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Revue littéraire - Shakspeare et la critique française

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Revue littéraire - Shakspeare et la critique française
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

SHAKSPEARE ET LA CULTURE FRANÇAISE

C’est une lâche singulièrement difficile que d’écrire l’histoire d’une littérature étrangère, surtout s’il s’agit d’une littérature dont le génie diffère profondément du nôtre, mais qui a d’ailleurs avec la littérature française ce trait en commun : la richesse inépuisable et une puissance de production ininterrompue à travers les siècles. Aussi, depuis 1864 où Taine donnait son Histoire de la littérature anglaise, personne ne s’était-il avisé de renouveler l’entreprise. Était-ce qu’on craignît l’apparence de se poser en rival du célèbre écrivain, ou que l’on considérât pour un temps son œuvre comme définitive ? Mais l’Histoire de Taine était résolument systématique et n’avait même servi au philosophe que d’un moyen pour éprouver son système. On pouvait reprendre le sujet en se plaçant à un autre point de vue, en employant une autre méthode. C’est ce qu’a justement pensé un des plus fervens admirateurs de Taine, M. J. -J. Jusserand. Familiarise par de fréquens séjours chez nos voisins avec la société, la vie, la pensée anglaise, initié par les leçons de Gaston Paris aux recherches de l’érudition moderne, ce diplomate de carrière s’est proposé, par manière de passe-temps et pour occuper les loisirs de sa profession, d’écrire une monumentale Histoire littéraire du peuple anglais. Le premier volume avait été publié en 1894. Le second volume vient de paraître[1]. On ne trouvera pas que ce fût trop de dix années pour en réunir et en agencer les matériaux, si l’on songe qu’il embrasse la Renaissance et la Réforme, l’Angleterre d’Henri VIII et d’Elisabeth avec Spenser, Shakspeare et Bacon. Au surplus, M. Jusserand n’a pas uniquement pour objet d’étudier les genres littéraires, les œuvres et leurs auteurs : il a essayé de faire une sorte d’histoire continue de l’esprit anglais, de le montrer se formant peu à peu d’élémens superposés qui avec le temps se fondent et s’amalgament, puis, s’élevant à la conscience de lui-même et se manifestant dans la vie religieuse, politique, sociale, aussi bien que dans la vie littéraire proprement dite. C’est un tableau d’une remarquable ampleur et souvent d’un solide éclat. Il faut savoir infiniment de gré à ceux de nos contemporains qui maintiennent chez nous la tradition de ces travaux de longue haleine et conservent le souci des vastes compositions où l’un des mérites essentiels est justement dans l’ordonnance générale et dans l’harmonie des proportions. M. Jusserand a voulu faire œuvre de lettré autant que d’érudit ; nous ne saurions trop l’en louer. Alors que nous sommes de plus en plus frappés de la nécessité d’étudier les littératures européennes dans les rapports qu’elles soutiennent entre elles, il nous y aide par la sûreté de son information comme par l’aisance de son exposé.

Pour montrer quelle utilité l’histoire même de la littérature française peut retirer de cette « histoire littéraire du peuple anglais, » nous nous bornerons à détacher de l’ensemble une partie : celle, à vrai dire, où va tout de suite la curiosité du lecteur français. Car si l’œuvre de Shakspeare est au centre de la littérature anglaise, d’autre part elle a eu en France une fortune éclatante et s’est trouvée associée à une importante évolution de notre goût. M. Jusserand, jadis, avait déjà consacré un curieux travail à cette question, dans son livre : Shakspeare en France sous l’ancien régime[2]. Il y revient cette fois pour la traiter à sa place et à sa date. Son étude sur Shakspeare, en bien des points nouvelle, nous servira à signaler un certain nombre d’erreurs très répandues, en France et ailleurs, sur le compte du dramaturge anglais, et à caractériser l’espèce de méprise fondamentale que ne manque pas de commettre notre critique chaque fois qu’elle s’occupe du grand Will.

