Revue littéraire - Ronsard et l’antiquité

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André Beaunier
Revue littéraire - Ronsard et l’antiquité
Revue des Deux Mondes7e période, tome 7 (p. 697-708).
REVUE LITTÉRAIRE

RONSARD ET L’ANTIQUITÉ [1].

Il y aurait un charmant livre à écrire : ce serait l’histoire posthume de l’Antiquité, l’histoire de l’idée qu’on se fit de l’Antiquité depuis deux mille ans bientôt qu’elle est morte ; enfin ce serait l’histoire des contresens qui, d’âge en âge, ont modifié, ont perpétué en la modifiant la défunte et, ainsi, l’éternelle Antiquité.

Au moyen âge, Rome et Athènes périmées semblent des cités bien féodales où les barons commencent leurs querelles ; et Virgile est honoré comme un prophète annonciateur du Christ : le même Virgile à qui les républicains de Quarante-huit ne craignirent pas d’attribuer l’invention de la philosophie humanitaire, et le même Virgile à qui de bons Tolstoïens prêtent la religion de la souffrance. Les écoliers du Latium prenaient dans l’Enéide une leçon d’orgueil national, y trouvaient de valables raisons de préférer leur patrie et leurs dieux aux dieux étrangers et aux diverses patries. L’Antiquité, à l’époque de la Renaissance, devant un symbole de libération mentale et morale, un argument de révolte, l’affirmation d’un panthéisme abondant et d’un indulgent naturalisme, l’un des prétextes honorables qu’on ait sincèrement imaginés pour un magnifique déploiement de paganisme et pour une immense débauche ornée de beauté. Au XVIIe siècle, l’Antiquité apparut comme une époque privilégiée, dégagée de la chronologie, où vécut, si l’on peut ainsi parler, une humanité emblématique. Les écrivains d’alors plaçaient en Grèce et dans le Latium des personnages d’une réalité si générale qu’ils sont les types mêmes des vertus, des vices, des passions. L’Antiquité leur fut le moment singulier d’une quasi vraie et quasi fausse humanité, historiquement fausse, idéalement vraie. Les hommes, — et aussi les femmes, — de la Révolution s’étaient épris de Plutarque ; sans lui, sans ce rhéteur ingénieux, sans cet éloquent bonhomme, le langage de la Révolution n’aurait pas été ce qu’il fut, très emphatique, absurde et assez beau, sans ce Plutarque hyperbolique et solennellement bavard qu’elle fît siéger à la Convention, la Fureur eût peut-être été plus laide encore en ses manières... Ainsi a vécu l’Antiquité parmi les tribulations des siècles.

Non la véritable Antiquité, sans doute : mais une Antiquité que les générations successives transforment à leur image, au gré de leur passion, de leur commodité, de leur intelligence, selon l’usage, — exorbitant, parfois, — qu’elles veulent en faire. L’Antiquité avait succombé, avec ses hommes, un beau jour : ce qui a subsisté d’elle n’est que l’idée que l’on en garde et qu’on n’en garde pas intacte. Et cette idée-là pour qu’elle dure, il faut qu’elle soit erronée, sans doute, et changeante. Il faut, en effet, que les siècles s’intéressent à elle ; or, l’égoïsme des siècles veut qu’ils s’intéressent au passé quand ils le sentent analogue à eux, quand ils le rendent analogue à eux, en quelque chose, et de cette façon l’emploient, l’exploitent, lui prennent la substance de leur pensée nouvelle et, bref, le manient à leur guise. Le contresens est l’inévitable loi qui a toujours dominé l’histoire des idées ; c’est à lui qu’est due, pour une part importante, la continuité morale des âges.

Il y a plusieurs années, M. Pierre de Nolhac s’était promis d’écrire une Histoire de l’humanisme. C’est dommage qu’il ait abandonné son projet. Cependant, il n’a point flâné : d’autres études l’ont diverti, belles études et qu’il a joliment traitées, avec une érudition gracieuse ; et la poésie l’a tenté, sans le décevoir. De son grand ouvrage, il aura composé deux chapitres : Pétrarque et l’humanisme, au temps de sa jeunesse, et voici Ronsard et l’humanisme, où l’on voit ce que fut l’Antiquité, pour les poètes de la Pléiade, pères de notre poésie.

