Revue littéraire - Trois poètes

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Revue des Deux Mondes4e période, tome 161 (p. 937-946).
REVUE LITTÉRAIRE

TROIS POÈTES

Tandis que la condition de l’homme de lettres s’est, au cours de ce siècle, si profondément modifiée, la destinée des poètes eux seuls n’a pas changé, ou peut-être est-elle devenue plus dure. Le mouvement qui se fait sous nos yeux consiste à assimiler de plus en plus le métier d’écrivain à l’exercice d’une industrie quelconque. Mêmes procédés de réclame, même désir d’atteindre la foule en lui offrant à meilleur marché des produits de qualité inférieure, même certitude de réaliser de beaux bénéfices pour tout fabricant qui a du flair, de la hardiesse et de la persévérance. L’écrivain vit de sa plume ; on ne saurait le lui reprocher ; mais il faut pourtant bien constater que le poète n’en vit pas. Il n’existe pas encore de poésie alimentaire. Rimer n’a pas cessé d’être une occupation de surcroît et un exercice de luxe. Le poète demande son pain quotidien à quelque emploi généralement peu rétribué, ou encore à des écrits en prose. Sa besogne accomplie, il peut appartenir à son rêve d’art, et prendre les vers à la pipée en flânant par les champs ou par les rues. Mal payé en argent, il ne l’est guère mieux en renommée. Ses œuvres ne sont pas de celles autour desquelles s’organise le tapage des journaux, et plus se perfectionne le système de lancement des livres, moins les volumes de vers ont de chances de faire leur trouée. On les tire à petit nombre, on les écoule avec peine, on ne les réimprime guère. À moins de s’être mêlé de politique ou d’avoir travaillé pour le théâtre, un poète est assuré que son nom n’arrivera pas jusqu’à la foule ; mais d’autre part le public des « honnêtes gens » va chaque jour se raréfiant, et le poète en est presque réduit à n’avoir que ses pairs pour lecteurs. Quelques-uns dont l’originalité était vigoureuse et qui ont su faire entendre une note nouvelle auront leur revanche auprès de la postérité ; mais les autres, les plus nombreux, qui peut-être ont eu leur quart d’heure d’inspiration, que peuvent-ils espérer ? Que deux ou trois pièces d’un joli tour prennent place dans les anthologies, où on les lira sans faire attention à la signature de l’auteur devenu presque anonyme. C’est pourquoi il faut se hâter de tresser une couronne à ceux qui s’en vont, et dont l’image aura si tôt fait de perdre, en s’effaçant, tout signe individuel. Et c’est un devoir facile à remplir dans cette Revue où l’on s’est toujours empressé d’accueillir et de tirer de la foule les meilleurs ouvriers de vers.


Trois poètes viennent de disparaître en quelques jours. Ils étaient aussi différens qu’il est possible, par l’âge, par l’humeur et par les tendances. Et, si le hasard réunit leurs noms, il serait d’ailleurs absurde d’établir entre eux aucune espèce de rapprochement.

Louis Ratisbonne, à vrai dire, eût à peine accepté qu’on le traitât de poète, et il prétendait seulement à être un lettré, amateur de poésie. Il avait donné de la Divine Comédie une traduction en vers qui suivait l’original tercet par tercet. Il ne s’abusait pas sur la valeur de ces sortes de tours de force. Un poète ne peut traduire un autre poète : il ne peut que l’imiter, à la manière dont les poètes latins ont imité les grecs, et nos classiques les poètes grecs et latins. Pour rester poétique, une traduction en vers doit être très libre. En donnant du texte de Dante une traduction presque littérale, Louis Ratisbonne avait surtout voulu témoigner de son admiration pour le génie du maitre italien, et vivre avec lui dans une étroite intimité. De même en écrivant sa Comédie enfantine, il ne se faisait pas l’illusion qu’il allât enrichir de quelques perles notre écrin poétique. Des pièces faites pour être dites par les enfans, et pour que les enfans en les disant les comprennent, ne sauraient avoir aucun caractère littéraire. Faire parler les enfans, exprimer leurs idées naissantes et leurs sentimens à peine ébauchés avec des mots chargés de notre expérience et qui les déforment, c’est une entreprise condamnée d’avance. Avec leur puérilité étudiée, les auteurs de livres enfantins ressemblent à ces personnes qui, lorsqu’elles s’adressent aux enfans, se croient obligées d’affecter un zézayement. Ce n’est pas en mettant les enfans en scène, c’est en traduisant les émotions que nous leur devons, qu’on peut dégager une poésie de l’enfance. Louis Ratisbonne le savait à merveille, et il était trop l’admirateur de Victor Hugo, pour avoir songé à s’en faire le rival. Critique très renseigné, polygraphe abondant, il se recommandait par la sûreté de son goût, l’élévation de sa pensée, la solidité de son caractère. Ces rares qualités lui avaient valu d’être choisi par Alfred de Vigny pour être son exécuteur testamentaire. Ce fut le grand honneur de sa vie. La façon dont il s’acquitta de la mission qui lui était confiée montre à quel point il en était digne, et mérite d’être citée en exemple à tous ceux qui sont chargés de prendre vis-à-vis de nous le soin de la mémoire des grands écrivains.

