Revue littéraire - Nouveaux peintres de la campagne

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André Beaunier
Revue littéraire - Nouveaux peintres de la campagne
Revue des Deux Mondes7e période, tome 2 (p. 195-206).
REVUE LITTÉRAIRE

NOUVEAUX PEINTRES DE LA CAMPAGNE [1]

Si vous allez à la campagne, — mais, je dis, la vraie campagne, et non pas tel joli endroit de villégiature où les Parisiens ont vite fait de composer un coin de Paris, — je crois que vous éprouvez le triste sentiment de ne rien comprendre, ou peu de chose, à vos entours. Ce n’est pas la campagne, qui vous déconcerte. Elle vous prodigue ses bienfaits de repos, de silence et de quelque sage ennui. Ou bien elle vous émerveille, étant, d’un autre nom, la nature, que les poètes ont chantée et qu’ils vous ont appris à trouver belle. Du reste, vous ne la voyez pas des mêmes yeux dont la regardent les laboureurs ; et vous admirez des orages qui seront funestes aux récoltes. « Levez-vous, orages désirés ! » murmure ou crie la postérité citadine de René : le laboureur ne commet pas cette imprudence. Les citadins ont une idée de la campagne, un peu étrange et qui, vaille que vaille, leur permet de n’y être pas comme des sots. Ce n’est pas la campagne, qui vous déconcerte : ce sont les paysans. Même si vous avez pour eux une amitié qu’ils méritent ; même s’il vous plairait de fraterniser avec eux et de bon cœur. Ils ont un langage qui n’est pas le vôtre. Un patois ? Non. Je suppose qu’ils emploient votre vocabulaire et n’aient pas un accent très particulier. Les mots pareils ne semblent pas le signe d’une pensée pareille. Et quelquefois une pensée pareille, ou que vous devinez pareille, a recours à d’autres mots, à un autre sourire, au point de vous décevoir.

Au moment de raconter la vie d’un grillon, M. Charles Derennes écrit : « Il n’est au monde rien de plus émouvant que l’éclosion et le déroulement d’une petite vie, d’une vie comme celle de l’insecte dont j’entreprends ici l’histoire. Petite vie... Je viens d’employer là une épithète qui ne me plaît en aucune façon... Petite vie : que pouvons-nous entendre de précis par ces deux mots ? Rien, sinon qu’il s’agit d’une vie que notre présomption nous autorise sommairement à considérer comme inférieure à la nôtre, aussi bien dans l’espace que dans le temps... » L’univers d’un grillon se borne à un rayon de quelque vingt mètres ; et la vie d’un grillon que nul accident n’interrompt se borne à quelque onze mois. Nombre de paysans ne bougent guère de leur village ; et, quant à leur durée, fût-elle plus longue que la nôtre, elle a une monotonie, en apparence, qui fait que son résumé tiendrait en peu de semaines ou de jours, à moins « pour citer encore Chateaubriand et, cette fois, le vieux Chateaubriand de l’ardent, morne et pathétique Rancé), « à moins de compter des jours qui ennuient tout le monde. » Or, l’espace et le temps modifient les univers et, dans les univers différents, déterminent des vies toutes différentes. Puis nous appelons petites vies celles qui ne sont pas les nôtres. C’est la faute d’un involontaire et naïf orgueil ou plutôt de cette présomption que signale M. Derennes au détriment de notre finesse intelligente.

M. Ernest Pérochon n’est pas un écrivain de Paris. Il a daté de « Veuille « Deux-Sèvres) » son roman de Nêne ; et son roman de Nêne se déroule dans ce pays des Deux-Sèvres. M. Ernest Pérochon, les journaux l’on dit à l’envi, est instituteur là-bas. Il a probablement pour compagnons habituels les paysans, demeure parmi eux, cause avec eux et, dans l’existence quotidienne, est l’un d’eux. Il doit les connaître. Il ne doit plus éprouver auprès d’eux l’étonnement qui nous avertit d’être attentifs, mais aussi nous ôte l’ingénuité qu’il faut pour accueillir l’exacte vérité. Comme il a un subtil talent d’écrivain, sans doute saura-t-il nous donner à bien entendre ce qu’il entend parfaitement.

