Revue littéraire - Sur un buste de Rabelais

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Revue littéraire - Sur un buste de Rabelais
Revue des Deux Mondes3e période, tome 81 (p. 204-214).
REVUE LITTERAIRE

SUR UN BUSTE DE RABELAIS.

A Meudon, — où il n’est point né, où il n’est pas mort, où peut-être il n’a jamais seulement résidé, — on a élevé l’année dernière un buste, en plâtre, de François Rabelais. Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’à cette occasion, selon l’usage, on a discouru, festoyé, banqueté. C’est notre manière en France d’honorer nos grands hommes, et surtout nos grands écrivains : ils ont pensé pour nous, et nous mangeons pour eux. N’ai-je pas lu dans les journaux que l’on mangerait encore ce mois-ci, que l’on se proposait de manger l’année prochaine, qu’une société enfin s’était formée pour manger tous les ans en l’honneur de Rabelais? Comme on mangeait déjà l’hiver, à Paris, en l’honneur de Molière, des mets choisis, on mangera donc désormais, à Meudon, au printemps, en l’honneur de Rabelais, des mets sans doute plus champêtres, tels que tripaille ou gaudebillaux. «Gaudebillaux, — pour que nul n’en ignore, — sont grasses tripes de coiraux; coiraux sont bœufs engraissés à la crèche et prés guimaux ; prés guimaux sont qui portent herbe deux fois l’an.» S’il est permis aux Moliéristes, à l’imitation de Molière lui-même, d’avoir l’estomac délicat, les Rabelaisiens doivent l’avoir plus robuste, moins difficile, et capable au besoin de digérer les pires crudités.

J’espère cependant, puisqu’ils ont tant fait que de former une société, que ces Rabelaisiens voudront aussi qu’il en sorte un jour quelque chose. Car, tout le monde par le de Rabelais, mais, en réalité, peu de gens l’ont lu jusqu’au bout, et je ne sache guère de grand écrivain dont la légende populaire ait plus étrangement défiguré la vraie physionomie. Si nous en avons de nombreuses éditions, et de fort belles, — j’entends de fort bien imprimées, — il n’y en a pourtant pas une dont on puisse dire qu’elle soit tout à fait satisfaisante, pas une dont le texte ou le commentaire ne laissent beaucoup encore à désirer. Et tandis qu’enfin l’inexactitude ou l’erreur, depuis qu’elles s’y sont mises, continuent de fourmiller dans les meilleures biographies que l’on ait de l’homme, l’œuvre elle-même, toujours énigmatique, malgré tant d’interprétations que l’on en a données, demande aussi toujours de nouveaux éclaircissemens. Voilà une tâche tout indiquée pour les Rabelaisiens : quand ils n’en rempliraient qu’une partie seulement, leur société du moins aurait eu sa raison d’être ; et il ne faut point douter que ce soit pour cela qu’ils l’aient constituée.

On les verra donc, je n’en doute pas davantage, commencer par enlever à Rabelais ce masque d’ivrogne ou de bouffon, qui peut bien avoir contribué à faire de lui le plus populaire de nos grands écrivains, mais qui n’est cependant, comme ils le savent tous, qu’un masque, et le plus trompeur des masques.


Le bon Rabelais, qui boivoit
Toujours, cependant qu’il vivoit.
…………..
Qui parmi les escuelles grasses,
Sans nulle honte se touillant,
Alloit dans le vin barbouillant;