Hormis Marot, qu’il trouvait gentil, Ronsard méprisait tous ses devanciers français. Je ne crois pas qu’il connût à merveille la poésie du moyen âge ; puis la récente poésie des Rhétoriqueurs ne méritait pas son estime. Aucun d’eux n’avait rien donné qui pût satisfaire un lettré que les poètes grecs et latins enchantaient. Au surplus, nos meilleurs poètes, durant la première moitié du XVIe siècle, écrivaient en latin. La poésie française était dans le marasme. Il semblait que l’on dût choisir : ou n’être qu’un poète de langue morte, ou rimailler « en vulgaire « un peu sottement. Ronsard écarte cette alternative déplaisante.

Contre l’usage d’écrire en latin, écoutez-le : « Je te conseille d’apprendre diligemment la langue grecque et latine, voire italienne et espagnole ; puis, quand tu les sauras parfaitement, te retirer en ton enseigne comme un bon soldat et composer en ta langue maternelle, comme a fait Homère, Hésiode, Platon, Aristote et Théophraste, Virgile, Tite Live, Salluste, Lucrèce et mille autres qui parlaient même langage que les laboureurs, valets et chambrières. Car c’est un crime de lèse-majesté d’abandonner le langage de son pays, vivant et florissant, pour vouloir déterrer je ne sais quelle cendre des anciens... » Ces lignes sont admirables ; et l’on y sent le patriotisme de Ronsard. Il ne veut pas que la majesté de la France vivante et florissante soit lésée par un affront fait au langage de ce pays. Et il se moque des mauvais fils de la France qui prennent leur parti d’emprunter un idiome étranger : « Comment veux-tu qu’on te lise, Latineur, quand à peine lit-on Stace, Lucain, Sénèque, Silius et Claudian ?... Et tu veux qu’on te lise, quand tu as appris en l’école à coups de verges le langage étranger, que sans peine et naturellement ces grands parlaient à leurs valets, nourrices et chambrières ?... Je supplie très humblement ceux auxquels les Muses ont inspiré leurs faveurs de n’être plus Latineurs ni Grécaniseurs, comme ils sont plus par ostentation que par devoir, et prendre pitié, comme bons enfants, de leur pauvre mère naturelle ! « La poésie latine de son temps, Ronsard l’appelle un « bouquet fané » : il en refuse l’odeur.

Les savants appelaient le français « langage vulgaire » et ne le jugeaient pas digne de rendre leurs idées. Voilà ce qui fâche Ronsard : il n’admet pas que la France n’ait point sa langue et sa littérature. Va-t-il se ranger parmi les ignorants ? Ce fut son entreprise, de créer un vocabulaire et une poésie de chez nous. Il fallut recourir à l’Antiquité, mais pour en faire du français.

Le passage que j’ai cité, qui est si beau, est un passage du Discours sur la poésie héroïque, publié après la mort de Ronsard et composé par lui probablement à la fin de sa vie. Alors, son œuvre est accomplie, l’œuvre de créer un vocabulaire et une poésie de chez nous. Alors, il écrit : « N’eût été le chant de nos églises, et psaumes chantés au lutrin, longtemps y a que la langue romaine se fût évanouie, comme toutes choses humaines ont leur cours... D’une langue morte l’autre prend vie, ainsi qu’il plait à l’arrêt du destin et à Dieu, qui commande, lequel ne veut souffrir que les choses mortelles soient éternelles comme lui, lequel je supplie très humblement, lecteur, te vouloir donner sa grâce et le désir d’augmenter le langage de ta nation. » L’œuvre est debout : Ronsard ôte les échafaudages. Le grec et le latin lui ont servi à augmenter le langage de sa nation. Maintenant, le latin « ne sert plus de rien, dit-il, que pour nous truchemanter en Allemagne, Pologne, Angleterre et autres lieux de ces pays-là. » Ce Ronsard du Discours sur la poésie héroïque ne ressemble point à celui que blâmait Boileau d’une injuste manière.