La première de ces erreurs est celle qui consiste à prétendre que la critique française ait été en aucun temps injuste pour Shakspeare et qu’elle fait méconnu avec une opiniâtreté qui témoignerait de l’étroitesse de notre goût, et de l’entêtement où nous sommes des choses de chez nous. C’est un lieu commun de déplorer que notre XVIIe siècle ait ignoré Shakspeare ; et c’en est un de plaindre le malheureux Corneille qui se débattait contre la tyrannie des règles, sans se douter qu’un exemple si voisin venait de prouver sans réplique l’inanité de ces règles. Mais comment nous fussions-nous avisés du génie de Shakspeare quand on voit que les compatriotes du poète furent à peine plus clairvoyans ? Les contemporains avaient tout juste placé Shakspeare au rang de ses rivaux, et le XVIIe siècle tout entier a pu s’écouler, sans que l’Angleterre se soit doutée qu’elle eût produit son plus grand poète. La première édition des œuvres de Shakspeare, publiée après la mort du poète, ne provoqua aucune espèce d’enthousiasme. Sur l’exemplaire que possède la Bibliothèque nationale, M. Jusserand a relevé les annotations marginales qu’y a mises un de ses anciens propriétaires. Suivant cet Anglais du temps de Dryden, beaucoup de ces pièces sont indifférentes, d’autres assez bonnes, ou bonnes, ou moins bonnes que celles de Dryden. Combien nous sommes loin de la dévotion avec laquelle s’exprimera quelque jour le culte de Shakspeare ! Les fournisseurs de théâtre ne se font pas faute de remettre à la scène ses pièces remaniées, transformées et, à leur avis, améliorées. Qu’en diraient ceux pour qui le texte de la moindre d’entre elles est sacré jusque dans ses interpolations ? Au témoignage de Dryden, Beaumont et Fletcher étaient de son temps joués deux fois plus souvent que Shakspeare. Il arrivait que la critique passât son nom sous silence ; et c’est Addison qui, en 1694, omet de le mentionner dans son Tableau des meilleurs poètes anglais. Au XVIIIe siècle, commence en Angleterre le beau temps de la renommée de Shakspeare ; mais il est remarquable que, si elle se répandit alors sur le continent, c’est en France qu’elle fut d’abord adoptée et trouva ses premiers enthousiastes.

Le plus ancien jugement qui ait été porté hors d’Angleterre sur Shakspeare est un jugement français. M. Jusserand a eu la bonne fortune de le découvrir, et la trouvaille est pour le moins amusante. Ce jugement est dû à Nicolas Clément, bibliothécaire de Louis XIV, qui, entre 1675 et 1684, dressait le catalogue des livres de son maître. Louis XIV avait un Shakspeare ! Il va sans dire qu’il ne l’ouvrit jamais ; il se peut bien que son bibliothécaire ait fait de même ; toujours est-il que celui-ci avait une opinion sur le poète et qu’elle est en somme favorable : « Ce poète anglais a l’imagination assez belle : il peint naturellement, il s’exprime avec finesse ; mais ces belles qualités sont obscurcies par les ordures qu’il mêle dans ses comédies. » Cette note resta manuscrite : elle prouve en tout cas que le nom de Shakspeare avait pénétré en France à la fin du XVIIe siècle. Son œuvre est appréciée dès les premières années du XVIIIe, et les plus anciens jugemens imprimés sur Shakspeare sont encore des jugemens français. « Toutes les gazettes littéraires de langue française avaient entretenu leur public de Shakspeare, bien avant que Lessing commençât, en Allemagne, à partir de 1758, à exposer ses méthodes, expliquer son génie et célébrer sa gloire. » Si donc l’Allemagne devait, par la suite, faire beaucoup pour la gloire de Shakspeare, elle avait été précédée, préparée, initiée par la France. On sait combien de fois la France a rendu aux écrivains étrangers le service de les recommander à l’opinion européenne : Shakspeare est l’un de ceux à qui elle a rendu le plus expressément ce genre de service.