le Rabelais de tant de bons contes, et de bons tours, et de bons mots qu’il est inutile de reproduire ici, puisqu’on les trouve aussi bien partout, et qu’ils sont passés presque en proverbes; le moine qui se ruait volontiers en cuisine, « par induction et inclination naturelle, aux frocs et cagoules adhérente ; » cette espèce de curé philosophe qui disait à ses paroissiens, comment, à l’invention... de ce que vous savez, le bonhomme Grandgousier connut l’esprit merveilleux de son fils Gargantua, ce Rabelais-là n’est qu’un Rabelais de convention, formé par la légende à l’image de son livre, un faux Rabelais, une caricature, et d’autant moins ressemblante à l’homme qu’on la fait grimacer davantage. Mais le vrai Rabelais a mis toute sa folie dans son livre, et, au contraire, dans sa conduite une sagesse, ou du moins un bon sens exemplaire. Sans doute, sa vie ne fut pas d’un saint, et on peut croire qu’il aimait à rire; elle ne fut pas toujours d’un ecclésiastique, ni d’un moine fidèle à ses vœux, puisqu’on lui a découvert un fils, il y a tantôt vingt-cinq ans, dans les vers latins de l’un de ses amis, savant jurisconsulte. Mais, à travers bien des péripéties, ce fut la vie d’un habile homme, — nous pouvons aujourd’hui l’affirmer, — D’un homme très avisé, très prudent, qui sut compenser la liberté de son langage par la décence extérieure de ses mœurs, arranger sa tenue pour en faire le garant ou le témoin de l’innocence de ses intentions, qui buvait peut-être de l’eau claire, et le plus incapable, en tout cas, de compromettre sa fortune ou sa sécurité pour un bussart de vin pineau. S’il y en a, comme il le dit lui-même quelque part en citant le vers de Juvénal :


Qui Curios simulant et Bacchanalia vivum,


il est au contraire, lui, de ceux qui en font beaucoup moins qu’ils ne disent, qui se fâcheraient tout rouge que l’on les confondît avec leurs personnages, et qu’ainsi l’on ne peut caractériser qu’en les distinguant tout d’abord de leur œuvre.

On ne saurait trop appuyer sur ce trait : Rabelais, correspondant et ami du savant Budé; commensal de Geoffroy d’Estissac, évêque de Maillezais; secrétaire de Jean du Bellay, cardinal-évêque de Paris; médecin de l’autre frère, Guillaume, seigneur de Langey, vice-roi du Piémont; protégé à la fois des Guise et des Châtillon, Rabelais, s’il fallait voir en lui le biberon de la légende et le propre original de son ignoble Panurge, n’eût pas duré trois mois dans les palais ni dans la compagnie de tous ces grands personnages, qui peut-être lui eussent passé, selon les mœurs du temps, la débauche et l’orgie, mais non pas la crapule. Protecteurs et amis, ils nous sont autant de témoins de la dignité de sa conduite. La souplesse nous en est à son tour démontrée par ses rapports avec ses évêques et avec la cour de Rome. Cordelier, il demande à passer de son ordre dans un autre, et on le lui accorde ; fatigué d’être moine, il se défroque, et on le laisse faire; il vont reprendre l’habit, et on le lui permet, et on l’investit même d’un canonicat, et en dépit de Panurge et de frère Jean des Entommeures, des Papefigues et des Papimanes, on lui confère une première cure en 1543 et une seconde en 1550: c’est celle de Meudon, que d’ailleurs, selon toute apparence, il n’a jamais occupée, mais dont il a perçu les fruits. On n’a point de ces complaisances pour un ennemi, on n’en a point même pour un suspect, et je ne puis reconnaître à ces traits un irrégulier, un réfractaire, un révolté.

