Revue littéraire - Un Conventionnel en mission

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REVUE LITTÉRAIRE

UN CONVENTIONNEL EN MISSION[1]

Joseph Lakanal, non, ce ne fut pas exactement un imbécile. Mais on l’a comparé à Marc-Aurèle ! Entre l’un et l’autre, plus loin de Marc-Aurèle que de l’autre, il a été un conventionnel ordinaire, et non des plus féroces, l’un de ces braves hommes dont l’apologie se fait ainsi : « Au bout du compte, il n’a guillotiné personne ! » Cependant, lors du procès de Louis XVI, il répondit sur la question de l’appel au peuple : « Si le traître Bouillé, si le fourbe La Fayette et les intrigans ses complices votaient sur cette question, ils diraient oui ; comme je n’ai rien de commun avec ces gens-là, je dis non ! » et, quant au verdict : « Un vrai républicain parle peu. Les motifs de ma décision sont là… » De sa main républicaine, il montrait la place ou les alentours de son cœur et concluait : « Je vote pour la mort. » Je ne sais pas du tout pourquoi Joseph Lakanal prétend que les républicains parlent peu. En 1793 déjà, ils parlaient énormément. Joseph Lakanal, en 1793, avait à peine plus de trente ans et ne manquait ni d’éloquence ni d’emphase. Il a beaucoup parlé, dans sa vie, et n’est pas mort avant quatre-vingt-deux ans passés. La cocasserie de son langage, voilà peut-être son originalité la plus attrayante.

M. Henri Labroue vient de consacrer, non pas à tout Lakanal, mais seulement aux dix mois qu’a duré la mission de Lakanal en Dordogne, un gros volume de sept cents pages in-octavo. Si l’on dit que c’est trop, pourquoi ? Sommes-nous si pressés ? Certes, il est bien évident que, de ce train, nous n’arriverons jamais à écrire toute l’histoire ; fût-elle écrite, nous n’arriverions pas à la lire : mais aussi nous ne vivons qu’une petite existence et ne sommes pas moins entourés d’immensité inconnue dans le présent que dans le passé. L’histoire très méticuleuse est longue et lente : elle donne des parcelles de vérité. Si vous aimez la vérité, ces parcelles vous sont précieuses. La vérité entière, aucune histoire ne la donne ; le passé, c’est la vérité en miettes : aucune histoire ne la raccommode. M. Labroue, depuis des années, étudie la révolution, mais la révolution dans la Dordogne. Et je crois qu’il n’oserait pas écrire une « Histoire de la révolution dans le département de la Dordogne. » Il s’est risqué une fois à prendre toute une commune : La commune d’Angoisse pendant la Révolution. Eh bien ! cette façon d’écrire l’histoire, si elle a des inconvéniens, elle a des agrémens : l’auteur dit tout ; et vous choisissez. Lui-même choisit ; non les documens : il n’en néglige aucun ; mais il choisit, en quelque sorte, son interprétation des documens. Il est d’autant plus libre, qu’ayant offert à son lecteur toutes les pièces du procès, il juge et ne vous oblige pas à juger comme lui. L’érudition de M. Labroue est scrupuleuse à merveille ; sa méthode, fine et patiente ; sa critique, fort avisée. Il n’énonce pas un fait, tout menu, sans l’avoir contrôlé. C’est plaisir de se fier à lui. Mais il a ses opinions et ne tâche point de les oublier. Il n’est pas la dupe, — il a bien raison, — de ces faux devoirs d’impartialité qu’on voudrait imposer aux historiens. Si les historiens devaient être impartiaux, il faudrait qu’on différât de quelques siècles encore tout essai d’une histoire de la révolution. Mais à quoi bon ? L’honnête historien de la révolution ne ment pas au profit de ses idées. Il n’a pas besoin de mentir ; il n’en a pas le goût : plus il a cherché la vérité, mieux il s’amuse à l’admirer ensuite ou à la détester. C’est sur la vérité même que s’appuient les opinions diverses ; l’on se trompe, si l’on se figure que la vérité ne tolère qu’une seule appréciation : la vérité n’est pas si bête. M. Labroue admire la Révolution, Lakanal et ses travaux. Il ne le cache pas. Mais son admiration, qui est sensible de la première à la dernière page de son livre, n’a aucunement modifié les matériaux et la substance de son ouvrage. On peut n’admirer guère la Convention nationale, ses missionnaires, son Lakanal et trouver dans La mission du conventionnel Lakanal dans la Dordogne en l’an II tous les argumens d’une opinion, qui n’est pas celle de l’auteur, au sujet d’une vérité qui, pour plaire ou déplaire, ne bouge ni ne change pas. En attendant que nous soyons morts depuis longtemps et devenus des esprits purs, il est vain de nous présenter l’histoire autrement. Et, quand nous serons devenus des esprits purs, toute histoire nous sera vaine.