Dans quelle mesure en effet les papiers laissés par un écrivain appartiennent-ils au public ? S’agit-il de ses œuvres ? Nos pères entendaient à leur manière le devoir de l’éditeur. C’est par scrupule de piété qu’ils rajeunissaient le style de Villon ou de Montaigne, atténuaient l’expression des Pensées de Pascal, recomposaient les Sermons de Bossuet, et corrigeaient les Lettres de Mme de Sévigné. Nous avons poussé jusqu’à l’extrémité opposée le souci d’une scrupuleuse exactitude. Nous publions non plus seulement le texte authentique des œuvres achevées, mais aussi bien celui des brouillons, ébauches et projets de toute sorte. On a coutume de dire que ce genre de publications, s’il n’ajoute rien à la gloire des auteurs, ne saurait du moins y porter atteinte. Cela est faux, et on nuit à l’écrivain quand on met sous nos yeux les bavures de sa plume. Depuis plus de vingt ans qu’il s’était enfermé dans sa tour d’ivoire, Vigny y avait noirci pas mal de papier. Nous n’en avons rien vu. Tout juste nous a-t-on donné, tel qu’il l’avait préparé pour la publication, sans préface, sans commentaires, sans notes, chaque pièce y brillant de son éclat pur et froid, ce volume des Destinées, le plus beau qu’on doive à Vigny, en sorte que le meilleur de sa gloire a été posthume. Ou s’agit-il de papiers plus intimes, de notes rédigées par l’écrivain sans souci de publicité ? En les publiant intégralement, on risque de livrer à l’impression et de perpétuer par elle beaucoup de niaiseries ou tout au moins de réflexions insignifiantes, ou encore de faire venir à la lumière tels aspects du caractère de l’homme qu’il eût mieux valu tenir dans l’ombre. En les détruisant, on risque de priver la littérature de quelques belles pages, ou peut-être de laisser ignorer certains traits qui auraient servi à faire mieux comprendre l’œuvre de l’écrivain. Le plus sage serait de faire un choix et d’extraire des cahiers griffonnés au jour le jour ce qui mérite de durer. Il y faudrait un tact très délicat, fait d’intelligence littéraire et d’amitié clairvoyante. En publiant quelques fragmens des cahiers que lui avait légués son ami. Louis Ratisbonne a su tout à la fois respecter la discrétion d’une âme jalouse de garder son secret et nous aidera mieux suivre le développement d’une pensée solitaire. Cela fait que son nom restera inséparable de celui d’Alfred de Vigny : l’histoire des lettres n’oubliera pas ce qu’elle doit à l’éditeur des Destinées et du Journal d’un poète.


