Revue littéraire - Un Livre sur la « Comédie nouvelle »

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Revue littéraire - Un Livre sur la « Comédie nouvelle »
Revue des Deux Mondes4e période, tome 150 (p. 914-925).
REVUE LITTÉRAIRE

UN LIVRE SUR LA « COMÉDIE NOUVELLE »

Il y a un Français qui pendant vingt-cinq années n’a mis les pieds à la Comédie-Française, ni au Vaudeville, ni aux Variétés, ni aux Folies-Bergère. Il est vrai que ce Français habite en Angleterre. Mais c’est à peine une excuse. Son cas restera pour beaucoup de gens inconcevable et leur semblera même un peu inconvenant. Puis la tentation a été la plus forte, M. Filon a eu la curiosité de savoir ce qui se passe dans ces théâtres qui ont charmé sa jeunesse. Il a pensé que vingt-cinq ans, c’est un long espace de notre vie mortelle, et que, tant de choses ayant changé sur le théâtre du vaste monde, quelques changemens aussi pouvaient bien s’être faits dans le monde des théâtres. Il est retourné à la Comédie-Française, au Vaudeville, aux Variétés et ailleurs, afin d’y éprouver de l’étonnement. Il nous conte ses impressions dans un livre de critique qu’il intitule De Dumas à Rostand[1]. Le titre risque de nous induire en erreur, puisqu’il semblerait indiquer que le théâtre en s’éloignant de Dumas ait abouti à Rostand ; mais l’auteur voulait inscrire sur la couverture deux noms dont les syllabes fussent retentissantes ; au surplus il importe peu, et un titre n’est qu’un titre. Le livre est agréable et instructif ; et, si abondante que soit la littérature spéciale dont nous entourons les productions de l’art dramatique, il ne fait double emploi avec aucun autre. La raison en est sans doute aux rares qualités de l’écrivain, à sa culture très étendue, à sa verve spirituelle, à la franchise de sa critique ; elle est encore dans cet éloignement qui l’a tenu longtemps en dehors de notre atmosphère. Ceux qui, par devoir professionnel, fréquentent régulièrement les salles de spectacle y éprouvent moins le sentiment de la différence que celui de la continuité. En cela pareil à la nature, l’art dramatique ne procède pas par bonds. Et parfois il nous faut un effort assez énergique pour ne pas céder à l’illusion de croire que la pièce à laquelle nous assistons fait suite à celle d’hier, ou, si vous voulez, que c’est une même pièce qui, de soirée en soirée et d’un théâtre à l’autre, se prolongea travers l’année tout entière. Spectateur intermittent, M. Filon était mieux placé que nous pour discerner ce qu’il y a de nouveau dans la comédie d’aujourd’hui, pour distinguer les étapes qui ont été fournies et séparer de la masse les œuvres qui font date. Au surplus M. Filon ne s’était jamais désintéressé du mouvement de notre littérature théâtrale ; cela serait par trop dangereux : un homme qui serait devenu tout à fait étranger aux artifices du théâtre, je craindrais qu’il ne fût incapable de s’y prêter à nouveau et qu’il ne donnât, à la manière de Tolstoï, quelque rude coup d’épaule dans leur ordonnance compliquée. M. Filon n’a pas de ces intransigeances de sauvage. L’île où il habite n’est pas une île déserte. On y peut lire chaque semaine, ou chaque jour, les articles des « maîtres de la critique dramatique » : ce sont MM. Sarcey, Lemaître, Faguet, Henry Fouquier, Paul Perret et F. Duquesnel. M. Filon est un désabusé. Dans l’exil volontaire où il se confine, il y a belle heure qu’il a dit adieu aux dernières de ses illusions. Mais il reste plein de respect pour la critique dramatique et sa « puissante hiérarchie ; » c’est donc que ce respect n’est pas une illusion. Et il a conservé ce goût pour les choses et les gens de théâtre que, bien décidément, tout Français a dans les moelles et dans le sang. Si nous ne faisons pas tous des pièces de théâtre, crainte de les mal faire, du moins parlerons-nous de celles des autres. Si d’aventure nous avons serré la main d’un comédien ou si nous avons été reçus dans la loge d’une actrice, nous en concevons de la vanité, et nous nous arrangeons pour qu’on ne l’ignore pas. M. Filon parle du théâtre en homme qui l’aime, qui y retrouve un plaisir avivé par l’absence.