Joseph Lakanal était né en 1762 dans la paroisse de Serres, près de Foix, diocèse de Pamiers. Son père, un forgeron, ne savait pas écrire ; ni sa mère, pauvre bonne femme qui mourut quand il avait quatre ans. Mais lui, sut écrire. D’abord, l’abbé Font, curé de Serres, le débrouilla ; puis il entra chez les Doctrinaires, qui étaient d’excellens éducateurs. Il apprit le latin qui, plus tard, lui valut parmi les énergumènes, un prestige. Même, il fut agréé dans la congrégation des Doctrinaires, prit la soutane et enseigna, dit-il, « avec quelque distinction. » A Lectoure, Moissac, Gimont, Castelnaudary, Périgueux, Bourges et Moulins, il « parcourut tous les degrés de la hiérarchie scolaire ; » il était régent de philosophie au collège de Moulins, le 30 janvier 1791, lorsqu’il prêta bien volontiers le serment civique. Aux Doctrinaires, il y avait des professeurs laïcs et qui cependant portaient la soutane. Joseph Lakanal aurait pu enseigner aux Doctrinaires et porter la soutane, sans pour cela qu’il fût prêtre. Mais il le fut, bel et bien. Dont il enrage, en 1793. Le 5 frimaire an II, il écrit à la Convention : « Dans le cours de la maladie la plus grave que j’aie essuyée de ma vie, on me fit passer, un beau matin, à travers toutes les mômeries sacerdotales, depuis ce qu’on appelait la confirmation jusqu’au dernier période de l’hypocrisie humaine, le sacerdoce. » Il racontait à qui voulait l’entendre et, par exemple, à un Bergeracois anonyme qui nous a conservé ce propos, qu’en deux heures les prêtres abominables, profitant de son état morbide, lui avaient conféré tous les grades et qu’à son réveil il s’était trouvé revêtu du caractère indélébile. Et de s’excuser : « C’est peu, dans la vie, de n’être qu’un jour malade d’esprit et de corps. » Il ajoute : « Depuis, j’ai été exécré par tous les bourreaux en étole, tant anciens que du nouveau style. La députation de l’Ariège, à laquelle j’appartiens, attestera qu’ils ont employé vainement des mesures tortionnaires pour me faire sacrifier au mensonge. Je n’ai jamais messé, confessé, etc., etc. Ainsi je n’ai jamais été prêtre, et tout ce qui concerne cette horde de jongleurs est étranger à mon âme franche et loyale… » Son âme franche et loyale raconte ici une histoire de brigands, à laquelle on ne croirait pas sans imprudence. Lakanal n’est pas toujours si véridique ! Il a composé une Notice sur J. Lakanal, où il prétend qu’il avait professé pendant quatorze années avant la révolution : « c’est-à-dire à partir de 1775, remarque M. Labroue ; il aurait eu treize ans ! » Et il a imprimé aussi un Exposé sommaire des travaux de Joseph Lakanal pour sauver, durant la Révolution, les sciences, les lettres et les arts : là, il assure qu’il a été dix-huit ans professeur chez les Doctrinaires ; il aurait été professeur à onze ans ! Badinages ? Et malins : en 1808, âgé de quarante-six ans, Lakanal suppliait Fontanes de lui faire liquider sa pension de retraite et, pour que l’opération fût avantageuse, il s’attribuait trente-deux années d’enseignement public et salarié par l’Etat. Si l’on ne peut lui compter comme années d’enseignement ses années de Convention, ça le mène à débuter tout petit, presque à sa naissance. Bref, ce Lakanal est à ne pas croire : et, pas puisqu’il n’a été professeur dans les bras de sa nourrice, il n’a été ordonné prêtre malgré lui et sans le savoir au cours d’un évanouissement. Il a été prêtre : et cela même l’engageait à ne pas écrire de viles sottises contre les « mômeries sacerdotales. » Avant d’insulter les « jongleurs » et « bourreaux en étole, » il pouvait se souvenir que le curé de son village lui avait appris à lire.