C’est parmi les poètes de terroir qu’il faut ranger Gabriel Vicaire, parmi ceux dont il semble que l’inspiration se soit levée du sol et dégagée de l’atmosphère natale. Fidèles au coin de pays où s’est éveillée leur imagination, où leur sensibilité toute neuve a commencé de vibrer, ils découvrent à ses horizons familiers un je ne sais quel charme qui échappe à d’autres yeux. Ils en aiment les aspects pour les avoir, du plus loin qu’il leur souvienne, rencontrés toujours : ils en aiment les gens pour avoir vécu toujours parmi eux. Ils les aiment, non pour aucun mérite particulier, mais parce que ce sont eux. Parmi les campagnes où ils ont couru à toute heure du jour, le long de la rivière dont ils ont tant de fois regardé l’eau couler, au pied de la colline, au seuil des maisons, ils retrouvent des sensations qui ont toute la fraîcheur des premières années. Ils en retrouvent de plus lointaines encore et de plus profondes, venues de ceux qui ont avant eux foulé la même terre. L’esprit de la race longtemps porté par les générations qui se sont succédé à un même endroit s’épanouit enfin en une fleur de poésie. C’est à lui que ces poètes sont redevables du meilleur de leur talent. Ce qui le prouve bien, c’est que, s’ils viennent à se dépayser, et s’ils s’essayent à d’autres thèmes, on ne trouve plus dans cette nouvelle partie de leur œuvre autant de saveur et d’originalité. Ce qui leur manque alors c’est ce qui manque à l’arbre déraciné, et parlant, privé de la sève qu’il puisait aux profondeurs du sol.

La Bresse a été pour Gabriel Vicaire ce qu’a été pour d’autres la Bretagne ou l’Anjou. Encore faut-il savoir ce qu’il était capable d’y comprendre et d’y goûter, car la nature n’est que le cadre où chacun de nous fait tenir son rêve. Le rêve de Gabriel Vicaire ne s’élevait pas très haut : c’était celui du sage épicurien, content de sa médiocrité qui lui épargne les soucis de l’ambition et la peine de l’effort :


Sous un auvent de paille une chèvre à l’attache,
Une ravine ombreuse où le soleil fait tache,
Autour d’une fontaine un ruban de cresson,
Moins encore, il suffit. La divine chanson,
Nous l’entendrons toujours quand nous voudrons l’entendre,
Et la Bresse a pour nous je ne sais quoi de tendre
Et d’intime qu’ailleurs on ne saurait trouver.
Allons, c’est dit, Bressans, j’ai fini de rêver.
Sous mes rosiers fleuris, à côté de ma blonde,
Je finirai mes jours sans avoir vu le monde,
Heureux qu’un petit bois verdisse à l’horizon
Ou qu’une vigne grimpe autour de ma maison.


Tel Horace à Tibur : Angulus ille præter cæteros ridet. La grande affaire ici-bas, c’est d’être heureux, et le bonheur est à portée de notre main :


Que faut-il pour être heureux en ce monde ?
Avoir à sa droite un pot de vin vieux,
En poche un écu, du soleil aux yeux,
Et sur ses genoux sa petite blonde.


Passer le jour à rien faire et la nuit à dormir, flâner la pipe aux dents, boire la rincette au cabinet du père Un tel et prendre la taille à la fille du cabaretier, courtiser une jolie fille qui n’est pas tigresse, et, si Jeanne est infidèle, l’oublier avec Annette, s’accommoder du temps qu’il fait et se tenir en joie, à coup sûr ce n’est pas un idéal très noble. Le poète s’en contente, l’ayant trouvé dans l’héritage de ses aïeux gaulois.

Il est aisé de voir par-là sous quel aspect devait lui apparaître sa province et par où elle a pu le charmer. La Bresse, telle qu’il la dite dans les Emaux bressans, est la terre plantureuse, de vie grasse, insouciante et molle. Les histoires de ripailles et de longues beuveries tiennent une grande place dans cette poésie haute en couleur, et les originaux qu’on y voit défiler ont volontiers la mine enluminée et la trogne fleurie. Les scènes prises sur le vif et copiées sur nature dans ce milieu de petites gens et de bons buveurs font songer à celles qu’on voit dans les tableaux des peintres flamands. C’est un marché où grouillent les bêtes et les gens, c’est une « vogue » où déborde dans un trop plein de vie animale une gaieté vulgaire et bruyante, c’est un réveillon qui s’achève dans une odeur chaude et fade de mangeaille. Voici une guinguette où garçons et filles chantent, dansent et s’en vont tirer leur broc à la futaille ; voici une salle où il fait bon se chauffer à l’âtre où les marrons cuisent sous la cendre, voici un intérieur de campagnards où les vieux se courbent sur le berceau où dort le nouveau-né. Cependant le paysage vaut par la simplicité de ses lignes et la modestie de ses aspects : c’est un bouquet d’arbres au bord d’un marais, c’est l’auberge au détour de la route, c’est le clocher de l’église qui dépasse à peine le toit des maisons ; on devine la rivière derrière le rideau des peupliers. Tous ces tableaux d’un réalisme aimable sont d’un peintre qui se borne à reproduire ce qu’il voit, et s’obstine à faire chanter la gamme des teintes claires et des couleurs gaies, les seules qu’il trouve sur sa palette.

