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Revue littéraire - Pathologie du romantisme

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Revue littéraire - Pathologie du romantisme
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 924-935).
REVUE LITTÉRAIRE

PATHOLOGIE DU ROMANTISME

Il y a un peu plus d’un siècle qu’on parle du romantisme, et un peu plus de cent ans qu’on se demande ce que ce peut bien être. On en a donné toute sorte de définitions, après quoi le point d’interrogation n’en a pas moins continué de se poser. Celles qu’on a empruntées aux romantiques eux-mêmes sont vagues, incertaines, confuses et contradictoires, attendu qu’ils ne surent jamais clairement ce qu’ils voulaient faire et que jamais écrivains ne furent plus complètement dépourvus de sens critique. Les historiens des lettres ont proposé diverses formules, souvent heureuses, mais dont chacune avait le tort d’exclure les autres et de vouloir expliquer simplement un phénomène complexe. Donc on y a vu une réaction contre le classicisme, une explosion de jeunesse, une invasion étrangère, une poussée d’individualisme ; Musset le faisait consister tantôt à ne pas se raser, et tantôt à employer beaucoup d’adjectifs. Mais qui donc prétendait que ce romantisme est une maladie ? » Il se trouve que ce mot, lancé d’abord comme une boutade, pourrait bien être le plus juste et le plus profond qui ait été dit sur la question. C’est la thèse que soutient l’auteur d’un livre récent sur le Romantisme français[1], M. Pierre Lasserre, avec une richesse d’argumens, une abondance de vues, une verve et un éclat de style infiniment remarquables. Ce qu’il faut louer surtout, chez le jeune et très savant professeur, c’est l’indépendance de son jugement, c’en est la fermeté et la franchise. Il ne se croit pas tenu de respecter une absurdité parce qu’elle est consacrée, et d’abdiquer son goût devant les gloires réputées intangibles. Il va droit aux idoles dont le pied est d’argile. Il sonne la charge avec une impétuosité et une allégresse toutes françaises. Il a cette qualité qui fut si longtemps une chose de chez nous : la hardiesse dans le bon sens. Notons que M. Lasserre achevait son livre dans le même temps où M. Jules Lemaître préparait ses fameuses conférences ; il s’y inspirait d’idées proches parentes : lui aussi, il éprouvait le besoin de réclamer contre les chimères, les billevesées, l’emphase, la déclamation et le faux. C’est un symptôme.

M. Pierre Lasserre est, de son métier, philosophe. Ne lui demandons pas un livre d’historien. Il ne s’est pas astreint à suivre à travers les années le développement d’une même idée et à nous en montrer les modifications successives. Sans heurter trop rudement la chronologie, il s’est surtout soucié de l’ordre logique. Il n’a pas voulu davantage démêler les diverses influences, les actions et les réactions, l’apport du temps, des événemens, des mœurs et celui des théories et des œuvres. Il pose un principe et de ce principe il déduit des conséquences. Il élabore une doctrine et l’illustre des exemples les plus significatifs. Senancour lui servira de type pour personnifier ce qu’il appelle « la chimère du cœur ; » Benjamin Constant témoignera pour la « manie des passions ; » Mme de Staël pour le « sacerdoce de la femme ; » Chateaubriand pour la « splendeur du faux ; » Michelet ou Quinet pour le « messianisme romantique. » En un mot, M. Pierre Lasserre construit un système et emploie pour sa construction les matériaux les plus éprouvés. Il nous laisse le soin d’apprécier ce système à sa nouveauté et à sa solidité.