Le 5 septembre 1792, il était vicaire épiscopal. Par 164 voix sur 310, l’Assemblée électorale de l’Ariège l’envoya siéger à la Convention. Après qu’il eut voté la mort du Roi, la Convention le désigna comme l’un des quatre-vingt-deux commissaires qui se rendraient dans les départemens pour y maintenir l’ordre et pour y provoquer des enrôlemens. Au mois de mars 1793, avec son collègue Mauduyt, il travaille dans l’Oise et pratique des « fouilles » dans le ci-devant château de Chantilly. Fouilles heureuses : il trouve de grandes quantités d’or et d’argent et les plans de campagne du « brigand illustre connu sous le nom du grand Condé. » Dans l’Oise et à Chantilly, Lakanal s’est fait la main. Désormais, il ne sera plus un apprenti. Le 17e jour du premier mois de l’an 11, 8 octobre 1793, la Convention l’envoie à Bergerac, avec mission d’opérer, dans la Dordogne et départemens voisins, une levée de chevaux. Il ne s’agit expressément que d’une levée de chevaux. Mais un conventionnel en mission ne connaît pas la modestie. Trois semaines après le départ de ses commissaires, la Convention les avertissait de ne pas oublier que « leurs fonctions étaient bornées à l’objet de leur création. » Borner à une levée de chevaux l’activité de Lakanal ? La Convention n’y pensait pas ! C’est le 29 octobre que la Convention le priait, en somme, de lever des chevaux et voilà tout. Mais lui, le 3 novembre, il écrivait à la Convention : « Un mot, et je fonde à Bergerac, sans qu’il en coûte une obole à la République, la plus belle de ses manufactures d’armes. » Et, huit jours plus tard, il ordonnait la démolition du château de Badefols. C’était un garçon, Lakanal, qui ne savait pas rester tranquille.

