Revue littéraire - Sur les dangers de la littérature

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André Beaunier
Revue littéraire - Sur les dangers de la littérature
Revue des Deux Mondes7e période, tome 11 (p. 697-708).
REVUE LITTÉRAIRE

SUR LES DANGERS DE LA LITTÉRATURE [1].

En 1675, après avoir entendu le Père Bourdaloue prêcher le carême, le Roi partit pour l’armée sans avoir dit au revoir à Mme de Montespan. Et il dit au Père Bourdaloue : « Mon Père, vous devez être content de moi, Mme de Montespan est à Clagny. — Oui, Sire, répondit le Père ; mais Dieu serait plus satisfait si Clagny était à soixante et dix lieues de Versailles. » Bonne réponse, digne de qui l’a faite ; et Louis Veuillot l’a justement citée à l’honneur de Bourdaloue. Mais il ajoute qu’il ne croit pas que « le héros des libres penseurs, Molière, recevant du Roi la même parole, eût répondu avec le même courage. » Cette remarque de Veuillot me paraît un signe de préoccupation un peu drôle et fâcheuse.

Non, Molière n’aurait pas répondu au Roi comme fît le Père Bourdaloue. C’est aussi que le Roi n’aurait pas annoncé à ce poète comique l’éloignement de sa bien-aimée comme il l’annonçait au prédicateur. Et sans doute n’eût-il pas toléré, de la part du poète, le langage et la liberté convenables au prédicateur. Louis XIV avait bien raison, qui n’aimait pas le désordre et, en somme, ne s’adressait pas indifféremment au poète ou au jésuite pour en obtenir une comédie ou de saintes remontrances.

De nos jours, c’est la mode et l’on se plaît à confondre toutes choses. Littérature et poésie se mêlent de ce qui ne semble pas d’abord leur affaire : leur affaire ne serait-elle pas de nous divertir ? Et il y a de rudes censeurs pour vilipender les écrivains comme Veuillot vilipende Molière. A mon avis, c’est dommage.

Voici M. Jean Carrère, qui vient de publier un volume, d’ailleurs très amusant, très vif, intitulé les Mauvais maitres. Ces mauvais maîtres, ce sont Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Stendhal, Mme Sand, Musset, Baudelaire, Flaubert, Verlaine et Zola, écrivains de toute sorte, bien divers, et qui n’ont ensemble d’autre analogie que d’être magistraux et mauvais.

Mauvais ? Cela vous chagrine : vous aimez beaucoup la plupart de ces écrivains. Vous n’avez pas tant de chagrin que M. Jean Carrère, qui les adore tous. On dirait qu’il a rigoureusement choisi, pour les châtier, ses préférés. Voyez un peu.

Rousseau ? « Dire qu’il est un des plus grands génies dont la parole ait agité le monde, dire que son œuvre est grandiose et étonnante, dire que son style est d’une nouveauté et d’une beauté incomparables ; dire qu’il impose l’admiration et la sympathie même par l’ampleur de son éloquence déployée, par la sincérité de sa passion exaltée ; dire enfin qu’il est un grand écrivain et un grand homme, eh ! qui donc s’y pourrait refuser ? » Avec tout ça, un mauvais maître !

Chateaubriand ? Le « prince de la prose française ; » au premier Rang « dans le groupe des sonores et magnifiques manieurs de mots, en compagnie de Bossuet, de Montesquieu et de Buffon, » qui valent bien Tite-Live, Salluste et Cicéron : un mauvais maître !

Balzac ? « Quel colosse !... « Son génie tient de la magie. On l’écoute : on lui appartient. Vous pénétrez dans les « palais enchantés de son œuvre ; et vous êtes pris, vous êtes « un captif sans résistance et sans volonté, roulant éperdu de labyrinthes en labyrinthes, et si subtilement enveloppé de liens que, loin de les sentir, on s’enivre de son esclavage et l’on redoute d’être délivré. » Cependant, délivrez-vous, rompez vos liens : vous êtes chez un mauvais maître !

Stendhal ? M. Jean Carrère ne le lit pas « sans être remué dans les bas-fonds mystérieux et inexplorés » de son être. Il lui trouve un génie moins haut que le génie de Balzac, mais un génie qui « se projette en profondeur. » Un mauvais maître !