Nous lui accordons notre confiance, comme à l’interprète le meilleur et dont l’habileté vaut la bonne foi.

Donc, lisons Nêne : « L’air était vif et jeune ; la terre fumait. Derrière le versoir... » Le versoir est la partie haute et large du soc et rejette en côté la terre que le soc a soulevée... « mille petites haleines fusaient, droites, précises, subtiles ; elles semblaient vouloir monter très haut comme si elles eussent été heureuses d’échapper enfin au poids des mottes, et puis elles se rabattaient et finissaient par s’étendre en panaches dormants. Le souffle oblique des bœufs précédait l’attelage et remontait, couvrant les six bêtes d’une buée plus blanche qu’agitaient des tourbillons de mouches. Des hochequeues voletaient d’un sillon à l’autre ; les plus proches avaient l’air de petites personnes maniérées et coquettes ; les autres n’étaient que des flocons de brume très instables : on ne les voyait guère, mais on les devinait nombreuses et fort occupées à chasser les bestioles maladroites et lentes, effarées d’être au jour. Dans le haut du champ, une pie se détachait nettement, raide et sérieuse comme un beau gendarme... » C’est joli ; c’est joliment vu et bien noté. Seulement, nous avons, — avec un peu de regret, si je ne me trompe, — l’impression que ces lignes de littérature avisée, un écrivain de Paris les aurait écrites, un écrivain de Paris venu à la campagne, au temps des labours, et qui n’oublierait pas son Jules Renard. Les grâces de la description nous amusent. Mais, au début de ce roman, ce qui nous amuserait davantage serait qu’on voulût nous montrer la terre comme la voient les personnages du roman, des paysans et qui n’ont pas lu Renard. Est-ce que les paysans, les vrais paysans, non pas ceux qu’inventerait une imagination de Parisien, aperçoivent ou remarquent ces détails, ces nuances, et trouvent qu’une pie ressemble à un gendarme ? Je ne l’aurais pas cru. Au surplus, je n’en sais rien. C’est à la campagne que fut créé un mot qui, dans toutes les langues romanes, a remplacé le papaver ou le pavot des Latins : coquelicot. Un paysan, quelque jour, voyant un coquelicot dans les blés, le prit pour la crête d’un coq et, rieur, imita le cocorico de ce Chantecler imprévu qui débaptisa et rebaptisa la rouge fleur à tout jamais. Était-ce un paysan, d’ailleurs ? Ou peut-être un citadin qui avait sa vivacité de surprise intacte ?

Continuons de lire Nêne. Michel Corbier, le héros du livre, est un laboureur. C’est lui que nous avons vu d’abord mener la charrue. Il a perdu, après un court mariage, une femme qu’il adorait. Son travail l’occupe, mais ne l’empêche pas de se sentir « seul et faible, sans l’appui d’une tendresse. » Et il songe : « Marguerite, pourquoi es-tu partie si tôt ? Pourquoi as-tu quitté ma maison pour celle du bon Dieu ? Pourquoi n’es-tu plus sur le seuil à mon retour des champs ? Marguerite, tes enfants languissent en des mains étrangères ; et, pour mes yeux, il n’est plus de soleil luisant ; pour mon cœur, il n’est plus de joie sous le ciel. » Michel Corbier n’est point un paysan vulgaire ; il a été à l’école, sans doute, et il sait orner d’une poésie adroitement simple et très élégante la mélancolie de son veuvage. Mais il engage une servante qui, au soin des deux enfants délaissés par la jeune morte, prêtera ses mains étrangères. La servante, Madeleine, et que les enfants appelleront Nêne, et qui est une vraie servante de campagne, arrive, un matin de la belle saison : « Les bêtes des haies se dérangeaient sur son passage. Les lézards, à l’affût entre les primevères et les pensées sauvages, reculaient vifs et silencieux. Les mésanges et les bouvreuils se levaient sur leurs nids et montaient aux hautes branches ; les merles fuyaient brusquement dans un gros bruit de feuilles... » Tout cela, c’est ce qu’a noté en se promenant, un matin de belle saison, M. Pérochon. Nêne aussi l’a-t-elle noté ? Oui. « Tous ces oiseaux n’allaient pas loin. Elle sentait qu’ils restaient là, cachés dans les saulées et les touffes de houx et qu’ils la regardaient avec inquiétude. » Elle croit même les entendre dire : « Que nous veut celle-ci, qui est si chargée et dont les talons sonnent si clair ? » Puis : « Comme elle passait tout droit, ils reprenaient bien vite confiance et chantaient. Madeleine relevait la tête vers les cimes vivantes et joyeuses et elle pensait : — Oiseaux de par