Mais en même temps qu’elle se passionnait pour Shakspeare, la France s’en faisait une image singulière, bizarre, comme d’un écrivain sans analogie avec aucun autre, et auquel ne saurait être appliquée la commune mesure, son originalité étant faite de son étrangeté. C’est dès les premiers temps que nous voyons s’accréditer cette opinion dont nous ne sommes pas encore parvenus à nous dégager entièrement et se former cette idée à travers laquelle, bon gré mal gré, nous continuons d’apercevoir le poète anglais. L’abbé Prévost se réjouit que Shakspeare n’ait pas connu les anciens, car peut-être le contact « lui aurait fait perdre quelque chose de cette chaleur, de cette impétuosité et de ce délire admirable, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui éclate dans ses moindres productions. » Diderot écrit à Tronchin : « Ah ! monsieur, ce Shakspeare était un terrible mortel ; ce n’est pas le gladiateur antique, ni l’Apollon du Belvédère ; mais c’est l’informe et grossier colosse de Notre-Dame : colosse gothique, mais entre les jambes duquel nous passerions tous. » Et on sait en quels termes Voltaire, sur la fin de sa vie, déplorait d’avoir jadis, l’un des premiers, introduit en France le théâtre de ce Gille, de ce bouffon, de ce sauvage : « Auriez-vous les deux volumes de ce misérable Le Tourneur dans lesquels il veut nous faire regarder Shakspeare comme le seul modèle de la véritable tragédie ? Il y a déjà deux tomes imprimés de ce Shakspeare qu’on prendrait pour des pièces de la foire, faites il y a deux cents ans… Il n’y a pas en France assez de camouflets, assez de bonnets d’âne, assez de piloris pour un pareil faquin… Ce qu’il y a d’affreux, c’est que le monstre a un parti en France, et, pour comble de calamité et d’horreur, c’est moi qui, autrefois, parlai le premier de ce Shakspeare ; c’est moi qui le premier montrai aux Français quelques perles que j’avais trouvées dans son énorme fumier. » Ainsi se formait l’image « monstrueuse » d’un Shakspeare qui aurait été un fou de génie, un barbare sublime, écrivant dans une espèce d’hallucination, dans une nuit d’où jailliraient des éclairs. C’est elle qui s’est imposée chez nous. Admirateurs ou contempteurs ont jugé également impossible de rendre compte de l’œuvre de Shakspeare par les procédés habituels de la critique et d’en parler avec sang-froid, sans subir quelque atteinte de ce « délire » qui s’en dégage. Nous allons voir comment cette idée a faussé pour longtemps la conception qu’on s’est faite de l’homme et de l’écrivain.