C’est qu’aussi bien, s’il aime à penser librement, Rabelais aime encore davantage à penser tranquillement. Rien en lui de l’humeur ou du tempérament d’un apôtre, ni seulement d’un réformateur, rien de la sombre obstination de Calvin ou du fanatisme agressif des Estienne, mais un homme qui sait calculer les occasions en les temps, prendre le vent, se taire, faire à propos le mort, et toujours ne s’aventurer ou ne se commettre qu’il bon escient. Le premier livre de Pantagruel avait paru pour la première fois en 1533, et Gargantua en 1535, — on peut-être en 1532, — à Lyon, sans nom d’auteur, ou plus exactement sous le pseudonyme Devenu depuis fameux d’Alcofribas Nasier. Rabelais attendit douze ou treize ans à faire paraître son troisième volume, — Le deuxième livre de Pantagruel, 1546, — Et s’il y mit cette fois son nom, c’est qu’il se croyait, c’est qu’il pouvait se croire assuré de la protection de François Ier. Sauf quelques circonstances, contre lesquelles ne peut rien toute la prudence humaine, on le trouve en effet toujours « au bon bout, » je veux dire du côté du pouvoir, et n’épargnant rien pour s’y maintenir. Si ses ennemis l’attaquent sur une plaisanterie qui pourrait bien sentir en effet quelque peu le fagot, il s’en excusera par une autre, et, si cela ne suffit pas, il effacera la première; et il n’entendra pas raillerie sur l’article de ses ratures. En 1542, il se fâcha tout net avec son ami Dolet, — Celui dont on a fait le martyr de la renaissance, et qui le fut surtout de la violence de son caractère, — parce que Dolet, dans une édition des deux premiers livres, avait rétabli quelques hardiesses que Rabelais en avait effacées. On notera que, si le livre eût été signé, l’imprimeur eût couru pour le moins autant de risques que l’auteur; mais, comme il ne l’était point, Dolet, dans l’espèce, était seul à les courir : il faut voir de quel ton Rabelais le désavoué ! Mais aussi, grâce à cette prudence, il se tira, les braies Nettes, comme il eût pu dire en son gaulois, et la vie sauve, d’une aventure où dix autres eussent laissé leur liberté ou leurs os; et j’avoue que j’ose à peine le lui reprocher, ou plutôt je ne le lui reproche pas du tout, — pour le cas que les hommes font de la vérité !

Cette connaissance de son vrai caractère nous permettra de nous faire de son œuvre une plus juste idée, plus exacte, moins superficielle, plus conforme à lui-même.

On n’en louera jamais assez les qualités tout à fait singulières, le mérite, l’importance unique dans l’histoire de la littérature française, ou même européenne: le Pantagruel de Rabelais, c’est notre Roland furieux, c’est notre Don Quichotte; c’est en même temps notre Gulliver : et c’est encore quelque chose de plus, que nous essaierons de dire tout à l’heure. Mais, pour le fond, je ne sais si la satire, — politique, sociale, religieuse ou philosophique, — y est aussi violente et aussi hardie, aussi neuve surtout qu’on l’a dit, que l’on le croit, que l’on est convenu de le croire. Il s’est moqué des moines, il s’en est moqué cruellement ; mais qui est-ce qui ne s’est pas moqué des moines, au XVIe siècle, en même temps que lui ou avant lui? et, dans les moqueries qu’il en fait, que voit-on qui dût déplaire si fort à-François Ier, ou à l’auteur de l’Heptaméron ? Il se raille de la scolastique; mais, quand il commence, quand il publie son Pantagruel, en 1535, combien y a-t-il d’années qu’Ulric de Hutten, par exemple, ou Érasme encore, et tant d’autres, en France comme en Allemagne, ne font pas autre chose? et la guerre à la scolastique, n’est-ce pas alors, dans toute l’Europe, depuis cinquante ans, et jusqu’à Rome même, sur le trône pontifical, ce que l’on pourrait appeler le mot d’ordre de la renaissance? Il nous dépeint, en bouffonnant, les horreurs de la guerre, la sottise ambitieuse de Picrochole et de ses conseillers; mais pourquoi les rois de son temps, François Ier ou Henri II, eussent-ils été si sots que de se reconnaître eux-mêmes en Picrochole, plutôt qu’en Grandgousier, plutôt qu’en Gargantua, plutôt enfin qu’en Pantagruel, ces modèles de la bonhomie, du bon sens et de la modération sur le trône? Rabelaisiens ! un peu de franchise ! et surtout de mesure ! Lisez attentivement les trois premiers livres de votre Bible; rappelez-vous que le quatrième n’a paru qu’en 1552, c’est-à-dire un an peut-être à peine avant la mort de son auteur; considérez ce qui se disait, ce qui s’écrivait, ce qui s’imprimait autour de lui; et vous reconnaîtrez que, fidèle à son personnage, il n’a point passé la limite, qu’il n’a rien dit de plus audacieux que ses contemporains; — Et qu’il n’a enfin de supériorité sur eux que celle de l’abondance et de l’éclat de son imagination, de l’énormité de sa verve bouffonne, et de la force, de la puissance, de l’éloquence, de la perpétuelle invention de son style.