ici, j’entends que vous me faites accueil ; merci, mignons !... Ses yeux bleus éclairaient sa face rousselette : — Petits musiciens du paradis, musiquez-vous pour ma noce ? Ainsi soit-il ! Mais je suis vieille fille et je n’ai pas de galant. Petits, les jolis violons que vous feriez, et comme on prendrait gaiement la file derrière vous ! » Nêne a le don de poésie, à l’égal de Michel Corbier.

Cela vous étonne ? Vous figurez-vous que le don de poésie n’appartienne qu’aux citadins et récompense de longues études faites au collège ?... Pas du tout ! et notre étonnement ne vient ni d’orgueil ni de présomption. Mais, en même temps que le don de poésie, Nêne et Michel Corbier ont un langage et une rêverie de lettrés ou ont plutôt le langage et la rêverie qu’un jeune lettré, dans le premier plaisir de son émoi littéraire, attribue aux créatures de sa fraîche imagination. Pour tout dire, je ne crois pas que les paysans et les paysannes, — plus que les gens des villes, — parlent et rêvent ainsi.

Alors, M. Pérochon ne nous montre-t-il pas les paysans et les paysannes authentiques ? Ses paysans et paysannes sont-ils bergers et bergères de bucoliques ? L’on dira que ce n’est pas la peine de signer de « Vouillé (Deux-Sèvres) » un roman de paysannerie fade... Non ! le roman n’est pas fade et il contient beaucoup de vérité. Seulement, M. Pérochon, même s’il entend la campagne tout droit, sait que, pour vous la faire entendre, il doit vous la traduire et, en quelque sorte, la mettre en bon français : vous n’entendez pas le patois. Il vous invite à ne pas concevoir une idée fausse, absurde et presque monstrueuse ou inhumaine, des âmes dont les singularités sont peut-être plus apparentes que réelles. D’autres écrivains, surtout à l’époque où florissaient le réalisme, le naturalisme et diverses toquades souvent très fâcheuses, ont eu si grand’peur de peindre fade qu’ils ont peint scandaleux : leurs paysans ne sont plus ni hommes ni femmes, ne sont plus que des bêtes livrées à l’instinct. Ces écrivains cherchaient le pittoresque et, en dépit de leurs doctrines, le préféraient à la plus simple vérité. Le pittoresque nous amuse, quelquefois ; mais il nous éloigne de l’objet qu’il nous présente. L’art de M. Pérochon, tout au contraire, nous rapproche de la campagne et de ses habitants : il approche de nous la campagne et ses habitants. M. Pérochon ne souhaite pas d’exciter notre curiosité, mais bien d’éveiller notre sympathie.

Et nous aimons Nêne, la servante si douce et bonne, qui d’abord aime d’un mélancolique amour, sans trop d’espoir, Michel Corbier, qui l’aime et davantage aime les deux enfants. Le sentiment de la tendresse maternelle est plus impérieux en elle que tous les autres sentiments. Elle n’est point payée de retour.

