Revue littéraire - Octave Mirbeau

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - Octave Mirbeau
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

OCTAVE MIRBEAU[1]

Octave Mirbeau, qui vient de mourir, était un écrivain de grand talent et qui avait les dons les plus rares, et qui n’avait pas « la chose du monde la mieux partagée, » le sens commun. En le disant, on n’offense pas sa récente mémoire. Il méprisait l’opinion commune et la traitait comme l’ennemie de son génie et de sa raison. Dans l’incertitude, où il n’aimait point à se tenir, il prenait le contre-pied de l’opinion commune et aussitôt se croyait en possession de la vérité. Il le croyait, et fermement, non pas en vertu peut-être d’une philosophie, mais par la spontanéité vive de sa nature et de son caractère, qui était singulièrement prime-sautier. Cette méthode, si l’on peut ainsi parler, avait chez lui une fougue à peu près héroïque et périlleuse.

Dans un petit volume intitulé Boulevard et coulisses, M. Alfred Capus a raconté comment Mirbeau, M. Grosclaude, Paul Hervieu et lui fondèrent jadis les Grimaces, qui parurent, un peu de temps, chaque semaine. Journal réactionnaire, et journal d’opposition ; mais, à quelques années d’intervalle, M. Capus ne se rappelle pas quel était le gouvernement à qui les Grimaces faisaient de l’opposition : cependant, il avait la rubrique de la politique intérieure et des débats parlementaires. Il se souvient que l’opposition des Grimaces était « énergique et virulente » et qu’on y flétrissait « les hommes politiques et, en général, l’ensemble de la société. » Le premier article de Miibeau portait ce titre : Ode au choléra. « Ce fléau venait d’apparaître ; et Mirbeau, au lieu de réclamer des mesures prophylactiques, lui souhaitait la bienvenue. Il le suppliait d’immoler un certain nombre de gens qu’il désignait par leur nom, de supprimer les scandales et, en somme, de tout détruire pendant qu’il y était… »

Les années passent. Mirbeau donne des chroniques dans maints journaux, après que les Grimaces ne sont plus qu’un souvenir gai, donne des romans et des comédies. Chroniques, romans et comédies continuent l’effort des Grimaces et même tâchent d’accomplir en quelque façon la besogne que le choléra n’a point faite, exécutent des gens, pourchassent des idées, ne tuent ni les gens ni les idées, au moins les malmènent, en tout cas montrent que Mirbeau les déteste. Parfois, il ne les déteste plus : mais alors, il en déteste d’autres. Et puis survient la guerre, la seconde qu’il ait vue. D est malade, il est mourant depuis des mois. La cruelle souffrance de la maladie, il la supporte : non la guerre ; et la guerre l’achève. Il meurt et laisse un testament de sa pensée, qui est une page étrange et pathétique. Il ne s’attendait point à la guerre : c’est qu’il ne la voulait pas ; il comptait que ses amis, les ennemis de la guerre, et lui-même avaient à jamais « saboté la guerre. » Il note son amère déception : « Quarante ans de lutte, pour aboutir au plus grand crime de l’histoire du monde, la monstrueuse agression de l’Allemagne ! » S’est-il trompé ? Oui. Et, quant à reconnaître son erreur, Mirbeau est un homme qui n’hésite pas : sa conviction nouvelle, aussi ardente que l’autre est jalouse, ne tolère point le partage. « Tout sacrifier à la France ! » annonce-t-il. Cependant, il maintient comme vraies et la peinture qu’il a faite de l’humanité, fût-ce de l’humanité française — « faiblesses, bas instincts de lucre, tares honteuses » — et l’espérance que l’humanité s’améliore. Ce qu’il aperçoit, c’est que les individus sont ignobles, non pas les collectivités : il a vu, par la guerre, par les Français à la guerre, « ce dont est capable une conscience collective, » en d’autres termes, une patrie. Et, bref, il a confiance dans l’avenir : « mais pour cela, il faut qu’on découvre, comme je l’ai découvert moi-même, que la patrie est une réalité ! » Ces mots, sans doute, sont poignans de bonne foi, de naïveté. Mais enfin, cette « découverte, » si c’en est une, où donc avait-on les regards tournés et par quelles fictions l’esprit voilé ? La franche découverte de Mirbeau, c’est l’aveu, loyal et brave, et presque ingénu, d’un prodigieux aveuglement.

