Revue littéraire - Un Roman de mœurs napolitaines

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Revue littéraire - Un Roman de mœurs napolitaines
Revue des Deux Mondes4e période, tome 148 (p. 452-463).
REVUE LITTÉRAIRE

UN ROMAN DE MŒURS NAPOLITAINES


Notre siècle, à l’exemple du dix-huitième, est un siècle de vulgarisation scientifique. Il s’en vante à juste titre. Je remarque seulement que nous autres ignorans, depuis que la science s’est abaissée à notre niveau, nous avons pris certaines façons nouvelles de raisonner et de discuter. Nous ne nous contentons plus des notions que nous fournissait le bon sens aidé de l’expérience, et qui, modestes sans doute et timides, avaient du moins le mérite d’être comprises de ceux qui les employaient. Nous avons maintenant à notre disposition de grandes théories, ornées d’étiquettes toutes pleines de prestige. Ces théories sont si générales, que chacun en peut tirer l’application qui lui convient, et les termes qui les désignent sont si parfaitement abstraits, que chacun peut les interpréter au gré de ses désirs et y découvrir les réalités dont il a besoin. Faut-il rappeler à quels usages imprévus on a plié les théories ou les hypothèses de l’hérédité et de la lutte pour la vie ? Altérées, faussées, parodiées, elles ont servi à décorer nombre de sottises et à pallier nombre d’infamies. Mais c’est l’idée de race dont on a fait en ces derniers temps le plus étrange et le plus dangereux abus. On l’a fait entrer dans les controverses journalières où elle joue le rôle d’argument décisif, et jusque dans les conversations familières, dont elle est le « tarte à la crème » sans réplique. Qu’il s’agisse de politique ou de religion, d’affaires intérieures ou internationales, de rapports de classes ou de rapports de peuples, elle y est pareillement de mise et se prête avec une souplesse merveilleuse à tous les emplois. Elle n’est pas moins commode, qu’on traite de littérature ou qu’on disserte sur les beaux-arts. Quelles lumières l’histoire littéraire n’est-elle pas destinée à recevoir de l’anthropologie ? Hier encore, une revue choisissait pour sujet d’une interview circulaire une enquête sur le sens précis des mots « esprit français, race française, âme française, » dont il paraît que la fréquente répétition trouble beaucoup d’intelligences et jette les gens dans de cruelles incertitudes. « Ces incertitudes, était-il dit dans le questionnaire, provoquées en dehors des aspirations et des angoisses patriotiques (et par cela même concrètes et facilement compréhensibles), restent uniquement réservées au domaine de la pensée littéraire. Comment distinguer un auteur de race française pure d’un autre écrivain qui écrit un français aussi pur, sinon plus correct, tout en n’ayant pas l’honneur d’être né sur le sol de notre pays ? » Vingt-sept écrivains ont compris ce pathos, puisqu’ils y ont répondu. Ils ont inventorié les traits de l’esprit français ; ce qui prouve bien qu’il existe. M. Paul Bourget a presque seul manqué à fournir une définition congruente ; d’ailleurs il ne croit pas à la réalité de ces formules si générales : l’esprit français, l’esprit anglo-saxon. M. Zola y croit. Et nous voilà replongés de plus belle dans ces incertitudes dont on prétendait nous tirer. « Nous sommes des Latins, je le répète, et c’est là la grande famille à opposer aux familles du septentrion. » Telle est la démarcation nettement tranchée qu’établit l’historien des Rougon-Macquart, avec son habituelle décision et sans s’arrêter aux difficultés de détail. Il y a le Nord en haut, le Midi en bas, et ce qui appartient au Nord ne saurait se rencontrer dans le Midi. Sur les choses septentrionales nous sommes amplement documentés, et depuis tantôt vingt ans qu’on catalogue pour nous toutes les variétés de l’âme polaire, nous ne sommes plus en risque de prendre ni la Suédoise pour la Norvégienne, ni la Petite Russienne pour la Finlandaise. Il est temps qu’on nous renseigne avec la même abondance et la même minutie sur les races latines, dont on convient que nous faisons partie. C’est pourquoi un roman de mœurs napolitaines ne pouvait venir plus à propos.