Il est vrai qu’il y a le quatrième et le cinquième livres : les Papefigues et les Papimanes, les Uranopètes Décrétales, l’Ile sonnante, Grippeminaud et les Chats fourrés. Mais j’avais l’occasion, tout récemment, de le dire en un tout autre sujet; c’est une question discutable et très controversée, que de savoir si le cinquième livre est de Rabelais. Car, tout d’abord, le fait est qu’il ne fut publié qu’environ dix ou douze ans après la mort de l’auteur, et que plusieurs de ses contemporains en ont nié l’authenticité. Ce qui est également certain, et en admettant que l’idée lui en appartienne, l’exécution n’en saurait être de la main de Rabelais, s’il est mort en 1553, puisqu’en effet plusieurs passages n’en peuvent avoir été écrits qu’après sa mort, et l’un d’eux seulement en 1558. On remarquera que je ne dis rien de la diversité des styles : tout le monde sait que, si l’on entrait une fois dans cette voie, il n’y a pas un de nos grands écrivains dont l’œuvre ne fût en danger d’y fondre tout entière. Qui croirait, s’il ne le savait par ailleurs, que le Poème de la captivité de saint Malc fût de l’auteur de Joconde et des Oies du frère Philippe; ou le Temple de Gnide de l’auteur de l’Esprit des lois ?

Or, des cinq livres de Rabelais, c’est ici le plus audacieux, celui qui contient contre les gens de justice et de finance, contre Rome et contre l’église, contre « le trône et l’autel » les plus violentes attaques, et non plus enveloppées, comme dans les précédens, d’allégories ou de symboles plus ou moins obscurs, mais à peine déguisées sous des fictions plus que transparentes, et presque à visage découvert. Imaginez donc, si vous le pouvez, que l’on mit en discussion l’authenticité du Tartufe de Molière, ou celle encore du Candide de Voltaire; et tâchez de mesurer à quel point Voltaire sans Candide, et Molière sans Tartuffe, différeraient d’eux-mêmes. Si le cinquième livre est de Rabelais, l’idée qui s’en dégage réagit aussitôt sur les quatre autres pour leur donner une signification et une portée nouvelles. Où l’on ne voyait que la bouffonnerie d’un ogre en belle humeur, son rire plus qu’homérique, l’ébattement ou l’ébrouement, parmi ses propres inventions, d’une imagination également fantasque et puissante, il faut chercher maintenant des intentions et des dessous, il faut voir le masque d’un philosophe et d’un réformateur, il faut trouver un sens profond à ce qu’il y a dans son livre de plus énigmatique, de plus incompréhensible et de plus ordurier. Mais, au contraire, ôtez ce cinquième livre : je ne dirai pas que tout s’éclaircit, mais ce qui était obscur le reste, et doit le rester, et n’a pas besoin que l’on se creuse l’esprit à en vouloir trouver une interprétation. Alors, quand Rabelais, dans trois longs chapitres, célèbre les vertus de l’herbe « nommée Pantagruélion, » il n’y a plus de mystère, et c’est tout simplement un plaisir pédant qu’il se donne de nous étaler sa science botanique. Ailleurs, quand il nous fait l’interminable « anatomie de Quaresmeprenant » ou qu’il nous raconte la grande bataille de Pantagruel et des Andouilles, c’est son imagination qui s’amuse, et s’attarde, et se complaît en des variations sur un thème bien connu des conteurs du moyen âge; et si peut-être il y glisse quelques allusions, elles sont claires. Et lorsqu’il veut, en vingt autres endroits, se railler des gens de justice, de finance, de guerre ou d’église, il le fait ouvertement, avec une grosse gaîté, exubérante, contagieuse, irrésistible, mais en réalité, et au fond, avec une mesure qui diffère beaucoup de la violence injurieuse du cinquième livre, ou, pour mieux dire, avec cette modération qui ne caractérise pas moins sa philosophie que sa conduite. Et c’est pourquoi je suis de ceux qui pensent que le cinquième livre n’est pas de Rabelais.