Il importe d’abord de préciser les termes. Ce qu’on entend généralement par le romantisme, c’est la période de l’histoire de notre littérature qui commence un peu avant 1820 et se termine un peu après 1850. Et pour en donner quelque idée on s’empresse de citer telles phrases de Mme de Staël et de Beyle, qui pourraient bien n’avoir aucune espèce de sens. M. Pierre Lasserre demande la permission d’élargir singulièrement ce cadre. Il remarque qu’à la date où les historiens de la littérature commencent à parler de romantisme, les œuvres les plus caractéristiques de la nouvelle façon de sentir et de penser ont déjà paru et agi : celles de Benjamin Constant, de Senancour, de Mme de Staël, de Chateaubriand, de Bernardin de Saint-Pierre, mais surtout de Jean-Jacques Rousseau — car il eût suffi de nommer celui-ci. « Rousseau n’est pas à l’égard du romantisme un précurseur, il est le romantisme intégral. Pas une théorie, pas un système, pas une forme de sensibilité ne revendiqueront par la suite la qualité de romantique ou ne la recevront, qui ne se trouvent recommandées par son œuvre. » Cela est en partie exact. Il n’y a pourtant pas lieu de modifier la division jusqu’ici adoptée. On continuera de réserver l’appellation de romantique à la période de notre littérature où l’idéal nouveau triomphe décidément de l’ancien, et, non content de modifier tous les genres, crée encore des formes inédites ; il suffit de constater que le mouvement romantique était commencé dans les âmes bien avant l’avènement du romantisme en littérature et en art. Ce mouvement date de Rousseau ; il a été déterminé complètement par lui ; si d’ailleurs Rousseau avait paru dans une époque moins préparée à l’entendre, il eût été tenu pour un fou, et sa prédication n’eût éveillé pour tout écho que le mépris ; mais il est venu au moment où se faisait dans les esprits un grand changement dont il a été le héraut. Ce que M. Lasserre étudie sous le nom de romantisme, c’est ainsi la « révolution générale de l’âme humaine » qui date du milieu du XVIIIe siècle et s’opère grâce à l’œuvre de Rousseau.

Voici, d’après lui-même, en quoi consiste cette révolution. Il y a au fond de nous-mêmes un peuple tumultueux d’instincts, de désirs, de fantaisies, de frénésies. Pour les apaiser ou pour les contenir, ce n’est pas trop de toutes les barrières que l’homme a pu inventer, et de toutes les disciplines, religieuse, morale, sociale, esthétique. Le XVIIe siècle s’était appliqué à fortifier toutes ces puissances ordonnatrices. Le XVIIIe au contraire, dans sa première partie, mettra son ardeur et son application à les détruire. Il déclare la guerre à la religion et se sert contre elle des armes qu’il emprunte à la science. Il attaque la tradition, au nom de l’idée de progrès. Il renonce à prendre dans l’observation psychologique un solide point d’appui. Il s’abandonne étourdiment à tout ce dont on s’était méfié jusque-là. Il ruine toutes les formes de l’autorité, il fait brèche à toutes les barrières. C’est par cette brèche ouverte que vont se précipiter les forces instinctives, les énergies inférieures, jusque-là refoulées. Leur ensemble constitue cet « état de nature » dont on va commencer à parler, notion vague, confuse, et qui par elle-même pourrait parfaitement ne rien signifier, mais qui prend tout de suite un sens si on l’oppose à l’état de civilisation. Cet état de nature, on le concevra comme souverainement bon et parfaitement heureux, parce que n’ayant jamais trouvé dans la réalité le bonheur parfait ni la bonté sans mélange, on les situe dans une région chimérique ; c’est aussi que cessant d’y voir clair dans l’âme humaine on n’aperçoit plus ce qu’elle apporte en naissant de mauvais. Comme on ne peut revenir à la « nature » qu’en détruisant tout ce qui, depuis qu’il y a une civilisation, a été institué pour nous en éloigner, l’idéal nouveau sera essentiellement révolutionnaire et anarchique. Les élémens qui le composent sont tout le romantisme. M. Lasserre expose ce point de vue, dès le début de son livre, en quelques-unes de ces formules ingénieuses et saisissantes qui sont fréquentes sous sa plume : « La nature humaine, dans ses attributs propres d’intelligence, de sensibilité intellectuelle, de sociabilité et de moralité, est une organisation ou, pour mieux dire, une culture, culture aussi délicate et fragile que riche, qui n’a pu réussir, comme elle ne peut s’entretenir, que dans les milieux politiques les mieux ordonnés. Merveilleux travail de l’art, du temps et de la fortune, à ronger, à perforer et à désagréger tout d’abord dans toutes ses parties, pour qui veut se frayer le chemin de l’état primitif. Ça été l’activité du romantisme... Négatif de tout, il a pu se prendre pour l’affirmation suprême, appeler le désordre liberté, la confusion génie, l’instinct énergie. C’est la désorganisation enthousiaste de la nature humaine civilisée. » Le romantisme se définirait donc : une désorganisation de l’âme dans ses facultés, de la société dans ses élémens, de l’art dans ses conditions. Tout l’intérêt du livre que nous étudions réside dans cette définition nouvelle du phénomène romantique.