A ne voir les choses que par l’extérieur, il paraît qu’elles n’ont guère changé pendant un quart de siècle. Les marchands de billets ont conservé leurs positions, et les contrôleurs sont restés à leur poste. C’est tout juste si M. Filon a eu lieu de constater que l’Entracte ne paraît plus et que le marchand de caramels a introduit une légère modification dans sa mélopée. Au surplus, le lustre est aussi aveuglant, les loges sont aussi incommodes, la corporation des ouvreuses est aussi rébarbative. C’est bien ce qui explique que la littérature dramatique soit de toutes les formes de la littérature la plus opiniâtrement traditionnelle, et celle où les changemens sont le plus longs à s’imposer. L’immeuble lui-même est ici conservateur de la tradition ; l’atmosphère de la salle en est tout imprégnée ; les murs, les coulisses, les portans des décors lui sont autant de barrières protectrices. Et depuis le concierge jusqu’au régisseur, tous les fonctionnaires de la maison sont intéressés à son maintien. Un spectacle à monter étant une entreprise qui exige une mise de fonds, le directeur hésite à tenter la chance par des moyens qui n’ont pas encore été éprouvés ; les acteurs ont leurs procédés qu’ils ont appris à l’école de leurs prédécesseurs ; le public a ses habitudes où il n’aime guère qu’on vienne le déranger. Les dilettantes, épris de nouveauté et attentifs à la question d’art, sont en petit nombre au théâtre ; ils fournissent pendant les premières représentations un faible contingent ; on a hâte d’en être débarrassé. Le vrai public, ce public payant, dont les intéressés ne parlent qu’avec une dévotion reconnaissante, forme une masse compacte, solide dans sa résistance et qu’il est difficile d’entamer. Il ne lit guère, il ne vient chercher au théâtre qu’une récréation ; tout effort effraie sa paresse naturelle. C’est cet énorme poids mort, c’est cette formidable force d’inertie qui arrête l’élan de tout novateur. C’est pourquoi l’art du théâtre est si souvent stationnaire. Supposez un dormeur qui ne s’éveillerait de son sommeil à travers les siècles que pour saluer l’avènement d’une forme de comédie nouvelle ; son repos n’aurait été troublé qu’à de rares intervalles. Depuis la mort de Molière, il aurait en cent ans tout juste tendu deux fois l’oreille, au job caquetage des personnages de Marivaux, et aux grelots de la Folle journée. Il se serait dans ce siècle rendormi au lendemain de la Dame aux Camélias. Il aurait aujourd’hui une assez bonne occasion de s’éveiller. Le moment est intéressant. Cette fameuse « crise du théâtre, » sur laquelle on a tant et si pédantesquement disserté, a cédé la place à d’autres crises qui sont peut-être de plus de conséquence. Il s’est formé une école d’écrivains dramatiques qui se sont « affirmés, » en ces dernières années, par le seul moyen qu’il y ait de s’affirmer au théâtre : c’est le succès. Le théâtre a gagné en intensité de vie tout ce que, durant la même période, a perdu le roman.