Ce Ronsard est en plein dans la polémique. Et ce Ronsard n’a plus affaire aux ignorants : les petits poètes ignorants sont vaincus. C’est aux savants qu’il a toujours affaire, savant lui-même, aux savants qui se réfugient dans la défunte et regrettable Antiquité, tandis que lui, Français, allait à l’Antiquité comme à l’école ou chapardait à l’Antiquité de quoi nourrir le vocabulaire et la poésie de chez nous.

Le voici, dès sa jeunesse, à l’école et qui prépare ses glorieux larcins.

Bon humaniste, Louis de Ronsard son père inscrivait sur les murs de la Possonnière les devises latines que la première curiosité de l’enfant dut épeler. Son précepteur le mit en état de lire bientôt Virgile. Un peu plus tard, il eut pour ami un jeune Piémontais, Claudio Duchi, seigneur de Cressier. « Ce gentilhomme avait fort bien étudié, dit Binet, les poètes latins et même, lorsqu’il était page, avait aussi souvent un Virgile qu’une baguette, interprétant aucunes fois à Ronsard quelques beaux traits de ce poète. » Claudio était un peu plus âgé que Pierre de Ronsard ; tous deux avaient été de l’écurie du duc Charles d’Orléans, « école de tous honnêtes et vertueux exercices. » Pierre de Ronsard connut à seize ans Lazare de Baïf, humaniste parfait. Lazare de Baïf l’emmena dans son ambassade auprès des princes allemands ; l’adolescent put rencontrer les humanistes fameux d’Alsace et d’Allemagne, Jean Sturm, Bucer, Sleidan et l’éditeur de Lycophron, Nicolas Gerbel, de Strasbourg. Enfin la chance de Ronsard et, comme dit notre auteur, « la fortune des lettres françaises » voulurent qu’il eût pour guide et pour maître, à la recherche de l’Antiquité, Jean Dorat qui avait l’érudition vive et enflammée.

Lazare de Baïf, ayant confié son fils à Jean Dorat, convia le jeune Ronsard à profiter d’un tel enseignement. Puis Ronsard et Baïf, on le sait, suivent leur maître à Coqueret, s’enferment dans ce collège ; et Baïf, plus tard, se souvenait avec délices de leurs veillées,


Quand c’est que, mangeant sous Dorat d’un même pain,
En même chambre nous veillions, toi tout le soir,
Et moi devançant l’aube dès le grand matin.

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Dorat lut « de plein vol » à Ronsard le Prométhée d’Eschyle, « pour le mettre au plus haut goût d’une poésie qui n’avait encore passé la mer de deçà. » Et Ronsard : « Quoi ! mon maître, m’avez-vous caché si longtemps ces richesses ? » Et Ronsard disait que Dorat lui avait « appris la poésie. » L’influence de Dorat sur toute la Pléiade est merveilleuse. Ronsard l’appelle « réveil de la science morte ; » Binet l’appelle « source de tous nos poètes ; » Rémi Belleau dit que, par le labeur de Dorat, « se sont polis mille gentils esprits à la connaissance des lettres, ayant été un des premiers qui a soigneusement recueilli les cendres de la vénérable antiquité ; » André Thevet salue en lui le « père de toute la troupe ; » Edouard du Monin, l’ « homérique Lucine des Français ; » Etienne Tabouret voit sortir de lui « comme d’un cheval Troyen les meilleurs esprits de notre France. » Voilà quel a été Jean Dorat.