La valeur d’une définition, c’est-à-dire d’une vue systématique et d’une hypothèse, se mesure au nombre des faits dont elle permet de rendre compte. Le premier est à coup sûr celui qui, parmi les nouveautés qu’apporte le romantisme, est le plus frappant : la libération de l’individu. Dans une littérature qui reflète un état d’âme et un état social ordonnés en conformité avec la raison, l’individu n’existe que par rapport, ou, si l’on veut, « en fonction » de la société. Le résultat immédiat de. la rupture de l’équilibre est que l’individu reprenne son autonomie, se pose en face de la société et s’oppose à elle. Le moi n’a plus conscience d’être haïssable, il ne s’efface plus, il ne se subordonne plus à l’ensemble : il s’en sépare, au contraire, il se distingue, il veut être lui-même et se manifester tel qu’il est. Donc, ce sera désormais l’habitude des écrivains de confier au public les particularités (de leur biographie, les bizarreries de leur tempérament et les étrangetés de leur complexion. Ce ne seront que confessions, confidences, souvenirs, mémoires personnels, histoire de ma vie, tous récits pareillement consacrés à l’exaltation de celui qui les a composés pour y être le montreur de soi-même. Au surplus, dans le reste de leurs œuvres, où ils ne cessent de se raconter, de s’expliquer, de traduire leur émotion personnelles, ce sont encore leurs mémoires qu’écriront poètes, romanciers et dramaturges, quand ce n’est pas critiques et historiens. Et voilà fondée cette littérature qu’on a justement qualifiée de littérature d’impudeur !

Or qu’y a-t-il en nous de plus individuel ? Ce n’est pas la façon de connaître, mais celle d’être ému ; ce n’est pas l’intelligence, mais la sensibilité. La sensibilité varie d’un être à l’autre, et chez le même être d’un instant à un autre instant. Elle est de sa nature diverse, mobile et changeante. C’est bien elle qui, depuis le milieu du XVIIIe siècle, fait irruption dans la littérature et occupe la scène. Elle y apparaît sous toutes ses formes, sans en excepter celle même de sa parodie : je veux dire la sensiblerie, ce besoin de s’attendrir à tout propos, de s’apitoyer hors de tout propos, et de tomber en pâmoison. Elle déchaîne l’interminable série des déclamations vertueuses. Elle livre l’âme en proie à la passion. Les Correspondances du temps sont ici plus significatives encore que les œuvres d’imagination. Déjà les lettres de Mlle de Lespinasse n’étaient qu’un long cri de passion ; et les contemporains de cette demoiselle ne la plaignirent pas, comme eussent fait les gens du XVIIe siècle, d’être une sorte de victime du délire amoureux : ils l’en admirèrent. Mais lisez les lettres que Mlle Philpon, la future Mme Roland, adresse à ses amies de pension, les demoiselles Cannet : cette petite bourgeoise, fille d’un modeste graveur, étouffe dans sa condition, elle est travaillée d’elle ne sait quelles aspirations ambitieuses, elle voudrait élargir les bornes du monde, elle désespère de voir la réalité égaler son rêve, et elle en souffre.