Or, il y avait, dans le seul département de la Dordogne, plusieurs de ces garçons qui ne savaient pas goûter l’innocence du repos. De 1792 à l’an III, vingt-neuf représentans s’y trémoussèrent, sans compter Lakanal. C’est plus de politiciens qu’il n’en faut pour que règne, dans un pays qui n’en peut mais, la mauvaise intelligence. Chacun des commissaires a, sinon ses idées, au moins ses projets : et que de chamailleries ! Lakanal n’était pas commode. Un pamphlétaire de Bergerac le dit jaloux et malveillant, inaccessible à tout le monde ; et, si le peuple accueillait aimablement ses collègues, il était malheureux. Il eut maille à partir avec deux collègues principalement, Roux-Fazillac et Romme. Roux-Fazillac était arrivé dans la Dordogne plusieurs semaines avant Lakanal. Et il ne se déplaisait point à Périgueux ; car il écrit au Comité de Salut public : « Ce n’est pas l’amour du proconsulat qui me fait persister dans ma première opinion qu’un député montagnard dans chaque département, faisant marcher la révolution sous les ordres du Comité de Salut public, avancerait de plus de six mois la révolution. » Un député dans chaque département : un seul ; ces proconsuls sont trop nombreux et ils se gênent les uns les autres. Le 4 décembre 1793, Lakanal prend un arrêté qui impose de 450 000 livres les riches du département : c’est au profit de la manufacture d’armes qu’il a juré d’organiser à Bergerac. Mais Roux-Fazillac, qui a ses amis à Périgueux tout de même que Lakanal les siens à Bergerac, n’entend pas qu’on vienne lui taquiner ses riches, quand il est là pour les taquiner. Précisément, il s’occupe de ses riches : et il les a taxés. L’entreprise de Lakanal ne peut que nuire à celle de Roux-Fazillac. Celui-ci se fâche ; il s’oppose à l’exécution de l’arrêté qu’a pris Lakanal ; il monte aux gens de Périgueux la tête contre leurs frères de Bergerac. Il écrit au Comité de Salut public, dénonce l’initiative de son collègue. Le collègue part incontinent pour Paris ; et, les perfidies de Roux-Fazillac, les perfidies de Lakanal les déjoueront. Roux-Fazillac se méfie, annonce que la mésintelligence des deux collègues est peu de chose : un nuage ; et, le nuage dissipé, « il régnera entre lui et moi un concert désormais inaltérable. » Roux-Fazillac, néanmoins, se doute de ce qui l’attend : « Toujours prêt à me sacrifier moi-même au bien de la chose publique, je vous prierais de me rappeler aussitôt, si je voyais que nous, ne marchassions pas d’accord… » Lakanal était encore à Paris, sans maladresse, quand Roux-Fazillac fut chargé d’organiser le gouvernement révolutionnaire dans la Corrèze et le Puy-de-Dôme. Voilà notre Lakanal débarrassé d’un camarade importun. Le Comité de Salut public, en veine d’obligeance, lui étend ses pouvoirs et lui confie le soin d’organiser le gouvernement révolutionnaire dans la Dordogne et dans la Gironde alors dite Bec-d’Ambès. Organiser le gouvernement révolutionnaire est une expression délicieusement vague et dont profitera le proconsul, qui déjà n’était pas discret, pour une petite levée de chevaux. Mais il fallait avoir ses coudées franches : et, Roux-Fazillac éliminé, Romme sera le nouvel ennemi. Plus difficile que l’autre ! Lakanal et Romme étaient naguère deux amis ; Lakanal, à propos de Romme, vantait aux Conventionnels « la bonne foi qu’on trouve chez ceux qui joignent des lumières à la droiture. » Seulement, à peine Romme fut-il installé à Périgueux, Lakanal à Bergerac, Romme et Lakanal se haïrent : Périgueux et Bergerac ne s’aimèrent point. Au mois de floréal an II, Lakanal ne craint pas de réclamer au district de Périgueux des subsistances pour Bergerac : et Romme l’éconduit. Bientôt, Lakanal, bienfaiteur des Bergeracois, leur fera cadeau d’un pont sur la Dordogne. Qui payera le pont ? Le département ! répond Lakanal. Romme, là-dessus, dénonce Lakanal aux habitans de la Dordogne « comme un touche-à-tout brouillon et fantasque, » dit M. Labroue ; et, « attendu que, pour trop faire à la fois, on se met dans l’impossibilité de rien terminer, » il institue des commissaires qui auront pour office de « recueillir soigneusement les réclamations qu’on pourrait élever contre Lakanal. » Romme et Lakanal furent en bisbille incessante. Le 2 fructidor an II, Romme dénonçait Lakanal aux thermidoriens, blâmait toute la politique de cet extravagant personnage. Et, plus tard, quand Lakanal aura peut-être été pour quelque chose dans l’organisation de l’École normale, qu’il appellera « métropole des connaissances humaines, » Romme lui dénigrera son école sous le nom de métropole du charlatanisme organisé.