Les romantiques n’ont pas manqué de voir en lui le type du poète tel qu’ils se le représentaient. Pour eux, l’homme de génie ne saurait être l’homme d’ordre, de prudence et de pratique entente de la vie, et le poète ne saurait être un bourgeois, puisqu’il est précisément le contraire. Donc ils fabriquèrent un Shakspeare à souhait, pauvre grand homme errant et souffrant, méconnu, honni, trahi, vivant dans la réalité toutes les passions de ses drames, jetant à la société un perpétuel défi, composant de ses douleurs et de ses erreurs la substance même de son tragique et sombre génie. Bon pour des poètes français de mener une existence de rentiers et de courtisans ! et c’est au surplus ce qui les empêche d’être complètement des poètes… Après cela, et quand on s’adresse aux érudits pour savoir ce qu’ils ont à nous apprendre de précis sur le « doux cygne de l’Avon, » il ne laisse pas d’être piquant de constater que Shakspeare fut un bourgeois jovial. Rien pourtant n’est plus certain, et c’est même sur l’homme et sur sa vie tout ce que l’on sait de certain. Car on a souvent regretté de posséder sur son compte si peu de documens biographiques ; mais cela même peut être en quelque manière une indication : Shakspeare est de ceux dont la vie n’a pas d’histoire, parce qu’elle n’a pas eu d’incidens. Ayant, pour des raisons peu connues, choisi la carrière du théâtre, il en gravit tous les échelons et en occupe tous les emplois : auteur, directeur de troupe, et fournissant son théâtre de pièces, à mesure des besoins de la consommation journalière et au gré de l’actualité. Dans un milieu bruyant, au milieu des querelles et du tumulte que font ses confrères, il suit une route aisée et paisible. Il est bon camarade, facile à vivre, dépourvu de vanité. Il aimé à rire. Les plus anciens témoignages nous le montrent joyeux et non triste. « Son tempérament était avant tout jovial et le poussait à la gaieté, » nous dit Fuller, qui écrit peu de temps après la mort du poète. A Londres où il vit dans le monde des comédiens, il mène le genre d’existence et il a les mœurs qui y sont usuelles, et qui ne sont rien moins que sévères : il fréquente les tavernes, où apparemment il ne se borne pas à discuter des règles du théâtre avec Jonson, et il ne se pique nullement de fidélité conjugale Mais il a soin de retourner périodiquement dans sa ville natale de Stratford, où il retrouve ses parens, sa femme, ses enfans, son intérieur et son ménage. Il entend y être un personnage de considération : il relève les affaires de son père, le marchand gantier, qui s’était parfaitement ruiné, et se met en tête d’obtenir des armoiries pour cet insolvable de la veille. Il acquiert la plus belle maison du pays, prend à ferme les dîmes de Stratford, opération qui lui rapporte force gains et procès, et se montre sans tendresse pour les débiteurs inexacts. Vers 1610, bien qu’il n’eût encore que quarante-six ans et qu’il fût au comble du succès, il juge le moment venu de réaliser son rêve qui est aussi bien celui de tous les bourgeois : se retirer après fortune faite. Il rentre dans sa ville natale, s’établit dans sa belle maison, et, avec le pratique bon sens qu’apportait à toute chose le riche « M. Shakspeare de Stratford sur Avon, gentleman, » il marie ses filles dans le pays à des gens de leur milieu, l’une à un médecin, l’autre à un marchand de vin. « Ni l’une ni l’autre ne semble avoir reçu une éducation supérieure à celle que le bonhomme Chrysale souhaite aux filles de bourgeois. Judith Shakspeare pouvait, au besoin, signer son nom ; mais, comme son grand-père, elle s’épargnait parfois cette peine en faisant une croix. » Que Shakspeare ait vieilli maire de sa commune et marguillier de sa paroisse, il n’y a rien là de surprenant ; ce qui est surprenant plutôt, c’est qu’il y ait eu des gens pour s’en étonner.