Le peintre joyeux et clair des Émaux bressans, le poète gaulois pareil à l’oisillon de France qui siffle en voletant tout au ras du sol, l’ami des bons compagnons, des bons lurons et des bons biberons, dévot de la dive bouteille célébrée par Rabelais, et du Dieu des bonnes gens inventé par Béranger, on devine comment il dut accueillir certaines modes qui vers 1885 commençaient à sévir en littérature. Les jeunes gens, l’âme en deuil, poussaient de grands soupirs et ne savaient plus dire que leur incurable mélancolie, leur lassitude et leur dégoût de toutes choses. Obscure et prétentieuse, la poésie nouvelle affectait les formes indécises et les tons mourans. Les mots assemblés au hasard, sans suite et sans lien, y donnaient l’impression d’un balbutiement sénile. Cela se décomposait, s’amollissait, se diluait. Gabriel Vicaire répondit par un éclat de rire aux broyeurs de noir et abstracteurs de quintessence. En collaboration avec Henri Beauclair, il publia une mince plaquette dont le succès fut très vif : les Déliquescences, par Adoré Floupette. Bien sûr, c’est au nom de la vieille gaieté française que le joyeux écrivain attaque la poésie nouvelle, et la critique qu’il en fait ne peut manquer d’être étroite. Mais on s’y attendait bien, et tout ce qu’on peut demander à Adoré Floupette, c’est que son ironie soit judicieuse et qu’elle soit amusante. Elle est l’une et l’autre. Elle souligne tous les traits par où l’école décadente prêtait au ridicule : l’affectation de perversité, le goût de la corruption, la recherche des sensations rares, le mélange de niaiserie prétentieuse et de puérilité voulue, l’obscurité du style, les contournemens de la phrase, les étrangetés de la prosodie. Les Déliquescences sont un des chefs-d’œuvre de la parodie. Imitant avec une telle fidélité qu’on pouvait s’y méprendre les auteurs dont il se moquait, Adoré Floupette laissait tout juste errer un sourire au coin de sa lèvre moqueuse. Quelques-uns s’y trompèrent, ce qui pour un parodiste est le triomphe même, et crurent à l’avènement d’une école nouvelle fondée par un certain M. Floupette qui, sur les ruines des écoles décadente, symboliste, instrumentiste, symbolo-instrumentiste et instrumento-symboliste, installait l’école déliquescente.

Ce qui est amusant, c’est que Gabriel Vicaire ne tarda pas à subir l’influence d’Adoré Floupette. Non certes qu’il ait jamais sacrifié aux grâces obscures. Mais il est dans la déliquescence des degrés et des formes diverses. C’est l’une de ces formes, et sans doute l’une des plus aimables, que ce goût dont nous nous sommes, voilà quelques années, laissé prendre, pour une naïveté étudiée. Nous voulions nous refaire une âme candide et simple et pareille à celle des petits enfans. Légendes pieuses, contes de fées, histoires de nourrice, nous allions rechercher toutes ces choses falotes et douces, et, en les contant à notre tour sur le mode attendri, nous nous donnions infiniment de peine pour avoir l’air d’en être dupes. Ç’a été une veine facile de mysticisme transparent et de mièvrerie sentimentale. Prenez quelques-uns des derniers recueils de Gabriel Vicaire : le Miracle de saint Nicolas, l’Heure enchantée, le Clos des Fées, vous y trouverez des fées et des lutins, Obéron et Titania et Merlin avec Viviane, et des pages aussi, des varlets et des paladins ; vous y trouverez de bons petits enfans, de pieux martyrs, des saints et des anges, et des vers de cantiques avec accompagnement de musiques célestes.