Les collègues n’étaient pas le seul ennui de Lakanal ; mais il avait encore affaire à la Convention qui, de Paris, donnait des ordres et, promptement, se ravisait. Le 13 brumaire, il offre de fonder à Bergerac une manufacture d’armes. Le 24 brumaire, la Convention décrète l’établissement d’une manufacture d’armes à Bergerac : et Lakanal est chargé de cette création. Mais, le 27 brumaire, elle enjoint à ce même Lakanal de se rendre à l’armée de l’Ouest. Il écrit bonnement : « Je ne sais à quel décret obéir… » Il ajoute, avec un prudent souci de l’obéissance : « Tous deux, sacrés pour moi, me sont parvenus officiellement. Tous deux m’imposent des obligations que je suis également jaloux de remplir, mais que je ne puis concilier. Citoyen président, prie la Convention nationale de prononcer sur mon incertitude, et je pars ou je reste, au gré de sa volonté. » Le 15 frimaire, la Convention lui commanda de rester. Mais, le 19 frimaire, il partit pour Paris : il avait à se débarrasser de Roux-Fazillac ; il avait aussi à se garer d’une dénonciation qu’avait lancée contre lui le district de Ribérac. Pas plus que Bergerac et Périgueux ne vivaient en bel accord, Ribérac et Bergerac ne fraternisaient depuis que la fraternité, sous les ordres de Lakanal, sévissait dans le département. Lakanal, à Paris, semble avoir éprouvé quelques désagrémens. Il écrit à la Société populaire de Bergerac que les membres du Comité de Salut public l’ont embrassé : oui ; mais ne vont-ils pas l’envoyer à La Rochelle et Rochefort, où l’on a besoin d’un Montagnard pur et patriote ? Il raconte, en outre, qu’il est retenu à Paris comme l’un des « épurateurs » de la Société des Jacobins. Ce n’est pas vrai, d’ailleurs : il se vante et il tâche d’expliquer joliment son absence. Le 7 nivôse, et autant dire le 27 septembre, il est décidément attaché au département de la Dordogne. Mais il ne rentre pas à Bergerac avant le milieu de janvier 1794. Un mois plus tard, le Comité de Salut public l’invite à rejoindre l’armée de l’Ouest : en un mois, il a sans doute organisé le gouvernement révolutionnaire dans la Dordogne ; maintenant, à l’armée de l’Ouest, il organisera la cavalerie. Comme on le voit, la Convention ne manque pas d’attribuer à ses membres une variété de compétence qui leur fait grand honneur. Un Lakanal vous organise une manufacture d’armes, le gouvernement révolutionnaire et la cavalerie, quoi encore ? tout ce qu’on voudra, sans plus d’hésitation que naguère pour enseigner le rudiment. Néanmoins, l’armée de l’Ouest ne le tente pas. Il écrit au Comité de Salut public : « Vous voulez que je me rende à l’armée de l’Ouest pour l’encadrement des chevaux. Vos demandes seront toujours des ordres pour moi… » Mais, s’il encadre les chevaux, qui donc, à Bergerac, s’occupera de la manufacture ? On le laisse à Bergerac : et, le 17 avril, il est à Paris. Il retourne à Bergerac ; et, le 6 mai, le Comité l’envoie dans le département de Lot-et-Garonne, à Lauzun, où il réprime des « menées contre-révolutionnaires. » Après cela, le Comité ne le dérange plus, ne le somme plus d’achever sa mission : c’est lui qui se lasse de Bergerac. Le 14 thermidor, il apprend la chute de Robespierre ; le 21 thermidor, il est à Paris et monte à la tribune de la Convention pour approuver la déconfiture de ce « nouveau Pisistrate. » Il n’ira plus à Bergerac : le représentant Pellissier l’y remplace.

Voilà des conditions de travail assez fâcheuses. Sur les dix mois qu’a duré sa mission dans la Dordogne, combien de semaines un peu calmes a-t-il eues ? « Rien, disait-il, ne me paraît plus bête que les opérations ministérielles ; je les vois tous les jours se froisser et se détruire par le croisement et la confusion des agens et des pouvoirs. » Dans ces conditions fâcheuses, qu’a-t-il fait ? M. Labroue va nous le dire : « Action politique, administrative et judiciaire, instruction publique sous ses formes les plus variées, fêtes, subsistances, levée de chevaux pour les armées, fournitures de bois pour la marine, taxes révolutionnaires, réfection des routes, navigation des rivières, travaux d’art, tels furent, durant les dix mois de mission de Lakanal, les objets principaux de sa hardie et heureuse initiative, tel fut le bilan de sa débordante et féconde activité. » C’est bien ! Ne dénigrons pas l’œuvre de Lakanal. Le 25 floréal an II, il écrivait : « Des fusils ! des fusils ! Voilà le cri inextinguible de la France en révolution. » Le 15 messidor, il rendait compte à la Convention des résultats qu’il attendait de sa manufacture bergeracoise ; il annonçait quinze mille fusils par an, vingt-cinq mille bientôt. Provisoirement, il en pouvait livrer cent et concluait : « Vive la République ! Elle seule peut enfanter des prodiges incroyables pour les infortunés courbés encore sous la verge des rois. Et ces prodiges-là valent bien les miracles des prêtres ! » Après la révolution de thermidor, il déclara qu’il était prêt à se servir de tous ses fusils pour abattre les partisans de Robespierre. Les Bergeracois reconnaissans l’appelaient un Orphée, parce qu’il avait, au moyen de son dévouement plus efficace que la lyre de ce chanteur, assemblé « en quelques momens » les pierres de la manufacture. Ladite manufacture a-t-elle enfin produit beaucoup de fusils ? Elle offrait « de belles espérances, » mais elle « avait besoin d’une forte impulsion, » — dit Pellissier, successeur de Lakanal, — lorsque Lakanal s’en retira. Nous ne savons pas trop, même après avoir lu M. Labroue, ce qu’elle donna : elle était « en pleine prospérité » dans les derniers temps de la Convention ; sous le Directoire, elle périclite ; elle est supprimée le 20 pluviôse an V. M. Labroue constate que la plupart des créations de Lakanal durèrent assez peu : mais il le félicite d’avoir « donné aux Périgourdins une leçon de choses civique et sociale. »