À cette erreur qui consiste à imaginer l’homme d’après l’écrivain et à transporter dans sa vie les passions de son œuvre, en correspond une autre, non moins fréquente, qui consiste à supposer que l’homme a inspiré l’auteur et s’est confessé dans son œuvre. Taine y a cédé, lui aussi, et c’est un des points de vue où il se place le plus volontiers dans son étude, il veut voir Shakspeare lui-même dans les principaux de ses personnages. « Hamlet, c’est Shakspeare et au bout de cette galerie de figures qui ont toutes quelques traits de lui-même, Shakspeare s’est peint dans le plus profond de ses portraits… Parmi eux se trouve une âme plus souffrante, Jacques le Mélancolique, un des personnages les plus chers à Shakspeare, masque transparent derrière lequel on voit la figure du poète… Nous lui disons comme Desdémone à Othello : « Je vous aime, parce que vous avez beaucoup senti et beaucoup souffert. » Combien il faut savoir gré à M. Jusserand d’avoir pris le contre-pied de cette théorie et dissipé ce préjugé dans une des meilleures parties de son étude ! « Les cas où percent sans contestation possible les idées personnelles de Shakspeare sont, en réalité, très rares : ce sont ceux où le personnage s’écarte de son sujet et de son rôle, et émet des jugemens qui n’ont rien à voir avec la pièce, de ceux encore où la même appréciation est réitérée en diverses œuvres, avec une fréquence montrant un parti pris et une idée arrêtée. Quand Hamlet se plaint de la ruineuse concurrence faite par les troupes d’enfans aux comédiens adultes, il est certain que Shakspeare parle ici par sa bouche. Quand le dramaturge refait et recommence, toujours avec un évident plaisir, l’éloge de la terre natale, « cette pierre précieuse enchâssée dans l’argent de la mer » ou l’éloge de la musique, la satire du populaire et celle des gens de cour… il est certain qu’il dit ce qu’il pense et nous révèle ses propres sentimens. Mais ce sont des occasions peu communes. Pour l’ordinaire, il est vrai créateur : il donne à ses personnages avec la vie l’indépendance ; ils ont leur libre arbitre ; ils parlent à leur guise, seuls responsables de leurs opinions. » Le fait est que Shakspeare ayant exprimé tour à tour et avec une force égale, tous les sentimens qui peuvent faire battre le cœur humain, rien n’est plus arbitraire que de choisir entre tant de personnages ceux dont il aurait fait ses porte-paroles. Tout juste peut-on, dans la succession de ses pièces, noter la teinte différente de l’ensemble, conjecturer que l’esprit de l’auteur va s’assombrissant, ou plutôt que, les mirages de la jeunesse s’étant évanouis, il en vient à se trouver directement en face de la vie et à en toucher le fond douloureux. Si dans l’œuvre de Shakspeare, on rencontre de larges échappées de poésie, si les personnages y donnent libre cours à l’expression de leurs tristesses et de leurs joies, ou s’ils associent au drame toute la nature, encore ne peut-on dire que cette œuvre soit lyrique au sens où le lyrisme est la poésie personnelle. Au contraire, par sa variété et par son caractère objectif, elle pourrait servir du meilleur argument pour établir que le don spécifique de l’écrivain de théâtre est l’impersonnalité.

Prenons-en donc notre parti. Shakspeare a vécu en bourgeois de Stratford, comme Corneille en bourgeois de Rouen, et, s’il a soufflé son âme à Hamlet, c’est dans la mesure où Racine s’est exprimé par la bouche de Pyrrhus ou d’Oreste. Ce sont des points qu’il était utile de préciser, mais qui sont d’ailleurs secondaires. Un autre beaucoup plus important, intéresse la conception elle-même qu’on se fait de la nature du génie et la façon dont on envisage la production de l’œuvre d’art. C’est dans son William Shakspeare que Victor Hugo expose tout au long sa théorie du génie, considéré comme une force aveugle, instinctive, qui va nécessairement à des fins qu’elle ignore par des moyens qu’elle n’a pas combinés, et devant laquelle il faut être dans une sorte d’extase béate et stupide, admirer tout comme une bête, et prendre les défauts avec les qualités, comme on prend la vallée avec les montagnes. Cette théorie n’est que la forme exaspérée d’une opinion qui compte beaucoup de partisans, même en dehors des poètes et des romantiques : à savoir qu’il y a deux sortes de génies, les uns réfléchis, équilibrés, pondérés, travaillant d’après une poétique dont ils pourraient énoncer les principes : tels nos Français du XVIIe siècle ; les autres allant au hasard, ignorant les chemins par où ils passent, atteignant au sublime sans l’avoir voulu, prodiguant les chefs-d’œuvre, sans le faire exprès, génies inconsciens, pour tout dire, et à qui seuls peut-être s’appliquerait parfaitement le terme de génie. Shakspeare serait le type le plus accompli de cette seconde catégorie. De là viendraient chez lui ces contradictions, ces heurts, ces incohérences, ces contrastes, ce mélange d’horreur et de tendresse, de grandeur et de trivialité, de poésie exquise et de grossièreté. Il y a chez lui de l’obscur parce qu’il y a de l’involontaire. Et peut-être est-ce par-là qu’il se rapproche de la Nature qui elle aussi est une grande inconsciente…