Faut-il aller plus loin ? C’est donc dans le quatrième que l’on en trouve la meilleure preuve. On connaît l’ile des Papimanes, et le chapitre intitulé : «Comment par la vertu des Décrétales est l’Or subtilement tiré de France en Rome.» Mais aucun éditeur ne nous fait observer qu’au temps même où Rabelais composait ce chapitre, on publiait à son de trompe, dans les carrefours de Paris, un édit qui défendait « sur peine de la vie, et de la confiscation des biens, à qui que ce fût, de porter aucun argent, pour quelque raison que ce fût, ni à Rome ni en d’autres lieux de la dépendance du pape. » Et, à la vérité, quelques jours auparavant, on en avait, par compensation, publié un autre contre les hérétiques. Mais, de ce côté-là aussi, Rabelais s’était mis en règle, si je puis ainsi dire, par une déclaration de guerre aux « Démoniacles Calvins, imposteurs de Genève. » De telle sorte que sa plus grande hardiesse aurait donc consisté, dans son quatrième livre, à dire également contre les protestans et contre Rome ce qui pouvait être le plus agréable à la cour de France, le plus conforme aux intentions du maître, et le plus propre à en aider enfin la réalisation. Il y a, d’ailleurs, mieux encore. Et si l’on considère que le Parlement ayant fait défense à l’imprimeur « de vendre et exposer le livre, » le roi, sur la simple requête de l’auteur, leva l’interdiction, on est tenté de se demander si Rabelais n’écrivait pas « par ordre, » ou à tout le moins si son audace même n’était pas une forme de courtisanerie. On voit qu’en tout cas cette audace n’était pas de nature à lui attirer de bien sérieuses persécutions, — Et cela suffit pour le moment. A moins que l’on ne veuille que j’ajoute qu’un homme s’indigna que les théologiens de Paris n’eussent pas fait brûler Rabelais avec ses livres, et qu’il s’appelait Robert Estienne. Mais on voit aussi que, dans la mesure où cette interprétation du quatrième livre est conforme à l’exactitude historique des faits, elle ruine en même temps l’authenticité du cinquième, et réduit à leur juste valeur les. hardiesses prétendues des trois autres.

Rabelais, à vrai dire, n’a rien ou presque rien attaqué qu’il ne pût attaquer, dans le temps précis qu’il l’attaquait, sans le moindre péril de sa tête ou de sa liberté. S’il n’est guère plus ordurier, comme on l’a fait remarquer avec raison, que tel ou tel de ses contemporains, et si peut-être même il est moins obscène que Marot, il n’est pas plus hardi que la plupart d’entre eux, et il l’est nommément beaucoup moins que Bonaventure des Périers, l’auteur du Cymbalum mundi. Là même où l’on croirait volontiers, à le lire, que la fougue de son imagination entraîne, et que ses idées, roulant pêle-mêle dans un torrent de mots, se débordent et lui échappent, Rabelais, toujours parfaitement maître de son style, — Et rien n’est plus aisé que de s’en apercevoir à la nature des corrections qu’il fait, — L’est également toujours de sa pensée. Mieux équilibré, plus robuste, moins nerveux, moins irritable que Voltaire, et très différent en cela d’un homme qui lui ressemblera par tant d’autres côtés, Rabelais, ni dans l’attaque ni dans la riposte, n’a jamais perdu le sang-froid ou le calme. Il sait d’ailleurs qu’en France on peut tout dire, à la seule condition de ne pas toucher au principe du pouvoir, et à Rome, Non-seulement tout dire, mais tout faire, pourvu qu’on respecte le dogme. Aussi a-t-il toujours respecté le dogme et le pouvoir, et dans toute son œuvre, si je ne trouve pas un mot qui pût effaroucher l’ombrageuse susceptibilité du prince, je doute que l’on en trouvât un, dans le quatrième livre lui-même, que l’on pût noter d’hérésie. Non pas que l’hérésie n’y soit; mais comment les contemporains eussent-ils pu l’y saisir, dissimulée, ou plutôt disséminée qu’elle est dans l’œuvre tout entière, sans se déclarer nulle part; et puis, si cette hérésie n’est autre que l’hérésie de la renaissance elle-même? Calvin seul, parmi les lecteurs de Pantagruel et de Gargantua, l’a peut-être soupçonnée. Il nous faut la démêler maintenant, et près avoir, pour ainsi dire, accordé l’homme et l’œuvre dans une modération commune, les accorder avec l’impression qu’ils produisent, — qui est celle de l’excessif, du gigantesque et du prodigieux.