Le jour que Lakanal partait pour la Dordogne, Danton l’exhorta. Et : « Tape dur ! » lui disait-il. A Bergerac, en séance du conseil général de la commune, l’agent national, un nommé Boissière, célèbre ainsi le représentant : « Lakanal, cet homme chéri, notre ami, notre père, dont les vertus sublimes et le patriotisme égalent notre amour pour lui !… » Un peu étourdi de ses paroles, il ajoute : « Je ne puis en dire davantage… » Décemment, il ne peut en dire davantage ; il le regrette. À Bergerac, on aime Lakanal ! Ne tape-t-il pas dur autant que le lui conseillait Danton ?… Mais, à Périgueux, on l’aime moins. À Ribérac, on ne l’aime pas du tout. À Sainte-Foy, on le déteste. La Société populaire de Sainte-Foy le dénonce un jour à la Convention parce qu’il a des airs superbes et aussi parce qu’il a résolu de rendre navigable une rivière, le Dropt : si le Dropt est navigable, ce sera tout profit pour le district de Bergerac, et non pour Sainte-Foy. Très manifestement, Lakanal favorise Bergerac. Et, à Bergerac même, il ne favorise pas également tout le monde. À Bergerac, sa capitale et son séjour privilégié, il est l’homme chéri, l’ami, le père de sa clientèle : en outre, il a des ennemis, ses victimes réelles ou éventuelles. Il se vantait de n’avoir, durant son proconsulat, fait arrêter personne : il se vantait ! M. Labroue se demande si cette vantardise n’était pas « associée peut-être à un sentiment de prudence thermidorienne. » Il a fait arrêter, pendant ses dix mois de proconsulat, mettons, une soixantaine de personnes : et « que comptent une soixantaine d’arrestations provisoires ? » demande M. Labroue, du ton d’un citoyen que Lakanal n’eût pas persécuté. Dans le procès-verbal des séances de la Société populaire de Bergerac, on lit : « Le montagnard Lakanal veut que tous les malintentionnés soient incarcérés et mis hors d’état de nuire. » Les malintentionnés, chacun les choisit à sa guise ; et l’arbitraire d’un montagnard Lakanal est un jeu terrible. « J’ai purgé Bergerac du petit nombre des habitans suspects ; tout marche ensemble, pressé par le civisme et la justice, » écrit à la Convention le conventionnel ; et M. Labroue conjecture que, ce petit nombre de suspects, c’étaient le greffier du juge de paix, un huissier, « d’autres encore. » Le « nommé Père Jacques, ci-devant Récollet, » fut conduit à Périgueux pour y être incarcéré « jusqu’à ce que la France en paix vomira de son sein la vermine sacerdotale. » Un agent du ci-devant château de l’Aiguilhe, Lelong, fut incarcéré comme « ennemi de l’égalité et des principes de la révolution ; » Dupeyrou, lui, pour avoir soustrait son cheval à la levée ; Boniol, pour avoir eu l’impudence de ne donner que vingt sous aux volontaires. Quant à Léglise, de Montignac, après avoir séduit deux filles, il en avait épousé une troisième : Lakanal confie à la gendarmerie cet « ennemi de la république. » Les autres, la petite soixantaine des autres, on sait leurs noms ; mais on ne sait pas les motifs de leur mésaventure : des malintentionnés, enfin des gens qui n’avaient pas l’esprit montagnard. M. Labroue note que « la plupart de ces détenus seront remis en liberté, soit par Lakanal lui-même, soit par d’autres autorités : » i] ajoute : « notamment après le 9 thermidor. » Parbleu ! et ceux-là, s’ils durent à l’ « homme chéri » leur incarcération, ne lui durent pas leur liberté.

