Revue littéraire - Un Lyrisme nouveau

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Revue littéraire - Un Lyrisme nouveau
Revue des Deux Mondes6e période, tome 16 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

UN LYRISME NOUVEAU[1]

En 1901, quand Mme de Noailles publia Le Cœur innombrable, premier recueil de ses poèmes, il sembla que, dans la poésie française, éclatait un nouveau printemps. Il y avait des poètes ; il y avait plusieurs grands poètes, et d’autres. Mais enfin les uns continuaient, avec leur talent personnel, la manière des Parnassiens ; et les autres étaient fidèles, pour un peu de temps, à l’esthétique du symbole. Ne méprisons pas les Parnassiens, héritiers des romantiques et qui, avec ce que le romantisme laissait, firent encore de belles glanes. Ne méprisons pas les symbolistes, à qui la littérature contemporaine doit l’invention peut-être la plus intelligente et précieuse. Néanmoins, cette poésie, parnassienne ou symboliste, n’était pas du tout printanière. Parnassienne, elle avait subi l’influence du positivisme ; elle analysait l’âme et la nature, méthodiquement. Symboliste, elle voyait dans la nature la figure des idées ; elle peuplait l’univers d’emblèmes et d’allégories : elle l’en a même un peu encombré. Ainsi, la nature était comme voilée de science et d’idéologie. Bref, la poésie française eut l’air de se confiner dans les méditations d’une automne aux splendeurs mélancoliques et tardives. L’on vit, prompts à réagir, quelques jeunes gens ; sous le nom de Naturistes ou d’Humanistes, ils promulguaient assidûment les manifestes de la Vie et prodiguaient les mots à majuscules : or, ils étaient plus vieux que personne, et dépourvus de génie.

D’un geste à la fois joli et brusque, la jeune poétesse écarta les nuées, les dispersa. Et elle nous dit, comme à des fols qui ont des yeux et ne regardent pas, qui ont devant eux leur plaisir et ne le prennent pas : Ouvrez les yeux, et tendez les mains ; la nature est là, toute pleine de vos plaisirs !

Quels plaisirs ?... La poésie française avait, pour ainsi parler, du chagrin. C’est à cause de mille choses ; c’est à cause de la vie, qui n’est pas douce et qui, à la délicate sensibilité des poètes, paraît dure, probablement. La poésie avait du chagrin ; mais la jeune poétesse l’avertissait de regarder la joyeuse nature. De la regarder ? Ce n’est pas tout : de la sentir, de la goûter, de l’entendre. Pauvres petites âmes, celles pour qui un paysage est seulement une combinaison de lignes et de couleurs ! Un paysage est de l’odeur ; il est des sons, pour nos oreilles ; et il est, ne fût-ce que par ses roses, la félicité de nos mains qui aiment à en toucher les pétales. Il est, le paysage, de la chaleur qui réjouit nos membres ; et il est toute une allégresse pour nos cœurs bondissans, nos corps avides, nos esprits qui s’amusent.

Dans ces poèmes, il y avait du désordre et du hasard : le même désordre et le même hasard que nous apercevons dans la nature : mais il y avait aussi le même soleil et sa lumière, les mêmes chants et les mêmes parfums. Je ne sais si, depuis les jours où la gaieté franciscaine se répandit par les vallées d’Ombrie, l’on aima si bien toute la création. Mais la nouvelle ardeur qui anime les poèmes du Cœur innombrable est dénuée de la piété qui exaltait le Poverello. C’est, maintenant, plutôt un éveil du paganisme éternel : comme si un dieu n’y pouvait suffire, tous les dieux sont là, ceux même qui n’ont pas de nom, et qui fleurissent dans les prés ou les jardins, passent dans les souffles du vent tiède, brillent dans les rayons du jour. La muse de Mme de Noailles était une nymphe, parée de feuillages et de roses, les mains chargées de fruits, et qui courait de l’ombre douce des arbres aux clartés vives du soleil, et qui chantait éperdument. Ou encore, cette poésie émane d’une âme, comme on dit que, l’été, dans les pays tropicaux, les forêts soudain se mettent à flamber.