Sous quelles influences s’est opérée l’évolution du théâtre ? Il faut noter d’abord que les événemens de 1870 n’y ont en rien contribué. C’est une remarque que fait justement M. Filon. Il semblait, au lendemain de l’année terrible qu’il se fût produit dans l’esprit français une modification profonde. On laissa passer le flot de la littérature de circonstance ; puis on se retrouva tels qu’on s’était quittés la veille. Une fois de plus, on eut la preuve que les dates de l’histoire politique et celles de l’histoire littéraire ne coïncident pas. Les fournisseurs attitrés du théâtre étaient les mêmes et ils fournissaient le théâtre des mêmes articles que ne cessait de réclamer un public qui n’avait pas changé. Tant qu’Augier et Dumas étaient là, il n’y avait à espérer aucun renouvellement. On ne percevait pas les craquemens de l’édifice qu’ils avaient élevé et que soutenait leur présence. Vivre est la grande habileté pour un artiste qui ne veut pas laisser périr la forme d’art qu’il a créée. Après les Fourchambault, Augier quittait volontairement la lutte ; après Francillon, Dumas lui-même ne se souciait plus de hasarder dans des aventures toujours incertaines un nom glorieux. Et comme on n’a pas encore trouvé le moyen d’aller à la bataille sans suivre un chef, on se rangea sous la bannière de M. Becque. Curieux changement de front, et bien fait pour réjouir l’ironie d’un philosophe ! « Quand je me suis endormi, écrit M. Filon, M. Becque frappait à la porte de tous les théâtres avec des manuscrits qu’on s’empressait de lui rendre, et quand il réussissait à faire jouer un drame, on riait à se rendre malade. Cela faisait époque, cela passait en proverbe ; on disait : « rire comme Michel Pauper. » Quand j’ai rouvert les yeux à la lumière des lustres et les oreilles aux rumeurs du monde théâtral, j’ai appris avec un peu d’étonnement que M. Henry Becque était un maître, un chef d’école, très discuté, mais très suivi et très imité, que M. Lemaître le comparait à Molière et que sa candidature à l’Académie française avait été posée sans que personne en parût scandalisé ou égayé. » En fait, la Parisienne et les Corbeaux ont été le point de départ de toute l’évolution du théâtre contemporain. Derrière M. Becque venait, en rangs pressés, l’armée de ses disciples. C’est alors que fut fondé le Théâtre-Libre. On était au mois d’octobre 1887. C’est une date. La courte et orageuse histoire du Théâtre-Libre est au centre de l’histoire du mouvement de rénovation dramatique. Ce n’est pas un mince honneur. Encore faut-il voir comment le Théâtre-Libre a servi la cause de l’art. C’est d’abord et sans doute en portant les derniers coups à un genre à bout de sève, et en tuant ce mort. Mais c’est ensuite, — et on ne l’a pas assez remarqué, — en tuant la propre formule dont il s’autorisait lui-même. Car c’était bien le naturalisme que les auteurs de M. Antoine s’efforçaient d’installer au théâtre, et s’ils y étaient parvenus, ceux qui ont le souci de l’honneur de notre littérature le leur pardonneraient difficilement. Mais il se produisit un curieux phénomène. L’introduction du naturalisme dans le roman s’était faite par concession au goût de la foule. Au contraire les fournisseurs du Théâtre-Libre se tinrent à l’écart non seulement de la foule, mais même du public ordinaire des théâtres. Ils travaillaient pour un public spécial, toujours le même, et que nous nous dispenserons de qualifier d’élite. Dans cet isolement où ils s’étaient rélégués, dans cette atmosphère surchauffée et violemment factice, leur art ne pouvait manquer de s’étioler et de périr. Ce fut l’affaire d’une trentaine de soirées. Les naturalistes ont tué sous eux le naturalisme théâtral. Ils nous en ont prestement débarrassés. C’est la bonne besogne dont on ne saurait trop les remercier.

Délivré pareillement de l’ancien système qui n’était plus viable et du nouveau qui ne l’avait jamais été, le théâtre redevenait vraiment libre. Il accueillait plus ou moins les modes multiples et variées auxquelles se prêtait la littérature comme pour mieux se prouver à elle-même qu’elle avait échappé au cauchemar naturaliste. La mode du théâtre suit à quelque distance la mode du roman. Le roman d’analyse avait été remis en honneur par M. Paul Bourget. M. de Vogué nous avait appris à goûter les romanciers russes ; les dramatistes norvégiens avaient fait leur entrée en scène. Comme au début du siècle, on assistait à une furieuse poussée de cosmopolitisme. Au Théâtre-Libre succédait l’Œuvre, où opéraient les symbolistes. Et il y avait les chansonniers du Chat-Noir, les esthètes et les fervens de la pantomime, les fantaisistes, les parodistes, les fumistes et d’autres encore, nés d’hier, sitôt disparus et déjà oubliés : toute une éclosion ou tout un pullulement. Mais en art rien n’est inutile, rien ne se perd. La stagnation seule est sans remède. De ces reconnaissances en toutes les directions, et des aventures même où l’entraînèrent quelques Jocrisses d’avant-garde, la comédie est sortie renouvelée. Les « jeunes » auteurs d’aujourd’hui, pour la plupart académiciens, y ont gagné d’avoir entre les mains une forme d’art assez souple pour que chacun puisse, à peu près, la plier au gré de son talent personnel.