Ce point de vue est encore celui auquel se place M. Jusserand. Certes il se tient en garde contre les exagérations des dévots, et il a l’esprit trop clair et trop précis pour s’approprier leur pathos. Le nouvel historien de Shakspeare se défend de lui sacrifier nos classiques du XVIIe siècle, et il se fait fort de goûter également, pour des mérites différens, le drame anglais et la tragédie française. Mais la question est de savoir comment un Shakspeare a pu faire ses pièces, et pourquoi il les a faites telles que nous les voyons. À cette question, M. Jusserand répond que Shakspeare les a écrites sans parti pris volontaire, sans système raisonné, sans préférences personnelles, se bornant à suivre les goûts du public. Le public avait-il d’ailleurs tort ou raison ? Shakspeare, quand il lui arrivait de réfléchir, était parfois d’avis que le public avait tort. Aussi réfléchissait-il le moins possible, et suivait-il où on le menait, sans savoir où. C’est précisément pour cette raison qu’il aurait réalisé une œuvre marquée plus qu’aucune autre à l’empreinte de la race, et doté, son pays d’un théâtre purement anglo-saxon où l’Angleterre a donc pu reconnaître de son génie propre l’image la plus ressemblante.

Cette conception d’un Shakspeare à demi étranger à l’œuvre qu’il jette sur la scène nous parait bien inacceptable. Elle procède encore de l’illusion accréditée en France depuis le jour où Shakspeare commença d’y être connu. Et au surplus on ne l’étaye d’aucun argument décisif. On nous parle de la prodigieuse facilité du poète. Il écrivait sans ratures et c’est bien ce qu’on lui reprochait de son temps. « Quel malheur, disait Jonson, qu’il n’ait pas pu mettre un frein à cette facilité toujours prête ! » La pièce une fois mise à la scène, Shakspeare l’abandonne aux mille et un dangers d’interpolations et de remaniemens qui la menaçaient, dans un temps où les confins de la propriété littéraire étaient étrangement vagues : il ne publie aucune édition de ses œuvres, il n’a aucun souci de l’immortalité. Assurer la recette en satisfaisant son public, telle est pour lui l’unique préoccupation. Le public est en fait son seul maître, et il en est le fidèle serviteur. Pour être plus certain de le contenter, il choisit des sujets déjà traités par d’autres et dont l’effet sur la foule a été éprouvé. Les histoires les plus connues, les personnages avec lesquels les plus ignorans sont familiers, voilà de quoi il compose son répertoire. Si d’ailleurs dans le thème qu’il reprend il y a quelque choquante invraisemblance, et dans l’aventure qu’il remet à la scène quelque absurdité flagrante, il n’y change rien : sa négligence à l’égard de tout ce qui est vérité historique ou couleur locale est sans limites… Or aucun de ces traits n’est particulier à Shakspeare, et dans le nombre il en est plus d’un qui s’appliqueraient aussi bien aux maîtres à qui on l’oppose. Car pour ce qui est d’en appeler en dernier ressort aux goûts du public, c’est une tentation à laquelle les écrivains de théâtre ne résistent guère. Corneille et Molière sont d’avis que la grande règle est de plaire ; leur fécondité n’est guère moindre que celle de Shakspeare et ils n’ont pas eu le travail plus difficile. Pour ce qui est de prendre son bien où on le trouve, et de remettre à la scène des sujets maintes fois représentés, et en quelque sorte consacrés, ç’a été la méthode constamment suivie par tous les dramatistes classiques, comme elle avait été la pratique constante des anciens. D’autre part le public en Angleterre apportait-il au théâtre des goûts différens de ceux qu’on lui voyait à la même époque dans d’autres pays, et en France même ? La salle de théâtre du Globe était peu commode, et la décoration y était rudimentaire. Grands seigneurs, bourgeois, laquais, femmes et filles s’y coudoyaient ; et précisément parce qu’il fallait plaire à cette foule composite, l’art du théâtre était dédaigné des lettrés et tenu pour un art inférieur. Au public ainsi composé il faut un genre de pièces où se retrouvent certains élémens essentiels et toujours les mêmes. D’abord des spectacles violens et sanglans. « On en rencontrait sans cesse de très violens dans la vie et il en fallait de pires à la scène, sans quoi l’effet eût été nul. » Puis ce sont les passages sentimentaux qui alternent à merveille avec les spectacles d’horreur ; le bruit, tantôt celui d’une musique agréable et tantôt celui des coups de tonnerre et des coups de canon ; les rencontres surprenantes, les aventures incroyables, les apparitions fantastiques ; les jeux de mots et les calembours ; les couplets patriotiques, les scènes comiques mêlées aux tragiques, ou plutôt les détails de la vie réelle représentés dans toute leur familiarité et leur crudité ; ajoutez enfin des intermèdes de pitreries : à Londres, pas de tragédie sans clown.