Les paysans de ce roman sont d’un coin de France qui a son caractère et qui a ses bizarreries. Depuis la Révolution, certains cantons et, dans les cantons, certains groupes de vieilles familles demeurent très attachés à un catholicisme sans culte et sans prêtres. Les ancêtres ont refusé tout accueil et même toute patience aux prêtres assermentés. Quand eurent peu à peu disparu par l’éparpillement ou la mort les prêtres réfractaires, leurs fidèles, puis les enfants et les arrière-petits enfants de leurs fidèles, ont gardé une intransigeance qui aujourd’hui les confine en l’état de dissidents obstinés, fiers, farouches et vertueux.

On retrouvera dans l’Abbesse de Guérande, de M. Charles Le Goffic, une secte du même genre, celle des Louisets. Leur nom leur vient de l’église Saint-Louis de Fougères, où ils se réunissaient le plus volontiers sous l’Empire et la Restauration. Ce sont des catholiques anticoncordataires. La bulle de Pie VII qui, en 1801, prononça la déchéance des évêques insermentés n’a pas réduit toute la Bretagne à l’obéissance ; et les Louisets continuent de protester, d’une manière plus ou moins secrète. Ils ont beaucoup d’orgueil, considérant qu’ils gardent seuls l’excellence religieuse ; et ils ont une austérité incommode. M. Le Goffic a imaginé de mettre aux prises avec ces terribles personnes, dignes d’estime et dignes de crainte, une ; charmante fille que tenterait l’innocente gaieté. Pauvre Jeannine, enfermée dans la sombre maison de la Théologale et que l’impitoyable dogmatisme accable ! Ce roman, très bien fait, à l’imitation de Balzac, est l’un des plus émouvants que l’on nous ait donnés depuis longtemps ; et je le raconterais, s’il ne m’écartait de mon propos, qui est la campagne, non la petite ville : mais Guérande, petite ville emprisonnée dans son histoire autant que dans ses remparts, quelle vivacité de couleur et de passion lui prête M. Le Goffic !

Un bon peintre de la campagne est M. Henri Bachelin. Son nouveau roman, Le bélier, la brebis et le mouton, nous mène à la ville, à Autun, puis à Paris ; mais il a tout son commencement à la campagne et, même quand ils se sont égarés à Paris, ses personnages restent campagnards.

M. Bachelin ne ressemble pas du tout à M. Pérochon : sa peinture n’a point de grâce et n’a point cette poésie à laquelle M. Pérochon cède avec un peu de naïveté. M. Bachelin ne ressemble pas non plus aux réalistes ou naturalistes de naguère, qui avaient le goût de l’atrocité. Il ne peint ni laid, ni joli, mais juste.

Voici les premières lignes du roman : « Nous attendions le chariot à l’entrée du bourg. Malgré notre impatience de le voir, nous n’étions pas de taille à faire six lieues à pied pour aller le prendre au sortir d’Autun ; le plus âgé de la bande devait avoir dix ans ; j’en avais sept. C’était un matin de septembre : des feuilles tombaient des peupliers, et sur l’herbe des prés il y avait encore de la rosée. Nous nous étions tous levés de bonne heure comme pour un jour de grande fête dont on veut profiter de la première à la dernière minute. La nuit précédente m’avait paru longue... » Ces lignes sont excellentes. Je ne dis pas qu’elles aient une beauté singulière : elles ont cette qualité de ne rien contenir que de vif et utile ; elles sont pleines de substance. Et même, l’auteur n’a pu y faire tenir tout ce qu’il voulait y mettre. Il y a mis le principal. Et qu’est-ce donc ? Des gamins de campagne qui, à l’extrémité du bourg, attendent quoi ? l’arrivée d’un chariot. L’on ne sait point encore, le lecteur ne sait pas, ce qu’apportera ce chariot : le lecteur le saura bientôt, et le saura lorsqu’on lui aura suggéré une impatience pareille à celle des gamins qui, depuis la veille et au travers de la longue nuit, ne rêvent pas d’autre chose. Voilà tout le sentiment, et l’heure et la saison, le paysage, la rosée dans les prés, les feuilles qui tombent des peupliers.