Il y a donc à l’heure actuelle un système dramatique qui, en tant que système, est définitivement aboli. C’est celui qui, prenant ses origines dans la comédie de Beaumarchais, fut organisé par Scribe, et amené par Dumas et Augier à la vie littéraire. Ce système a vécu ; mais c’est bien joli que d’avoir pu vivre, et nous éviterons d’affecter à son égard un dédain trop superbe. Il reposait sur ce principe, qu’au théâtre l’intérêt de curiosité prime toutes les autres sortes d’intérêt. Il consistait essentiellement dans l’invention d’une architecture dramatique, conçue pour elle-même et qui, au besoin, pouvait se suffire et être son propre objet. A l’intrigue savamment agencée on ajoutait, et parfois même on adaptait, l’étude des mœurs, l’analyse des sentimens, la peinture des caractères, l’examen des problèmes moraux ou sociaux, la discussion des thèses. C’étaient autant de précieux ornemens, mais ces ornemens étaient de surcroît. D’habiles transitions ménageaient le passage du plaisant au grave, et du grave au doux. Amusante au début, la comédie, suivant les théories de Diderot et de Mercier, inclinait peu à peu à devenir pathétique, pour se terminer par être consolante, sans avoir un instant cessé d’être spirituelle. C’était le triomphe du mélange des genres. Le chef-d’œuvre de ce système de complication consistait dans l’invention de l’intrigue parallèle. « Cette seconde intrigue, triste si la première était gaie, gaie si la première était triste, réfutation ou parodie, antithèse ou reflet, la rappelait en la transposant dans un autre ton, ou, au contraire, s’opposait franchement à elle. Parfaitement distinctes au début, ces deux intrigues parallèles finissaient par converger et devaient coopérer au dénouement. Si elles y manquaient, la critique tenait l’auteur pour un apprenti qui ne savait pas son métier et le renvoyait à l’étude des modèles. » Le rôle le plus significatif en était celui du « Desgenais » fertile en aphorismes et en bons mots, véritable spectateur transporté sur la scène, témoin de l’action, jugeant les coups, expliquant les intentions de l’auteur, et placé par lui à côté des personnages pour distribuer aux uns le blâme de ses sarcasmes, aux autres la récompense suprême de son estime. Ce rôle nous est devenu insupportable : il avait fait les délices de nos pères. C’est surtout sur ces deux points que le système a fléchi ; c’est par-là qu’à la reprise les pièces de Dumas et d’Augier nous font l’effet d’être surannées.

