit éviter « le finissage trop poussé du style, » cependant on lui recommande le respect du vocabulaire et de la syntaxe. On le supplie seulement de ne pas rechercher « l’écriture artiste » des Goncourt. Je le crois bien ! Car l’écriture artiste des Goncourt est le contraire d’un bon style et n’est pas le contraire du galimatias. Mérimée, Stendhal et Balzac, dit ailleurs M. Paul Bourget, sont « de très grands écrivains, » mais « de très grands écrivains de romans : leur langue ne pouvait pas, ne devait pas être celle de très corrects et très parfaits prosateurs. Les petits faits vrais qu’ils avaient à noter ne comportaient ni la ciselure, ni la mélodie, ni le choix minutieux des termes. Le style dans le roman ne saurait, sans fausser le genre, rappeler celui du poème en prose. Il doit tenir du laboratoire et de la clinique, comme l’observation elle-même qu’enregistre le romancier. » M. Paul Bourget revient souvent à exprimer cette opinion juste, disais-je, et dangereuse.

Dangereuse, parce que nous vivons à une époque où les écrivains n’ont pas besoin qu’on les encourage à n’être pas des prosateurs. bien attentifs. Il y eut des époques où, comme Sainte-Beuve l’a remarqué, tout le monde écrivait à la perfection. Telle n’est pas du tout la nôtre : de nos jours, le style courant ne vaut rien. La syntaxe n’est plus suivie. Est-ce une autre syntaxe qui naît ? Pas du tout : c’est, en manière de syntaxe, le gâchis. Les mots sont pris dans une acception de hasard ; et l’on invente des mots inutiles, faute d’avoir analysé un peu sa pensée : l’on s’apercevrait alors que notre langue est assez riche pour procurer à toute idée française une expression française. Un écrivain qui s’aviserait d’écrire à la perfection, — j’entends, selon l’usage véritable de la langue, — serait bientôt incompréhensible. En attendant, on l’accuserait de « pasticher » le XVIIe siècle. Voilà pourquoi je ne crois pas très opportun de louer jusqu’aux négligences de Balzac ou de Stendhal.

S’il ne s’agit que d’interdire au romancier, — comme à toute sorte d’écrivains, — le « fignolage » et la « ciselure, » enfin l’écriture artiste, M. Bourget certes a bien raison. Ce qu’il demande, c’est au bout du compte le naturel. L’auteur de Marius l’Épicurien, Walter Pater, qu’approuve M. Paul Bourget, reprochait à Flaubert un « style fabriqué. » Sans aucun doute, un style naturel vaut mieux. Mais regardons-y à deux fois. Et ne confondons pas le style naturel et une façon d’écrire « à la va vite, » que blâme, dans le vieux Dumas, M. Bourget. Ne feignons pas de croire que le style naturel soit exactement spontané, surtout à notre époque. Je n’ose dire, et je dirai pourtant qu’il n’est de style que fabriqué. La merveille serait que la fabrication ne se vit pas. Et l’on n’arrive à la simplicité qu’à force de rouerie, ou je me trompe.

Les trois « lois » du roman, — crédibilité, présence et l’importance du sujet, — telles que M. Paul Bourget les pose, il les a toujours observées avec bonheur. L’une de ces lois, la troisième, a pris dans son œuvre un magnifique développement. Ses romans se sont élargis encore et traitent les sujets les plus importants. Sa pensée, enrichie par la méditation, par l’expérience et l’examen constant des phénomènes sociaux, combine et organise une idéologie de réalité. Sa critique ne s’est pas modifiée : elle a plus d’ampleur et, sans avoir à se modifier dans ses principes, elle s’étend plus loin, comme l’indiquent déjà les titres de ses plus récents volumes. Aux Essais de psychologie, aux Études et portraits succèdent Sociologie et littérature et les Pages de critique et de doctrine. Ces mots de « sociologie » ajoutée à la littérature, et de « doctrine » ajoutée à la simple critique de littérature, sont une nouveauté ou signalent plutôt l’aboutissement d’un grand effort mental.

Dans un très pénétrant chapitre de Sociologie et littérature, M. Paul Bourget discute la question de savoir s’il y eut, comme on l’a prétendu, — et ce fut avec malveillance, — deux Taine, un Taine des Essais de critique, de l’Intelligence et de la Littérature anglaise, et un Taine des Origines ; un Taine démocrate et un Taine réactionnaire, celui-ci que la Commune aurait averti de se méfier. Taine aurait donc changé de doctrine ? Mais un positiviste, à qui l’on ne reproche pas de l’être, a le droit, le devoir aussi, de ne pas négliger les faits et de leur soumettre ses opinions. Puis « c’est un fait encore, » et démontré par la correspondance de Taine, « que ce changement ne s’est jamais produit ; le Taine de la vingtième année portait en lui, comme dessinée à l’avance, la mentalité du Taine de la cinquantième année. » On peut en dire autant de M. Bourget : l’auteur de Sociologie et littérature et des Pages de critique et de doctrine est déjà dans l’auteur des Essais de psychologie.