Cette hérésie, c’est le naturalisme, dans le sens le plus large, le plus étendu, et le plus profond du mot. Source inépuisable dévie, « grandement féconde et fertile de soi-même,» Nature ou Physis, comme il l’appelle, c’est pour Rabelais la mère de toute Beauté, toute Harmonie et toute Bonté; la mère de toute Santé de l’esprit et du corps. Longtemps persécutée par les «Matagots, Cagots et Papelards, » par les «Briffaux, Caphards, Chattemites et Cannibales, » la voilà libre enfin, émancipée pour toujours du cloître et de la scolastique, rendue à elle-même, libre d’aller, de venir, de parler, d’agir, d’étaler au soleil sa splendeur et sa fécondité. Rabelais est un adorateur de la Nature, adorateur ardent, l’un des plus ardens qu’il y ait peut-être jamais eus, capable de s’élever, pour en célébrer les mystères, lui, « le charme de la canaille, » jusqu’aux accens du plus pur lyrisme, mais aussi qui l’adore tout entière, dans toutes ses fonctions, sans distinction ni préférence, avec la liberté d’un médecin, le cynisme d’un moine, et l’impudeur d’un païen. Voilà ce qu’il y a « d’excessif » et de « prodigieux » dans son œuvre. Voilà ce qu’il a figuré ou symbolisé dans ces ogres joyeux et dans ces bons géans dont il a fait les héros de son livre, dans sa Gargamelle et dans son Grandgousier : une humanité dont les capacités égaleraient les appétits, celui de manger ou de boire aussi bien que celui de savoir, dont les appétits se renouvelleraient comme d’eux-mêmes en se satisfaisant, dont il n’y aurait pas jusqu’aux manifestations inférieures qui ne fussent admirables pour leur régularité, leur abondance, leurs étonnans effets ou leur gigantesque ampleur. Et voilà ce qui fait de lui le représentant par excellence de ce qu’il y a de meilleur et de pire à la fois dans l’esprit de la renaissance.

Par là s’explique en effet, et d’abord, selon le mot de La Bruyère, cette « ordure dont il a semé ses écrits. » Il s’y complaît et il s’y délecte, pour l’amour de la nature. N’y cherchez point de mystère, il n’y en a pas; n’y voyez pas, comme quelques-uns, des palimpsestes d’une nouvelle espèce, il n’y a rien d’écrit par-dessous; n’essayez pas enfin de l’eu excuser ou de le justifier sur la liberté du langage de son temps, car ce langage est sien avant d’être celui de ses contemporains. Mais en réalité, comme chez quelques peintres flamands, comme chez Téniers, comme chez Jordaens, comme chez Rubens lui-même, — Dont la Kermesse du Louvre peut servir d’illustration à ce que nous disons, — Toutes ces images, bien loin de provoquer chez lui aucune répugnance et de lui soulever le cœur de dégoût, comme à nous, éveillent chez Rabelais l’idée de leur cause, pour ainsi dire, des idées de nourriture facile, abondante et grasse, d’animalité saine et forte, de joie, d’épanouissement, et de dilatation physique. Si le sujet était moins difficile, je ne dis pas que j’aimerais à y insister, mais je ne serais pas embarrassé de montrer que telle est bien la nature, chez Rabelais, de cette sorte de plaisanteries, et combien elle diffère ainsi dans son Pantagruel de ce qu’elle est dans le Gulliver de Swift, un autre maître, aussi lui, du genre.