Notons d’ailleurs que ce qui était systématique et par conséquent fragile dans la comédie de Dumas et d’Augier c’était la réunion de tant d’élémens disparates. Mais chacun pris en lui-même avait sa valeur. Il ne serait pas difficile de trouver dans la comédie du XVIIe siècle de beaux exemples d’intrigue parallèle, et l’emploi de raisonneur y est abondamment tenu. De même, on a bien pu briser le système ; mais les morceaux en étaient bons. Force a été de les reprendre. On s’était évertué à nous démontrer qu’il ne doit pas y avoir de sujet dans une pièce, et que les philistins eux seuls peuvent se plaire aux « pièces bien faites ; » en dépit des théoriciens farouches de la « pièce mal faite, » l’invention, l’imagination, la fertilité des ressources, l’ingéniosité des moyens, sont restés des mérites dont il est plus facile de médire que de se passer. On nous avait déclaré d’une façon non moins catégorique qu’il ne faut plus mettre d’esprit dans le dialogue, car cela n’est pas naturel et nous n’avons guère coutume de faire des mots dans la vie journalière. L’esprit ne se portait plus. Il se porte encore, et même il se porte assez bien. Plusieurs, parmi les plus gracieuses comédies de ce temps seraient de purs riens, si on en supprimait l’esprit du dialogue, et ce dialogue nous plaît par ce qu’il a d’outrageusement conventionnel, par un perpétuel défi qu’il jette à la nature et au bon sens. En fait nous n’avons horreur de rien tant que de la platitude. Pareillement que n’a-t-on pas dit contre l’emploi des thèses au théâtre ? Elles faussent la réalité et ne nous laissent qu’à demi convaincus. Or, nous avons vu reparaître la pièce avec thèse, et même la thèse sans pièce. Ne prétendait-on pas aussi que c’était fini de la sensibilité et de la fantaisie et que l’âge moderne est un âge de prose ? Mais c’est la poésie qui a fait au théâtre la plus triomphante rentrée ; c’est vers elle qu’on a vu courir tout Paris et toute la province ; c’est elle qui sur son aile s’en est allée porter jusqu’aux confins du monde la renommée de notre imagination rajeunie.

Il reste qu’il s’est produit au théâtre un déplacement du point de vue et un renversement des rôles. Il ne suffit pas de dire que l’intrigue s’est simplifiée ; elle se subordonne aux autres élémens ; elle est réduite à n’être que le moyen qui sert à les mettre en valeur. Psychologue, moraliste, théoricien, l’auteur dramatique pose d’abord le sentiment qu’il veut analyser, le cas qu’il veut débattre, la thèse qu’il veut prouver ; il ne s’avise qu’ensuite des incidens qui lui permettront de mettre sa pensée dans tout son jour. Ou encore, s’il est complètement un artiste, apercevra-t-il dans une vision synthétique l’idée faisant corps avec le milieu et l’action qui lui conviennent. Peintre de mœurs, l’intrigue ne lui servira que de lien pour rattacher les scènes prises directement dans la vie. Peintre des caractères, elle ne lui servira qu’afin que ces caractères, sous l’action des circonstances, révèlent leur contenu et développent leur principe. « Placez les personnages dans une situation initiale qui mette en jeu leur vice dominant, leur passion maîtresse. Puis laissez-les aller tout seuls, ne vous mêlez plus de rien : vous gâteriez tout. Pas de nœuds, pas de péripéties, rien que le développement des caractères. » C’est ainsi que par sa conception essentielle la comédie d’aujourd’hui rejoint celle du XVIIe siècle et que le progrès s’y fait par un retour à la tradition. C’est en ce sens qu’on a pu dire qu’à l’art de Scribe nos auteurs opposent l’art de Molière.

Cet art nouveau ou renouvelé aura-t-il d’ailleurs plus de vitalité que celui qu’il remplace ? Que vaudront les œuvres qu’il inspirera ? Et celles mêmes qui nous charment aujourd’hui, quel air auront-elles dans quelques années, quand elles auront perdu leur attrait de fraîcheur ? C’est ce que personne ne sait, et c’est ici l’affaire du talent ou du génie, c’est-à-dire la part laissée au hasard. Ce qui est certain, c’est qu’il s’est fait dans la technique du théâtre un changement réel. Il y en a un autre qui n’est guère moins frappant. Car, si importante que soit la question de la forme, celle du contenu a aussi sa valeur. Il n’est pas sans intérêt de savoir ce qu’on met dans les pièces. M. Filon a bien raison de dire que si, d’une part, nous sommes artistes, d’autre part, nous sommes moralistes. La réunion de ces deux traits est caractéristique de notre littérature. « Les Français ont toujours aimé à regarder au dedans d’eux-mêmes, à raisonner sur leurs sentimens et leurs passions… Dans leurs sermons, dans leurs romans, dans leurs histoires, ce sont encore et toujours des moralistes. Les moralistes, en un mot, c’est la fleur de notre génie, l’essence même de la France. » Nous sommes tous, sans toujours en convenir, pareils à ces bonnes gens qui, le livre fermé, demandent : « Qu’est-ce que ça prouve ? » Nous aimons à épiloguer sur la règle des mœurs, et il nous plaît d’emporter du théâtre des conseils, quitte à ne pas les suivre. La morale du théâtre d’aujourd’hui est profondément différente de celle du théâtre d’hier. Il est assez instructif de voir quel changement s’y est produit.