Son œuvre se déroule des virulentes facéties des Grimaces jusqu’à ce document dernier. L’on y trouve, mêlées constamment, la plaisanterie énorme des Grimaces et les illusions énormes que le testament révèle. Peu importerait, somme toute, si Mirbeau se fût contenté de céder à son imagination, qu’il avait puissante et hasardeuse, pour des contes en l’air et des récits de fantaisie exubérante. Ce n’est pas cela, du moins dans son projet ni dans sa suprême pensée. « Que nous ayons individuellement des faiblesses, de bas instincts de lucre, des tares honteuses, toute mon œuvre est là pour le dire, » écrit-il encore, au point de mourir. Ainsi, son œuvre est, à son avis, un témoignage ; elle est une preuve. Il a prétendu démontrer que la vie et les hommes sont tels qu’il les a peints. C’était sérieux ! Ce n’était pas seulement, comme on dit, de la littérature : c’était le procès de l’humanité, son jugement, et sans appel. Mirbeau se crut un réaliste et, selon l’usage des réalistes, n’hésita point sur l’authenticité de ses peintures. Mais il y avait, entre lui et la réalité, les fantômes, joyeux ou lugubres, de son imagination.

Réaliste, il admire le maître de l’école, Émile Zola : « Son œuvre fut décriée, injuriée, maudite, parce qu’elle était belle et nue, parce qu’au mensonge poétique et religieux elle opposait l’éclatante, saine, forte vérité de la vie, et les réalités fécondes, constructrices, de la science et de la raison. » C’est le langage de l’école ; et c’en est, un peu emmitouflée de grands mots, la doctrine. Avant l’école ou hors d’elle, mensonge, hypocrisie : dorénavant, l’incontestable vérité. Mirbeau exècre le mensonge et l’hypocrisie. Généreuse haine, et que d’autres n’ont pas : il était, jusque dans ses caprices les plus changeans, la sincérité perpétuelle. Mais pourquoi ne consentait-il pas à pratiquer cette vertu avec simplicité ? Ce n’est pas une vertu si terriblement difficile, et pour lui qui la possédait mieux que d’autres et aussi bien que personne. Alors, pourquoi se donne-t-il, à chaque instant, l’air de remporter une éclatante victoire, s’il écrit ce qu’il pense ? On dirait que le mensonge et l’hypocrisie l’entourent, l’assiègent : le mensonge et l’hypocrisie universels, conséquences de la pusillanimité universelle. Oui, les gens n’osent pas dire ce qu’ils voient même, ils ont peur de le voir. Ils ont peur et ils n’osent pas ? Mirbeau veille à ne redouter rien. Comme il avait identifié avec la poltronnerie une certaine indulgence à l’égard de la vie, à l’égard de la destinée et des hommes, avec la lâcheté une certaine hésitation devant les idées, qui pourtant ne sont pas toujours si évidentes, il a mis du courage et de l’intrépidité à ne douter aucunement de ses doctrines, à ne dissimuler aucunement, à exhiber, l’abomination de la vie, de la destinée et des hommes. Ce fut un point d’honneur : il n’a rien ménagé, dût, sans qu’il y songeât, « l’humble vérité » en pâtir.

