Revue littéraire - Paul Adam

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Revue littéraire - Paul Adam
Revue des Deux Mondes6e période, tome 55 (p. 687-698).
REVUE LITTÉRAIRE

PAUL ADAM

Si l’on veut être bien sûr de ne pas se contredire, il vaut mieux ne dire qu’une chose et la dire en peu de mots : dès que la phrase se prolonge, elle risque de tourner et d’aller ailleurs. Mais, Paul Adam, soixante volumes ne l’ont pas contenté. L’œuvre qu’il laisse inachevée, si abondante déjà, si énormément riche, devait s’enrichir encore ; et elle tendait à de nouveaux développements, plutôt qu’à une conclusion. Elle n’est pas simple et harmonieuse ; elle ne ressemble pas à un syllogisme. Elle est turbulente ; on y remarque du désordre. Et, si l’on aime qu’un écrivain médite longtemps une seule idée, puis vous l’apporte enfin mûrie, et fût-elle un peu défraîchie, l’on n’aura guère de plaisir à lire Le mystère des foules, Le triomphe des médiocres, ni même La bataille d’Uhde ou Le Trust. Mais, si l’on aime le conflit des idées, leur tumulte et l’émoi d’une pensée que sollicitent de perpétuelles préférences et qui, dans le doute, choisit hardiment le pour et le contre ; et, par exemple, si l’on aime les Encyclopédistes autant que les Classiques et si l’amitié qu’on a pour Despréaux ne vous interdit pas Denis Diderot, certes il faudra que l’on reconnaisse à l’œuvre de Paul Adam, si imprudente quelquefois, de la grandeur et de la magnificence.

C’était un homme robuste et ardent, qui travaillait avec joie. Il avait une forte carrure. Il avait la tête solide, les cheveux drus, les yeux vifs et, dans le regard, une belle flamme, les traits bien marqués, l’air de l’énergie et delà virile douceur. Il ne semblait jamais languir ; et sa ferveur et sa fierté se voyaient en plein : la plus légitime fierté, une noblesse naturelle de l’esprit et une fougue juvénile que rendait charmante la plus exquise politesse. Il était toujours dans la passion, mais la passion la plus variée : quelques-unes de ses audaces, d’autres les corrigeaient. Il croyait à la dialectique et se lançait volontiers à la suite des conséquences : il en revenait avec bonne humeur. Il se trompait comme un autre, et plus que d’autres qui ont soin de n’avancer presque rien : au retour d’une erreur, il avait de la bonhomie. Les tenants d’une seule opinion s’acharnent à la défendre et manquent très souvent d’aménité : il était assez opulent pour renoncer à une doctrine sans redouter après cela d’être tout dépourvu. Cependant il n’abandonnait qu’à regret un système où commençait de prendre forme une esquisse de l’univers intelligible et le sacrifice qu’il consentait montrait sa générosité. Sa causerie était ainsi attrayante et pathétique. On pouvait lui donner tort ; on ne pouvait lui refuser l’admiration que méritait son talent mêlé de génie et, pour peu qu’on l’eût approché, un sentiment d’estime et de tendresse.

Lors de ses débuts, il y a trente-cinq ans à peu près, la jeune littérature était partagée entre deux écoles : l’une qui menait le réalisme très loin, l’autre qui inventait le symbolisme. À vrai dire, le réalisme durait depuis quelque temps : mais on tâchait de le renouveler par le naturalisme, qui est le réalisme encore, avec plus d’intempérance. Et le symbolisme, tout neuf, réagissait, au nom de l’idéal ou de l’idéologie. C’étaient deux écoles et, plus exactement que deux croyances, deux désinvoltures qui tentaient la jeunesse de cette époque. À peine plus âgé que de vingt ans et déjà tel qu’on l’a connu ensuite, avec sa promptitude et qu’alors ne retardait aucune habitude prise, Paul Adam subit les deux tentations ; et, pour céder à l’une, il n’avait pas écarté l’autre. Il fut naturaliste et symboliste. C’est contradictoire ? La contradiction n’est pas ce qu’on redoute à vingt ans ; on a plusieurs philosophies comme on a plusieurs amours.