Mme Sand ? « Pleinement sympathique, » une femme étonnante. « Elle dépasse de mille coudées toutes les femmes qui l’ont précédée et toutes celles qui l’ont suivie. Elle est la grande patronne, le maître incontesté, l’archétype. Plus je la contemple, et plus je la vois grandir jusqu’à l’éclat d’un symbolique génie, etc. . » Et cependant, un mauvais maître !

Musset ? » Je ne crois pas qu’un mortel venu au monde pour faire œuvre de poésie ait vu se pencher sur son berceau un plus grand nombre de fées charmantes... Toutes les grâces et toutes les séductions... » Le style, « enveloppant et irrésistible comme le murmure des feuilles et le bercement des flots. » Chacun de ses vers « frémit, pleure et s’épand comme les cascatelles d’eau vive qui tremblent et bondissent dans les forêts. » Ajoutez « une solide éducation classique. » Néanmoins, un mauvais maître !

Un mauvais maître, Baudelaire ! Et M. Jean Carrère nous avertit que jamais il n’a cessé de l’aimer : « à cette heure même où je m’apprête à décomposer son œuvre, je prends pour la centième et la millième fois une volupté indicible à me plonger dans l’atmosphère enveloppante et chaude de son génie. » Un mauvais maître, Flaubert ! Or, « de ne pas aimer Flaubert, c’est impossible. Qui fut plus brave que lui, plus fier, plus généreux, plus digne d’être aimé ? Comme elle est belle et désintéressée, sa passion pour la littérature ! Comme il est sans détour, son dévouement à ses amis ! Que ses admirations sont enivrantes ! Que ses haines même sont des preuves de noblesse ! Et son œuvre, quel titanesque effort vers la grandeur ! » Un mauvais maître, Paul Verlaine : et peu de poètes, en France, ont eu un plus charmant génie ; M. Jean Carrère l’a connu et raconte de lui des anecdotes bien attendrissantes. Il est possible que l’on aime ou l’on n’aime pas les romans de Zola. M. Jean Carrère, qui ne donne que douze pages à Flaubert, en donne à Emile Zola trente-trois, nie que nul écrivain, chez nous, « ait eu, de la fonction d’écrivain, une plus haute et plus superbe idée, » l’appelle « la plus ferme et la plus complète réalisation de ce que doit être un écrivain au milieu de la houle sociale, » et enfin le traite de mauvais maître.

Jamais victime, conduite au sacrifice, ne fut parée, enrubannée plus joliment que les victimes de M. Jean Carrère. Il ne ménage pas les éloges, ni les mots glorieux, ni les grandes phrases, et fussent-elles un peu flottantes, mais comme les drapeaux un jour de fête, à ces poètes et prosateurs qu’il a si énergiquement condamnés. Les louanges vont, pour ainsi dire, aux écrivains et aux hommes. Il y a Stendhal, que M. Jean Carrère ne chérissait pas beaucoup. Mais, après avoir demeuré à Rome et à Civita-Vecchia et causé avec le petit-fils de Donato Bucci, M. Jean Carrère se demande s’il n’a pas été « injuste pour l’homme ; » il se propose d’y revenir et maintient pourtant que l’œuvre est mauvaise, est démoralisante et funeste. Les autres, depuis Rousseau jusqu’à Zola, lui sont des amis autant que des maîtres : de bons amis, de mauvais maîtres ; et il vous les arrange !...

Si l’on veut voir comme il est désolé de les maudire, ses mauvais maîtres et amis, il a relu son chapitre de Baudelaire et il écrit : « J’avoue que je m’en veux quelquefois d’avoir médit de Baudelaire. De tous les poêles du dernier siècle, c’est celui que j’aime le plus... Et pourtant, sous peine de renoncer à toutes mes idées, je ne puis pas ne pas voir en lui un mauvais maître. Car vraiment son œuvre est décourageante... » Aussitôt, il ajoute : « Mais si émouvante et d’une émotion en quelque sorte spiritualisée... Nul autre n’a su comme lui agiter nos âmes et enchanter nos cerveaux ! » Alors ? Il se fait violence et il sacrifie à « ses idées » son poète préféré.