Dans les Contes de la chaumière, son premier volume, il y a des types de paysans, dessinés vite et qui sont d’une étonnante justesse. Il les a vus : les voici tels qu’il les a vus. Il les dessine et il les anime. Il les fait penser et parler. Il nous les donne à voir, à entendre. L’auteur n’est pas là : nous avons ces gaillards près de nous. Puis, soudain, l’auteur intervient. Comme s’il craignait de manquer aux devoirs de l’audace — et pourtant !… — comme s’il craignait la fadaise et la bergerie et de laisser confondre ses rudes bonshommes avec les Berrichons de Mme Sand, il va loin, dépasse la modeste vraisemblance. Quelquefois, c’est une gageure : n’en est-ce pas une ? un badinage. Ainsi, La Justice de paix, conte que j’aurai la décente hypocrisie de ne point analyser : et qui, dans son genre obscène, est excellent ; et qui — changez seulement le magistrat — serait, en vers, un conte de La Fontaine, un conte drôle et anodin. L’auteur s’amuse. Il ne s’amuse pas toujours. Il a noté, au cours d’une promenade, — Hé ! père Nicolas ! — cette résignation, stoïque ou stupide, cette « insensibilité » peut-être, des paysans devant la mort : « la mort qui pourtant fait japper douloureusement les chiens dans le chenil vide, et qui met comme un sanglot et comme une plainte au chant des oiseaux, près des nids dévastés. » C’est une idée qu’il va reprendre, ah ! mais sans faiblesse, dans un autre conte, Avant l’enterrement. Il y a là un « maît’Poivret » qui descend de sa carriole, attache son cheval, entre à la boucherie, appelle : « Y a-t-y du monde ? Hé ! Gasselin ! Où qu’t’es ? » Gasselin, son gendre. Gasselin n’est pas à la boucherie, mais en face, au café. Il s’essuie la bouche, du revers de sa main, rallume sa pipe, accourt. Les deux hommes échangent quelques propos : « Ça va-t-y comme vous v’lez ? — Ça va, mon gars, ça va tout bellement. — Faut-y donner d’ l’avoine à votre cheval ? — Pargué non ! Il a bu et mangé à c’matin. J’viens d’la foire d’Chassant, mon gars. — C’était-y une bonne foire ? — Oua ! oua ! Point tant bonne, point mauvaise itout. Les prix s’tiennent cor. » Et le maître Poivret n’attend pas plus longtemps pour dire à son gendre qu’il sait « l’malheur : » il a donné quatre litres d’avoine à son cheval et il est venu, sans dételer. « Ben oui ! Ben oui ! » répond le gendre ; et : « Vous allez p’tête ben vous rafraîchir ? — Ma foi, c’est point d’refus… » Et ils entrent au café. Le malheur, c’est la mort d’une femme, et qui était la femme de Gasselin, la fille du maître Poivret. « Quen ! quen ! quen ! » fait le père. Et de quoi est-elle morte ? Du ventre. Gasselin lui avait donné une claque et puis un coup de pied dans le ventre : jamais il n’aurait cru qu’un simple coup de pied dans le ventre, « comme ça, en jouant, pas fâché, ça pouvait crever une femme. » — « Quen ? quen ? fait le maître Poivret : voyez-vous ça ! » Ils boivent et, après cela, jugent convenable d’aller voir la morte. « All’est ben morte ! dit le père ; all’ est fraide ! mâtin qu’all’ est fraide ! — Et jaune ! et jaune !… » ajoute le mari. Et, sur la date de l’enterrement, ils causent. « Samedi, c’est l’marché ! J’peux pourtant pas laisser gâter ma viande… » Les deux hommes sont embarrassés… Et, par hypocrisie, j’en passe… « Si j’reprenions une autre bouteille… » C’est la conclusion provisoire du maître Poivret. Et, faute d’hypocrisie ou par un singulier scrupule de hardiesse, Mirbeau a poussé l’anecdote jusqu’à la rendre monstrueuse, jusqu’au point où ses personnages échappent, non pas seulement à notre amitié, mais à notre intelligence. Ce ne sont plus des hommes ; ce ne sont pas exactement des bêtes : — ce sont des brutes, mais inventées à plaisir.