On a, dans ces derniers temps, beaucoup raillé la morale de Dumas et d’Augier. Et il est vrai qu’elle prête sur plus d’un point à la critique. Incertaine sur ses bases, la morale du théâtre d’alors oscillait du romantisme à une sorte de bourgeoisisme exaspéré. Un jour elle réhabilitait la courtisane et le lendemain elle la flétrissait ; elle attaquait la famille tout en la défendant ou, si l’on préfère, elle la défendait en l’attaquant. Il y avait de la confusion et du « brouillamini » là-dedans ; et cela venait surtout de ce que Dumas et Augier, hommes de théâtre plutôt que penseurs, comme c’était leur droit, avaient du moraliste surtout les ambitions. Ceux à qui ils confiaient le soin de prêcher les bons principes et d’élever la voix au nom de la vertu étaient souvent mal préparés pour jouer ce noble rôle et insuffisamment qualifiés. Chez Dumas, les Jalin et les Ryons, ayant fait la fête six jours de la semaine, se posaient le septième en avocats du devoir. Chez Augier, de jeunes noceurs, qu’on avait crus jusque-là occupés surtout à collectionner les dettes, se redressent tout à coup, font la leçon à leurs parents, vengent l’honneur de la famille. Et encore, la morale d’après laquelle se déterminent ces personnages est assez épaisse ; elle accepte bien des compromis et ignore bien des scrupules. Honnêtes gens, si l’on y tient, mais qui manquent singulièrement de délicatesse !

Tout cela est exact. Il se peut que cette morale soit moins pure que celle du stoïcisme et qu’elle soit assez éloignée de l’idéal chrétien : encore est-ce la morale d’une société organisée, qui a de la cohésion, qui se tient, et qui veut se tenir, qui croit en elle-même, et pense qu’elle a des droits dont le premier est d’exister et des devoirs dont le premier est de durer. Cette société fait une distinction, comme elle peut, entre ce qui est bien et ce qui est mal. Elle range d’un côté les honnêtes gens et d’autre côté les coquins, quitte à modifier, s’il y a lieu, un classement qui ne saurait être qu’approximatif. Elle est d’avis que, s’il y a dans la destinée bien des injustices et dans les conditions bien des inégalités, elle les répare en quelque manière en donnant son estime, non au succès, mais au mérite. Elle se doute que parmi les principes dont elle se recommande plusieurs sont des conventions et elle s’efforce de distinguer celles-ci de ceux-là. Elle se rend compte que son organisation n’est pas parfaite, et elle s’efforce de l’améliorer. La morale du théâtre d’aujourd’hui est justement le contraire. C’est celle d’une société qui ne croit plus à rien, mais surtout qui ne croit pas à su propre durée ; qui a pris le parti de finir et ne veut plus que finir gaiement ; et qui, uniquement soucieuse de s’amuser, se donne à elle-même le spectacle de sa décomposition et de sa déliquescence, afin d’y trouver du plaisir.