Je vais le scandaliser ; mais, quoi ! il est sincère et l’est avec un bel entrain, qui demande aussi la sincérité : que n’a-t-il, en faveur d’une telle préférence, adouci un peu ses idées ? sans les sacrifier ! il suffisait de les atténuer et, par le moyen de quelque incertitude qui n’est jamais déraisonnable, il suffisait de les rendre moins exigeantes. Voilà ce qu’il n’a point voulu, et pourquoi je le trouve excessivement rigoureux et rude.

Quelles sont, en définitive, les idées auxquelles M. Jean Carrère consent le sacrifice d’une littérature qu’il aimerait à aimer ?

Nous avons, à présent, beaucoup de lanceurs d’excommunication. Les sentences fulminatoires, fréquentes, partent de tous les côtés. Certaines chapelles de récents convertis montrent parfois une sévérité que ne tempère encore nulle indulgence évangélique. Un éloquent jeune homme ne proposait-il pas, il y a quelques années, de brûler tous les livres des païens ? Il oubliait que notre civilisation réunit au christianisme l’antiquité. Plusieurs groupes de partisans montrent une pareille inclémence contre la littérature chrétienne et généralement contre toutes opinions qui ne sont pas les leurs. Si toutes les condamnations que les divers dogmatistes prononcent étaient exécutées, nous serions, en peu de temps, privés de toute lecture. Je ne m’en consolerais pas, même si quelques-unes de mes croyances avaient à s’en réjouir.

M. Jean Carrère n’est point un homme de chapelle ou de parti. Ce ne sont pas les disciplines religieuses, qu’il a résolu de défendre. A propos de la conversion de Verlaine et de Sagesse, il écrit : « Je suis incompétent, je l’avoue, pour disserter sur des questions de doctrine religieuse avec des théologiens... » Et il prouve aussitôt son incompétence. Il écrit : « Je me crois quelque peu chrétien... » Ce n’est point assez pour dénigrer les libertins. Il ne défend pas non plus la politique des uns ou des autres. Il n’est pas un politicien, mais un moraliste. Encore faut-il le séparer des moralistes ordinaires. Ce n’est pas ce que d’habitude on appelle immoralité qui le choque et l’oblige à repousser un écrivain. Par exemple, il accuse de « bêtise » les moralistes farouches qui ont accusé Baudelaire d’immoralité. Mais il est philosophe et il a une doctrine. Cette doctrine, la voici.

Premièrement, il faut agir. M. Jean Carrère ne se vante pas du tout de le dire avant d’autres ; mais il le dit avec un zèle persuasif. D’ailleurs, ainsi que les autres philosophes de l’activité, il néglige d’ajouter à son commandement l’indication de l’activité la meilleure : il nous laisse le soin de la bien choisir. Je rougirais de n’être pas de son avis ; l’ordre d’agir a très bon air. Et tout au plus voudrais-je insinuer qu’il ne me parait pas très utile, l’humanité ayant beaucoup d’entrain. Ce qui lui manque, le plus souvent, c’est une sage direction de cette activité qu’elle a si abondante. Et les prôneurs de l’énergie font quelquefois une besogne qui aurait besoin d’être corrigée par un seul, et matin, directeur de l’énergie. Je me souviens qu’à l’époque de ma jeunesse les professeurs de volonté abondaient. La volonté abondait aussi. L’on prétendait que les ravages du scepticisme étaient inquiétants : je ne m’en suis pas aperçu. Et, si l’on renonçait à considérer comme scepticisme un ensemble d’opinions que l’on n’approuve pas, on vérifierait que rien au monde n’est plus rare et singulier qu’un sceptique.

Moraliste de l’action, M. Jean Carrère dénigre assidûment le rêve... « Ah ! s’écrie-t-il, le rêve ! le rêve ! séducteur invisible, le plus subtil des démons qui nous entourent, le plus séduisant et le plus décevant à la fois, image, mirage et nuage, toutes les erreurs et toutes les défaillances, que de mal il fait à l’homme qu’il grise, que de vies humaines dont il a volé la moitié, que d’autres qu’il a englouties tout entières !... Ah ! le rêve, tueur de héros, dévorateur de génies, qui pourra dénombrer ses victimes ?... » Je ne les crois pas si nombreuses. La plupart des personnes que nous rencontrons, dans les différentes classes de la société, me semblent toutes dénuées de rêverie ou, du moins, beaucoup plus actives que rêveuses. Leur activité est futile, est désordonnée, mais non point à cause du rêve. Les nouveaux jeunes gens n’ont-ils pas l’esprit positif ? Je n’ai pas remarqué du tout qu’ils fussent nonchalants.