Il y a beaucoup de ces brutes, dans l’œuvre de Mirbeau : les paysans, et aussi les bourgeois, et les nobles évidemment : n’oublions pas, certes, le clergé ! Son abbé Jules, une figure extraordinaire. Antipathique ? Sans doute ; et séduisante cependant, par quelques traits de sa physionomie farouche et fière, et cocasse. Mirbeau ne méprise pas l’abbé Jules. Je crois qu’il l’aime et nous invite à l’aimer. C’est que l’abbé Jules, tel que le voilà, nie Dieu et le diable, se moque de l’évêque, se rit de la morale, se joue de l’opinion publique et mène, en ce monde, grand train de révolté. Il est un révolté ; il est le révolté ; il est la révolte. Allons ; pas de timidité. Ce héros de la désobéissance, Mirbeau le munit d’un tempérament fort, allume en lui toutes les concupiscences de la chair et de l’esprit, le jette dans l’hérésie et dans le sacrilège. Sa digne mère se méfie et ne sait pas s’il ne serait, sous la soutane empruntée, l’Antéchrist. L’abbé Jules, vieux et qui porte encore les sacremens aux moribonds, s’est fait un évangile qui réduit « au strict nécessaire » l’indiscutable vérité « 1° L’homme est une bête méchante et stupide ; 2° La justice est une infamie ; 3° L’amour est une cochonnerie ; 4° Dieu est une chimère… » Et il enseigne les quatre points de cet évangile à un jeune gamin, son neveu. Par testament, il lègue sa fortune, assez jolie, au premier prêtre qui, pour l’avoir, se défroquera. Et, à l’article de la mort, il est lubrique au-delà de toute imagination. C’est trop !… Le petit Sébastien Roch, du roman que son nom désigne, son père, un quincaillier vaniteux, le met aux Jésuites de Vannes. Or, « les collèges sont des univers en petit » Qu’est-ce à dire ? « Ils renferment, réduits à leur expression d’enfance, les mêmes dominations, les mêmes écrasemens que les sociétés les plus despotiquement organisées ; une injustice pareille, une semblable lâcheté président aux choix des idoles qu’ils élèvent et des martyrs qu’ils torturent. » Si vous avez été au collège, autrefois, et feignez de n’y avoir été ni bourreau ni martyr : hypocrisie et mensonge. Au collège, il y a, comme dans toutes les sociétés humaines, des bourreaux et des martyrs : voilà ce qu’il y au collège ; Et dans les collèges des Jésuites, donc ! Et chez les Jésuites de Vannes, où Mirbeau a choisi de placer l’infortuné Sébastien Roch et de l’y installer martyr ! Ses camarades sont de jeunes hobereaux cruels et bêtes. Le père de l’un d’eux, un nobliau qui cache dans son château de Kerral des instincts de loup, a six chiens courans pour forcer les lièvres et les renards. Un jour qu’il n’a pas vu de gibier, il rage, il grogne. Pas de renards, pas de lièvres ? Il découple ses chiens et lus lance, ma foi, sur un clerc d’huissier : « Ouaou ! ouaou ! Tu comprends… » C’est le doux enfant du nobliau qui raconte… « si le clerc d’huissier détale, sentant les chiens à ses trousses. Il saute dans la lande. Il s’empêtre parmi les ajoncs et les ronces, son pantalon se déchire ; il roule, revient sur la route, la figure en sang. Les chiens le menaient comme un lièvre. Tête nue, les cheveux au vent, et les chiens tout près, lui mordant déjà les culottes… Il entre dans l’église, n’a que le temps de refermer la porte sur lui ; et il tombe, évanoui de peur, sur les dalles. Une seconde de plus, il était pris et dévoré par les chiens. Ils ne badinent pas, tu sais, ces chiens-là ! » Après cela, le clerc d’huissier tombe malade et reste fou. Voilà les nobles ; et, pareils à eux, leurs fils ! Les petits bourgeois ? Tandis que Jean de Kerral raconte cette chasse à courre, Bolorec, fils d’un médecin, « l’œil allumé d’un rire, » trépigne de joie et crie de toutes ses forces : « Ouaou ! ouaou ! » Il aboie. Et les Jésuites ? Il y a le jésuite imbécile, et. fourbe néanmoins ; le jésuite implacable et que jamais aucune velléité de quelque bonté, de quelque pitié, ne dérange de sa manie austère ; il y a le jésuite qui serait sensible et juste, s’il n’était pas jésuite, mais qui sacrifie à l’intérêt de l’Ordre la générosité naturelle de son cœur et immole à une « politique ténébreuse » plus de victimes qu’on n’en peut compter ; et il y a le jésuite infâme, ignoble, qui, pour l’enfance, n’a pas la plus petite révérence et n’est que du vice, merveilleusement libidineux : Mirbeau refuse l’hypocrisie de ne pas nous montrer ce misérable dans l’exercice de sa luxure. Voilà les Jésuites ! Voilà leurs collèges. Des collèges comme les autres : et, en outre, la religion. Parlons-en ! La première communion, chez les Jésuites de Vannes, c’est une scène quasi infernale. « Exemples dramatiques, bonheurs exaltés, châtimens horribles venaient à l’appui des explications du catéchisme… » Pendant les jours de la retraite, on cite à Sébastien l’histoire d’un enfant impie que les chiens ont dévoré, d’un autre que la vengeance divine a précipité d’une falaise dans la mer, et de bien d’autres qui désormais brûlent aux feux de Satan. Les plus dévots ? L’un, au sortir de la chapelle, va trouver ses parens, leur tend son couteau, les supplie de le tuer, disant : « Tuez-moi ! tuez-moi ! Je vous en conjure ; car je suis sûr d’aller au ciel tout droit ! » Et, la première communion de Sébastien, c’est une aventure où la physiologie est importante : l’hostie n’a-t-elle point failli l’étouffer ? Sébastien n’a pas eu de chance : car il a rencontré, dans un seul collège et dans l’espace de peu de mois, plus de scandale que n’en réunissent, d’habitude, les annales de plusieurs départemens au cours d’un siècle. Mais Célestine, la femme de chambre dont Mirbeau copie, en y « mettant du sien, » le Journal, Célestine, c’est pis encore ! Célestine, c’est effroyable, ce qu’elle a rencontré de saleté dans les nombreuses places qu’elle a faites. Ses maîtres, les uns après les autres, vieux ou jeunes, sont à ses trousses des chiens plus terribles, plus hargneux, plus dégoûtans que les chiens de Kerral aux trousses du clerc d’huissier. Les femmes : toutes les maladies et toutes les dépravations. Les jeunes gens : des petits faunes, et féroces. Tous : hormis l’un, M. Georges, un adolescent poitrinaire, avec qui ce fut presque une idylle, et touchante, jolie dans le désespoir. Encore a-t-il fallu que Mirbeau ne consentît pas à laisser l’idylle simplement jolie, mais l’avilît de quelques détails écœurans. Les domestiques, autour de Célestine ? Bien dignes de leurs maîtres. Celui que Célestine agrée pour l’épouser est l’assassin d’une fillette qu’il a violentée. C’est trop !