Naturaliste, Paul Adam publia Chair molle, que les tribunaux n’approuvèrent pas. Mais le verdict des tribunaux n’avait pas convaincu Paul Adam qui, toute sa vie, se souvint d’avoir été naturaliste et qui le resta, d’une façon moins exubérante, moins continue ou moins fréquente. Si plus tard il n’écrivit pas de romans à proprement parler naturalistes, il ne craignit pas de mettre dans ses romans quelques pages naturalistes et qui ont tout l’inconvénient de ce genre bien démodé.

Symboliste, Paul Adam fut le collaborateur de Jean Moréas, l’un des fondateurs du journal Le symboliste et l’inventeur de la célèbre formule : « L’art est l’œuvre d’inscrire un dogme dans un symbole. » Sous le pseudonyme de Jacques Plowert, il publia en 1888, chez « Vanier, bibliopole, » un fameux Petit glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadents et symbolistes. Le premier mot du glossaire, par un hasard de l’ordre alphabétique, est abscons, « difficile à percevoir ; » et l’on vous renvoie au latin : « absconsus, synonyme de absconditus, caché. » Un exemple est emprunté à M. Félix Fénéon : « les absconses pages qu’aucune note explicative ne profane. » Le Petit glossaire profanait le mystère de maints poèmes récents, prouvait que beaucoup de mots cités par les « folliculaires » comme bizarres et incompréhensibles sont déjà dans le Larousse, entendait le prouver « à la honte des folliculaires qui s’ébahirent à leur aspect, « et, en définitive, montra, sans le vouloir montrer, que les Symbolistes et Décadents écrivaient un affreux jargon. D’ailleurs, les poètes de la Pléiade auraient pu, en leur temps, publier eux aussi leur Petit glossaire : car ils reprenaient de vieux mots hors d’usage et forgeaient un vocabulaire nouveau. Mais il est possible qu’il fallût, au XVIe, enrichir la langue : elle n’avait pas besoin qu’on l’enrichît, à la fin du siècle dernier ; de nos jours, moins encore. Les faiseurs de néologismes sont ordinairement des écrivains qui, faute d’avoir analysé leur pensée, ne s’aperçoivent pas qu’il y a des mots pour la rendre. La langue n’est pas si pauvre ! et vous n’êtes pas sûr que votre pensée soit si neuve ! Paul Adam ne comptait pas au nombre de ses ouvrages le lexique de Jacques Plowert. Cependant, il avait gardé un certain goût du néologisme, qui n’est pas ce qu’on louera dans sa manière d’écrire, autrement si habile, si originale et, par certains côtés, si classique.