Les Essais de psychologie sont le « tableau des tendances sociales de notre littérature sous le second Empire. » Une thèse, en outre, circule dans les deux volumes des Essais et des Nouveaux essais ; et la voici : « Les états de l’âme particuliers à une génération nouvelle étaient enveloppés en germe dans les théories et les germes de la génération précédente. Les jeunes gens héritent de leurs aînés une façon de goûter la vie, qu’ils transmettent eux-mêmes, modifiée par leur expérience propre, à ceux qui viennent ensuite. Les œuvres de littérature et d’art sont le plus puissant moyen de transmission de cet héritage psychologique. Il y a donc lieu d’étudier ces œuvres en tant qu’éducatrices des idées et des cœurs. » J’emprunte ces lignes à la préface des Nouveaux essais, datée de 1885. Et lisons l’avant-propos de Sociologie et littérature, daté de 1906 : « L’auteur n’a voulu qu’apporter une contribution à la doctrine du traditionalisme qui fut la sienne, d’abord par instinct, puis par réflexion, depuis qu’il a commencé d’écrire. Le thème fondamental de son livre de début, les Essais de psychologie, n’était-il pas l’affirmation d’une étroite solidarité entre les intelligences et les sensibilités des générations successives ? » Bref, comme il n’y a point deux Taine, il n’y a point deux Bourget, mais, dans l’œuvre de cet écrivain, l’épanouissement d’une pensée.

M. Paul Bourget se déclare élève de Taine : élève qui emprunte à son maître, non la doctrine, mais la méthode ou ne fût-ce que l’idée d’une méthode. Bien avant les Origines, et dès le La Fontaine et le Tite-Live, Taine s’applique à « situer » l’œuvre littéraire dans la race, dans le milieu et le moment : c’est considérer que l’œuvre littéraire, roman, drame ou poème, a une valeur de document et est un signe. Vous étudiez une œuvre littéraire : vous assistez à une expérience humaine. Vous interprétez une œuvre littéraire : vous comprenez cette expérience. Roman, drame et poème indiquent les mœurs d’une époque. Ces mœurs ont des causes : les états de sensibilité que traduisent le roman, le drame et le poème dérivent de conditions sociales et politiques. Ainsi, l’analyse littéraire vous mène à l’analyse sociale et celle-ci à l’analyse politique. Voilà comment l’auteur des Essais de psychologie fut conduit à ne pas séparer la littérature et la sociologie.

Vous avez constaté que l’état politique et social d’une nation crée ou — c’est un mot qui ne me fait point un grand plaisir — « conditionne » les états de sensibilité que la littérature avoue et révèle. Puis, — « un esprit peut toujours s’arrêter à mi-chemin de sa pensée, » il peut aussi aller au bout de sa pensée, — les états de sensibilité que vous observez, ne les jugerez-vous pas ? Ils valent bien d’être jugés, quand vous apercevez qu’ils sont de qualité sociale, et qu’ils ont une importance et une influence elles-mêmes sociales, et qu’ils attestent la santé ou la maladie de la nation. Voilà comment l’auteur d’Etudes et portraits, qui en 1882 invitait la critique la plus intelligente à ne pas rendre de verdicts, se ravise, en quelque sorte, et maintenant ajoute à la critique la doctrine.

Je dis que l’auteur des « Réflexions sur la critique, » devenu l’auteur des Pages de critique et de doctrine, s’est ravisé. Plus exactement, il refusait le jugement littéraire ; et il approuve et il réclame le jugement que j’appellerai social. En quoi il ne se contredit pas. Si l’œuvre littéraire va lui servir de document psychologique et social, sans doute n’a-t-il pas tort de la considérer comme un document qui, plaisant ou non, n’aura ni plus ni moins de signification. La doctrine est la conséquence de l’analyse.

Qu’est-ce que la doctrine ? « Un effort pour dégager de l’expérience et de l’histoire les lois de santé des sociétés. » Ces mots sont très heureusement choisis. La santé des sociétés est le vœu suprême et catégorique du penseur et de l’observateur qui a vu comme elle est rare et délicate, exposée à tous les périls et infiniment précieuse. M. Paul Bourget cite volontiers Le Play, qui disait que la paix sociale était le chef-d’œuvre de l’humanité. Qu’est-ce que la politique ? « L’art de faire vivre ensemble des hommes réels, à une heure déterminée de l’histoire et dans un espace déterminé de la planète. » Un art, et difficile ! En effet, la civilisation nous apparaît comme sans cesse menacée. La barbarie est la menace contre laquelle il faut que la civilisation se garantisse : la barbarie, naturelle ; la civilisation, le triomphe d’un art. Toute la bonne volonté humaine se doit consacrer au maintien de la civilisation. La barbarie n’est pas un état ancien, périmé, aboli de l’humanité, mais un état permanent. M. Paul Bourget, dans la préface de ses Nouvelles pages, revendique, — et il le mérite, — l’honneur de n’avoir pas méconnu ce principe du citoyen, littérateur aussi : défendre la civilisation.