Ah ! la simplicité du bon religieux,
Quand la reverrons-nous, adorable exilée ?
Comme l’espoir, la foi s’en est bien vite allée :
Nous n’osons plus frapper à la porte des cieux.
Qu’il était beau pourtant, cet âge d’innocence
Où s’éveillaient en nous les songes de l’Avent !
Qu’il est triste aujourd’hui, sous la neige et le vent,
Le sentier défleuri de notre adolescence !
Dans le désert de sable où je suis enfermé,
J’entends le bruit léger d’une source lointaine,
Et comme au temps divin de la Samaritaine,
Mon cœur tressaille encore au pas du Bien-Aimé.


Que le ton est changé et combien cette plainte nostalgique sonne étrangement quand on a encore dans l’oreille les rythmes sautillans et courts des pièces où Vicaire célébrait les Volailles de Bresse et le Petit Cochon ! Le bon buveur bressan songe avec mélancolie aux âges révolus de la piété sincère et s’étudie à cueillir des fleurettes au jardin des antiques légendes. Il apporte encore dans ces exercices nouveaux bien de la grâce ; mais il n’y est plus lui-même. Il s’est mis à la mode du jour ; il est devenu l’habile ouvrier d’une poésie agréablement conventionnelle. Il n’a plus la verve primesautière et l’originalité savoureuse de son premier recueil. Il est de ceux qui se sont mis tout entiers dans un livre eut dont c’est, au surplus, le grand mérite d’avoir su écrire ce livre.


Ces mélancoliques que raillait la gaieté bien portante de Gabriel Vicaire, ces rêveurs de rêves inquiétans, Albert Samain fut l’un d’eux. En fait il ne s’était embrigadé dans aucune école ; surtout il répudiait les excentricités tapageuses, tout ce qui n’est que batelage forain destiné à faire se retourner les passans. Il a vécu tout à fait ignoré : on ne le rencontrait nulle part ; on ne savait rien de lui, pas même son âge. Il a écrit très peu. Toute son œuvre publiée tient dans deux minces recueils où d’ailleurs on chercherait vainement un vers qui ne fût de la plus pure coupe parnassienne. C’est par sa conception de l’art et par l’espèce de sa sensibilité qu’il se rattache à l’école symboliste et plus particulièrement à l’influence de Baudelaire.

Une musique qui éveille au fond obscur de nous-mêmes un plaisir tout sensuel et fait courir en nous des frissons de volupté douloureuse, telle est la poésie dont rêve Albert Samain et qui donne à ses meilleures pages leur charme alangui :


Je rêve de vers doux et d’intimes ramages,
De vers à frôler l’âme ainsi que des plumages,
De vers blonds où le sens fluide se délie,
Comme sous l’eau la chevelure d’Ophélie,
De vers silencieux et sans rythme et sans trame
Où la rime sans bruit glisse comme une rame,
De vers d’une ancienne étoffe, exténuée,
Impalpable comme le son et la nuée ;
De vers de soirs d’automne ensorcelant les heures
Au rite féminin des syllabes mineures,
De vers de soirs d’amour énervés de verveine
Où l’âme sent, exquise, une caresse à peine,
Et, qui, au long des nerfs baignés d’ondes câlines
Meurent à l’infini en pâmoisons félines,
Comme un parfum dissous parmi des tiédeurs closes,
Violes d’or et pianissim’ amorose
Je rêve de vers doux mourant comme des roses.


N’y cherchez donc ni l’expression d’aucune idée précise, ni la traduction d’aucun sentiment défini, ni la description d’aucun spectacle limité. Mais, à la tombée du crépuscule, c’est un charme de suivre le progrès de l’ombre où se noie le contour des objets. Mais, aux soirs d’automne, la saison qui meurt apporte à notre âme une langueur délicieuse. Mais, sur le lac d’argent, la barque laisse en fuyant un sillage pâle sitôt effacé. Mais, sur la mer où chantaient les sirènes, les nautoniers pâmés sentaient le frôlement de caresses impalpables et mouraient amoureusement dans l’étreinte de leur rêve enlacé. Le poète se complaît à évoquer des images magnifiques et vagues où il retrouve un reflet de sa propre sensibilité : « Mon âme est une infante en robe de parade… Mon cœur est un beau lac solitaire qui tremble… La vie est comme un grand violon qui sanglote… » Le Jardin de l’infante est un jardin de rêve ou croissent des fleurs suspectes, fleurs d’ennui aux parfums lourds qui énervent et qui font mal.