C’était un petit homme, pâle et de chétif aspect ; Limousin de naissance, et qui aurait eu le visage des paysans de sa province : mais une flamme l’animait. Il y a, au Cabinet des Estampes, un ravissant portrait de lui ; M. de Nolhac se demande si ce n’est point une œuvre de Nicolas Denisot. Mince visage, aux traits tirés, émacié par l’étude, par les veilles longues, un visage marqué du beau métier de pensée. Les yeux sont pleins d’une rêverie analogue à une tristesse ; pourtant ce serait, plutôt que tristesse, l’enchantement de poésie. Et la bouche, qu’on devine très mobile, est bien faite pour l’éloquence. A regarder ce visage, on imagine comme s’y éveillait le sourire, le sérieux sourire d’un lettré content lorsque les Muses de Grèce et d’Italie revivaient à son commentaire.

Moins jeune, il sera plus gai, joyeux même dans les occasions favorables. Il aura un peu plus d’argent et recevra, dans sa maison du faubourg Saint-Victor, « séjour des Muses, » ses amis et amis des Muses : il les régalera de bons repas. En attendant, il les accompagne au cabaret volontiers, ou aux champs, à Villeneuve ou à Médan, si le savant et bien aimable conseiller Jean Brinon les invite à dîner avec la belle Sidère, sa bien-aimée... « A une réunion du premier janvier, il apporte en étrennes au châtelain un charmant poème, contant comment la nymphe Villanis fut métamorphosée en une source qu’il veut rendre aussi fameuse que la fontaine Bandusie ; et il se fait acclamer à table en le récitant, par la troupe des poètes que mène chez Brinon l’auteur des Amours ; un autre jour, on applaudit Baïf créant à son tour le mythe de la nymphe Médanis. Vers la fin des repas, à l’heure des hymnes bachiques, Dorat n’est point le dernier à chanter « le père Lycean » d’une voix qu’il a fort belle et qu’il accompagne lui-même sur le luth... Le voyage d’Arcueil est fameux. Avant l’aurore, les jeunes gens et Dorat sont partis de l’université, portant les provisions et le vin. L’on déjeune sur l’herbe et l’on fait mille folies à l’imitation de celles que recommandent les poètes bucoliques d’Athènes et de Rome. On s’égaye aux jours anciens. Il y a du Bellay, Baïf, Denisot, Ligneris, Des Mireurs et Bergier. Ronsard aussi. Quand paraît l’étoile du soir, Dorat compose et il récite une belle ode latine où il réunit à l’évocation de la mythologie l’émoi de l’heure nouvelle et qui va s’éteindre... On croyait ce poème perdu, ce poème latin qui est lié aux souvenirs de notre poésie commençante. M. de Nolhac l’a retrouvé. Où l’a-t-il retrouvé, en quel lieu d’un abord difficile ou en quelle cachette ésotérique ? Mais, tout simplement, il l’a retrouvé dans les recueils imprimés de Dorat, qui sont à la disposition de tout lecteur attentif. On ne l’avait pas cherché là ; c’est que l’on travaille très mal : M. de Nolhac, lui, travaille bien.

Dorat, comme Ronsard, aimait la nature. Il l’aimait en grec et en latin ; mais il l’aimait d’un cœur sensible et fervent. Baïf, compagnon fréquent de ses promenades, le montre sur les chemins, à la campagne, et qui s’amuse à regarder danser les villageoises ou le « bestial » lever le mufle à son passage...


Tantôt, le long d’un frais rivage.
Sous l’ombre pâle aux saules verts,
Nous pourpensons quelques beaux vers...


M. de Nolhac se plaît à grouper maints petits détails, qui ne semblent pas importants, qui sont admirables et sacrés : notre poésie française prélude à ses prouesses en folâtrant avec l’Antiquité.

Ronsard, que l’Antiquité charme, ne sera point égaré hors de la belle route par les vains rimeurs qui avant lui sont toute la poésie française et ne sont rien. Dès la première édition des Odes, en 1550, il écrit : « L’imitation des nôtres m’est tant odieuse (d’autant que la langue est encore en son enfance) que pour cette raison je me suis éloigné d’eux, prenant style à part, sens à part, œuvre à part, ne désirant avoir rien de commun avec une si monstrueuse erreur. » Il s’est lancé « dans le sentier inconnu ; » il a résolu de « ressusciter les vieux lyriques, » de continuer Pindare et Horace. Il a vingt-cinq ans.