Car c’est une des conséquences du débordement de la sensibilité qu’il nous mène à souffrir. Les anciens le savaient bien ; eux dont toute la philosophie n’a consisté que dans la recherche d’un bonheur terrestre, ils enseignaient qu’il faut modérer ses désirs. Mais, laissé à lui-même, le désir a pour essence de tendre sans cesse à s’augmenter, de se répandre sur l’infini de la création. Entre cet infini du désir et la médiocrité des résultats auxquels notre nature bornée peut prétendre, la disproportion est si grande que nous prenons en pitié la misère de notre condition. Le peu qu’il nous est donné d’atteindre nous semble ne pas valoir des efforts si disproportionnés. De là cette lassitude, ce découragement, ce dégoût de toutes choses et de la vie elle-même. De là cette mélancolie, qui n’est pas l’âpre et virile tristesse du penseur, mais ressemble bien plutôt au dépit d’un enfant malade et dont le caprice n’a pas été satisfait. Ce mal du siècle est celui dont se plaignent tous les héros célébrés par la nouvelle littérature. Et tous, les Werther, les René, les Obermann, sont des âmes de désir qui paient la peine de s’être abandonnées à une sensibilité déréglée, inquiète, et destinée à s’exaspérer par ses propres déceptions.

Excès de l’individualisme, débordement de la sensibilité, ravages d’une tristesse morbide, ces caractères du mal romantique ont été maintes fois signalés, et M. Lasserre ne fait que les rappeler. Une partie de son travail beaucoup plus neuve et où excelle son vigoureux bon sens, est celle où il dénonce la perpétuelle confusion qu’établit le romantisme entre les genres les plus différens et les notions les plus incompatibles. Prodigieux assembleur de nuages et incapable de vivre hors de la tempête, le romantisme a dramatisé toutes les dispositions de notre nature. Exemple. On a souvent loué l’Adolphe de Benjamin Constant pour la sobriété de son art presque classique ; mais rien de moins classique que la conception morale sur laquelle a été bâti le fameux roman. Nous y assistons en effet au drame d’une existence ravagée par l’irrésolution ; et l’irrésolu était jusqu’alors un type de comédie ! Inconstance, légèreté de l’esprit, frivolité du cœur, « sont des défauts de tous les temps ; ce qui ne s’était pas encore vu, c’est le mode tragique de ces dispositions si peu tragiques. » Mieux encore. Une grande passion, qui envahit l’être tout entier, et bouleverse une existence, est tragique ; mais il n’y a rien de moins tragique qu’une série de « folies amoureuses. » M. Lasserre imagine un poète épicurien du XVIIe siècle rencontrant ce vers de Musset :


Il faut aimer sans cesse après avoir aimé.


Un Chaulieu, un Chapelle, un La Fontaine eût goûté ce conseil, digne d’Anacréon ou d’Horace, et approuvé ces engagemens légers qui ne promettent que du plaisir sans peine. Ce qu’il n’eût pas soupçonné, c’est qu’on y pût trouver, comme fait l’auteur de la Nuit d’août, une occasion de souffrance sans cesse renouvelée. C’est là un des procédés les plus habituels du romantisme : présenter comme tragique ce qui, de fait, en est le contraire. Qu’un valet devienne amoureux de la Reine, il se met dans une situation ridicule, et s’expose à se faire huer ; c’est donc lui que le théâtre romantique prendra pour héros d’un sombre drame. Le même théâtre nous apitoiera sur la détresse d’un vieillard amoureux, alors que jusque-là notre répertoire gaulois n’avait jamais manqué à s’égayer aux dépens du barbon. Ou encore il fera l’apothéose de la courtisane et il élira pour le lui prodiguer le sentiment auquel elle a le moins de droits, et qui est le respect. C’est surtout l’amour qui fait délirer la psychologie romantique. Julie dans la Nouvelle Héloïse avait, une fois pour toutes, donné le ton, lorsqu’elle avait choisi précisément l’occasion de sa faute pour parler de vertu. Il est convenu désormais que l’attachement au devoir, le respect de la foi jurée, l’honnêteté et la pudeur sont autant de faiblesses ; mais céder à l’attrait des sens est le moyen de s’élever jusqu’au sublime. Et c’est le moment d’invoquer Dieu. On n’y manque pas. Dieu est de toutes les fêtes amoureuses et parties galantes du romantisme.