Mais quoi ! Il s’en faut que ce genre fût spécial à l’Angleterre et inconnu ailleurs. Les élémens en sont justement ceux dont se composait, en France même, le genre qui avait passionné et non lassé les spectateurs du moyen âge : les Mystères. Là aussi on prodigue les scènes d’horreur : le rôle qu’on développe sans mesure, afin de réjouir le public, est le rôle du bourreau. Les genres y sont mélangés, le lyrique avec le dramatique, et le bouffon avec le sérieux. La peinture de la vie réelle y est présentée avec une minutieuse exactitude, et le public n’a pas de plus grande joie que de reconnaître le décor et les pratiques de son existence journalière. La vogue des Mystères finit avec le moyen âge ; mais du jour où les représentations en furent interdites, on ne voit pas que l’état des mœurs en France fût pour chasser la rudesse de la scène et préparer les âmes aux émotions douces. La seconde moitié du XVIe siècle, désolée par les dissensions civiles et les guerres religieuses est marquée par une belle explosion de sauvagerie et de mœurs brutales. Le fait est que, si nous en jugeons par les pièces qui nous sont parvenues d’Alexandre Hardy, le genre de pièces qui était en possession de plaire aux spectateurs de l’Hôtel de Bourgogne ne différait pas essentiellement de celles qu’on représentait au théâtre du Globe. C’est le même dédain des règles classiques, ce sont les mêmes tueries sur la scène, entremêlées des mêmes bouffonneries, ce sont les mêmes anachronismes, c’est la même invraisemblance, et c’est la même intempérance. Aussi bien, il n’y a rien là de particulier au public du XVIe ou du XVIIe siècle. Dans tous les temps et dans tous les pays, la foule a les mêmes goûts, et l’exemple du moderne mélodrame en est bien la preuve. Il lui faut des spectacles violens pour secouer ses nerfs et lui donner l’agréable frisson de la peur, des scènes sentimentales pour ménager un écoulement à ce trop-plein d’émotion facile qui est en elle, des intermèdes de drôlerie pour reposer son attention. Et partout le public est foule. Le système du drame anglais au XVIe siècle est donc un système composé non pas du tout à l’image de la foule anglo-saxonne, mais à l’image de toutes les foules. C’est celui des Mystères, tel qu’on le retrouve dans l’Europe tout entière ; c’est celui des mélodrames de tous pays et de toutes langues. Système très défini d’ailleurs, qui a ses règles, ses procédés, ses formules et ses lieux communs.