Je crois que les précédens poètes avaient mêlé à leur sentiment de la nature trop d’intellectualité. Peut-être la nature n’en veut-elle pas tant. Et il convenait que les sens, non seulement les plus intellectuels, la vue et l’ouïe, mais aussi les plus voluptueux, l’odorat, le toucher, le goût, fussent approchés de Cybèle immense et magnifique. L’auteur du Cœur innombrable, de l’Ombre des jours et des Éblouissemens a jeté dans la nature aguichante. sa poésie aux yeux perçans, aux fines oreilles, aux narines ouvertes, aux doigts caressans et aux lèvres gourmandes.

Mme de Noailles a formulé son « art poétique » sous ce titre : L’inspiration. Bref, soyez inspirés ; ou, en d’autres termes, ayez du génie. Ainsi, l’auteur ne livre pas son secret. Qu’est-ce, pourtant, que l’inspiration ? Eh bien ! c’est « un ardent désir qui descend au fond du cœur ; » et c’est, au bord des lèvres, un afflux de paroles bondissantes ; et c’est mille frissons vivans, joints à des rêves qui frémissent aussi ; c’est les tempes qui battent ; c’est un tourment qui vous harcèle ; c’est une crispation ; et c’est un feu. Notons ces mots ; je les emprunte au poème que j’appelais l’Art poétique de Mme de Noailles. Ils indiquent un état de l’âme, un état de l’esprit, sans doute, mais en outre un état physique, un état musculaire et nerveux. Définie ainsi, l’inspiration poétique n’est pas sans ressembler un peu à celle de la Pythie. C’est une ivresse, dit ailleurs Mme de Noailles.

Cette ivresse ne va point, à mon gré, sans quelques inconvéniens. Elle a pour conséquence un art extrêmement tumultueux, un art de fougue et un art qui sera plus attentif à conserver sa ferveur ou, du moins, à faire tenir tout son projet dans la durée de sa ferveur qu’à chercher les délicatesses de la perfection. C’est un art qui n’attend pas ; c’est un art qui n’a pas le loisir d’attendre.

Et, de temps en temps, l’on voudrait un peu de repos. Tant de zèle, et sans nulle relâche !.... Le poète nous mène, trop vite, nous mène de trésor en trésor, nous éblouit, nous divertit et nous ravit. La chevauchée la plus aventureuse nous découvre à chaque instant les plus singulières et attrayantes nouveautés, nous offre des horizons que nous n’avions pas vus, des émois que nous n’avions pas éprouvés, et un bruit de syllabes qui est la fête perpétuelle de nos oreilles, et un éclat d’images qui est la fête perpétuelle de nos yeux, et une joie qui semblait morte sur la terre. C’est un enchantement auquel il faut qu’on cède. Mais parfois on voudrait, au cours de cette conquête où le poète vous emporte parmi la nature multiple et variée, l’on voudrait s’apaiser un peu. S’apaiser, rêver un peu, rêvera peine, reprendre haleine avant de partir encore. C’est un printemps de délices, un été somptueux, où l’on vous conduit. Soudain, dans ces merveilles, vous ressentez le modeste désir d’un peu de soir, d’un peu de songe.


Eh bien ! ce que vous attendiez, le voici. Le songe arrive dans l’œuvre de Mme de Noailles comme le soir dans la nature, enveloppant d’une ombre douce les couleurs, d’une ombre qui est venue à pas de loup et qui tranquillise le paysage.

La poésie de Mme de Noailles a tourné ainsi, de l’exaltation vers la méditation. Cette poésie, je la comparais à une nymphe enivrée de lumière, d’odeurs et de bruits : telle était son allégresse. Et puis, sensible infiniment à l’heure et à son influence, elle s’est habillée du manteau brun du soir. Le soir est un moment où. la nature songe à son déclin. Ce songe est entré dans les yeux et dans l’âme de cette nymphe qui participait si gaiement aux fêtes du soleil. On dirait qu’ayant couru dès le matin frais, fleurissant et jaillissant, puis parmi les vives somptuosités de midi, toute à son entrain juvénile, elle s’arrête, quand tombe le silence crépusculaire, au bord d’un lac : les lacs sont la pensée de la nature, Psyché dans les bras formidables de Pan. Les couleurs se sont peu à peu atténuées ; il naît une triste rêverie. L’ombre s’est peu à peu répandue et, dans l’ombre, l’idée qui est celle de la fin des jours, l’idée de la mort.