Continuons cette analyse. C’est une joie de voir un écrivain honnête homme restituer enfin aux héros du romantisme leur qualité véritable, et de l’entendre appeler, à la vieille mode, « un chat un chat et Rollet un fripon. » On sait que le romantisme a pris à tâche de glorifier le paresseux, l’impuissant, le raté. Aventuriers de profession, escrocs, bandits, forçats, assassins, bouffons, truands, le caractère commun qu’il leur reconnaît, c’est la grandeur morale. Il est temps qu’un éclat de rire ou que le dégoût de cette imposture fasse justice. Antony, un gaillard sans aucun moyen d’existence avouable, force le domicile d’une grande dame qui jadis eut quelque faiblesse pour lui sans savoir qui il était ; il essaie de la violenter dans un hôtel ; finalement il la tue. « Sous l’auréole que lui arrange la phraséologie du bon Dumas, je ne puis m’empêcher de reconnaître un atroce et louche personnage, qui se rencontre dans les annales judiciaires. » Didier tourne la tête à la plus belle courtisane de son temps qui, pour lui, ferme la porte à ses amans riches : « Je l’appelle l’amant de cœur. » Claude Gueux, détenu pour vol dans une maison centrale, assassine le directeur à coups de hache ; on nous donne cet individu pour être, « doux, poli, modeste, mesuré, » choisi comme un lettré ; s’il tue son directeur, c’est après « avoir soumis honnêtement ses raisons aux hommes justes qui l’entourent. » Ce « saint, « ce « pape captif avec ses cardinaux, » n’est en fait qu’un « sinistre cheval de retour. » Rolla est un niais, si Ruy Blas est un fainéant, et tous deux sont des phraseurs. On prolongerait aisément l’énumération. Ce que M. Lasserre a mis en complète lumière, c’est que « dans le personnage sympathique du romantisme une réalité vulgaire apparaît toujours sous la chimère dont s’est dupé l’écrivain. » A la comédie humaine le romantisme a substitué une mascarade, un carnaval et trop souvent une saturnale.

Dans une société en décomposition, personne n’est plus à sa place et certaines « individualités » prennent une importance disproportionnée. M. Lasserre en donne deux exemples : l’un, c’est la place attribuée par la littérature romantique au littérateur lui-même et l’autre c’est le rôle donné à la femme. Le XVIIIe siècle avait inauguré la royauté de l’homme de lettres. Et désormais la personnalité de l’écrivain ne cessera d’aller s’enflant et se grossissant à plaisir. Il lui semblera que pour avoir choisi, entre diverses manières qu’il avait d’occuper son activité, celle qui consiste à aligner des phrases et peut-être à faire rimer des lignes, il a conquis une éminente dignité. Désormais il a le droit de mépriser le reste des hommes et de le prendre avec eux de haut. Ce privilège ne va pas sans souffrance ; ce condamné du génie vivra hautain et solitaire comme Moïse, ou mourra, comme Chatterton, victime de l’indifférence sinon de l’hostilité. Mais il ne manquera pas à sa destinée ; il sera le prophète, comme Olympio, et fera sur les chemins de l’humanité son métier de flambeau ; il sera le pasteur des peuples, et se guindera en homme d’État, comme Chateaubriand et comme presque tous les autres, sans en excepter Alexandre Dumas père !