Les jeunes écoles ont toujours de l’effronterie, et sur les points où elles prêtent à la critique. Elles affichent leurs défauts. Ce n’est pas maladroit. Leurs défauts les signalent plus que leurs qualités honnêtes à l’attention d’un public nombreux ; et, plus faciles à imiter que leurs qualités honnêtes, leurs défauts leur valent des adhérents. Les symbolistes gagnèrent la renommée par le moyen du néologisme, comme le naturalisme eut ses triomphes les plus éclatants par le moyen de la pornographie. Cela ne veut pas dire, — et je ne le crois pas du tout, — qu’il n’y eût rien de bon dans le naturalisme ni dans le symbolisme. Seulement, ce qu’il y avait de bon, d’excellent même, ici ou là, n’est pas ce qu’on a vu d’abord et ce qui a fait scandale. Ce fut, dans le naturalisme, la recherche souvent heureuse d’une vérité plus parfaite, le désir de l’exactitude et l’art de revenir à l’authentique réalité, dont vous éloignent les livres peu à peu et où la littérature a pourtant ses réserves de substance neuve. Ce fut, dans le symbolisme, la notion très juste que l’art est un symbole, que l’œuvre d’art est le symbole d’une idée et que la littérature est la peinture symbolique des idées. Symbolistes et naturalistes, vers 1885 et dans les années suivantes, s’amusèrent au jeu d’étonner les badauds : et le jeune Paul Adam ne dédaigna point leur jeu. Mais il ne se laissa point tromper aux apparences. Il aima leur polémique et l’aima si bien qu’on l’a vu combattre dans les deux partis. Mais il avait aperçu, derrière la polémique, le problème qu’on négligeait d’examiner parce qu’on se livrait à de plus légers divertissements, le problème principal et qui est de savoir comment se combinent les idées et la réalité. Convient-il de présenter la réalité seule, sans les idées qui peut-être en sont l’âme ? C’est ainsi que procédaient, pour la plupart, les réalistes et, mieux encore, les naturalistes, gens qui volontiers réduisaient au témoignage de nos sens notre connaissance du monde. Et convient-il de présenter les idées seules ou vêtues seulement d’allégories, sans la réalité qui en est peut-être le corps manifeste ? C’est ainsi que procédaient les symbolistes, gens qui supprimaient trop catégoriquement la vérité concrète. Paul Adam se range parmi les naturalistes et les symbolistes : il admet que ceux-ci et ceux-là ont raison d’affirmer leurs thèmes, valables toutes deux, mais ont tort de nier la thèse qui n’est pas la leur. Réunir le naturalisme et le symbolisme, en d’autres termes réunir la réalité matérielle et les idées, voilà dès le début le projet littéraire de Paul Adam : ce fut le souci constant de cet écrivain.


Premièrement, il apparaît comme un idéologue : et c’est un mot qu’on a tant galvaudé qu’il n’a pas l’air d’un compliment ; pour l’appliquer à Paul Adam, je ne songe qu’à la noblesse des idées et à la dignité de l’amour qu’elles inspirent. L’auteur de Basile et Sophia, de La Force et des Images sentimentales a intitulé la série d’ouvrages dans laquelle il range ces volumes l’Histoire d’un idéal à travers les siècles. On dirait aussi bien « l’histoire des idées. » Les idées composent un idéal. Comment ne pas voir, en Paul Adam, l’un de nos idéalistes résolus ? Il a eu toutes les vertus d’un idéaliste, le dévouement, l’intrépidité, même la crédulité.

Dans ses plus anciens écrits, il revendique pour l’intelligence la suprématie politique et sociale. En 1898. il propose un nouvel arrangement gouvernemental. Le pays serait gouverné par une centurie, laquelle serait élue « par le suffrage de tous les bacheliers, des artistes, des professeurs et des écrivains. » Les membres de la Centurie auraient prouvé leur « mérite social, » qu’une œuvre ou un acte de génie attesterait. La Centurie intelligente et choisie par les citoyens lettrés désignerait le président de la république, les ministres et les ambassadeurs. Elle se répartirait en cinq groupes ou « vingtaines : » la vingtaine politique, la vingtaine des relations étrangères, celle des artistes, celle des savants, celle des financiers. Il y aurait un Sénat, qui serait élu par « tous les bacheliers de France ; » et le Sénat serait une assemblée de cent magistrats, de cent officiers d’état-major et de cent docteurs. L’Institut de France aurait son prestige augmenté.

Les Encyclopédistes déjà aimaient à rédiger des constitutions. Et l’on s’adressait à eux. Paul Adam, je l’indiquais, a bien de l’analogie avec ces philosophes. Mais, de nos jours, l’on ne s’adresse plus aux philosophes pour régler le gouvernement des États : si l’on fait bien ou mal, c’est l’avenir qui le dira. Les inconvénients des philosophes, on les aperçoit : les inconvénients de leurs émules n’ont point échappé à tous les regards.