« Tape dur !… » Il a tapé sur les prêtres catholiques. Il était déiste à sa manière : « Adore un Dieu. Quel homme n’adorerait pas le Dieu qu’adorait Newton ? » Et, le Dieu de Newton, il l’appelait aussi « le Dieu des républicains. » Le 12 mars 1794, il ordonne au comité révolutionnaire de Belvès de convoquer « les quatre ci-devant prêtres qui lui paraîtront le plus dangereux à la tranquillité publique. » Et, à l’égard de ces quatre suspects, il prend cet arrêté : « Les dénommés se rendront sur-le-champ dans les communes qu’ils habitent, pour y prêcher la raison, la philosophie, l’égalité et le ridicule des mômeries sacerdotales. Dans un mois, deux membres du comité révolutionnaire se transporteront dans les dites communes pour y prendre connaissance de l’état de l’esprit public. Si, à cette époque, il n’est démontré que ces susnommés ont usé de tous les moyens possibles pour tuer le fanatisme et rendre leurs concitoyens à la raison, les susnommés seront déportés. » M. Labroue ajoute que Lakanal faisait apposer les scellés sur les papiers des ci-devant prêtres suspects ; et il conclut : « Cette mesure prouve du moins que, par des procédés légaux et qui n’avaient rien de bien violent, le représentant savait accomplir le mandat que la Convention lui avait confié et surveiller dans le département les menées du personnel ecclésiastique. » Oui ! Mais, condamner des prêtres à prêcher le ridicule de leurs croyances, les menacer de déportation s’ils ne travaillent pas, s’ils ne réussissent pas à démentir, dans leurs ci-devant paroisses, la religion qu’ils ont au cœur, qu’est cela ? Une ignominie d’énergumène tout-puissant. M. Labroue ne nous dit pas ce qu’il advint des quatre ci-devant prêtres. Furent-ils déportés ? Si le représentant n’organisait là qu’une farce, elle a quelque chose de vil et qui peint le farceur. Ce grand ennemi du « fanatisme » était un fanatique à sa manière et, dans l’exercice de sa dangereuse magistrature, un forcené. Le régime de suspicion qu’il a installé dans la Dordogne et départemens voisins, c’est le régime de la Terreur ; et Lakanal, étant un agent de la Terreur, fait son métier. Mais il eut, en outre, le mérite ou la responsabilité de l’invention, quand il institua les « apôtres civiques. » Un apôtre par commune : et le gaillard était chargé de propager les principes révolutionnaires ; ce n’est pas tout : de découvrir et dénoncer les ennemis de la révolution. Sans doute les apôtres s’en donnèrent-ils à cœur joie. L’un d’eux, Delbos, apôtre de Jayac, signale au Comité révolutionnaire de Montignac un « muscadin » que le Comité recherchera : « Une négligence de votre part serait un crime ! » Il moucharde encore un peu et se plaint d’avoir été calomnié ; le Comité devra poursuivre le calomniateur : « si vous êtes nonchalans à rechercher l’auteur de cette perfidie, je vous dénonce tous ! » Lakanal avait organisé la délation dans la Dordogne.