Comme il a inventé un type de surhomme, qui est l’homme de lettres, le romantisme a créé le type de la « femme supérieure. » Le XVIIe siècle n’avait pas manqué de femmes remarquables par l’esprit ou par le cœur, mais ni une Sévigné, ni une La Fayette n’avaient éprouvé le besoin de régenter leur époque. La première ne prétendait qu’à être l’écho d’un entourage choisi, et la seconde se cachait d’être l’un des meilleurs écrivains de son temps. Elles se méfiaient d’elles-mêmes et de leur jugement. C’est une prudence que n’auront ni Julie, ni Delphine, ni Lélia, ni Mme Roland, ni Mme de Staël, ni George Sand. Elles formuleront ce qu’on a appelé depuis les « revendications féministes, » c’est-à-dire qu’avec elles la femme commence à faire sa Révolution. Elle ne veut plus rester au rang que les mœurs, les traditions, la loi et l’expérience lui assignent. Et pourquoi s’y astreindrait-elle, puisque désormais toute hiérarchie est brisée ? Aussi bien, ce qui encourage la femme à ne plus se contenter du second rang, c’est qu’elle a, en effet, déjà réussi à imposer sa supériorité à l’homme. Devant la débilité d’un Saint-Preux, d’un Obermann, d’un René, d’un Adolphe, elle prend en pitié son maître de la veille. Elle reconnaît dans ces organisations nerveuses et fébriles les élémens qui jusqu’alors passaient pour être féminins : la prédominance de la sensibilité, le goût des émotions, la manie des passions, l’aspiration au bonheur. L’homme a laissé envahir son âme tout entière par la vie sensitive et spontanée, sans comprendre qu’il manquait par là à sa destinée et à son devoir. Ce qui peut être pour sa compagne le mode normal de l’existence, est pour lui diminution et dégradation. C’est ainsi qu’il a signé sa propre déchéance. Il a abdiqué. Et « lorsque la défection de l’homme abandonne à l’empire du génie féminin celles des choses privées ou sociales dont l’esprit viril est l’organisateur et le juge nécessaire, » c’est un grand scandale et un pire danger.

Le signe par où se trahit la maladie d’un organisme, c’est la fièvre. L’état de fièvre est endémique au romantisme : il y a une espèce de vapeur, de brouillard, ou, si l’on préfère, de vertige romantique qui exclut aussi bien toute vision juste, précise, en accord avec la réalité. Est-il question de style ? C’est l’emphase, la gesticulation, la surcharge et l’empâtement des couleurs. Sous cette accumulation d’images et cet amas de traits forcés, on regrette cruellement la simplicité de jadis et le sentiment de la mesure où se reconnaissaient les productions de notre esprit. Est-il question des idées ? Une sorte d’exaltation mystique les fausse et les dénature par un mélange de trouble religiosité. Telle est exactement la part du romantisme dans l’interprétation de certaines idées qui sont depuis lors entrées dans notre atmosphère intellectuelle. Ces idées pouvaient enfermer un contenu positif : elles pouvaient s’adapter exactement à des réalités : le romantisme en a fait des chimères ou des monstres. Par exemple, l’idée de progrès avait fait son apparition dans la littérature bien avant que les romantiques ne fussent entrés en scène ; mais ils ne pouvaient manquer d’accueillir la doctrine dans ce qu’elle a de plus aventureux, et, assignant comme terme au progrès indéfini le bonheur universel, de donner à la foi nouvelle le caractère d’un évangile. Il serait, de toute évidence, un peu puéril de faire d’un mouvement aussi considérable que celui de la Révolution française un succédané du romantisme français. Mais pour expliquer les événemens eux-mêmes de la Révolution, il faut tenir compte de l’état d’âme romantique. En outre vis-à-vis de l’idée révolutionnaire, certains romantiques ont adopté une attitude dont les conséquences continuent de se développer sous nos yeux. Michelet, Louis Blanc, Lamartine publient simultanément leurs histoires de la Révolution, et ils font ainsi franchir une étape décisive au pays. On était resté frappé d’effroi par les souvenirs de la période révolutionnaire : en la poétisant, non seulement ils réconcilient avec elle l’esprit public, et non seulement ils l’absolvent de ses crimes, mais ils l’affublent d’un caractère sacro-saint. La Révolution est un fait, ils la changent en une révélation. C’est une époque, ils en font une hégire. « L’œuvre propre des romantiques par rapport à la Révolution, ç’a été de la passionner, de la chanter, d’enflammer son esprit destructeur, mais aride, de leur lyrisme, de leur mauvaise religiosité, d’adresser aux principes désorganisateurs les hymnes dus aux idées et aux forces créatrices, de la déifier, d’en faire l’objet d’un « culte » et par là d’ôter aux générations soumises à leur influence toute liberté d’examen et de critique, toute possibilité de clairvoyance à son égard. » Ces grands mots qui ont pris racine dans les intelligences modernes et peu à peu s’y sont métamorphosés en dogmes : le Culte de la Révolution, la Religion de l’Humanité, du Progrès ou de la Science, tout ce pathos est d’espèce romantique.