M. Jean Carrère l’a remarqué. Il dit que son propos est de rechercher, parmi les grands écrivains du siècle dernier, « ceux à qui les observateurs attentifs peuvent imputer l’état de trouble intellectuel, de lassitude morale et d’inquiétude publique dans lequel tant de jeunes hommes contemporains semblent à la fois se complaire et se lamenter. » Je me figurais nos jeunes gens prompts à la certitude, et même à la certitude imprudente ; je me trompais sans doute. Mais admettons qu’ils soient tels que le disent les observateurs attentifs que M. Jean Carrère a consultés : il resterait encore à démontrer que c’est la faute à ces grands écrivains du siècle dernier, successeurs de Rousseau jusqu’à Verlaine et Zola.

Pour infliger aux littérateurs une si grave responsabilité, voulons-nous accorder tant d’influence à la littérature ? Oui, répond M. Jean Carrère. Et, par exemple, voici, comme il l’entend, l’influence de Balzac. Le résultat de l’œuvre de Balzac ? « Nous l’avons devant nous, manifeste et éclatant, et il s’appelle la société contemporaine. Le monde de Balzac ost sorti de ses livres pour venir habiter parmi nous ; et ses héros sout aujourd’hui nos maîtres. » Vous lisez cela et vous craignez que l’expression vive ait dépassé la pensée de M. Jean Carrère. Pas du tout ! Il insiste : « Oui, reprend-il, c’est à l’auteur de la Comédie humaine que nous devons l’assaut toujours croissant des ambitions les plus grossières, et ce tourbillon de cupidités insatiables qui, d’un bout à l’autre de la France, fait se ruer vers le pouvoir ou la fortune toute la cohue des affranchis déchaînés ! C’est lui qui, par son œuvre aux paroles magiques, s’en va, dans toutes les provinces, sonner à l’oreille trop complaisante des plébéiens encore mal débarbouillés de leur terre natale la diane d’appel pour la conquête de Paris ! C’est lui enfin qui, par l’éclat des exemples aussi bien que par la subtilité des théories, a fait surgir du fond troublé de la race ce type innombrable et malfaisant, dont le bourdonnement est la plaie de notre pays et la honte de l’esprit moderne : l’arriviste ! » C’est lui, c’est lui, c’est lui... Eh ! bien, non, ce n’est pas lui !

Pour attribuer à Balzac toute l’influence et toute l’efficacité à laquelle nous devons la société contemporaine et ses torts, il faut supprimer toute autre influence et l’efficacité des événements. C’est transformer Balzac en démiurge, après l’avoir appelé un colosse. Un colosse, tant qu’on voudra : et ce n’est que façon de dire ; mais, un démiurge, non. La société contemporaine, et telle que la peint à grands traits M. Jean Carrère, n’est pas l’œuvre de Balzac. L’auteur de la Comédie humaine a décrit la société de son temps ; et le monde nouveau continue le monde ancien : de sorte que la société de nos contemporains dérive de la société que Balzac eut sous les yeux. Mais ce n’est pas Balzac l’auteur de notre époque.

Alphonse Daudet raconte que le jeune Philoxène Boyer, quand il était au collège, avait, « comme tous les écoliers d’alors, Balzac dans son pupitre ; si bien qu’ayant hérité cent mille francs de sa mère, il n’eut rien de plus pressé que de venir manger à Paris les cent mille francs comme on les mange dans Balzac. » La grande fête, et une orgie comme dans la Peau de chagrin : « la peau de chagrin, c’est-à-dire les cent mille francs, avait duré six mois juste. » Il y eut probablement d’autres Philoxène Boyer, qui abusèrent de la leçon balzacienne. Mais, dire que tous les « arrivistes » d à présent sont enfants de Balzac, non, véritablement non.