On se lasse pourtant de la lassitude elle-même, et les yeux fatigués d’errer vainement à la poursuite des teintes indécises et des contours fuyans ont besoin de se reposer sur des images moins décevantes. Le nouveau recueil d’Albert Samain, Aux flancs du vase, était composé tout uniment de pièces descriptives. C’est un boucher à son étal, une fillette au marché emportant un canard dans son panier, un enfant qui fait des bulles de savon, un autre qui lutte avec un bouc, beaucoup d’enfans, d’ailleurs affublés de noms grecs :


Le petit Palémon grand de huit ans à peine
Maintient enfin le bouc qui résiste et l’entraîne,
Et le force à courir à travers le jardin
Et brusquement recule et s’élance soudain.
Ils luttent corps à corps ; le bouc fougueux s’efforce ;
Mais l’enfant, qui s’arc-boute et renverse le torse,
Étreint le cou rebelle entre ses petits bras,
Se gare de la corne oblique et, pas à pas,
Rouge, serrant les dents, volontaire, indomptable,
Ramène triomphant le bouc noir à l’étable.
Et Lysidé, sa mère, aux belles tresses d’or,
Assise au seuil avec un bel enfant qui dort,
Se réjouit à voir sa force et son adresse,
L’appelle et souriante essuie avec tendresse
Son front tout en sueur où collent ses cheveux ;
Et l’orgueil maternel illumine ses yeux.


Cette pièce et d’autres où nous voyons tantôt une baigneuse qui se mire à la fontaine, et tantôt deux bergers qui rivalisent en chants alternés, auraient leur place entre un morceau d’églogue de Ronsard et un fragment de Chénier. Parti du symbolisme, Samain en avait suivi l’évolution et il s’écartait de Verlaine et de Mallarmé pour s’essayer à un art qui était encore un art de décadence, raffiné et subtil, mais qui différait singulièrement de celui dont il s’était d’abord inspiré. Aujourd’hui, en effet, nous assistons, une fois de plus, à un phénomène dont le retour est fréquent dans l’histoire de notre littérature. Chaque fois que nos poètes veulent descendre des nuages et reprendre pied, ils se souviennent des Grecs, et particulièrement des Alexandrins plus près de nous et plus faciles à imiter. Comme au XVIe siècle avec les poètes de la Pléiade, comme au XVIIIe avec André Chénier, comme au XIXe avec Leconte de Lisle, quoique celui-ci eût plus de goût pour les vrais et grands maîtres, nous revenons à Théocrite et aux écrivains de l’Anthologie. Après l’envolée dans le vague où nous ont entraînés les symbolistes, leur art nous plaît justement par ce qu’il a de précis et de curieusement réaliste. Souhaitons seulement que nos poètes apprennent à goûter, à travers les œuvres des Alexandrins, celles qui leur servirent de modèles et que, remontant le cours des âges, ils reviennent de l’extrême raffinement à la simplicité classique.

C’est ainsi qu’à travers les différens recueils que nous venons de feuilleter, nous avons pu voir passer les courans qui ont, en ces dernières années, traversé notre poésie. Cela seul suffirait à prouver que l’œuvre des bons ouvriers de vers n’est pas une œuvre inutile. Ils servent à entretenir le culte des œuvres antérieures, ils rendent possible l’œuvre des poètes qui viendront après eux. Ils empêchent que la chaîne ne se rompe. Ils maintiennent une tradition. Grâce à eux, nous conservons le goût de la parole cadencée, nous continuons de faire sur les mots un travail que rien ne remplace, nous découvrons de nouvelles combinaisons de rythmes, des sonorités et des harmonies nouvelles. Grâce à eux la poésie, au lieu de se figer dans des moules désormais dénués de toute vertu plastique, s’ingénie, se transforme, garde la souplesse et l’aptitude à la vie. Et si, peut-être, ils n’ont eux-mêmes apporté qu’une modeste contribution à notre trésor poétique, grâce à eux, le poète de demain trouvera à sa disposition l’instrument préparé et accordé par eux pour celui qui doit en éveiller l’âme.


RENÉ DOUMIC.