Si l’on demande ce que fait la littérature, en telle occurrence, et comment elle supplée ou seconde l’homme d’État, le législateur ou les divers meneurs de foule, eh bien ! elle ne prétend pas les suppléer. M. Paul Bourget confesse qu’il « a toujours répugné aux luttes peu intellectuelles de la vie politique ; » il n’a jamais siégé dans une assemblée. Peu s’en faut qu’il ne reproche à Taine d’avoir été conseiller municipal d’un village : « l’ouvrier de pensée doit s’abstenir de l’action. » Mais si le littérateur ne recherche pas du tout la place du politicien, son œuvre peut et, le pouvant, doit seconder l’homme d’État.

La littérature, le roman ? Oui. La littérature est « une psychologie vivante ; » et, n’est-ce pas ? tout dérive de la psychologie. Le romancier peint les mœurs contemporaines. Il observe et il explique. Le romancier digne de ce nom n’évite pas de conclure. Sa conclusion n’est qu’une hypothèse ? « L’hypothèse est le procédé scientifique par excellence. Les romanciers d’observation se comparent aux cliniciens. Or, quelle est l’attitude du clinicien au chevet du malade ? Il n’admet pas que l’on tire d’un cas particulier une loi générale : il conclut pourtant, et c’est là proprement en quoi consiste le diagnostic. » Il y a de bons et de mauvais diagnostics. Les diagnostics d’un romancier tel que Balzac prouvent, avec le temps, leur justesse. Les chapitres que M. Paul Bourget consacre à l’œuvre balzacienne montrent l’étonnante perspicacité de Balzac et montrent que Balzac ne jugeait pas seulement son époque, mais devinait et annonçait la suite de l’erreur contemporaine, donnait à redouter notre époque.

La littérature invente et propage des idées. Toutes les idées sont génératrices d’activité, sont par conséquent génératrices de faits. Il y a des idées belles et des idées laides : c’est affaire d’esthétique. Il y a des idées vraies et des idées fausses : c’est affaire d’expérimentation, de dialectique ou même, hélas ! de métaphysique. Et il y a des idées bienfaisantes et des idées néfastes. L’on peut se placer aux différents points de vue de l’esthétique, de la métaphysique ou de l’utilité sociale. Ce dernier souci n’est jamais négligeable ; et il l’emporte sur les autres, si l’on vient à observer que les idées néfastes sont généralement laides et fausses. Voyez s’il en est ainsi.

Mais il faut écarter les prestiges dont il arrive très souvent que s’entoure une idée fausse, par une sorte de vitalité qui l’anime : — les idées, comme les êtres, ont leur « vouloir-vivre ; « — et par le zèle, ou sincère ou non, de ses inventeurs et propagandistes. L’observateur de la réalité, le romancier, Balzac, une fois écartés les prestiges, pose alors des questions telles que celles-ci que M. Paul Bourget formule : « Si pourtant l’idéologie révolutionnaire s’était trompée ? Si elle avait méconnu les conditions de la santé nationale ? Si la déclaration des droits de l’homme n’était qu’un code de contre-vérités ? » Ces questions désormais posées, Balzac et M. Paul Bourget n’éludent pas de répondre, et ment la bienfaisance de l’idéologie révolutionnaire : ils préconisent le « traditionalisme par positivisme, » une doctrine de l’utilité publique, fondée sur les renseignements que nous donne « le plus vital de nos organes, » l’observation.

Il ne m’appartient pas de discuter ici la politique et la sociologie de M. Paul Bourget. Mon intention n’était que d’indiquer, en peu de mots, comment s’est accrue son idée de la littérature et comment sa critique s’achève en doctrine. Il veut que les écrivains, et principalement les romanciers, soient, en France, des éducateurs de la pensée : « je ne dis pas des sermonneurs. » Il leur demande d’ajouter aux idées vraies, et qui ont prouvé leur valeur en étant bienfaisantes, la « crédibilité » qui les rendra persuasives. « Voilà dit-il, notre service à nous. La Comédie humaine est là pour démontrer que ce service est compatible avec toutes les franchises de la peinture. Une telle manière de comprendre l’art du roman, non seulement n’est pas une diminution de la puissance de l’artiste, elle en est une exaltation. » L’auteur de ces lignes est aussi l’auteur d’une « comédie humaine » qu’anime sa doctrine, assidue, ardente et vivante.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Nouvelles pages de critique et de doctrine, par M. Paul Bourget, 2 volumes. Cf. Essais et Nouveaux essais de psychologie contemporaine, Études et portraits ; Sociologie et littérature ; Pages de critique et de doctrine (Plon).