Je ne sais si Paul Adam maintint exactement son programme et le détail de sa constitution républicaine. En 1898, il offrait une liste des membres de la Centurie : les noms étaient variés, et les hommes se fussent très certainement chamaillés à merveille, pour les idées et pour les réalités auxquelles les idées font un joli costume. Il aurait fallu remanier cette liste, à cause des décès et à cause de certains noms qui vinrent à se déconsidérer. Mais de tels accidents ne sont pas du tout particuliers à une compagnie intelligente. Ce que maintint Paul Adam, c’est le désir de faire coïncider l’intelligence et le gouvernement, l’intelligence et l’efficacité politique. En 1908, dans la Morale de la France, il gourmande « l’élite » et il l’appelle à prendre conscience d’un rôle et d’un devoir qu’elle ne saurait éluder sans trahir l’intérêt de la nation. Il écrit : « Les calculateurs de statistiques chiffrent par un million, à peu près, les personnes que l’on peut dire, au sens large, constituer la classe bachelière, en comptant les professeurs, les avocats, les officiers, les magistrats, les fonctionnaires, les ingénieurs, les notaires, avoués, puis leurs proches évidemment instruits ou capables de goûter les lettres. Il est donc un million de Français en état de réfléchir pertinemment sur le cours des choses... «  Eh ! bien, c’est à ce « million de bacheliers » que Paul Adam veut que soit dévolu le soin de diriger le pays. Et l’on dira qu’il attribue trop d’importance au diplôme de bachelier. Sans doute ! Et l’on citera cette parole de Sénèque : « Nous souffrons d’un excès de littérature. » Mais enfin, si l’excès de littérature a tourmenté les contemporains de Sénèque, la prépondérance des illettrés, que nous avons connue depuis lors, en est-elle moins redoutable ?

Pendant la guerre, en 1916, Paul Adam publia ce brillant essai, La littérature et la guerre. Il y déroulait avec ampleur les annales de l’humanité depuis les temps les plus lointains et, il faut l’avouer, les moins précisément connus, puis à grands traits l’histoire de la France depuis Charlemagne qui a « dompté la Germanie » jusqu’à ces jours calamiteux où l’on avait encore la Germanie à dompter. Il prétendait établir que tout le mal venait de ce discrédit où il considérait que l’intelligence était tombée. Il écrivait, pour conclure : « Cette guerre, une fois de plus, prouvera que les littérateurs d’une génération font les idées, les mœurs d’une génération suivante, et que leur savoir encyclopédiste prévoit les événements trop méconnus par l’ignorance des majorités politiques et de leurs chefs. » Et il écrivait : « Si la Chambre et le Sénat avaient entendu les littérateurs, la République déjà tiendrait la victoire. » Il ajoutait : « D’ailleurs, est-il un Français intelligent pour ne pas regretter que, de 1860 à 1880, son pays ait été gouverné par les Rouher, les Ollivier, les Gambetta, quand il eût pu l’être par les Michelet, les Taine, les Renan, les Albert Sorel ? Il suffit de feuilleter les discours des uns et les œuvres des autres, après les chapitres douloureux de nos annales. » Je ne suis pas sûr que ce soit la littérature qui ait manqué aux hommes d’État dont Paul Adam n’admire pas le gouvernement ; et, si l’éloquence a quelque rapport avec la littérature, on trouverait peut-être qu’un excès de littérature les a quelquefois détournés de l’exacte réalité où ils avaient affaire. Je ne suis pas sûr que le gouvernement de Michelet fût désirable ; et je ne crois pas que Taine eût accepté le gouvernement. Si l’on observe aussi, avec chagrin, que la plupart des corps de métiers qui sont allés au pouvoir, depuis un demi-siècle environ, n’y ont pas tous réussi le mieux du monde, l’amitié que l’on a pour la littérature vous invite à ne pas l’embarquer dans cette aventure si périlleuse. Du reste, je n’ai cité ces passages de Paul Adam qu’afin de montrer comme il a cru, sans défaillance, à la suprématie de l’intelligence et au gouvernement des idées.