L’art du peintre ne consiste pas tant à copier ce qu’il a sous les yeux par aventure qu’à choisir les traits importants. Et l’on peut lire à ce propos le deuxième chapitre des Notes d’un amateur de couleurs que vient de publier M. René Bazin, lui-même l’un de nos meilleurs peintres de la campagne et qui a médité son art... « Nous voyons infiniment plus de choses, dans le moindre coin de nature, que nous n’en pouvons rendre. L’artiste est un tamis : il laisse tomber le grain mort. Observez le tronc d’un pin au soleil : ces écailles superposées, dont aucune n’est du même ton que les voisines et qui composent l’écorce ; les surfaces très en relief, tantôt mousseuses et spongieuses, forées par le vent et noircies par la pluie, tantôt éclatées, lisses et, selon qu’elles tiennent de près ou de loin aux artères de l’arbre, tantôt fauves et tantôt transparentes et mauves comme une améthyste ; étudiez les ravins qui séparent ces sortes de caissons irréguliers, chemins des ombres violettes, au dessin ferme toujours et souvent tourmenté ; le plissement annulaire de ce rude épiderme autour des branches coupées ; le rouge de cinabre des plaies anciennes, les traînées d’or qui coulent çà et là de blessures invisibles, et le mouvement de tout l’ensemble qui monte vers la lumière ! Quel monde et comme vous serez impuissant à tout dire ! Les Hollandais eux-mêmes, qui peignaient les gouttes d’eau pendantes à la pointe des herbes et les images qui se miraient dans la goutte d’eau ont laissé de côté bien des détails que saisissait leur œil habitué à la loupe. Fidélité impossible, et d’ailleurs inutile, et condamnée par le grand art. Quand un peintre représente, sur la toile, un kilomètre carré de terre vivante, peu importe un lézard endormi au premier plan. Ce que nous lui demandons, ce qu’il nous donne, c’est l’impression qu’il a eue. Il a discerné l’essentiel dans l’image infiniment complexe ; il nous livre les éléments de reconstruction. Les découvrir, les fixer, c’est tout son secret et, s’il y réussit, c’est son génie. » Cet « amateur de couleurs » étudie l’art du peintre ; mais il est romancier, cet amateur de couleurs, et ne dit rien ci-dessus qui ne convienne aussi à l’art de peindre par les mots, d’expliquer les âmes et de grouper les incidents narratifs.

Assurément, il faut choisir : et l’art est de choisir. M, Bachelin n’y contredit pas ; et quel artiste, ou peintre ou romancier, voudrait y contredire ? Il faut choisir les éléments de reconstruction, c’est-à-dire que, sur les éléments à nous livrés par l’artiste ou le romancier, nous aurons, nous, à reconstruire ce qu’il a vu, « l’impression qu’il a eue. » L’impression qu’il a eue sera-t-elle exactement la nôtre ? Il faut, pour affirmer que oui, supposer que nous avons la même sensibilité que lui : cette supposition recèle un grand mystère. La sensibilité de chacun de nous est, en quelque manière, un absolu. Puis la sensibilité de chacun de nous est en majeure partie faite de nos souvenirs. Peintre ou romancier, l’artiste doit éveiller en nous des souvenirs dont il possède le secret. On a défini autrefois l’art « une allusion à la vie : » ou, si l’on veut, une allusion à la réalité. Cette réalité, l’avez-vous jamais regardée ? ce n’est rien, si vous ne l’avez vue !

Il ne suffit pas de choisir : il faut encore suggérer. Voire, il faut créer et, — difficulté la plus redoutable ! — créer dans un esprit, non le vôtre, mais celui de cet étranger, votre voisin. Comme nous connaissons très peu la campagne et, pour ainsi dire, ne connaissons pas du tout les paysans, l’art de peindre la campagne et ses habitants me paraît le désespoir du peintre.