Par là encore, par le culte de la nature, s’explique chez Rabelais ce que l’on en a le plus admiré : ses programmes d’éducation, dont je défie bien qu’on démêle autrement la confusion très réelle. Il n’y a qu’une régie en sa clause ou qu’une clause en sa règle, aisée à retenir, facile à pratiquer : Fais ce que voudras ; « parce que, — comme il le dit, — gens libères, bien nés, bien instruits, conversans en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et aguillon qui toujours les pousse à fait vertueux et les retire de vice. » Nature est à ses yeux institutrice de vertu, et tout le secret de l’éducation ne consiste pour lui qu’à favoriser l’expansion des instincts. Le vice ou le mal, selon Rabelais, c’est de s’écarter de la nature, le bien ou la vertu, c’est de s’en rapprocher. Ne rien étouffer, comprimer, gêner ou corriger, mais tout aider, encourager, favoriser, développer, voilà donc son système, ou, pour mieux dire, son idéal, car il n’a point de système, à le bien entendre, mais plutôt ce qu’on appelle des vues. Pendant près de mille ans, Antiphysis a gouverné le monde, mais maintenant Physis triomphe ou va triompher d’elle, et la vie, rendue à son objet, qui n’est autre que la vie même, que le plaisir et la joie de vivre, va s’épanouir dans l’orgueil de sa force et de sa liberté. Plus de « lois, de statuts ni de règles, » plus de contrainte ni d’autorité qui resserre, ou qui émonde, ou qui ébranche, plus d’efforts sur ou contre soi-même, mais le développement plein et harmonieux de toutes les facultés, de toutes les puissances de l’être, l’enfant ou le jeune homme institué par « passe-temps » plutôt que par « estude, » et le monde transformé en une immense abbaye de Thélème.

Et par là s’explique enfin, sous la modération, quoique réelle, ce que l’on peut appeler le caractère militant et agressif du Pantagruel et du Gargantua. Rabelais respecte le dogme ; — Et peut-être, au fond, continue-t-il d’y croire, à moins encore qu’il ne se soucie pas de savoir ce qu’il en pense ; — mais, en attendant, il ruine le support et il attaque la racine du dogme. Qu’est-ce en effet que cette adoration de la nature qui circule dans le roman tout entier, qui l’anime, qui donne à ses allégories, en même temps que leur sens, l’air, les couleurs et le mouvement de la vie ? sinon, tout simplement, une conception nouvelle de l’homme et de l’objet de l’existence humaine, qui se substitue insensiblement à l’ancienne ? puisque c’est la réhabilitation de tout ce que l’Église, en son langage, a condamné, condamne encore sous le nom de concupiscence. Les commentateurs ne l’ont pas toujours très bien vu, et parmi eux ceux qui continuent, sur la parole de La Bruyère, à diviser Rabelais, pour ainsi dire, à faire de son œuvre deux parts, dont ils rejettent l’une, qu’ils délèguent à la canaille, et tout de même veulent retenir l’autre. Mais « la canaille,» mieux inspirée que les commentateurs, ce qui lui est arrivé quelquefois dans l’histoire, et notamment en cette circonstance, a parfaitement compris que Rabelais ni son livre ne sont de ceux que l’on divise ; et la preuve, c’est qu’elle a créé la légende du curé de Meudon, précisément pour mettre entre l’homme et le livre un accord ou une unité dont elle sentait bien, pour ainsi dire, mais dont elle ne discernait pas le lien. Si Rabelais était moins ordurier, quelques lecteurs estiment qu’il serait moins divertissant, — En quoi peut-être ils donnent une étrange idée de l’espèce de divertissement qu’ils aiment, — Et les autres, les délicats, le trouvant plus lisible, se trouveraient eux-mêmes soulagés d’un peu de juste honte qui se mêle à leur admiration. Mais ce ne serait plus Rabelais, ce ne serait plus le plus grand de nos naturalistes, ce ne serait plus le rénovateur parmi nous du culte de la nature ; et ce qu’elle gagnerait en décence, il faut bien dire que son œuvre le perdrait en importance et en signification historique, littéraire, philosophique. Rabelais est beau de son impudence; et sans cette impudence, belle elle-même de son naturel et de sa sincérité, son livre, au lieu d’être ce qu’il est, l’expression de toute une part de la renaissance, n’est que roman, que folâteries, que contes à dormir debout.