Pauvre Mirbeau, si brave, et qui a mis son orgueil de courage à ne point épargner ses héros, ni son lecteur ; si épris de la vérité : mais il a cru que le service de la vérité voulait qu’il traînât l’univers dans la boue ! La vérité n’en demande pas tant ; et elle demande aussi davantage : une étude méticuleuse, attentive, et lente, et qui ne se rue pas à des conclusions, et qui même s’attarderait à ses remarques, fût-ce au risque de ne jamais conclure. La vérité est dans les nuances : Mirbeau la peint toute en couleurs ; et, les nuances, il les dédaigne, comme des signes d’hésitation, de lâcheté. Il n’hésite pas à conclure et donne l’impression qu’il avait conclu d’abord.

C’est que, tout de go, la vérité l’offensa ? Et c’est qu’il possédait, à part lui, un bel idéal, auquel la vérité insulta ? Probablement. Et il se vengea. Son pessimisme serait ainsi la rancune de sa crédulité blessée ? Peut-être. Il châtie bien : c’est qu’il n’eût désiré que d’aimer bien. Mais, farouche, il a montré le châtiment plus volontiers que l’amitié, dans son œuvre. Dans l’ordinaire de la vie, je crois qu’il avait une gracieuse bonhomie avec de l’amertume et, souvent, corrigeait d’un sourire un peu triste et un peu gai sa grande fureur. Au lendemain de sa mort, ses amis ont parlé de lui avec tendresse. Tenons-nous à son œuvre. Le sourire un peu triste et un peu gai n’y paraît pas beaucoup, ni cette bonhomie. On l’aperçoit en quelques pages- de La 628-E8, un bizarre volume où il a réuni les souvenirs et rêveries de ses randonnées en automobile. Pour les pays qu’il a visités, il n’a guère plus de clémence que pour les jésuites de Sébastien Roch, les paysans de la Chaumière, les bourgeois de la Femme de Chambre et, en général, pour les sujets et les personnages de ses livres. Par exemple, Bruxelles lui a déplu : et alors !… Mais il ajoute : « Peut-être que ma mauvaise humeur tient uniquement à ce fait puéril, que nous avons été forcés de gravir et dégringoler trop souvent, malgré nous, la rue Montagne-de-la-Cour et de tourner, beaucoup plus longtemps que nous n’aurions voulu, dans les bois de la Cambre… Il n’en faut pas plus !… » Aux bonnes heures, n’eût-il pas fait ainsi amende honorable à maintes choses qu’il avait diffamées, et notamment à la vie ?… La tendresse, dans son œuvre, où la trouver, en la cherchant, et non sans peine ? Dans La 628-E8 encore, il y a une page, assez compliquée. Il avoue que certaines gens lui plaisent tant qu’il ne sait ni leur parler, ni parler devant eux : il a honte de l’avouer ; et l’on n’est pas sûr qu’il ne se moque point. D’autres ! Il faut qu’il les contredise, les injurie, les opinions que ceux-là soutiennent fussent-elles précisément ses opinions les plus chères : « Je ne me contredis pas ; je les contredis. Je ne leur mens pas ; je m’évertue à les faire mentir… » Il les déteste, ces gens ? « Si je pouvais avoir de la haine, je crois bien que j’aurais, — pauvre de moi ! — du génie. Au lieu qu’un sourire, qui me séduit, ne m’inspire pas un mot… et mes yeux, que des yeux ennemis font étinceler, se baissent devant un regard dont ils aiment la lucidité ou la douceur. Alors je demeure silencieux, je me sens stupide. C’est ma façon de m’abandonner… » Se repent-il ? « Combien d’attentes j’ai dû décevoir !… » Qu’on se repente aussi, car, dans un malentendu, l’on est deux : « Mes chers amis… mes charmantes amies… tous mes bien-aimés, vous tous qui vous êtes, hélas ! détachés de moi, vous surtout dont je me suis détaché, de combien de reniemens, de combien de lâchetés vous êtes responsables… et, je puis bien vous le dire, de combien de larmes ! Car, pauvres imbéciles que vous êtes, vous avez toujours ignoré la belle source de tendresses qu’il y avait en moi. » Ces lignes tremblantes ont leur prix et révèlent Mirbeau, délicieusement déraisonnable.