Je crois que M. Bachelin connaît la campagne et les paysans mieux que personne. Il les aime et, semble-t-il, a vécu près d’eux. L’on sent, à le lire, que cet écrivain n’est point allé aux champs le temps d’y faire une récolte d’images. Seulement, sa bonne science ne rachète pas notre ignorance et ne la compense pas, s’il se contente de nous offrir les éléments pour lui les principaux. Nous ne saurons pas reconstruire ; et l’impression qu’il a eue ne naîtra pas en nous. M. Bachelin, qui a deviné ce péril, sacrifie une discrète élégance à l’indispensable soin de nous informer surabondamment. Ce n’est pas un reproche que je lui adresse ; plutôt, je remarquerais, comme très pathétique, le soin qu’il a dû avoir. Son livre manque d’une grâce libre et aisée ; il a une lenteur, une insistance et une façon de vous redire ce que vous auriez laissé passer sans y prendre garde, qui par moments fatigue : c’est votre faute, à vous qui ne savez rien de ce qu’on vous raconte !

L’art de M. Bachelin n’est pas celui de M. Pérochon. Mais tous deux, pour nous rendre intelligibles la campagne et les paysans, recourent à un stratagème : l’auteur de Nêne traduit en notre langage l’âme de la campagne et des paysans ; l’auteur du Bélier nous la fait traduire par un intermédiaire, à demi paysan, paysan naguère, et qui parle notre langage. C’est le héros du livre qui écrit. Et voici comme il écrit : « Les premières ombres de la nuit se répandaient comme l’eau d’un étang qu’on lâche ; elles noyaient les derniers restes de lumière. Je regardais la flamme de la bougie dans la boutique où tout était en désordre, en même temps que j’écoutais grincer les essieux du chariot qui s’éloignait, allégé des meubles et lourd de ma joie disparue. Le charretier s’était assis sur le timon, après avoir allumé sa petite lanterne qu’il avait accrochée à la ridelle de gauche et qui obéissait au balancement du chariot. » Avant d’écrire ainsi, bien joliment, ce petit paysan de naguère, fils d’un aubergiste ivrogne, l’un des gamins qui baguenaudent dans les ruelles du bourg natal, ce petit paysan surprenant est venu à Paris, comme Virgile, paysan de Mantoue, est venu à Rome avant de peindre la campagne, avant de l’aimer et sans doute avant de l’avoir aperçue.

A Paris, ce petit paysan reste un paysan : M. Bachelin l’a voulu et l’a très finement montré. Mais l’art d’écrire qu’il attribue à ce petit paysan, l’art de voir et de choisir, l’art de peindre et de suggérer, c’est une fiction qu’imagine le romancier. Le livre a beaucoup d’attrait, beaucoup de vérité, les qualités d’un beau livre où l’auteur a enfermé ce qui lui est le plus cher au monde. Le livre émeut par son accent de touchante sincérité ; il émeut aussi par cette fiction qu’il emploie et qui nous rend presque tragique la nécessité où nous sommes de recourir à un interprète pour entendre le langage de nos frères farouches, comme les appelait Jules Renard.

Une dernière tentative mérite de nous intéresser, quitte à ce qu’elle nous déçoive, mais après nous avoir induits en rêverie opportune : celle de M. Charles Derennes qui nous invite à découvrir l’âme obscure d’un grillon... « Je n’éprouverai jamais comme au livre que je commence l’infirmité sans remède de n’importe quel langage humain ; et je tiens à faire acte d’humilité dès le début de cet ouvrage. Que tout ce qu’il peut y avoir en moi de poésie et d’amour de la terre m’assiste ! Que l’habitude contractée dès mon enfance d’aller volontiers le front penché et de m’intéresser presque amoureusement à des choses infimes ne m’abandonne pas en cet instant !... Je désire surtout dire ce que j’ai vu, et ce que je crois avoir compris, en tâchant de ne rien oublier. » M. Charles Derennes, poète de la Chanson des deux jeunes filles, romancier de l’Amour fessé, des Caprices de Nouche et du Béguin des Muses, a lu cet aphorisme de Jules-César Scaliger : Veritas clarior et magis intelligibilis apparet cum ad minima oculos vertimus ; c’est à savoir que la vérité nous apparaît plus claire et mieux intelligible, si nous regardons de plus petits objets. Et il a lu cet aphorisme de Spinosa : Infra nos quoque coelum quaerendum est ; c’est à savoir que nous avons aussi un ciel à chercher plus bas que nous. Les deux aphorismes ont ensemble cette analogie de nous engager à n’être pas dédaigneux et à nous pencher vers le sol plutôt que de regarder en l’air. Puis, à vrai dire, ils sont assez bien contradictoires : l’un qui nous rassure et nous donne l’espoir de trouver en bas la vérité plus claire ; l’autre qui nous annonce l’objet le moins facile à saisir, et le plus vaste, un ciel. M. Derennes, à tout hasard, s’est humblement penché vers le grillon, petit insecte.