Cela posé, Paul Adam constate que son rêve ne s’est jamais réalisé. Il réclame la prépondérance pour l’élite : et il voit bien que l’élite est la minorité inefficace. Il voit, et le voit partout, « le triomphe des médiocres. » C’est le titre d’un de ses livres. Le médiocre a toute la puissance et il délègue sa puissance à des représentants dignes de lui : « Il triomphe, barbare suprême, contre la lumière de l’Idée. » Le monde antique a subi la catastrophe abominable des grandes invasions, quand les barbares sont venus d’Orient saccager le chef-d’œuvre de la pensée accomplie. Notre monde moderne subit une invasion nouvelle, et terrible également, l’invasion des médiocres. Et le désastre sera le pire, à notre époque où le « prochain bonheur » est signalé : « L’Idée illumine. Elle veut resplendir, Messie, pour le rachat de nos douleurs. Encore un pas : les sciences et les arts font à nos descendants l’existence rêvée par les anciens pour leur dieux. » Voilà ce que les médiocres empêchent : et, le « prochain bonheur » qu’ils ont perpétuellement retardé, voilà leur crime.

Les médiocres sont les négateurs de l’Idée. Ils sont les créateurs de l’absurdité. Ils ignorent les lois de la logique. Et Paul Adam voudrait que la logique fût souveraine. On dira que cela ne s’est jamais vu : il ne dit pas le contraire ; mais il déplore de n’avoir pas à le dire. L’activité humaine se déploierait si bien, guidée par la raison ; et elle se gaspille dans l’incohérence. En 1898, Paul Adam constatait que l’Europe entière était paralysée, du fait qu’on n’eût pas résolu encore l’angoissante question des provinces que l’Allemagne nous avait arrachées en 1871. Or, disait-il aux Français, qu’attendez-vous ? Il faut en finir. Vous ne renoncez point à l’Alsace ni à la Lorraine : reprenez-les. Ce n’est pas impossible ; soit qu’un traité vous les rende, si, en échange, vous cédez « à l’appétit colonial de l’Allemagne l’une de nos possessions exotiques, » ou si vous tâchez de vous acquitter à prix d’argent : soit qu’il vous plaise de recourir aux armes, « et alors il n’est plus de motif de retard. » Vous n’essayez ni le moyen des armes ni le moyen de la diplomatie, comme l’exigerait la logique. Cependant, vous ne confirmez pas de votre acquiescement le traité de Francfort : vous n’avez point de lâcheté. Mais vous n’avez pas de logique ; et vous laissez durer la situation la plus fausse, qui vous gêne et qui gêne l’Europe : « il faut une solution ! » En 1908, dans la Morale de la France, Paul Adam revient à cette exhortation véhémente. Nous avions récupéré, il y a quelque dix ans, toute notre vigueur militaire, disait-il ; nous pouvions alors dresser devant l’ennemi une armée formidable, munie de l’artillerie la meilleure : que faisons-nous ? « Les uns, en affirmant la décadence de notre armée, l’ineptie de nos ministres et l’insuffisance de nos moyens, les autres en déclarant ouverte l’ère de l’embrassade universelle, les journaux propagent la peur : la peur d’une guerre européenne consécutive aux complications d’Afrique. Mais pourquoi cette peur ? Depuis trente-huit ans, nous prodiguons les milliards afin d’instruire, d’équiper, d’armer la nation qui connut les gloires de Valmy, d’Austerlitz et de Moscou, les victoires plus récentes de Sébastopol et de Solférino. Pourquoi s’imaginer toujours la défaite, quand on a fêté tant de triomphes ? Certes, l’Allemagne est redoutable : mais nous aussi !… Multiplions les batteries, les transports automobiles, les chemins de fer stratégiques, la flotte et les dirigeables jusqu’à ce que notre puissance visible inspire à l’adversaire le renoncement. Cela est possible ; cela peut s’accomplir rapidement. C’est notre devoir de le faire : car il importe que notre nation et sa culture demeurent au rang des races maîtresses sur le globe par l’énergie matérielle aussi bien que par l’énergie spirituelle. » Commandement de la logique : la revanche !