Cet affreux bonhomme fut membre du Conseil des Cinq-Cents, jusqu’au 30 floréal an V. Alors, sa carrière politique est finie. Il devient professeur dans les écoles centrales de la Seine, puis économe du lycée Bonaparte ; et, sous l’Empire, il attrape le titre d’inspecteur des poids et mesures. Les Bourbons, à leur premier retour, le laissent en place. Durant les Cent-Jours, il ne bouge pas. Le deuxième retour des Bourbons l’inquiète : on parle d’une amnistie à laquelle ne seraient pas conviés les vieux régicides, fonctionnaires pendant « l’interrègne. » Lakanal jugea opportun de s’esquiver. Il partit pour l’Amérique ; et son exil, que M. Welvert a conté dans les Feuilles d’Histoire, est une aventure étonnamment bouffonne. L’ancien montagnard, qui jadis vilipendait « le fourbe La Fayette, » arrivait dans le nouveau monde avec une chaleureuse recommandation de La Fayette pour Jefferson. Il s’établissait dans le Kentucky, colon, planteur, ignorant tout de la culture. Il éprouvait mille ennuis. Et, en souvenir de ses idées républicaines, il avait des esclaves et les traitait « comme des amis malheureux. » Après maints déboires, il manqua d’argent, si bien que, pour s’en procurer, il entra dans une conspiration ridicule, et dont il fut peut-être l’improvisateur, et qui tendait à installer sur le trône du Mexique le roi Joseph, en Amérique depuis Waterloo. Naguère, Lakanal écrivait à Jefferson : « L’ambition d’un seul homme a déchaîné sur nous les nations enragées… » Il détestait alors Napoléon. Mais, un peu plus tard, il écrit au roi Joseph : « la profonde vénération que j’ai pour votre auguste dynastie… Votre Majesté… notre dévouement sans limites à son illustre dynastie… » Le conventionnel émérite, qui a été fonctionnaire de l’Empereur, demande un roi ; et, l’enveloppe, il la ferme d’une cire cachetée aux insignes de la Convention, le bonnet phrygien coiffant la pointe d’une pique ; autour de cet emblème, ces mots : « Lakanal, député de la Convention nationale. » Il suppliait le roi Joseph de lui accorder premièrement une décoration espagnole, deuxièmement l’argent qu’il faut pour mener au succès un joli travail de conspirateur et, mon Dieu, pour vivre.

La « Confédération napoléonienne » aboutit à un échec dérisoire. Lakanal, déçu de son espérance, continua de se tirer d’affaire, en Amérique, tant bien que mal. La révolution de Juillet lui rouvrit les portes de la France. Avant de profiter de l’aubaine, il eut soin de se faire rendre sa pension de retraite, sa place à l’Académie des Sciences morales et, là-bas, de vendre ses plantations. Cela prit sept années. En 1837, âgé de soixante-quinze ans, il traverse l’Atlantique et débarque à Bordeaux.

Un beau vieillard : on l’eût pris pour un sexagénaire. Il se souvenait d’avoir été malade une fois, dans sa jeunesse, quand il enseignait la philosophie à Moulins, capitale du Bourbonnais : voire, il avait gardé le lit. Son vénérable ami Daubenton, célèbre collaborateur de Buffon, lui disait : « Vous ne mourrez qu’ossifié ! » Cette prédiction l’encourageait ; car il se sentait vif et alerte.

Il était veuf. Il avait perdu, l’année qui précéda son retour en France, et enterré dans le cimetière de Ganon Bend, sa femme née Marie-Barbe François. Quant à ses enfans, il les laissa en Amérique. Il n’avait pas été, pour Marie-Barbe, le modèle des époux. On raconte qu’étant économe ou « procureur gérant » du lycée Bonaparte, dans les premières années de l’Empire, il possédait, au lycée même, une bien-aimée ; le scandale fut assez gênant, car cette jeune femme ne craignit pas d’être mère. Et cet épisode n’est pas le seul, mais il est un de ceux qui semblaient ne pas destiner Lakanal à être, après sa mort, le héros éponyme d’un lycée.

Il mourut le 14 février 1845. Il venait de se remarier, épousant tard, et en signe de gratitude, Rosalie-Céleste-Bienaimée Lepelletier, qui lui avait donné un fils un mois avant qu’il n’eût soixante et dix-sept ans. Mignet, qui l’a connu à cette époque, l’appelle un « énergique vieillard. » À quatre-vingts ans passés, il se plaisait à herboriser sur les coteaux de Montmorency : cette aimable besogne a diverti de leurs souvenirs, autrefois, beaucoup de politiciens retirés. Avec l’âge, et agréablement installé dans sa vieillesse, il prenait un peu l’air d’un sage : ses folies n’étaient plus que des anecdotes surannées. Mignet le loue et dit : « M. Lakanal avait cru à la république, et il y croyait encore. »


ANDRE BEAUNIER.

  1. La mission du conventionnel Lakanal dans la Dordogne en l’an II (octobre 1793-août 1794), par Henri Labroue (Champion, éditeur), et Lakanal en Amérique, par Eugène Welvert (Feuilles d’histoire, septembre-octobre 1910).