Il a de bons yeux, l’intelligence nette et la patience amusée d’un observateur. Un observateur est un homme qu’il ne faut pas louer d’être patient : car il découvre à tout instant ce qu’il n’avait pas deviné. Il aperçoit de petits faits : nul plaisir n’est plus attrayant, une fois que les idées que l’on appelle générales, et qui sont vagues, vous ont lassé par leur futilité insignifiante. L’observateur d’un grillon, comme un érudit sagace et méticuleux, voit ce que les idées emphatiquement dites générales négligent, parce que ces grandes fainéantes ne sont pas attentives à la réalité ; elles font bien : la réalité les tuerait, qui déjà les ridiculise. Après cela, ou dans l’intervalle de son étude, l’observateur et l’érudit pourront se divertir aux idées. Mais alors, ils n’en seront plus les dupes dérisoires ; ils joueront avec ces filles faciles, sauront que c’est un jeu et garderont pour les petits faits leur zèle sérieux.

Par exemple, dans un moment de relâche, voici M. Derennes qui se demande pourquoi le grillon, l’un des êtres chétifs que la nature, si brutale, anéantirait trop aisément, dure à travers les âges et en dépit des lois de l’évolution. Ces fameuses lois de l’évolution ne sont-elles pas la suprématie et le triomphe des espèces les mieux pourvues, les mieux armées dans la lutte ? M. Derennes se demande si le grillon ne dure pas « en vertu des avantages offerts aux déshérités et aux faibles. » M. Derennes se demande si l’on n’a peut-être pas pris au rebours de la vérité les lois de l’évolution : « Le plus fort n’a pas triomphé sur la terre et n’y triomphera probablement jamais. Pourquoi ? Je crois que Maman Nature partage la faiblesse de la plupart des mères à l’égard de leurs enfants maladifs ou mal venus : le plus faible et le plus inutile est celui qu’elle chérit le plus... Le droit de l’Humanité à la vie est le triomphe du droit des faibles. Qu’elle en ait abusé, comme une petite fille gâtée, ratée ou parvenue, cela est sûr et c’est dans l’ordre. » On répondrait à M. Derennes... Mais on aurait grand tort de lui avilir son idée qui est le contraire de l’idée la plus répandue. L’idée la plus répandue a négligé une quantité de petits faits que recueille l’autre. Et il faut des idées pour y loger tous les petits faits, si l’on a le goût du rangement : c’est la besogne de la science.

Ce grillon naquit le 15 septembre 1912. M. Derennes, au retour de la chasse, et tandis que ses chiens las posaient leurs babines sur leurs pattes, s’assit dans une clairière de la forêt landaise et observa, un petit coin de terre herbue. « Sur le bord d’un sentier forestier, au pays des sables, le monde des graminées sauvages, quand les premières fraîcheurs ont préparé l’automne et annoncé son odeur au ras du sol avant d’en emplir le ciel, ce petit monde renaissant, verdoyant, à défaut de grandeur et de splendeur végétales, offre des trésors de couleur et de formes dont je ne me lasserai jamais d’enrichir mes yeux... » Il y a la canche et la crételle, la flouve et le pâturin, la fléole et la fétuque, la houque et la téosinte, le dactyle ; et, si ces jolis noms, frais et embaumés, vous plaisent, vous irez voir à la campagne comment les diverses graminées les méritent. Le grillon qui sort de l’œuf ressemble à « un grain de riz supporté par six morceaux de fil blanc très mince. » En peu de minutes, ce grain de riz prend une couleur brune ; les antennes qui ont poussé deviennent roses ; le grain de riz a des yeux mordorés. En moins d’une heure, le grain de riz ressemble à un grain de café rôti. Les antennes remuent. Vous approchez une brindille : le grillon saute et, d’un seul bond, franchit l’espace de quarante centimètres... « Frémissements éperdus d’antennes. Première prise de contact avec l’aventure. Les pattes ne flageolent plus, mais agissent. Un temps de repos, d’ahurissement ou plutôt, dirait-on, d’émerveillement que valent à l’insecte prenant contact avec le monde la vague sensation de sa nouvelle puissance et, probablement, une hésitation pleine de terreur... » Voilà, en peu de mots, les sentiments du grillon qui naît à la vie ; en peu de mots : et mots humains, c’est leur infirmité.