Idée affreuse ; idée de révolte et de désespoir ; idée si insupportable que, pour en vêtir l’horrible nudité, il a fallu tout l’effort séculaire et le subtil travail de la philosophie et des religions. Mais, pour la nymphe que je suppose et dans la simple nature qui n’est que vie et mouvement, l’idée de l’immobile mort apparaît comme un scandaleux désastre. L’on ne s’en débarrasse plus ; elle a tout pénétré, elle a tout imprégné de sa mélancolie. Elle est avec vous désormais ; elle vous accompagne. Et, à toutes les pages du recueil que vient de donner Mme de Noailles : Les vivans et les morts, elle passe, fantôme furtif, ou s’installe, image funèbre.

Les poèmes sont répartis sous quatre chefs : les Passions, les Climats, les Élévations et les Tombeaux. Et l’idée de la mort n’est pas confinée dans le quatrième livre ; la mort ne reste pas dans les tombeaux.

Les Passions : et, à vrai dire, presque tout uniment les passions de l’amour. Ne suffisent-elles pas, quand le cœur le plus chaleureux les a prises, que l’imagination la plus fantaisiste les a ornées et la plus grande douleur consacrées ? Pour trouver de tels poèmes d’amour, il faut aller aux volumes de Mme Desbordes-Valmore, muse des larmes, celle-là ; muse éplorée sans cesse et qui, pour se divertir de sa souffrance, n’a rien, absolument rien, ni le jeu des métaphores, ni, les prouesses verbales, ni enfin les frivolités charmantes de la littérature. Ainsi, tout abandonnée à son amour, elle est peut-être plus touchante. L’est-elle plus que l’auteur de ce poème-ci ?


Tu vis, je bois l’azur qu’épanche ton visage.
Ton rire me nourrit comme d’un blé plus fin.
Je ne sais pas le jour où, moins sûr et moins sage,
Tu me feras mourir de faim.

Solitaire, nomade et toujours étonnée,
Je n’ai pas d’avenir et je n’ai pas de toit ;
J’ai peur de la maison, de l’heure et de l’année
Où je devrai souffrir de toi.
Même quand je te vois dans l’air qui m’environne,
Quand tu semblés meilleur que mon cœur ne rêva,
Quelque chose de toi sans cesse m’abandonne,
Car rien qu’en vivant tu t’en vas !...


Que la tendresse est, ici, attentive ! et qu’elle est alarmée ! L’on y perçoit un frémissement d’inquiétude. Pourquoi frissonne-t-elle ? Ah ! c’est à cause des minutes qui éparpillent la vie en poussière de néant ; c’est à cause de la mort méticuleuse qui, avant de nous tuer, détruit les fragiles élémens de nos pensées et, continuellement, détruit le temps, notre durée. Sœur de la mort et son avant-courrière, la futilité habite en nous, en nos amours, comme habite une fleur un insecte caché qui la dévore ou, mieux, comme habite ici-bas toutes choses leur prochaine corruption. L’ancien emblème de l’amour et de la mort, jumeaux sourians et tragiques, se modifie : l’on ne voit plus qu’un personnage, et qui est l’amour et la mort ensemble, indiscernables, androgyne double et singulier.

Tout le livre des Passions, livre d’amour, est un livre de mort. L’auteur du Cœur innombrable ignorait l’échéance finale, — finale et, il vaut mieux dire, incessante ; — il avait une sorte d’imprudente sécurité ; il célébrait l’éternité à laquelle il était crédule. Mais il dit maintenant :


Qu’ai-je à faire de vous qui êtes éphémère,
Trop douce matinée ?...


Quelle adorable phrase, où la cadence des mots est comme un geste de dépit ; le son des mots indique le regret ; leur coquetterie est la parure mortuaire de la matinée !... Si vous songez à la mort, vous mépriserez la vie, de n’être pas éternelle ; ou bien vous l’aimerez davantage, d’être composée d’instans si précieux : vous aimerez, disait Alfred de Vigny, ce que jamais on ne verra deux fois. Une tendresse déçue et qui a pitié d’elle-même ; et qui, de se savoir promise à la mort, est plus grave, plus recueillie et plus rêveuse ; et qui épargne son bonheur ; et qui, le gaspillant, connaît sa prodigalité ; et qui souvent goûte la joie amère de badiner avec tant de misère, la joie orgueilleuse d’unir à l’incident qui la désole tout le mortel univers : voilà le sentiment que chante le livre des Passions.


Je ne peux plus savoir...
Si c’est vous ou si c’est l’univers qui me manque.