Il m’a semblé que cette page devait être citée, pour qu’on ne fût pas tenté de confondre l’« intellectualisme » de Paul Adam, comme le voilà, tout brûlant de patriotisme, et la doctrine de ces prétendus « intellectuels » qui, ayant perdu la notion de l’intelligence française, aboutissent aux neutralités les plus honteuses. Petit-fils d’un soldat de l’Empereur et fidèle à ses traditions de famille, Paul Adam, si aventureuse que fût parfois sa dialectique, ne s’est jamais laissé divertir de ses croyances nationales. Toute son œuvre exalte la grandeur française, la gloire de nos drapeaux, les victoires que nos soldats ont remportées sur les champs de bataille. Il n’a point commis l’erreur, si répandue, l’erreur de penser que les triomphes de l’esprit remplacent les triomphes militaires. Il n’a point redouté la guerre ; et, qu’on veuille relire son œuvre : il a aimé la guerre. Il a mérité l’hommage qu’a rendu à sa dépouille l’un de nos chefs dont l’autorité est indiscutable et qu’on ne soupçonnera pas de complaisance pour les idées fausses, le général Mangin.

Mais enfin, nous n’avons pas fait la guerre en 1898, quand Paul Adam dit que nous étions prêts ; nous ne l’avons pas faite en 1908, quand Paul Adam nous sommait de ne plus attendre ; et, en 1914, nous ne l’avons pas déclarée. Est-ce qu’à son avis la logique avait été perpétuellement méconnue ? Et notre victoire difficile et tardive est-elle, au bout du compte, la victoire de la logique ? On peut le dire, et dire le contraire. Il serait facile de signaler le danger qu’il y aurait eu à suivre les commandements de la logique tels que les formulait Paul Adam, et à les suivre au moment qu’il les formulait. Il est difficile de démêler, parmi les éventualités de jadis et de naguère, celles qui avaient le plus de chances de ne pas s’anéantir. Et, s’il est vrai que les plus saines intentions de l’élite soient réduites à rien par la prépondérance, illégitime, hélas ! mais inévitable, des médiocres, s’il en est ainsi depuis que le monde est monde, peut-être vaut-il mieux noter que la logique ne gouverne pas le monde et que l’histoire ne ressemble pas au déroulement rigoureux d’un syllogisme ou d’un sorite.


C’est à l’histoire qu’il faut s’adresser pour éprouver l’intellectualisme, comme on éprouve les idées au contact de la réalité. Ainsi, procède Paul Adam. Et, si l’on est surpris que le romancier que j’étudie devienne, dans mon résumé, un idéologue d’abord, et puis un historien, voilà pourtant le double caractère de son œuvre.

Il a eu l’ambition, — le temps lui a manqué, — de peindre les époques lointaines ou récentes. Les Princesses byzantines et le roman de Basile et Sophia ressuscitent l’admirable et terrible cité où les plus belles idées de l’antiquité tournèrent en fureur : les philosophies les plus sereines s’y avilirent dans la luxure. Être évoque le moyen âge et ne l’évoque pas sans faute. Nous ne connaissons pas très bien le moyen âge : il était malaisé de placer en ce temps, et parmi tout ce mystère que les érudits n’ont pas dévoilé, une anecdote, des gens et le tracas de leur vie quotidienne. Du moins, Paul Adam n’a-t-il pas été la victime du mensonge que l’ignorance et l’esprit de parti ont accumulé sur cette époque où préludait la France. Il écrivait, dans son essai de La littérature et la guerre : « Des sots n’ont-ils pas soutenu que le moyen âge était une époque d’obscurantisme, de servilisme ? Ce temps où les satiristes ébauchaient l’encyclopédie, où les cathédrales s’édifiaient, somme de tous les arts, où les communes imposaient au prince la réunion des États généraux, où les moines défricheurs réalisaient le socialisme conventuel ! » Un critique de gauche remarquait, il y a quelques mois, qu’au surplus ces fameuses cathédrales étaient bien tardives. Mais Paul Adam n’a point dénigré cette époque où l’invention française a peut-être été le plus originale, assurément très hardie et très féconde.