Or en présence de ce système, à Londres même et au temps de Shakspeare, il y en avait un autre : celui des lettrés, celui des critiques et celui aussi de certains dramaturges, dont la renommée était à peine inférieure à celle de Shakspeare. Les tragédies de Sénèque avaient été traduites et étaient imitées. « Tous les critiques littéraires anglais sont unanimes à louer l’art classique ; la Renaissance a étendu ses enseignemens à la grande île et fait accepter son idéal par les connaisseurs et les gens de savoir. » Et c’est de cet art savant, choisi, soucieux de l’observation et de la vérité, que Ben Jonson défendait les principes contre Shakspeare dans les discussions ou ils bataillaient à la Sirène. Qu’est-ce à dire ? sinon qu’en Angleterre comme en France, deux systèmes étaient en présence : l’un qui consiste à modeler l’art dramatique sur les secrets désirs du public, l’autre qui consiste au contraire à imposer au public un art qui se recommande de la raison, s’adresse volontairement à l’esprit non aux sens, élimine les élémens de plaisir vain ou de basse curiosité. Entre les deux systèmes, Shakspeare put choisir librement. Il se prononça pour le premier, parce que plus ou moins confusément il le sentait en accord avec les tendances de sa propre nature. Il lui donna la consécration de son génie. Grâce à lui, le système dramatique du moyen âge, qui allait périr sans avoir, ni en Angleterre ni en France, atteint à la forme littéraire, entre enfin dans la littérature et s’épanouit dans un splendide rayonnement d’art. L’œuvre propre de Shakspeare consiste à avoir fait jaillir de l’ancien théâtre la valeur de littérature que des siècles de gestation, des centaines d’œuvres et la longue collaboration du public et des auteurs y avaient peut-être préparée, mais sans parvenir jamais à l’en dégager. Lui seul a su tirer parti d’élémens qui jusqu’alors étaient restés sans mérite d’art, qui plus tard devaient tomber dans la parade ou dans la féerie. Rencontre géniale, à coup sûr, mais que rien n’autorise à déclarer fortuite et involontaire.

Était-ce là ce que Voltaire voulait donner à entendre quand il traitait les drames de Shakspeare, de pièces de la foire ? En tout cas son œuvre nous deviendra singulièrement plus aisée à interpréter, si au lieu d’y voir l’œuvre d’un génie impénétrable au nôtre parce qu’elle en est séparée par la barrière infranchissable des races, nous la regardons comme la plus magnifique expression d’un genre dont les mérites et les défaillances nous sont connus. Alors nous pourrons y parler de beautés et de défauts. par-là encore s’explique l’histoire de la renommée du poète en France. Le théâtre classique s’étant constitué précisément par opposition au système choisi et consacré par Shakspeare, à mesure que s’affaiblissait l’idéal classique, nous devenions plus accessibles à la beauté shakspearienne. Beaucoup des traits qui nous déconcertent dans le génie de Shakspeare viennent de ce qu’il a été façonné par une poétique très précise, mais très différente de celle qui a triomphé chez nous. Ses contrastes et ses contradictions résultent en partie des nécessités mêmes de cette poétique, et sans qu’il soit nécessaire ni d’invoquer les exigences du tempérament des spectateurs, ni de réclamer pour le poète le bénéfice de « l’imagination délirante » et de la frénésie. Les lois de l’esprit humain sont partout les mêmes et celles de la composition littéraire ne changent pas avec quelques degrés de latitude ; c’est un tort de croire que Shakspeare forme à lui tout seul une catégorie qui mette en déroute toutes nos ressources d’analyse. C’est en ce sens qu’il reste, encore aujourd’hui, un progrès à accomplir aux critiques français de Shakspeare. Ils auront fait un pas décisif dans l’intelligence de son génie, quand ils consentiront à l’aborder sans superstition et sans tremblement, comme celui de Dante ou de Milton, et de Corneille ou d’Hugo, à le résoudre en ses élémens, à montrer ses rapports avec les conditions qui l’ont déterminé, et à reconnaître que, dans ce génie comme dans celui de tous les grands maîtres de l’esprit humain, il n’y a rien de mystérieux, — si ce n’est pourtant le fait lui-même du génie.


RENE DOUMIC.

  1. J. -J. Jusserand. Histoire littéraire du peuple anglais. — I. Des Origines à le Renaissance. — II. De la Renaissance à la guerre civile, 2 vol. in-8o (Firmin-Didot).
  2. J. -J. Jusserand, Shakspeare en France sous l’ancien régime, 1 vol. in-18 (Armand Colin).