Les savants, autour de lui, découvraient l’Antiquité. Des poètes, que l’on n’avait pas lus depuis des siècles, renaissaient. Et quand renaît Anacréon, par exemple, Ronsard en a une allégresse telle qu’il vient à ne plus tant aimer Pindare. L’Antiquité avait alors une exquise fraîcheur de nouveauté. Il fait un rêve : si les poèmes de Sapho allaient reparaître ! Il ne veut pas mourir avant cela :


Mon Belleau, si cela par souhait avait lieu,
Je ne voudrais pas être au ciel un demi-dieu
Pour ne lire en la terre un si mignard ouvrage !


Et le doux Simonide ? Et Bacchylide, Alcée et Stésichore ? Vont-ils reparaître au jour avant que Ronsard ne soit mort ?...


Nous les lirons exprès
Pour choisir leurs beaux vers pleins de douces paroles...
Mais Dieu ne le veut pas, qui couvre sous la terre
Tant de livres perdus, misères de la guerre,
Tant d’arts laborieux et tant de gestes beaux
Qui sont ores, sans nom, les hôtes des tombeaux !...


Ne dirait-on d’une variante au regret : que Brantôme a proclamé sur le trépas (je crois) de Diane de Poitiers ? « C’est dommage que la terre couvre un si beau corps ! » Brantôme, qui « entendait le grec autant comme le haut allemand, » se connaissait à la beauté des femmes davantage. Et Ronsard : « C’est dommage que la terre couvre un si beau livre ! » Un si beau livre, de Sapho, de Stésichore, d’Alcée, de Simonide le doux, et de Bacchylide.

Or, quand Ronsard déplorait la mort et l’ensevelissement des livres et des précieux « chantres grecs, » son ami Henri Estienne préparait l’édition des Fragments de neuf poètes, princes de la poésie lyrique, ceux-là même que regrettait Ronsard entre tous. Il dut les imprimer trois fois, de 1560 à 1567. Et Ronsard, avant d’être au ciel un demi-dieu, put contenter sa curiosité d’humaniste.

Il a lu, il a étudié toute la littérature ancienne connue de son temps. Son érudition, dit M. de Nolhac, est d’une étonnante richesse ; et l’on s’en aperçoit si l’on essaye de repérer les sources de ses poèmes.

Le Discours sur l’équité des vieux Gaulois conte ceci. Pour suivre un aimable Gaulois, une femme a quitté son Milésien de mari. Passe quelque temps et le Milésien, qui a fait le voyage, vient réclamer l’infidèle. Que fera le Gaulois ? L’infidèle, et si amoureuse, l’engage à tuer le Milésien ; l’amour l’y engagerait aussi. Mais le Gaulois, qui a reçu le Milésien chez lui, ne trahira point l’hospitalité : il croit faire honneur à son hôte en sacrifiant sur l’autel des dieux la femme qu’il aime. Ronsard a trouvé cette rude anecdote, où les passions de l’amour ont de cruelles vicissitudes, dans Parthénios de Nicée, qui est un auteur que de bons hellénistes négligent. Parthénios de Nicée avait été publié en 1531 par Janus Cornarius.

Le recueil des Hymnes suppose la lecture de Denys le Périégite, dont Robert Estienne avait imprimé en 1547 la Description du monde, la lecture de Michel Psellos, et la lecture de maints écrivains grecs, maintenant oubliés, une seconde fois oubliés : la ferveur de la Renaissance leur avait rendu quelques années de vie.

Les humanistes étaient en quête de manuscrits. Parfois des Grecs, chassés de chez eux par les Turcs, venaient à Paris et, pour être accueillis, offraient leurs ballots d’antiquaille. Ce n’était le plus souvent que fatras de théologie byzantine. Mais, une fois, Jean du Thier, seigneur de Beauregard et secrétaire d’État du roi de France Henri II, eut l’aubaine de recevoir obligeamment deux Crétois qui, pour beaucoup d’écus, lui vendirent


du vieil Pindare
Un livret inconnu, et un livre nouveau
Du gentil Simonide éveillé du tombeau.