Le bien-aimé mourra :


Tu seras mort ainsi que David, qu’Alexandre...
Avant qu’il ne meure, mourra peu à peu l’amour :
Je ne vous aime pas aujourd’hui tant qu’hier...


Aujourd’hui, le bien-aimé n’est plus ce qu’il était hier. Il était les jardins de Vérone, les musiques d’Hendaye, l’Espagne et ses clairs de lune, les bords de l’Oise et les faubourgs du Bosphore. Il était tout cela, les temps et les pays, aimés en lui et qui se détachent de lui : ainsi se défait l’amour, comme les corps se désagrègent.

Après le livre des Passions, Mme de Noailles a placé le livre des Climats, comme si elle voulait donner à entendre que, désabusé du cœur et de son irrésolution, symbole de néant, l’on va demander au monde extérieur la solidité, la durée. L’on s’y réfugie ; ou, de même qu’une plante frêle se pose contre une muraille, l’on s’y appuie. A Syracuse, Cela, Ségeste et Sélinonte, ruines illustres ; à Palerme, près des vagues où meurent les sirènes ; à Catane, au jardin Bellini, parmi les lauriers-roses ; dans le silence chaud d’Agrigente ; dans la campagne romaine, que hante le souvenir de Cecilia Metella ; dans les villes et dans les îles parfumées de la Lombardie ; à Vérone de Juliette ; à Venise de Desdémone ; sur les rives romanesques des lacs : on néglige la pensée pire et la plus déconcertante, la pensée de soi et de son moment. L’on s’absente de soi : et ce sont alors au moins les siècles de l’histoire qui vous remplacent vos courtes heures. Il y a, pour égarer votre méditation hors de vous et pour l’occuper dans l’oubli de vous, l’architecture et les arts, la renommée indéfinie des grands hommes, leur légende, le mariage de leur génie et de leur cité ; il y a, pour vous, ce dépaysement où se plaît votre désir d’échapper à vous-même ; il y a ce stratagème de vous déguiser et de croire que, sous le déguisement, vous êtes devenu quelque autre, un autre que vous aimez un peu moins, de manière à ne pas tant vous attrister sur lui ; et n’y a enfin la magie des plus beaux climats. Avec la prodigieuse abondance et la fine fantaisie de son art, Mme de Noailles triomphe à ce jeu subtil et pathétique de se duper contre la mort par les images de la vie. Devant le réel cimetière où gît la destruction de nos corps et de nos âmes, elle a tendu cette extraordinaire toile, peinte des couleurs les plus variées, et vives et nuancées, de toutes les couleurs d’ici-bas arrangées selon sa guise étonnante ; et elle a dressé devant nos tombes un prestige de visions, de chants, d’odeurs. Mais il n’est de prestige qui ne se détériore ; et, dans un petit poème, voici que la réalité se découvre. Oui, nous étions hors de chez nous, fort loin, dans un riche et mot Orient ; nous sommes pris de nostalgie...


La dure splendeur étrangère
Nous étourdit et nous déçoit ;
Je me sens triste et mensongère...


Et puis :


Si je meurs ici, qu’on m’emporte
Près de la Seine au ciel léger !
J’aurai peur de n’être pas morte,
Si je dors sous des orangers.


Et ainsi nous sommes des prisonniers qui ont cherché, qui ont trouvé l’illusion de s’être sauvés. Il faut revenir ; ou plutôt il faut consentir à l’évidence : l’on était chez soi, pour y mourir.

Les images de la vie, celles que produit la nature et celles que l’art compose sont faites avec de la mort. Dans les climats authentiques ou inventés, il n’est pas de sûr abri. Le poète recourt alors aux mystiques espérances. C’est le sujet du troisième livre, dit des Élévations, ou le sujet de la plupart des poèmes qui sont groupés dans ce livre, et qui peut-être n’y sont pas groupés avec autant de soin qu’on le voudrait. Ce troisième livre, où il y a des pages admirables, est, à mon gré, moins admirable que les autres, et non seulement à cause de quelque désordre, mais à cause de la difficulté que trouve à converser avec Dieu cette poétesse païenne.


Comment vous aborder, redoutable prière ?...


C’est l’idée de la mort qui amène à Dieu la nymphe au cœur innombrable ; et la nymphe arrive, somme toute, un peu vite, un peu soudainement, enfin sans préparation.


Je vous nommerai Dieu, et je vous tends la main.