Alors, ne va-t-on pas, en manière de représailles, lui crier : — Cette colère et ce mépris, cette malédiction de la vie, du hasard et de la destinée, cette injure à tous les hommes et aux femmes, hypocrisie et mensonge d’un cœur qui n’avoue pas ses meilleures alarmes ?… On l’eût fâché. Ce n’est pas cela non plus, Mirbeau. Mais on le devine peut-être dans ce passage de Sébastien Roch, où il montre une âme d’enfant, « ignorante et candide, » bouleversée, petite, « assez grande cependant pour contenir l’immense amour et l’immense haine de toute l’humanité. » Est-ce l’amour, est-ce la haine ? Décidez-vous. Mirbeau ne se décide pas et ne tient pas à définir avec plus de précision le sentiment dont il goûte l’étrangeté, surtout le paroxysme.

C’est ainsi que, généralement, ce réaliste s’éloigne de la réalité. A le lire, on a presque toujours une impression mal assurée. L’on a peine à suivre les sautes de son humeur chagrine et soudain bouffonne : tristement bouffonne et qui pourtant met dans ses larmes un drôle de rire. Ses plus sombres et douloureux récits ont des momens où le sarcasme tourne au comique et recommence l’Ode au choléra des Grimaces. Et puis, le parti pris du désespoir et du dénigrement les mène on ne sait où, au cauchemar voulu, délibéré, organisé. C’est dommage. Quand Mirbeau ne cède point à ces fortes manies, il émeut si bien ! Quand il ne s’est pas juré de taquiner son lecteur et le sens commun, nul romancier ne saisit mieux l’humble vérité, ne vous la donne mieux toute vive et bien frémissante. Son petit Sébastien Roch a un père idiot ; Sébastien Roch est l’un de ces garçons auxquels Mirbeau accorde la prédilection de sa pitié, et qui dès le jeune âge ont reçu « l’effroyable coup de pouce au cerveau, du père imbécile et du professeur ignorant. » Bon ! Mais encore faut-il que M. Roch le père, funeste personnage et très actif dans la morne destinée de Sébastien, nous semble un homme, et non point un fantoche. Autrement, qu’importe de lui ? C’est un quincaillier vaniteux : ridicule de vanité, oui ; odieux de vanité, oui. Mais il n’est humain qu’une seconde, à la seconde où Sébastien le quitte pour les Jésuites de Vannes. Il interrompt ses discours emphatiques et ne fait plus que bégayer les mots niais, de pauvres petits mots qu’on dit pour ne point se taire : « As-tu ton billet ?… Ne le perds pas… Ne te penche pas aux portières… Un accident est tôt arrivé… » Sébastien pleure : « Il sentait ce qu’il y avait de tendresse maladroite et vive, cachée sous ses phrases banales, décousues, dont le ridicule lui était cher… » Une seconde, M. Roch le père s’approche de la réalité ; puis il n’est qu’une marionnette délirante, non pas même une marionnette, taillée, déguisée, contrefaite à la ressemblance de l’humanité ordinaire, mais un symbole exaspéré, l’hyperbole de la sottise endimanchée.