M. Jean Carrère, à l’appui de son opinion, cite un passage de l’introduction que M. Paul Bourget donna, en 1887, au Répertoire de la Comédie humaine d’Anatole Cerfberr et Jules Christophe : « On a remarqué que les hommes de Balzac, tant dans la littérature que dans la vie, sont apparus surtout après la mort du romancier. Balzac semble avoir moins observé la société de son époque qu’il n’a contribué à en former une. » Et M. Jean Carrère de s’écrier : « Rien n’est plus vrai, et rien n’est plus terrible aussi pour la responsabilité du grand poète... En formulant la phrase que je viens de citer, M. Bourget a prononcé sur Balzac le plus accablant des réquisitoires. » Non ; et, si l’on veut s’en rapporter à l’opinion de M. Paul Bourget sur Balzac, il ne suffit pas de citer quatre lignes et qui datent de trente-cinq ans ; il faut se reporter à un chapitre du volume intitulé : Sociologie et littérature. « La politique de Balzac. » On y verra que M. Paul Bourget reconnaît à l’auteur de la Comédie humaine le titre que celui-ci réclamait de véritable « docteur ès sciences sociales. » M. Paul Bourget compare l’auteur de ladite Comédie humaine à un médecin, qui ne se contente pas d’examiner la maladie, de la décrire et de formuler un diagnostic ; mais il indique le remède. Et le remède, c’est la politique et c’est la sociologie de Balzac. Lequel Balzac disait que, si la France ne changeait pas de maximes, telles et telles seraient les conséquences de son erreur : il ne s’est pas trompé. Lequel Balzac disait aussi que, si la France, informée de son erreur, adoptait d’autres maximes, tout irait bien : la France n’a pas suivi le conseil de Balzac. Il est arrivé ce que prévoyait Balzac. De sorte que la société contemporaine serait conforme à la prévision de Balzac, non pas du tout à son apostolat. De sorte qu’il y aurait de l’injustice à rendre Balzac responsable de ce qu’il a redouté, de ce qu’il a déconseillé, de ce qu’il aurait voulu combattre et empêcher.

Qu’importe ? répondra M. Jean Carrère : si l’apostolat de Balzac est resté sans effet, sans influence, laissons-le ; tandis que, si l’attrait dont il a muni ses héros fait d’un Rastignac ou d’un Rubempré, l’un qui réussit à merveille, l’autre qui est charmant, des exemples qu’on ( ?), voilà l’influence de ses romans. Et, quand nous étudions un ( ?), avant de le déclarer mauvais ou bon, nous évaluons le dommage ou le bienfait qui résulte de son enseignement. Nous sommes injustes ? A la manière de l’histoire ! Et, en tout cas, nous sommes en plein dans la réalité que façonnent, peut-être involontairement, les bons et les mauvais maîtres. La position que tient ici M. Jean Carrère, je l’avoue, est forte. Il a raison de distinguer les systèmes et le tour que prennent les systèmes en passant des philosophes à la multitude. On a dit souvent que l’histoire était l’histoire des idées ; mais l’histoire serait plutôt l’histoire des contre-sens que font les multitudes sur les idées qu’elles adoptent. Il y a une philosophie sociale de Balzac : M. Paul Bourget l’a exposée parfaitement ; mais ce n’est pas la philosophie sociale de Balzac qui a été persuasive, c’est une fausse interprétation de Balzac et c’est, en quelque sorte, une poésie balzacienne, différente de sa philosophie et très dangereuse.

M. Jean Carrère tire de ce principe, ou d’un principe de ce genre, un corollaire extrêmement ingénieux. On a coutume de signaler comme les plus mauvais maîtres les philosophes dont les doctrines sont au rebours du bon sens, ou de l’ordre public, ou de la prudence gouvernementale. On vous reconstitue les doctrines et l’on vous dit : voyez où de telles idées nous mènent !... M. Jean Carrère observe que les doctrines « trouvent contre elles, pour combattre leur influence, » d’autres doctrines : « Héraclite dit oui, mais Démocrite dit non ; et, si tel sage vous invite à l’inertie et à l’indifférence, tel autre vous démontrera, par syllogisme, la nécessité de la volonté et de l’énergie. » Ce ne sont pas les philosophes, les maîtres les plus dangereux : ce sont les poètes. Leur influence est plus secrète et, pour ainsi dire, plus sournoise, plus difficile à saisir et à combattre. Une idée, on la réfute ; mais, d’un enchantement, que faire ?