C’est charmant, si l’on veut, de grâce et de familiarité. Elle tend à Dieu la main, comme elle l’a tendue au soleil, à l’espace et aux fruits. Seulement Dieu est d’une autre nature ; elle s’en aperçoit : et elle en éprouve une sorte de gêne. S’aperçoit-elle aussi que sa poésie, courant et se multipliant par le monde, s’était bornée au monde ? Elle tâche de s’élever ; et elle retombe, avant d’avoir pris tout son essor. Du reste, ses élévations manquées sont poignantes ; et elles ont leur sublime, quand elles aboutissent à cet harmonieux désespoir :


Mais je ne vous vois pas, ô mon Dieu, et je chante
A cause du vide infini !...


Une alouette alors, au lieu de l’impossible prière qui n’est pas allée jusqu’au firmament, monte au ciel.

Après avoir fait, pour éviter la vue odieuse de la mort, ces tentatives inutiles, nous n’avons plus aucune erreur à essayer : nous voici devant les tombeaux. D’ailleurs, il est possible que je prête à ce recueil de poèmes plus de rigueur dialectique que l’auteur ne lui en a voulu donner ; je crois pourtant que telle est, dans son livre, l’économie des sentimens. La signification de l’ouvrage ne serait pas la même s’il se terminait par les Élévations. Il se termine par les Tombeaux : c’est là que butte finalement la pensée du poète, là, aux tombeaux de pierre qui enferment les corps défunts. La méditation de la mort n’a point converti à l’immortalité spirituelle le paganisme de la nymphe. Sa croyance, confuse, est analogue à celle de l’antiquité : elle attribue aux morts inanimés une espèce de vie étrange.

La poétesse de la vie a su, par un exemple, « que vraiment l’on mourait. » Il faut, pour qu’on le sache, un exemple ; et « c’est toi le premier front que j’ai vu sombre et pâle. » Certitude, et non vague science qu’on tient du bavardage de l’humanité. Que viennent, à présent, d’autres deuils :


Les fantômes nouveaux n’enfonceront leurs pas
Que dans tes pas légers imprimés sur le sable.


Autour de la mort, les vivans épiloguent. Et bourdonne leur philosophie, pour la commodité de leur oubli. La douleur obstinée refuse la philosophie et toutes les consolations idéologiques. Elle est toute livrée au fait : la mort.

La douleur chante. Elle a vu, premièrement, le contraste de la tombe où est enclos le mort et de la route où les vivans courent :


Je vais partir, mon cœur se brise, puisque toi
Tu ne peux plus choisir l’arrêt ou le voyage,
Et que la sombre mort me cache ton visage
Sous le bois et le plomb de ton infime toit.


Que les mots sont ici parfaitement choisis et combinés ! Que s’opposent bien l’entrain du deuxième vers «... l’arrêt ou le voyage » et l’accablement du quatrième «... de ton infime toit ! >> Tel sera le thème, de strophe en strophe revenant et, pour ainsi dire, hantant, âme en peine, la tombe. La rêverie s’achève en invectives contre la nature qui fait et la vie et la mort, le mouvement et l’immobilité. Puis un autre poème reprend le thème ; il le modifie ; il le rend plus intime. La rêverie descend vers la réalité ; elle s’incline de l’idée à l’accident.


Hélas ! il pleut sur toi par delà les faubourgs
Où ceux qui t’aimaient t’ont laissée, la mort venue,
Dans le froid cimetière où languit tout amour ;
Et le fleuve effilé qui coule de la nue
Abat sur toi son bruit tambourinant et sourd !
Il pleut. Moi, je suis là, sous un abri de toile,
Dans mon jardin d’été, auprès de ma maison ;
Je ne t’aperçois plus au bout de l’horizon,
O jeune mort dormant sous de funèbres voiles !...
Et le dédain que j’ai pour la vie usuelle,
Alors que ton esprit lumineux s’est enfui.
M’emplit d’un si lucide et pathétique ennui
Que le monde mystique à mes sens se révèle
Avec un évident et ténébreux coup d’aile,
Comme par ses parfums un jardin dans la nuit...


Et l’on peut, avec ce dernier vers, passer des heures.

Mme de Noailles a multiplié, avec la plus ingénieuse abondance de l’image et du sentiment, ces variations où alternent, comme dans un concert à deux voix, le chant de la mort et le chant de la vie. Et, dans le jardin de la vie, elle a fait fleurir les roses de la mort, dont les parfums nous accablent.