Jean du Thier était l’un des protecteurs de Ronsard. Il pratiquait lui-même la poésie. Et, par lui, Ronsard eut le bonheur de lire, l’un des premiers, les poèmes qui avaient pathétiquement surmonté les âges d’oubli.

Guillaume Colletet dit de Ronsard : « Il pénétra si avant dans les bibliothèques publiques et particulières qu’il fit un recueil des vers de plusieurs poètes grecs dont nous ne connaissons presque plus que les noms, dans le dessein de les communiquer au public, et qu’à cet effet en mourant il laissa ce recueil dans les mains de son intime ami Jean Galandius, qui eût pu et dû même nous faire part de ces antiques et nobles productions d’esprit. » Guillaume Collelet ne l’invente pas ; il tient le fait de Georges Crichton, qui a prononcé au collège de Boncourt l’oraison funèbre de Ronsard. Et voilà que Ronsard n’est plus seulement l’humaniste que l’on sait, l’amateur de littérature latine et grecque : il est un philologue. Émule de Dorat, de Turnèbe, il utilise les livres imprimés, il ne s’en contente pas et il va aux manuscrits, comparer les diverses leçons, préférer l’une à l’autre. Il est paléographe et, avec son ami Baïf, de très bonne heure, il a pris l’enseignement du « scripteur « Ange Vergèce. Ledit Ange Vergèce a la « librairie » du Roi, qui est à Fontainebleau, que Charles IX transportera au Louvre. La « librairie » de Catherine de Médicis, aux Tuileries et plus tard au château de Saint-Maur-les-Fossés, lui fut ouverte, ainsi que la « librairie » de Henri de Mesmes, et celle du premier président de Thou, et celle de Jean Hurault, seigneur de Boistaillé, ancien ambassadeur à Venise, à Constantinople, et qui avait acquis là-bas de remarquables volumes.

Concluons avec M. de Nolhac : « Il faudra nous imaginer Ronsard penché sur les volumes vénérables, tournant avec respect les feuilles de papier ou de parchemin, retrouvant sous cette forme nouvelle les ouvrages que les éditions de Lyon ou de Venise, de Bâle ou de Strasbourg, lui ont rendus familiers... » N’est-ce là qu’une imagination ? Rémi Belleau dit à un papillon de s’envoler vers Ronsard :


Tu le trouvras dessus Nicandre,
Sur Callimaque ou sur la cendre
D’Anacréon, qui reste encor
Plus précieuse que n’est l’or,
Tout recourbé, moulant la grâce
De ses traits à l’antique trace
Sur le patron des plus secrets
Poettes romains et poettes grecs
Pour nous reclaircir leur vieil âge.


Ce Ronsard, que Rémi Belleau connaît bien, c’est un philologue.

J’en suis fâché pour diverses personnes qui, de nos jours, prétendent séparer comme deux choses très différentes, et à peu près incompatibles, l’humanisme qu’elles approuvent et la philologie qu’elles dédaignent. L’on va même jusqu’à nous raconter que l’humanisme est de chez nous et que la philologie est allemande. Puis l’on essaye de ridiculiser la besogne des érudits. Or, l’humanisme et la philologie ne sont pas incompatibles : et, tout au contraire, l’humanisme a besoin du secours de la philologie. Un secours ? Non. La philologie est sœur de l’humanisme. On le sait pourtant, que la littérature de la Grèce et de Rome ne nous a pas été transmise en bon état, mais endommagée par des copistes ignorants ou pressés. L’on sait que tous les livres imprimés sont pleins de fautes ; et, si l’on a cherché un jour un peu d’exacte vérité dans les livres, l’on sait qu’il convient de se méfier d’abord et constamment. Si vous aimez, en bon humaniste, l’Antiquité, si vous êtes curieux du vrai visage d’Athéna, vous aurez à cœur de le bien laver des souillures qui le rendent moins beau.