Essayez de faire la revue du personnel de la comédie nouvelle. La femme n’y apparaît plus qu’à l’état de révoltée. Elle est ibsénienne, individualiste, féministe ; ou peut-être n’a-t-elle cure d’aucune de ces belles choses et le pédantisme des théories ne lui fait-il pas illusion ; mais elle trouve commode de secouer toute espèce de joug, de suivre tout uniment son bon plaisir et de se débarrasser de ce qui la gêne. En vain lui objecterait-on qu’on ne se souvient pas d’avoir jamais vu ni une société sans hiérarchie, ni une famille sans chef. Elle se soucie de la famille comme de la société et de l’une et de l’autre comme du temps qu’il fait. La vie est courte, et on n’a pas assez de loisir pour écouter les vendeurs de morale. La « révoltée » d’aujourd’hui est parente de la femme incomprise d’autrefois. Mais il faut tenir compte du progrès. La femme incomprise cédait à une illusion qui pouvait avoir sa noblesse. Elle avait du vague à l’âme, et elle croyait sincèrement que ses langueurs, ses tristesses, ses rêveries impatientes venaient de l’âme. La femme d’aujourd’hui ne parle plus de son âme, et si on lui en parlait, ce jargon suranné la ferait sourire. Mais elle a des sens, et comme d’ailleurs elle est détraquée, ses sens sont exigeans. Car l’amour est resté, bien entendu, le thème à peu près unique de toutes les comédies. Cet amour, depuis qu’il y a des dramatistes, des romanciers et des poètes, on s’était efforcé de le parer de toute sorte de prestiges, et de diminuer, de refouler ou de dissimuler la part de l’instinct, puisque, après tout, il est impossible de l’éliminer. Nous avons changé tout cela. Ceux qui disent que nous avons tué l’amour sont pour nous très injustes. Il y a au contraire dans le théâtre d’aujourd’hui un débordement de frénésie sensuelle. On a fait flamber sur la scène toutes les ardeurs de l’amour. On en a dévoilé tous les mystères. On a ouvert toutes les alcôves. On a crié devant les hommes et les femmes assemblés tout ce qui jadis se chuchotait. Un type de femme s’est campé hardiment sous les feux du lustre et sous le feu des regards : c’est l’amoureuse. Et depuis qu’elle a conquis le théâtre, celui-ci a perdu jusqu’à la notion, si simplement belle, de l’honnête femme.

Au surplus, à voir les hommes qu’on nous montre au théâtre, on comprend sans peine que les femmes ne se résignent pas à subir leur loi, et on devine que si elles continuent de les aimer, il faut que ce soit pour leur beau physique. Car il n’y a pas moyen qu’elles s’exaltent pour leurs perfections morales. Cela est curieux, tout de même, quand on y songe, que parmi tant de messieurs qu’on voit se promener sur les planches, élégans et fleuris, il n’y en ait jamais un qui exprime une idée noble, un sentiment généreux. Si encore ils avaient l’ambition de parvenir, la religion de l’intérêt, le culte de la force ou de quoi que ce soit ! S’ils avaient cette férocité où on a voulu pendant quelque temps voir le signe distinctif de la jeunesse contemporaine ! Mais ils ne sont pas même féroces. Ils ne sont pas violens. Ils ne sont pas méchans. Ils ne sont rien. Ils ne sont pas… L’incapacité de faire aucun effort est tout leur caractère. Ils se laissent aller, ils s’abandonnent. Ils assistent en témoins ironiques à la débandade de leur conscience et à la déroute de leur volonté. Des pleutres et encore des pleutres. En vérité, quand on assiste aux pièces d’aujourd’hui, on ne se sent pas extrêmement fier d’appartenir au sexe masculin.

Le divorce étant inscrit dans la loi, et ayant introduit dans la société un ferment de dissolution si actif, porté à nos mœurs un coup si décisif que la magistrature elle-même s’en est émue, on pouvait croire que le théâtre, fidèle à son rôle de critique, allait se retourner contre le divorce. Il n’en a rien été jusqu’aujourd’hui. C’est contre le mariage qu’il continue de s’acharner ; et il a juré de mettre en lambeaux le peu qui reste de cette vieille institution. Le mari nous est encore donné comme le tyran par définition et par profession de mari. La femme est l’opprimée, pour qui tous les moyens de vengeance sont légitimes. On ne divorce pas assez, mais surtout pas assez facilement. C’est la dernière remarque dont se soit avisée la morale du théâtre. — Ce qui est plus significatif encore, c’est une sorte de transposition qui s’est faite. Car il est juste de le reconnaître : on parle encore du ménage, de la paix du ménage et de ses querelles, de la fidélité et de la trahison. Seulement le ménage dont il s’agit, c’est l’autre : le ménage illégitime. On entend encore des époux invoquer le souvenir de longues années d’une intimité sans nuages, ou se reprocher leurs torts réciproques : seulement on apprend bientôt que ni le maire ni le curé n’ont présidé jadis à leur union.