Je n’ose dire la conclusion, mais enfin la dernière péripétie du poème a quelque chose de farouche ; elle est mystérieuse et dogmatique ; elle est silencieuse et rude. La poétesse revient à elle-même ; elle examine le passé, la route qu’elle a faite jusqu’à ce tombeau. Elle recueillait le miel de l’univers, elle employait le malheur même à ses chants. Parfois, elle parlait des tombeaux ; et, aimant tout, elle aimait aussi la mort : elle croyait l’aimer.


Je vivais, je disais les choses éphémères ;
Les siècles renaissaient dans mon verbe assuré ;
Et, vaillante, en dépit d’un cœur désespéré,
Je marchais, en dansant, au bord des eaux amères.
A présent, sans détour, s’est présentée à moi
La vérité certaine, achevée, immobile :
J’ai vu tes yeux fermés et tes lèvres stériles.
Ce jour est arrivé, je n’ai rien dit, je vois.
Je m’emplis d’une vaste et rude connaissance.
Que j’acquiers d’heure en heure, ainsi qu’un noir trésor
Qui me dispense une âpre et totale science :
Je sais que tu es mort.


Il me semble qu’aussitôt on se rappelle ce visage de moine qui est peint dans le cloître du couvent Saint-Marc, à Florence : il a un doigt sur ses lèvres et indique qu’il faut se taire et sceller de mutisme sa certitude. C’est, pour lui, la certitude chrétienne. Pour l’auteur de ce poème, c’est une sorte de nihilisme, avec un désespoir stoïcien. D’ailleurs, il ne le dit pas. Les doigts sur ses lèvres, comme l’autre, il garde son secret : seulement, ses doigts à lui frémissent dans l’effort qu’ils font pour empêcher que la bouche ne se convulsé. On devine, dans ce chagrin, de la rancune. Et ce n’est pas l’occasion d’épiloguer sur les doctrines. Ce nihilisme, la philosophie ou la religion le corrigeait. Mais il n’apparaît point comme le terme d’une idéologie. Il résume provisoirement la stupéfaction que les vivans éprouvent devant la mort et qui est à l’origine de toute philosophie et de toute religion. Puis nous suffit déjà la beauté poétique de cette angoisse qui, près d’un tombeau, étreint la nymphe de la vie, — abattue, non, — déconcertée, interloquée : elle possède maintenant le fait auquel plus tard elle songera. La mort lui a bouleversé son univers et elle devra ordonner sous les espèces de la mort l’univers de la vie. Elle subit d’abord, avec toute sa volonté résolue, l’horreur de la dévastation.


Ce livre est magnifique. Tout ce qu’on a aimé dans les précédens ouvrages de Mme de Noailles, on le trouvera dans ce poème, et consacré par l’idée de la mort, symbole de toutes nos douleurs, qui sont faites avec de la mort, avec un peu de mort ou avec beaucoup de mort, toutes nos douleurs étant du souvenir, promesse de l’oubli, frère de la mort.

Livre magnifique ; et je ne dis pas chef-d’œuvre accompli. Mme de Noailles emploie — et fût-ce inconsidérément — plus de mots qu’il n’en faudrait ; il lui arrive de détourner les mots de leur bonne acception ; voire, elle n’évite pas le néologisme. Elle traite hardiment les préceptes de l’ancienne prosodie. Elle ne redoute pas l’hiatus, qui est parfois charmant ; elle ne redoute pas de placer devant une consonne un mot qui se termine par un e muet et de ne compter ce muet pour rien dans son vers ; elle ne redoute pas de mettre ensemble à la rime un pluriel et un singulier ; elle ne redoute pas grand’chose. Il y a des règles qu’elle refuse ; il y en a d’autres qu’elle accepte : et l’on ne sait guère pourquoi elle accepte les unes et refuse les autres. Avec toute son audace et avec tout son caprice, elle se plaît aux rythmes de Malherbe. Les libertés — rejet, enjambement (comme on dit) — que se permettaient et que cherchaient les romantiques, brisant le vers et, l’ayant brisé, le recollant avec adresse, Mme " de Noailles, si désinvolte pourtant, se les interdit.