Puis, avec sa tétralogie de La Force, L’Enfant d’Austerlitz, La ruse et le Soleil de Juillet, il aborde les origines de la France contemporaine. Voilà ses plus beaux livres et, parmi eux, l’Enfant d’Austerlitz est, je crois, le plus parfait. Il y avait à se garder des inconvénients auxquels n’ont point échappé beaucoup de romans historiques : en général, le roman nuit à l’histoire et la fausse ; ou bien l’histoire accable, étouffe le roman. Les romanciers désinvoltes fabriquent un passé de fantaisie ; et l’on se demande pourquoi ils ne se sont point avisés de placer dans la fantaisie pure et simple une péripétie romanesque, plutôt que d’offenser comme à plaisir la vérité d’une époque. Les romanciers savants et méticuleux entassent une information toute fraîche et tout à fait insignifiante. Paul Adam, ses lectures lui ont fourni les détails dont il avait besoin. Mais ce qui l’a servi, plus que la quantité des petits documents, c’est le sens de l’histoire, qui était l’une des qualités éminentes de son esprit ; et, si l’on veut, c’est l’imagination de l’histoire. On dirait que ces deux mots ne vont point ensemble, si l’histoire se nourrit de vérité, tandis que l’imagination ne lui offre que sa rêverie. Pourtant, il est certain que les documents ne suffisent pas à ressusciter le passé ; même nombreux, ils ne sont que des fragments de vérité. En outre, la vérité flambait : et ces fragments éteints ne contiennent plus la flamme de la vérité. Il faut que l’imagination les recompose et aussi leur rende une ardeur que la cendre a couverte. L’imagination seule est en mesure de ranimer l’histoire. Mais il faut qu’elle ne crée pas une autre histoire que la vraie histoire ; il faut qu’elle ait le don de vérité. L’auteur de La Force, de l’Enfant d’Austerlitz, de la Ruse et du Soleil de juillet avait l’imagination de l’histoire.

Secondement, il a très bien choisi son personnage du jeune Omer Héricourt, enfant conçu dans la gloire d’Austerlitz quand sa mère eut rejoint, aux bivouacs de Moravie, l’époux en train de conquérir l’Europe. Ce garçon qui va grandir au lendemain de l’épopée impériale, qui parmi ses aïeux a des royalistes et des jacobins, des catholiques fervents et des athées, qui a dans le sang les velléités de l’énergie belliqueuse et à qui manque désormais l’emploi d’une telle énergie, Omer Héricourt, c’est la France au sortir de ses tribulations les plus profondes, la Terreur et l’Empire. Il hésite et il souffre. Dans son malaise, il désire un enthousiasme et une foi. Les occasions de croire et d’être passionné se multiplient près de lui : les francs-maçons et les prêtres, les bonapartistes survivants et les royalistes obstinés, les saint-simoniens et les fouriéristes lui offrent à qui mieux mieux leurs évangiles, leurs affirmations impétueuses, leurs négations impatientes. Au règne de la force, le règne de la ruse a succédé ; un idéal se détériore, un autre se prépare. Et c’est à savoir, si le soleil de juillet vaudra le soleil d’Austerlitz !...

Orner Héricourt, un moment de l’incertitude française, est un symbole. Et peut-être convient-il que les personnages de romans historiques, s’ils ne sont pas des personnages historiques, soient des symboles de l’histoire. Ainsi, la vérité est préservée. Où Paul Adam a réussi avec un art excellent, c’est à réaliser le symbole et à lui donner la vie, la vivante particularité sans lui ôter ce caractère général et cette ampleur de signification qui lui permettent de jouer son rôle, non pas dans une anecdote, mais dans l’histoire. Et voilà réunies, comme l’avait souhaité dès longtemps cet écrivain si volontaire, les deux esthétiques ou, mieux vaut dire, les deux philosophies entre lesquelles, dans sa jeunesse, il refusait de choisir, afin d’opérer leur synthèse, le réalisme et le symbolisme. Il est parvenu à peindre la réalité pleine d’idées.