De même, le théâtre ne s’abstient certes pas de nous introduire dans le monde des filles ; mais le langage y est celui de la bonne bourgeoisie. Inversement, si on nous mène dans la bonne société, c’est pour nous y faire entendre les plus honteux propos. C’est un des effets qui sont devenus classiques et où se complaît l’ironie facile des écrivains. Écoutez ce qui se dit sur la scène : y parle-t-on d’existence rangée, de tenue respectable, et d’une éducation soignée pour les enfans ? n’en demandez pas davantage : vous êtes chez une femme entretenue. Ou bien entendez-vous un argot quasiment incompréhensible, fleuri de termes ignobles ? vous voilà bien renseignés : vous êtes dans le meilleur monde. Toutes les notions sont confondues et tous les mondes sont mêlés. Et ces fantoches grimaçans et trépidans sont emportés dans une sorte de mouvement fou, agités par une gaieté lugubre et par une tristesse à mourir de rire. C’est l’enterrement dansant la sarabande.

Cet aspect de notre théâtre ne pouvait échapper à la clairvoyance de M. Filon non plus qu’à celle même d’observateurs moins perspicaces. Il crève les yeux. M. Filon d’ailleurs ne songe guère à reprocher aux « jeunes » auteurs d’avoir poussé au sombre le tableau. Il les en féliciterait plutôt comme d’une preuve de l’exactitude de leurs peintures. « Je ne vaux rien, tu ne vaux pas grand’chose. Embrassons-nous. » Ce dénouement de la plupart de nos comédies lui semble calqué sur la vie. « Ce serait, dit-il quelque part, l’instant de flétrir M. Becque au nom de la morale ; mais il ne faut pas compter sur moi pour cette besogne. Le mariage, tel que nous le voyons, déformé et corrompu par la vie moderne, me paraît presque aussi méprisable que l’adultère. Rendez-lui sa sincérité, sa beauté, sa sublimité première, et je serai un de ses plus énergiques partisans. Faussée, avilie par mille abjects compromis, notre morale n’est peut-être plus bonne qu’à l’ignominieux usage qu’en font Clotilde et Lafont. Pour moi, je ne dépenserais pas la millième partie d’une goutte d’encre à la défendre, non plus que la société malpropre qui est bâtie dessus. » Et ailleurs : « Le Nouveau Jeu nous apprend que si cela continue il n’y aura bientôt plus en France ni pères, ni mères, ni maris, ni femmes ; que la famille est dissoute et que l’amour, même avec le fameux attrait du « fruit défendu, » est en train de devenir une chose parfaitement insipide et ennuyeuse. Vous avez entendu des personnes graves dire en gémissant que « le respect s’en va. » Le respect s’en va parce qu’il n’y a plus rien à respecter. » Ce sont gentillesses de pessimiste. Et ces condamnations sommaires prouvent une fois de plus que ce n’est rien de joli que la société française, quand on l’aperçoit de Londres à travers la littérature contemporaine. Elle a meilleur air quand on l’envisage directement, en elle-même, et sans parti pris de littérateur. Mais ce n’est pas impunément que la comédie nouvelle est sortie du Théâtre-Libre ; il lui est toujours resté quelque chose de ses origines ; et quand on veut faire des portraits ressemblans, c’est un tort de s’être d’abord fait la main par la caricature. Il y a pourtant un signe dont je ne nie pas la gravité. Ce qui m’inquiète, ce ne sont pas les tableaux qu’on me montre sur la scène, mais ce sont les applaudissemens que j’entends dans la salle. Une société qui applaudit au spectacle de sa prochaine dissolution, cela chez nous s’est déjà vu ; une société qui acclame ceux qui travaillent à la détruire, cela en France n’est pas nouveau. C’est pourquoi ceux qui se souviennent et ceux qui voient ne peuvent songer à l’avenir sans angoisse.


RENE DOUMIC.

  1. Augustin Filon : De Dumas à Rostand. Esquisse du mouvement dramatique contemporain, 1 vol. in-18, chez Armand Colin.