M. Jean Carrère s’attaque donc à des poètes ; ou à des prosateurs, mais qui ont inventé, qui ont répandu autour d’eux une poésie ; un philosophe, Rousseau : mais il ne réfute pas les idées, il condamne la poésie de Rousseau. Il ne cherche pas, dans le Contrat social ou dans l’Emile ou dans la Profession de foi du vicaire savoyard, un ensemble d’erreurs : il accuse Rousseau d’avoir donné un air de poésie à des vices du cœur très déplorables.

C’est ingénieux, disais-je ; et c’est d’abord judicieux. Mais voici l’inconvénient. Si l’on nous présente un système d’idées, nous allons, selon nos préférences et puis en consultant les faits, dans la mesure où ce contrôle est possible, décider que ces idées et leur système lié sont vrais ou ne le sont pas, sont bienfaisants ou ne le sont pas. Il est beaucoup plus aventureux d’évaluer l’influence d’une poésie. Et la plupart des jugements de M. Jean Carrère me paraissent démesurés.

Chateaubriand ? « Il a été le vrai maitre de la mélancolie moderne, et un mauvais maître par conséquent. » Le par conséquent me fâche : c’est trop de logique ; et nous sommes en train d’analyser des sentiments qui ne se prêtent pas à une dialectique tant rigoureuse. Mais M. Jean Carrère déteste la mélancolie, « mal peu viril, une faiblesse, une tare morale. » Les quelques pages de M. Jean Carrère, touchant la mélancolie, et où interviennent les personnages de la Bible et de l’Antiquité païenne, prouvent la gaieté de M. Jean Carrère et ne le montrent pas très attentif aux sentiments qui ne sont pas les siens.

Que reproche-t-il à Stendhal ? Sa méchanceté : « Il est impossible de concevoir un homme et une œuvre en qui tout concoure de façon plus complète à produire exactement le contraire de la bonté. » Mais l’influence de Stendhal ? « Voyez ce que la création d’un Julien Sorel peut faire de ravages dans les imaginations fortes... Ah ! combien j’en connais de jeunes gens aux âmes généreuses qui en sont demeurés troublés pour toute leur jeunesse, et quelques-uns pour toute leur vie ! Or, si lourd que paraisse le mot, il y a, dans cette corruption voulue des caractères, un véritable crime de la part de Stendhal. » Le crime de Rousseau, qu’on ne lui pardonne pas, est d’avoir cru à la bonté de l’homme. Il nous trompe ! a-t-on dit ; et on le dira encore. Stendhal nous présente la méchanceté de l’homme. Ainsi, le crime de Stendhal corrige le crime de Rousseau. Il faut lire ces deux écrivains : on pourra leur être indulgent.

Le crime de George Sand ? « Elle est formidablement ténébreuse et malsaine, car l’esprit qu’elle synthétise avec tant de force est par lui-même fatalement mauvais : c’est l’esprit féminin ou, pour parler plus net, l’esprit-femelle, par opposition à l’esprit-mâle. » Représentants de l’esprit-mâle : Gœthe, Rabelais et Platon. Mais George Sand « est la plus superbe incarnation de la femme-femelle, la femme traineuse d’ombre, de trouble et de désolation. » Terribles mots, désagréables. M. Jean Carrère s’en aperçoit et, bonnement, craint d’affliger les lectrices de Mme Sand. Il ne déteste pas les femmes ; et il leur dit, pour qu’elles veuillent l’excuser : « S’il m’advient de donner à mes affirmations un ton de rudesse, et de sarcasme à mes discussions, c’est que j’aime la vérité d’une telle ardeur que je voudrais lui imprimer la force rapide et cautérisante d’un glaive de feu. » Les- pages suivantes, relatives au féminisme et puis à l’amour, sont prestement écrites avec le glaive de feu : cette pyrogravure ne me fait pas un grand plaisir. Peut-être vaut-il mieux, — on vient à se le demander, — ne point aimer la vérité d’une telle ardeur, l’aimer plus timidement et posément. Je ne crois pas que la vérité se prête à être maniée si fort. Enfin, le danger d’une telle hâte est le risque de prendre pour la vérité l’une de ses sœurs moins parfaites en dépit de quoique beauté, une erreur. Quanta l’influence de George Sand, « la postérité seule en pourra mesurer les désastres. » Si elle y pense !...