Le roman le moins hyperbolique de Mirbeau, et son chef-d’œuvre, c’est Le Calvaire, son premier roman. Mirbeau, alors, n’a point toute son habileté ; il n’a point toutes ses doctrines ; et il n’a point toute sa rhétorique du style et de la pensée. Il a déjà sa manière franche, sa belle désinvolture, non pas encore le cynisme où il a cru ensuite qu’il était indispensable d’aller pour n’être point un hypocrite et un menteur. Son Jean Mintié est un jeune homme pareil à d’autres, sans vertus énergiques, sans vices fabuleux, démuni de principes et d’habitudes, un petit bourgeois, mais démoralisé. Il rencontre une fille et, pour l’amour de cette fille, perd son temps, sa fortune, sa dignité, tombe dans la pire abjection. C’est une histoire qui n’est pas neuve, et l’histoire d’un Des Grieux. Seulement, ce Des Grieux du Calcaire, c’est aussi un enfant de la Défaite. Il a vingt ans à la Guerre, à l’autre guerre, à celle qui avait détraqué l’âme française pour longtemps. Il a vu la débâcle de nos armées et la débâcle de nos idées. Il ne possédait pas une croyance et il ne possédait pas un caractère qui lui permît de résister à la grande avanie française. Faible jusque dans la rébellion, voluptueux dans la souffrance même, il s’abandonne, il se laisse entraîner à ce qui a plus d’entrain que lui ; et, après la guerre, il continue sa déroute. Le Calvaire est un beau livre, tout plein d’enseignemens.

Et toute l’œuvre de Mirbeau, après cela, refuse les enseignemens du Calvaire, je veux dire les enseignemens que le Calcaire contient dans son intime réalité. Il les repousse ; et il se révolte. L’évangile de l’abbé Jules : — néant ! néant ! néant : — nous avons à le relire cent fois dans l’œuvre de Mirbeau, sous les diverses formes que ses personnages lui communiquent, sous la forme d’une imprécation qu’il profère, lui, comme ses héros furieux. A la fin même, il écarte les personnages, n’ayant plus besoin d’eux, n’ayant plus besoin de ces porte-paroles : et il maudit tout seul la vie et la destinée, les gens et les idées. Il a écrit le Jardin des supplices pour dénoncer, au cœur de tous les hommes, un vil instinct de meurtre et de sadisme ; il a écrit le Journal d’une femme de chambre pour insulter « à la tristesse et au comique d’être un homme. » Assez de contes et de romans : désormais, il sera le héros de ses livres, journal de son déplaisir, témoignage de sa délectation morose, Les Vingt et un jours d’un neurasthénique, La 628-E8 et ce Dingo, recueil de son chagrin, de sa rancune, de sa haine et, qui sait ? de sa tendresse déconcertée.

Ce petit volume, Dingo, le dernier de ses ouvrages, et où un chien jette à l’univers sa philosophie et son invective, la matière en est déjà dans Montaigne et dans l’Apologie de Raimond Sebond, mais là en malice, en colère ici, là mesurée, ici déchaînée. Aimez-vous la mesure ? Lisez Montaigne. Et l’ironie ? Montaigne. Si vous craignez la perfide justesse de l’ironie et sa puissance persuasive, Mirbeau est moins périlleux. La petite oie qui parle, dans Montaigne, redoutez-la, pour vos doctrines, plus que les aboiemens de Dingo.

Mirbeau, réaliste, aboutit à une sorte de lyrisme forcené, lyrisme lugubre, et que pourtant égayé sa fougue imprudente. Lyrisme à rebours ; et cependant lyrisme. Et que de réalistes ont tourné ainsi, comme Zola lui-même ! La réalité ne leur suffit pas. La réalité n’est pas grand’chose, probablement. Ils ont résolu de ne point l’embellir : donc, ils l’enlaidissent, et à tour de bras. La réalité suffirait, s’ils l’aimaient : ils ne l’aiment point. Ceux qu’on appelle réalistes : et l’on appelle réalistes les peintres de la réalité laide, enlaidie à tour de bras, ce sont, parmi les écrivains, ceux qui méconnaissent le plus hardiment la réalité, laquelle n’est pas du tout ce qu’on voit chez eux. Ce qu’on voit chez eux ne passerait pas de la peinture à la vie ; car la vie est un équilibre : et ils ont tout porté d’un seul côté, à l’extrême.