La contagion a d’ailleurs été universelle : bien rares sont ceux de qui on peut affirmer qu’ils en furent indemnes. Les tempéramens les plus sains, les plus robustes, les mieux portans en furent atteints. Qui donc fut de nature moins romantique que le chef du romantisme ? Et qui fut, dégoûts et d’humeur, plus bourgeoise que George Sand ? Mais par une singulière rencontre, il n’est resté en dehors du romantisme que les esprits les plus secs et les âmes les plus médiocres. De même tous les genres ont été viciés par l’intrusion du romantisme. Le roman qui vit de l’observation des mœurs et de l’étude des sentimens s’est prêté aux confidences du genre personnel, aux réclamations individualistes et aux rêveries utopiques. Le théâtre, dont l’essence est l’impersonnalité, s’est fait tout lyrique. La critique, la philosophie, les études religieuses ont été altérées par ce ferment de décomposition. Sainte-Beuve a eu sa période romantique. Il y a du romantisme chez Cousin, il y en a davantage chez Lacordaire et davantage encore chez Lamennais. Mais l’exemple le plus frappant est à coup sûr celui de Michelet, historien de génie, consacrant à l’investigation des documens un soin alors tout nouveau, et sans cesse dupe de sa sensibilité, de ses imaginations, de ses préjugés et de ses haines. Ce « cas » étant significatif entre tous, M. Lasserre s’y est attaché et acharné. Pour exprimer tout à la fois l’admiration et l’horreur que lui inspire l’historien-poète, il a multiplié les formules : « Je me divertis autant qu’un autre à Michelet, je ne le crois jamais. » « C’est un amuseur qui se croit un prophète, etc. » Et il conclut par ce jugement qui est une exécution : « Horreur de la réalité, horreur des intelligences énergiques et des volontés créatrices,... tendresse suspecte sans mesure et sans examen pour tout ce qui a fait figure de révolté, de dissident ou de vain rêveur, transmutation des malades en grandes âmes prophétiques et des hommes supérieurs en fous et malades... exaltations et halètemens continus de sibylle, dont la violence aurait encore plus de valeur si Michelet ne se mimait lui-même et ne s’interdisait de rien dire avec calme quand il n’est pas réellement en proie au démon ; inquiétude, brisures profondes sous une affectation alarmante de « joie » et d’ « enthousiasme ; en un mot lyrisme auquel j’accorderai toutes les épithètes qu’on voudra pour exprimer l’intensité et la violence, à condition qu’il me soit permis d’ajouter « et petitesse, » voilà l’âme qui se respire dans l’Histoire de Michelet. » C’est un réquisitoire. Contre un passionné, M. Lasserre fait à son tour preuve de passion. Il manque au portrait, pour être vraiment ressemblant, plus d’une touche. Mais il reste que Michelet, à travers l’Histoire de France, n’a su que nous raconter ses propres émotions et n’a fait que l’histoire de sa sensibilité.

Et s’il eût fallu enfin nous montrer le romantisme modifiant, non plus seulement la manière d’écrire l’histoire, mais l’histoire elle-même de notre pays, combien de preuves en eût aisément trouvées M. Lasserre ! Pour n’en pas citer d’autre, quel exemple de romantisme violemment transporté dans les faits lui eût offert une étude de la politique de Lamartine ! Car si Lamartine est devenu, un beau jour, l’auteur en grande partie responsable d’une révolution, ni le progressif changement de ses idées, ni l’immensité de son orgueil ne suffit à nous le faire comprendre. Mais son individualisme a voulu qu’il devînt le centre autour duquel toute la fortune d’un pays graviterait. Depuis le temps qu’il rêvait d’un rôle politique, il s’imaginait sous les traits du sauveur d’un peuple en détresse. Comme René invoquait les orages désirés, il a voulu accumuler sur son front la tempête politique, sans réfléchir que les bouleversemens où un orateur trouve l’occasion soudaine de s’illustrer, sont, pour une infinité de gens, la source d’obscures souffrances et de longues misères.