Musset ? Le poète de l’amour. Fi de l’amour et fi de ses chagrins ! Musset qui pleure pour l’infidélité d’une femme-femelle irrite M. Jean Carrère à un tel point qu’il s’écrie : « Non ! Non ! Par tous les déshérités du sort qui naissent, grandissent et meurent dans d’affreuses tanières ; par tous les vaincus de la vie, par tous les martyrs, par tous les apôtres, par tous les héros tombés, par tous les blessés de la chimère, par tous les crucifiés de l’idéal, non, un chagrin d’amour n’est pas une grande douleur. » Évidemment ! Et l’on n’a point envie de réfuter une opinion si généreuse, même si on la trouve un peu trop éloquente. M. Jean Carrère nous invite à n’être pas fort émus des malheurs inévitables et qui « se répètent des millions de fois chaque jour sur la surface du globe. » Nos « tristesses intimes ? » Cachez-les à vous-mêmes ! « Il faut à nos sanglots, pour les justifier, des causes au delà et au-dessus de nous-mêmes. Il n’est de grandes joies ni de grandes douleurs que les douleurs et les joies publiques. » Et j’allais dire, évidemment ! Je ne le dis pas. C’est trop dire, et avec trop de fougue. Enfin, Musset « symbolise l’incommensurable vanité de l’amour. » Il m’est impossible de prendre pour vraies, ni seulement pour fausses, de telles opinions si catégoriques.

Baudelaire est « un propagateur de lâcheté morale. » Comme Alfred de Musset : « A eux deux, des générations entières... « Des générations entières !... « doivent de n’avoir pas osé vivre, ou de s’être attardées longtemps dans le néant des rêveries. » Voilà l’influence de Baudelaire : immense et terrible ! Ces générations entières qui n’osent pas vivre, à cause de Baudelaire, prenez-y garde, c’est la fin du monde. Et cependant le monde continue ?...

Flaubert, c’est l’héritier des héros normands ; c’est, au XIXe siècle, Tancrède de Hauteville, Robert Guiscard, Roger de Sicile ou Guillaume le Bâtard. Bien ! Et, comme M. Jean Carrère veut que le poète soit un héros, voici Flaubert en excellente posture ? Eh ! non : ces Normands, aventuriers magnifiques, n’ont rien fait de bon, n’étant pas civilisateurs ni créateurs d’empires. Leur Guiscard les conduit à Rome : ils démolissent la ville éternelle. Ainsi Flaubert… Il n’a point démoli Rome ? « Seulement, ne pouvant jouir de Rome pillée ou de la Fouille mise à sac, c’est par le sarcasme, l’ironie et les fureurs d’éloquence qu’il saccage la société, stupide à ses yeux ; tous les efforts des humains douloureux soulèvent l’éclat de rire tonitruant de ce beau barbare… » Voyez pourtant l’utilité de la littérature, si elle range à n’être que railleur un tel Normand qui, sans elle, réclamerait de grandes cités à détruire : sa redoutable vigueur trouve, au jeu malin des mots, une diversion très heureuse. Il a remplacé le « délire guerrier « par le « délire littéraire ; » et c’est moins dangereux. Moins dangereux ? M. Jean Carrère se récrie : Flaubert « a brisé en de jeunes âmes le ressort de l’action et de la bonté féconde ; il a suscité en des esprits en formation le désert moral qu’il portait en lui. Il a été le plus puissant maître du récent pessimisme. » Savoir, si notre temps est pessimiste ! Je n’en suis pas sûr. Et l’optimisme aussi a son imprudence. Paul Verlaine, lui, « énerve les énergies, tue l’espérance et annihile toute virilité ; il achève, dans l’impuissance et dans le mal, l’œuvre commencée par Musset et continuée par Flaubert. » Et son influence ? « Il a dominé et conduit toute une génération. » Pauvre Lélian, je ne le croyais pas. Lui non plus n’aurait point osé le croire.