Que l’histoire serait instructive, depuis deux cent cinquante ans, du progrès parmi nous de ce culte de la nature! c’est Calvin, presque le premier, qui essaie de s’y opposer ; et, dans la seconde moitié du XVIe siècle, par-dessous les guerres de religion, la grande question qui s’agite, c’est de savoir si l’antique morale, — Cette morale fondée théologiquement sur le dogme de la chute, mais en réalité, sur l’expérience de la perversité native de l’homme, — sera dépossédée du gouvernement de la conduite humaine, et si la nature suffira désormais toute seule à maintenir l’institution sociale. Calvin l’emporte, et l’église catholique se réforme elle-même, dans la discipline et dans les mœurs, sur le modèle du protestantisme. Dans les dernières années du XVIe siècle, dans les premières années du XVIIe, il semble que le concile de Trente ait donné le signal d’une renaissance religieuse ; et rarement on a vu, chez les protestans comme chez les catholiques, de plus beaux exemples de vertu. Mais le petit troupeau des épicuriens, ou, comme l’on dit alors, des libertins, ne s’est pas dispersé. Postérité dégénérée, mais postérité de Rabelais tout de même, et directe, les Théophile, les Saint-Amant, les Saint-Pavin, les Scarron continuent le XVIe siècle jusqu’au milieu du XVIIe siècle ; et le bourgeois parisien les approuve, ce bourgeois dont les fils vont s’appeler ou s’appellent déjà Boileau, Chapelle, Molière, Regnard, Voltaire. En vain le jansénisme, avec Nicole et Pascal surtout, essaie une fois encore de rétablir dans ses anciens droits une morale plus pure, plus rigoureuse, presque calviniste, — et c’est ici le lien qui unit entre elles les Provinciales et les Pensées; — en vain, et tout en combattant la théologie janséniste, et au besoin le parti, Bossuet et Bourdaloue, dans la chaire chrétienne, secondent cependant cet effort. Ils n’ont pas plutôt disparu, ou même ils vivent encore, que déjà l’esprit du XVIe siècle reparaît dans celui du XVIIIe, et, en particulier, dans ce fameux Dictionnaire de Bayle, mélange surprenant et caractéristique, d’érudition, d’athéisme et d’obscénité...

Je craindrais, si je poursuivais, que l’on ne m’accusât de vouloir, avec ses fanatiques, transformer Rabelais en un précurseur des idées de la révolution. Et, en effet, il faut prendre garde aux expressions dont on se sert pour caractériser un homme ; et ne pas lui prêter des intentions ou des idées que nous n’avons appris nous-mêmes à nommer que depuis qu’il est mort. Dire de Rabelais qu’il fut un précurseur de la Tolérance et de la Libre pensée, cela est aussi ridicule que de dire de César que ses discours électrisaient ses troupes, ou qu’un regard de lui magnétisait ses soldats rebelles. Il n’est pas moins vrai cependant que l’on ne saurait, comme l’a fait Montaigne, mettre l’auteur de Pantagruel au nombre des auteurs « simplement plaisans; » ni se contenter, avec Sainte-Beuve, d’en faire un «Homère bouffon. » Rabelais est quelque chose de plus, ou quelque chose d’autre. Il s’égaie, et il nous égaie; mais il pense, et il nous fait penser: c’est ce qui le distingue des conteurs de son temps et de ceux qui l’ont précédé. Que d’ailleurs on ne puisse pas l’entendre aisément ni toujours, rien de plus naturel. Lui-même, en effet, n’entend qu’à peine sa propre pensée; ou du moins, comme il n’en voit pas toutes les conséquences, qui ne s’en dégageront qu’une à une, selon que l’occasion et le temps le voudront, il n’en donne pas toujours une expression assez nette, assez compréhensive. Mais, pour n’y être pas exprimées comme elles ne pouvaient l’être que longtemps après lai, presque toutes les idées dont le monde moderne a vécu jusqu’à nous n’en sont pas moins dans Rabelais. On doit même ajouter que la plus enveloppante, eu quelque sorte, celle d’où sont sorties depuis lors presque toutes les autres, est justement celle dont il semble avoir voulu, en ne se lassant pas d’y revenir, épuiser la fécondité. Et si j’aurais mieux aimé, je l’avoue, — pour nous, non pas pour lui, — qu’il appliquât son génie à un autre usage, j’espère que les Rabelaisiens eux-mêmes, respectueux de la liberté de penser, ne m’en voudront pas de ce vœu, — rétrospectif, admiratif et inoffensif !


F. BRUNETIERE.