Je n’ai indiqué que quelques-uns des points qu’aborde M. Lasserre dans le Romantisme français ; j’ai dû laisser de côté bien d’autres questions qu’il soulève en passant. Il ne viendra à l’esprit de personne de faire à ce livre le reproche d’indigence ; l’auteur, à la manière de ceux qui ont longtemps porté dans leur tête un sujet, y a déversé tout le flot de ses réflexions. Rare défaut, très digne d’indulgence ou d’estime. Ajoutons encore que, tel qu’il est, l’ouvrage de M. Lasserre ne peut être tenu pour une « histoire » du romantisme. Il laisse de côté tout un aspect de la question : ce sont les services que le romantisme a quand même rendus à une littérature épuisée. Il y a fait rentrer l’éloquence et la poésie. Il a remis en liberté l’imagination. Il a ajouté des pages éclatantes ou charmantes à notre trésor littéraire. Il a renouvelé la langue et nous a rapporté la science des beaux rythmes. M. Lasserre le sait bien, et il arrive qu’en le contestant il s’amuse. Il écrit quelque part : « La rêverie est servile, vulgaire et languissante. Qui rêve ? l’esclave aux barreaux de son ergastule, la petite bourgeoise à sa fenêtre, le précepteur du château remonté dans sa chambre. Qui rêve ? un sot. » Un poète aussi... et nous ne serions pas disposés à faire bon marché des « rêveries » d’un Lamartine ou d’un Hugo. Le romantisme a éveillé les mille voix de la nature et réveillé les échos du passé. Car il est bien vrai que les romantiques ont insolemment rompu avec la tradition, et fâcheusement travesti nos annales. Pourtant c’est à eux que nous sommes, par un singulier retour des choses, redevables du culte du passé et du sens de l’histoire.

Du romantisme M . Lasserre n’a voulu connaître que les sources et le caractère morbides : il a prétendu suivre dans une littérature et dans une société l’œuvre d’un ferment de décomposition, l’action d’un virus. Il y a réussi à souhait. Cette vue du romantisme, considéré comme un assaut livré à l’âme moderne par toutes les forces coalisées de désorganisation, est juste et féconde. Faut-il ajouter un dernier trait ? Cette étude du romantisme pris du point de vue pathologique était tout à fait opportune. Car le mal n’est pas seulement d’hier et il s’en faut que nous en soyons guéris. Il a laissé en nous des tares dont nous n’avons pas cessé de souffrir. En littérature, le goût pour l’exceptionnel et le bizarre ; dans la vie sociale, l’indulgence à tout ce qui nous apparaît revêtu du prestige de la passion ; en politique, le culte d’idoles malfaisantes, et dans tous les ordres de réalités le désarroi, l’incohérence et l’anarchie ; qui oserait prétendre que nous soyons délivrés de tous ces fléaux ? L’âpreté avec laquelle quelques-uns de nos contemporains réclament contre ces dangereux sophismes, trahit sans doute l’inquiétude qu’ils éprouvent à constater leur survivance parmi nous. C’est au bout d’un très long temps que les principes faux développent leurs extrêmes conséquences. Nous apercevons aujourd’hui avec effroi les résultats de ce grand ébranlement qu’a subi l’âme française, au milieu du XVIIIe siècle. Qui sait ? Cette clairvoyance est peut-être, sinon le commencement, du moins la condition d’un retour à l’équilibre, au calme et à la santé.


RENE DOUMIC.

  1. Le romantisme français, essai sur la révolution dans les sentimens et dans les idées au XIXe siècle, par M. Pierre Lasserre, 1 vol. in-8o (Mercure de France).