Émile Zola, un pessimiste : et donc un mauvais maître. Tous les pessimistes sont de mauvais maîtres. L’on tremble que M. Jean Carrére n’aille un peu loin, dans une telle affirmation. Mais il ne tremble pas ; car il écrit, avec une fâcheuse bravoure : « La Bruyère, La Rochefoucauld, Molière, La Fontaine furent des observateurs de génie ; leur œuvre est triste et fausse, car l’humanité y apparaît foncièrement mauvaise… » Triste et fausse, l’œuvre de la Fontaine, de Molière, de La Rochefoucauld, de La Bruyère : je n’y consentirai jamais.

Comme vous avez vu M. Jean Carrère évaluer l’influence de chacun de ses mauvais maîtres, un seul aurait suffi à démoraliser la France. On est épouvanté de ce qu’ils ont pu faire ensemble. Assurément M. Jean Carrère en est épouvanté. Mais l’ont-ils fait ? Nos jeunes gens de la récente guerre prouvent que non. Somme toute, ni Chateaubriand ne les avait rendus trop mélancoliques et dolents ; ni Balzac no les avait convaincus de rechercher la seule fortune d’un Rastignac ; ni Stendhal ne les avait persuadés d’être égoïstes ou méchants ; ni Mme Sand et Musset ne les avait amollis de volupté ; ni Baudelaire ne les avait avilis de lâcheté morale ; ni Flaubert ne leur avait enseigné le sac et le pillage ; ni Verlaine et Zola ne les avaient aucunement découragés. On les a vus tout le contraire.

Si l’on trouve cet argument simpliste, au moins vaut-il à établir que des « générations entières » ont échappé à l’influence déprimante des mauvais maîtres. Ne les avaient-ils pas lus, ces mauvais maîtres ?

Pour atténuer les dégâts de la littérature, il y a ceci, qu’on ne lit pas énormément. Un grand nombre de nos contemporains sont préservés de la littérature à merveille. Puis, ceux d’entre nos contemporains qui ont accoutumé de lire, ne lisent pas un écrivain tout seul. On n’est pas lecteur de Chateaubriand, qu’on ne lise également Stendhal et Balzac : et, si Chateaubriand vous donne de la mélancolie, Stendhal et Balzac vous réconfortent l’énergie. Enfin, le lecteur de beaucoup de livres n’est pas facilement dupe de tout ce que les poètes lui racontent. Il sourit bientôt : et il est sauvé.

Principalement, l’influence de la littérature n’agit pas toute seule et ne forme pas toute seule les générations humaines. M. Jean Carrère, pour la commodité de ses démonstrations, néglige les autres éléments de la vie sociale. Un adolescent, même le plus adonné au vain plaisir de la lecture, a d’autres maîtres que les romanciers et les poètes. Je suppose qu’on l’a bien élevé, qu’on l’a mis au courant de ses devoirs et que les circonstances de sa vie l’informent de ses obligations. Je ne le confie point au seul Baudelaire.

Mais voici précisément ce qu’on fait : on feint que la littérature ait mission d’accomplir, dans l’État, toute la besogne : la besogne du pédagogue et du prédicateur, celle du législateur aussi. Veuillot reproche à Molière de n’avoir pas déconseillé au Roi les pratiques de galanterie. Quand le régime ne va pas, on dit que c’est la faute à Rousseau. Et M. Jean Carrère veut que les poètes soient des conducteurs d’âmes.

S’ils les conduisent à la promenade, ils sont dans leur rôle aimable et utile.

Craignez, en traitant de mauvais maîtres si influents les romanciers et les poètes, de leur monter la tête : plutôt, laissez-les à un badinage innocent. La littérature était jadis « un jeu de lettrés, » dit M. Jean Carrère ; il ajoute : « Dans le conflit mondial des idées et des races, toute œuvre qui ne sera pas universelle périra... Nous devons de plus en plus renoncer à dominer et à survivre par le seul talent. » Eh ! moi non plus, je n’en sais rien. Mais, s’il en est ainsi, je le regrette. Veuillent, en attendant les temps nouveaux, poètes et romanciers continuer l’ancien usage et anodin, de « plaire, » comme disait Racine, aux honnêtes gens !


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Les mauvais maîtres, par M. Jean Carrère (Plon).