Folie, de mépriser la philologie ! Autre folie, de l’abandonner aux Allemands, qui l’annexent trop volontiers à leur culture et qui se targuent de l’avoir inventée. Ils ne l’ont pas inventée. Il y a une philologie de chez nous : et Ronsard ne l’a point méconnue ; et, plus tard, Chénier ne l’a pas méconnue.

Ronsard est un érudit. Cela étonne, parce qu’on se figure l’érudition triste ou chagrine et, peu s’en faut, une manie de vieilles gens tout déconfits. L’érudition n’est pas triste ou chagrine, mais gaie. Du moins vaut-elle ce que vaut l’érudit, lequel aurait tort de ne pas s’amuser. Il y a, et l’on en a vu même en Sorbonne, des érudits et des philologues très bêtes. L’érudition ni la philologie de Ronsard et de Chénier ne sont dérisoires, mais bien des signes de leur génie. C’était Ronsard et c’était Chénier ? Sans doute ! Mais il suffit, pour que la philologie soit digne d’estime et d’amitié, qu’on ne l’ait pas séparée de l’humanisme. Elle ne saurait se passer de l’humanisme plus que lui ne se passe d’elle sans inconvénient. La philologie et l’amour des lettres ne sont qu’une même vertu de l’esprit.

L’érudition ni la philologie n’ont accablé Ronsard et ne l’ont rendu moins vif : relisez le livre des Amours ; voire, lisez le Livret de Folâtries. Ou bien accompagnez Ronsard dans la maison de Jean Morel, seigneur de Grigny, maréchal des logis de Catherine de Médicis et maître d’hôtel du roi : maison charmante où fréquentent les humanistes. C’est rue Pavée, tout près de Saint André des Arcs. Jean Morel a voyagé ; il a vécu, un peu de temps, à Bâle dans la familiarité illustre d’Érasme. Il a suivi les leçons des grands maîtres dans les universités d’Italie. Maintenant, on l’admire pour la jolie facilité de son langage, pour sa pensée fine et ornée. Ronsard lui dédie la Nouvelle continuation des Amours, « petits sonnets bien faits, belles chansons petites, » et l’appelle « fleur de ses amis. » Jean Morel avait épousé Antoinette de Loynes, qui savait le latin. Ses trois filles, Camille, Lucrèce et Diane, étaient éprises de toute poésie grecque, latine et française, A dix ans, Camille parlait le grec ; elle écrivait l’hébreu ; elle chantait sur le luth les vers de Ronsard et de Du Bellay. On l’appelait la dixième muse ; elle avait les grâces d’une jeune fille. Elle écrivait, pour Dorat, des vers grecs ; pour Ronsard, des vers français ; en retour, ils la célébraient sous les noms de Corinne et de Sapho. » Du Bellay, dit M. de Nolhac, voulut lui faire réciter, avec Diane, Lucrèce et leur jeune frère, un grand épithalame dialogué, au festin du mariage du duc de Savoie et de la bonne Marguerite de France. Le festin n’eut pas lieu et l’on dut se contenter d’une représentation en famille ; mais les strophes légères du poète évoquent à merveille la mise en scène à l’antique qu’il avait réglée, le chant et la danse des jeunes récitantes, le vol de leurs tresses blondoyantes. » Au surplus, il n’y a, dans la maison de Jean Morel, aucun pédantisme. L’on y voit une heureuse famille, bien gaie, bien vivante et qui, avec beaucoup de bonhomie, se plaît aux jeux de l’intelligence que l’Antiquité renaissante éveille.

A la fin de sa vie, Ronsard retourne au collège. Ah ! le bel épisode !... Il se souvient des jours de Coqueret, quand, avec Baïf et sous la conduite avisée de Jean Dorat, jeune et ardent, il parlait pour l’Antiquité attrayante. Le collège de Boncourt était au chevet de l’église Saint-Étienne. Baïf ne demeurait pas loin, sur la contrescarpe de l’enceinte bâtie par Philippe-Auguste, entre les portes Saint-Victor et Saint-Marcel. Le maître de Boncourt était Jean Galland, parfait ami de Ronsard. Et, pendant ses dix dernières années, Ronsard, quand il venait du Vendômois à Paris, descendait à Boncourt ; on l’y accueillait, on l’y retenait longtemps.