Mirbeau et les réalistes, ce n’est pas la réalité qu’ils cherchent, mais l’art, et un art qui révèle, non pas l’humble vérité, mais, en leur langage, « un sens curieux de la vie. » L’un d’eux, dans les Vingt et un jours d’un neurasthénique, un désenchanté, s’écrie : « L’art est une corruption, la littérature un mensonge, la philosophie une mystification… » Mystification, mensonge et corruption qui font leurs délices ! Le petit Sébastien Roch, aux jours de sa pire détresse enfantine, Mirbeau le plaint de n’avoir pris qu’une conscience imparfaite encore de « la beauté artiste » Patience ! Bientôt Sébastien se rattrapera, se louera d’être en fervente communion de pensée avec une jeunesse admirablement libre et qui annonce : « Je serai immorale et je serai révoltée ! » Et bientôt il confesse, ou il proclame, avec le dégoût que lui causent les misères des pauvres gens : « Peut-être n’est-ce qu’une curiosité artiste, et par conséquent féroce, qui m’a porté vers eux ? J’ai joui, bien des fois, des accens terribles, des déformations admirables, de la patine splendide que la douleur et la haine mettent sur le visage des pauvres gens… » Sébastien Roch est un artiste.

Mirbeau regarde les yeux de son chien Dingo : « mobiles comme des astres et fixes comme des gouffres… » Les yeux de Dingo sont des astres, des gouffres : « et bien autre chose encore ; » mais quoi ? Les yeux de Dingo « vous vident l’âme jusqu’à la vase, » dépouillent vos pensées de leurs mensonges, vos désirs de leurs ignominies. Et ils ont cette « inexpression hallucinante » qu’on remarque aux yeux des fous et de certains mineurs, aux reflets « d’eau, de ciel, de feu, de foules, de chairs maquillées et de cheveux teints qui composent la surface des pierres précieuses : inexpression formidable qui, avec un peu d’imagination neurasthénique, contient et projette sur nous, en rayons multicolores, avec toutes les expressions de la vie visible, toutes les expressions centuplées de la vie qui se cache dans l’inconnu. » Voilà ce que Mirbeau a vu dans les yeux de Dingo : avec un peu d’imagination neurasthénique !

En haine de la littérature fade, et qu’il accuse de mensonge et d’hypocrisie, ajouter la neurasthénie à la réalité, la relever ainsi, c’est où Mirbeau a réussi merveilleusement. Son œuvre singulière un peu absurde et admirable, est un cri de douleur et, si l’on peut dire, un cri de douleur et d’art. Mais, s’il a cherché, s’il a trouvé une sorte nouvelle de « beauté artiste, » ce n’est pas tout ce qu’il prétend lorsque, dans ses romans, son théâtre, ses livres de méditation philosophique et dans le testament de sa pensée, il préconise la dévastation de toutes les idées sur lesquelles l’humanité se repose ou tâche de se reposer, et il prophétise des temps meilleurs, et leur sacrifie le temps présent. Le plus ardent des réalistes, — avec bravoure, et bravade aussi, le plus imprudent, — il a compté sur la lucidité de sa neurasthénie artiste. Et son témoignage est aventureux ; son activité de penseur, périlleuse. Quelle expérience il faut, pour que de tels réalistes « découvrent la patrie ! » D’autres expériences, moins onéreuses, leur vaudraient d’autres découvertes, importantes et qu’à tout hasard ils méprisent


ANDRE BEAUNIER.

  1. Contes de la chaumière (Charpentier, 1885) ; Le Calvaire et L’abbé Jules. (Ollendorff, 1886 et 1888) ; Sébastien Rock (1889), Les mauvais bergers (1897), Le Jardin des Supplices (1899), Le Journal d’une femme de chambre (1900), Les Vingt et un jours d’un neurasthénique (1901), Les Affaires sont les affaires (1903), La 628-E8 (1907), Le Foyer (avec M. T. Natanson) (1908), Dingo (1913) ; ces neuf derniers volumes dans la Bibliothèque Charpentier.