Seulement, si les idées habitent la réalité, elles n’y ont pas la vie commode. Analogues à des âmes, les idées n’ont pas dans la réalité un domicile meilleur que les âmes dans les corps. Elles trouvent des empêchements ; et, mal installées, en désordre, elles ne se rangent pas : elles arrivent à se chamailler. Et Omer Héricourt n’est pas un logicien : la France, depuis le soleil d’Austerlitz et jusqu’au soleil de juillet, n’a pas été logicienne. Historien véridique, Paul Adam n’a pas montré, dans le passé, le déroulement logique des idées, mais le tumulte des idées. Il y en a qui meurent, d’autres naissent et, quand elles vont s’épanouir, elles se fanent ; d’autres, qui semblaient mourir, ont des sursauts et recommencent de vivre. C’est une bataille, avec des péripéties, des hasards ; et le plus fort est victorieux, le plus fort ou le plus adroit : le vainqueur ne sait pas toujours profiter de sa victoire.

Anne Comnène, parmi les Princesses byzantines, est une héroïne parfaite et malheureuse. Voici le drame de son existence : elle a des vertus que son temps ne tolère pas ; elle eût été heureuse et révérée « aux jours sereins et magnifiques de Bossuet, » tandis que la frénésie de Byzance la tue. Anne Comnène est l’image d’une idée que les hasards n’ont pas favorisée.

Mahaud de Horps, dans Être, magicienne et que son père a initiée au Grand Art, et qui lutte pour soi, pour la défense de son être, Mahaud « plus éclairante que le jour » triomphe par la certitude ; mais elle est conduite au supplice. En quel temps se fût imposée la suprématie de Mahaud ? Peut-être y a-t-il des idées, et les plus belles et pures, qui n’ont jamais leurs circonstances favorables et dont l’univers ne profite pas.

Au lendemain de la Révolution, les idées de 89 et de 93 auraient pu créer un état de choses, terrible sans doute, mais cohérent : d’autres idées les ont détruites. Au lendemain d’Austerlitz, un régime s’est installé, qui aurait pu être durable : des idées anciennes l’ont démoli ; et puis ces revenantes ont dû laisser la place à des idées nouvelles. Certains héros sont, dans l’histoire, les représentants de certaines idées plus ou moins pures et préservées ; les foules représentent la fureur des idées : et le triomphe des héros n’est point assuré dans l’histoire plus que le triomphe des idées dans la réalité illogique.

Ses romans contemporains, Paul Adam les a traités comme de l’histoire ; et notre époque lui offrait, plus ardemment que nulle autre, le spectacle des idées en folie. De sorte que l’idéologue était content, non pas le logicien ; mais l’idéologue arrivait à consoler le logicien. L’étude de l’histoire et l’étude de notre époque amena Paul Adam à ne plus concevoir la vie humaine, la vie des collectivités et des nations sous l’aspect d’un syllogisme ou d’un sorite bien dérivé. Les idées ne font pas de la logique : elles font un prodigieux désordre, où d’ailleurs elles ne sont pas seules, mais où rivalisent avec elles les sensualités, les convoitises, les sottises. Désordre où il faut pourtant se reconnaître ; et désordre qu’il faut aimer, non pour lui-même ! évidemment, mais pour les admirables puissances qui sont en lui et qui, dégagées par le lucide et vigoureux effort de l’élite, produiront leur efficacité ou bienfaisante ou la meilleure : lisez Le trust.

Je n’ai pas résumé les soixante volumes de Paul Adam ; je n’ai pas indiqué, en quelques pages, la profusion d’images, de sentiments et de doctrines que son œuvre ingénieuse et immense prodigue. Elle a, son œuvre, de la ressemblance avec notre temps, où il y a de la confusion, de l’opulence, de la splendeur et de l’espoir. Il bâtissait son œuvre singulière, très large, très haute, d’une architecture bizarre et superbe, où le faîtage manquera. Il ne ménageait ni les matériaux, ni l’invention, ni le zèle. Il était un extraordinaire ouvrier de littérature et de pensée. Il était fort, il était habile ; et il avait l’entrain de son génie. C’est dommage que Paul Adam soit mort, quand la France a besoin de ses fils les plus certainement destinés à la gloire, pour que brille son intelligence égale à ses vertus.


ANDRE BEAUNIER.