Les jours suivants, il a, ce grillon, l’aspect qui sera le sien, sa vie durant, « sa figure en seau à charbon, » tout à fait dépourvue de physionomie. Et que fait-il ? Regardez-le : il saute, mieux et plus alertement que jamais. Il saute : « Mais il ne faut pas croire que, même à l’aube de sa vie, ces espiègleries lui plaisent. Il ne s’y livre qu’en cas de danger et notamment lorsque l’approche d’un soulier d’homme l’invite à changer au plus tôt de domicile. Dès cet instant, il possède en lui ces sourdes hérédités bourgeoises et casanières, avec tendance à l’obésité qui le caractériseront durant la majeure partie de son existence... » Il saute s’il a quelque prudente raison de ne pas rester à la même place ; et parfois il saute sans qu’on sache pourquoi, sans que lui-même le sache : il saute avec ennui, saute pourtant. Voilà Grillon dans la force de l’âge : un bourgeois ventru, poltron, nigaud parmi les orthoptères.

Vous l’avez mis dans une petite cage ; et vous avez placé cette cage sur votre table. Puis, à quelque distance, vous posez une mie de pain mouillée d’une goutte de café, une touffe de trèfle frais, une appétissante feuille de cœur de laitue, un morceau de sucre imbibé d’armagnac. Vous ouvrez la porte de la cage. Grillon sort, « se dirige imperturbablement vers le morceau de sucre, le renifle, hésite ; mais déjà son flair l’a averti que cette aubaine n’était pas la seule qui lui fût offerte dans le voisinage. Il se remet en route, visite la mie de pain qui embaume le café, puis la touffe de trèfle, puis la laitue. Après quoi, il ne lui reste plus qu’à choisir dans cette diversité de succulentes pâtures. Ce paysan a un penchant incontestable pour les produits, même nocifs, de la civilisation humaine et, faute de pouvoir tout absorber, il commence par la friandise qui l’allèche le plus, c’est-à-dire par le café ou le sucre alcoolisé. » Puis, un peu alourdi, content, il retourne à sa cage ; il choisit l’endroit où il aura le plus de soleil et de lumière.

Grillon n’est pas informé comme nous de l’univers. Les sens de Grillon, différents des nôtres, ou les mêmes et autrement coordonnés, ne lui en procurent pas une pareille image. M. Derennes essaie de concevoir l’univers qui environne Grillon : comment y parvenir, quand nous ne sommes pas sûrs de bien deviner l’univers que nos « semblables » contemplent ou croient contempler ?

Ce livre est charmant ; et le savant badinage nous y mène à la mélancolie d’une pensée, le dernier mot de la psychologie la plus attentive : un être vivant, proche ou lointain, cet insecte ou notre ami, nous ressemble et reste un indéchiffrable secret.


ANDRÉ BEAUNIER.

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  1. Nêne, par Ernest Pérochon (Plon) ; — L’Abbesse de Guérande, par Charles Le Goffic (même éditeur) ; — Le bélier, la brebis et le mouton, par Henri Bachelon (Flammarion) ; — Vie de Grillon, par Charles Derennes (Albin Michel). — Cf. Notes d’un amateur de couleurs, par René Bazin (Calmann-Lévy).