Elle prend allègrement toutes les libertés, hors celles-ci, au juste, celles qui altéreraient la musique traditionnelle de nos vers : une musique qu’elle jouera certes à sa manière neuve et prime-sautière, mais en préservant l’usage au moins d’une harmonie à laquelle des siècles de poésie nous ont accoutumés. Une telle discipline est indispensable surtout à un écrivain qui, d’autre part, lance loin son audace, à un écrivain qui s’est fait une esthétique de l’exaltation. Esthétique dangereuse, au surplus, et qui, pour aboutir à sa pleine réussite, a simplement le devoir d’accomplir des miracles continuels. Mme de Noailles n’y manque point : et c’est à quoi l’on fait allusion, quand on parle de son génie.

Elle a inventé un lyrisme nouveau, quand le lyrisme était, chez nous, bien languissant. On se demande parfois ce que la poésie va devenir ; et l’on découvre, dans le caractère de l’époque, les raisons qui expliqueraient le déclin de la poésie. Survient un grand poète. Rien ne l’annonçait ; le voici. Et toutes les prévisions se détraquent. Certaines conjonctures sont-elles plus propices que d’autres à l’apparition des poètes ? Je le crois. Mais aussi leur apparition est l’aubaine de la littérature.

Ils dépendent pourtant de leur époque ; ce n’est pas leur génie inespéré qui en dépend : c’est la qualité de leur génie. Et le lyrisme de Mme de Noailles porte la marque de notre temps. Non que la touchent bien vivement les idées qui sont l’occasion de nos querelles : idées historiques, qui nous ont changé le spectacle de l’aventure humaine ; idées scientifiques, et qui ont modifié notre notion du monde ; idées sociales, et qui font croire à certains rêveurs que notre temps est une aurore. Mme de Noailles paraît étrangère à tout cela. Quand retentissent ces batailles de nos doctrines et de nos velléités, elle semble se retirer très loin, dans la jeune Grèce antique. Sa poésie n’est-elle pas Iphigénie qui préfère atout la lumière, Hélène qui se réjouit de sa beauté, Eurydice qui a vu le pays des ombres ? Et, sa poésie, ne l’a-t-elle pas placée sous l’invocation de Platon, quand elle a mis en épigraphe au poème des Vivans et des Morts cette phrase du philosophe : « L’âme des poètes lyriques fait réellement ce qu’ils se vantent de faire. » La jolie phrase ! et qu’en est jolie la citation, pour autoriser d’un avis glorieux la véhémence ou le délire du poème !... Seulement, à lire le poème, Platon n’eût pas reconnu sa pensée. Il n’avait pas deviné cette frénésie à laquelle s’abandonne la poétesse. Un tel lyrisme n’a point, dans la littérature antique, son équivalent ; et il ne l’a point dans notre littérature classique, formée à l’école de l’antiquité, formée à l’école de la raison. Un tel lyrisme est résolument déraisonnable. Le romantisme a commencé de n’être pas raisonnable ; mais, au prix de ce lyrisme nouveau, le romantisme est calme et reposé. Ce lyrisme nouveau est du romantisme exaspéré, du romantisme qui a subi l’influence de Nietzsche, du romantisme dionysiaque.

Et l’on voit bien l’accord de notre époque et de ce lyrisme. Quelle époque ! La raison n’y est pas en honneur ; l’amour de l’ordre y a l’air d’une pauvreté. Quelle époque surexcitée ! Mais, sous ses turbulens dehors, elle manifeste une prodigieuse abondance de vie et de passion, bref une ardeur pareille à celle qui anime le lyrisme de Mme de Noailles.

Or, tel est, dans l’histoire, le rôle insigne des grands poètes. L’âme de leur époque, âme souffrante, âme éperdue, âme qui a ses folies, ses péchés, ils la prennent avec eux, ils la recueillent. Ils l’habillent de beaux vêtemens. Ils lui remplacent par de souveraines musiques les paroles balbutiantes de son orgueil, de son désir, de sa misère. Ils lui enseignent à chanter selon le mode ancien. Et ainsi ils la font entrer dans la troupe idéale où l’on imagine que chantent tour à tour lésâmes successives d’un peuple, l’une continuant l’autre, chacune avec sa fantaisie et dociles toutes à un invisible chef, — la nôtre qui célèbre sa frénésie la plus neuve sur des cadences que trois siècles de poésie française ont ordonnées et embellies.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Les Vivans et les Morts, par la comtesse de Noailles (1 vol. in-8 ; Fayard). De la même poétesse, Le Cœur innombrable, L’Ombre des jours, Les Eblouissemens (Calmann-Lévy, éditeur).