Il prenait ses repas avec les élèves et les professeurs ; il leur donnait de bons avis de poésie et de piété. Quand il faisait sa promenade dans le jardin du collège, on l’entourait ; et il était habile à discourir : le jardin ressemblait au jardin d’Académus. Agrippa d’Aubigné raconte qu’il recommandait aux jeunes gens d’aimer le français, beau langage, et de le préserver. Il leur disait : « Mes enfants, défendez votre mère (la langue maternelle) de ceux qui voulent faire servante une damoiselle de bonne maison. Je vous recommande par testament que vous ne laissiez point perdre ses vieux termes... contre des marauds qui ne tiennent pas élégant ce qui n’est point écorché du latin et de l’italien et qui aiment mieux dire collauder, contemner, blasonner que louer, mépriser, blâmer. Toul cela, c’est pour l’écolier limousin ! » Il détestait le pédantisme et la sotte affectation des mondains. Sans doute reconnaissait-il à part lui qu’autrefois il avait mis un peu trop de grec et de latin dans son français, à l’époque où il fallait enrichir la langue. Il la croyait assez riche désormais et ne voulait pas qu’on fît après lui la besogne qu’il avait rendue inutile, et qui avait été la sienne, et qu’il avait accomplie. Lorsque les élèves ou les maîtres lui signalaient un passage obscur d’un vieil auteur, il l’expliquait. Le « bonhomme Ronsard » émerveillait une jeunesse attentive. Elle lui prodiguait les soins et les hommages, veillait à lui alléger le souci de l’âge et à le divertir de son mal, si la goutte le tourmentait. Il appelait Jean Galland sa « seconde âme ». Jean Galland l’aida quand il fut à publier la dernière édition de ses œuvres, l’in-folio à deux colonnes daté de 1584. Et, pour cette édition, Pierre de Ronsard demandait au libraire « soixante bons écus, afin d’avoir du bois et d’aller, disait-il, se chauffer cet hiver avec son ami Gallandius. » Il mourut à Saint-Cosme-lez-Tours le 25 décembre 1585. Au collège de Boncourt, on fit en l’honneur du cher bonhomme une cérémonie où le chartrain Jacques Velliard et l’écossais Georges Crichton louèrent en latin ses mérites ; M. du Perron les célébra dans la langue qu’il n’était plus permis de nommer « vulgaire », le français que le patient labeur de Ronsard et son génie avaient promu à cette dignité d’être l’égal du grec et du latin.

Qu’est-ce que l’Antiquité ? Je disais que toutes nos époques ont, les unes après les autres, vu l’Antiquité à leur manière. Mais elle a été deux fois, pour notre poésie, une fontaine de Jouvence, au temps de Ronsard et au temps de Chénier. Avant Ronsard et avant Chénier, notre poésie montrait une lassitude et comme une vieille débilité : Ronsard et Chénier, savants humanistes et philologues, l’ont rajeunie à la même fontaine. Or, à présent, nous avons d’impétueux réformateurs qui n’admettent pas que l’on demande à l’Antiquité la nouveauté ; cela leur paraît illogique. La nouveauté, ils l’inventent ; ils annoncent qu’ils vont l’inventer. C’est qu’ils méconnaissent les conditions de la vie, de la littérature et de la rêverie dans un monde qui a de longs siècles de souvenirs. Et ils méconnaissent l’Antiquité, qui fut la jeunesse du monde et qu’il faudrait appeler la Nouveauté. Ils croient supprimer les siècles par le moyen trop facile de l’ignorance ; ils croient supprimer la continuité par la révolte : leur essai d’émancipation trahit leur esclavage, tandis qu’une docilité intelligente leur donnerait toute la liberté possible.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Ronsard et l’humanisme, par M. Pierre de Nolhac (Champion) ; — du même auteur, chez le même éditeur, Pétrarque et l’humanisme.