Ce roman que Mme Matilde Serao intitule Au pays de Cocagne[1], et dont on vient de nous donner une bonne traduction, est des plus remarquables. Il faut louer d’abord le talent dont y fait preuve Mme Serao et la maîtrise avec laquelle elle y applique des procédés, qu’au surplus elle a bien pu apprendre à l’école de nos romanciers. Elle sait conter et elle sait peindre. Ses personnages vivent. Grands seigneurs ruinés, commerçans dont les affaires s’embarrassent, usuriers, escrocs, hommes et femmes du peuple, gens de la rue et du ruisseau, nous devinons qu’ils ont été, non pas dessinés d’après un type de convention, mais pris sur le vif, et qu’ils ressemblent. Nous avons tôt fait de lier connaissance avec eux et leur image se grave dans notre souvenir. Les scènes de la vie napolitaine se succèdent en une série de tableaux, tous composés avec le même soin, si d’ailleurs ils ne sont pas tous également nécessaires : scènes d’intérieur et scènes de la place publique, une fête bourgeoise, le tirage de la loterie, le carnaval, le miracle de saint Janvier. Cela grouille à souhait. Il y a dans ces tableaux une abondance, parfois excessive, un relief, un éclat, une largeur de touche, une vigueur de pinceau, une puissance d’évocation qui met les choses sous les yeux. La description du miracle de saint Janvier, traitée à la manière d’un morceau de bravoure, donnerait une idée assez exacte de la virtuosité de l’auteur. C’est d’abord, à travers les rues étroites de la vieille Naples, regorgeant de monde, le défilé des saints, saint Antoine, saint Roch, saint Blaise, et beaucoup d’autres que le peuple salue d’appellations familières, implorant de chacun d’eux les grâces dont il a le monopole. Puis, c’est, dans la nef trop étroite de Santa Chiara, une foule anxieuse, attendant, invoquant, pressant de ses vœux, de ses prières, de ses cris, l’accomplissement du miracle annuel. La série des Credo entonnés par des milliers de voix, et qui se succèdent à perte d’haleine, traduit les sentimens par où passent tour à tour ces âmes, unies dans une même angoisse, et qui ne forment plus qu’une âme collective et tumultueuse : l’espoir, l’inquiétude, l’impatience, la colère ; et enfin, lorsque, après le trente-neuvième Credo, le prêtre, de sa main levée, montre au peuple l’ampoule où le précieux sang est en ébullition, c’est une frénésie d’enthousiasme éclatant en clameurs, en gémissemens, en sanglots, faisant vibrer les cloches du campanile et trembler jusque dans ses fondemens l’antique église. Le morceau est comparable aux plus fameux en ce genre, à la procession de Casalbordino dans le Triomphe de la mort, au pèlerinage dans Lourdes, — et il leur est antérieur[2]. Je ne songe guère à insinuer que M. d’Annunzio ou, après lui, M. Zola aient pu s’inspirer de cette description ; ce dont, au surplus, ils auraient eu parfaitement le droit. Mais ce fait que des écrivains, d’une nature d’esprit fort différente, ont traité ce genre de scènes avec un succès à peu près égal, n’en reste pas moins significatif. Il prouve que ce fameux art de « manier les foules, » dont on fait tant d’affaires et que les admirateurs de M. Zola exaltent comme étant le trait distinctif de son génie et la marque chez lui du poète épique, n’est ni très nouveau, ni peut-être d’une qualité très relevée. Chaque genre a ses lieux communs, et chaque art a ses poncifs. L’épopée avait ses « boucliers » et ses « descentes aux enfers. » La bucolique a ses chants alternés ; la tragédie a le « songe. » L’art naturaliste, art tout extérieur, qui procède par énumération et accumulation, a ses processions et ses émeutes, ses pèlerinages et ses grèves. Ce sont choses de métier, où les disciples peuvent exceller à l’égal du maître.

Aussi bien l’auteur du Pays de Cocagne ne décrit pas pour décrire ; ce qui donne tout leur prix à ses peintures, c’est qu’elles ne sont pas leur fin à elles-mêmes, et qu’elles tendent vers un objet qui les dépasse ; ce qui fait que leur profusion ne fatigue pas, c’est que chacune d’elles, en outre de son mérite d’art, a la valeur d’un argument, et sert à mettre en un jour plus éclatant l’idée maîtresse du livre. Cette idée n’est, je le crois bien, pas une fois exprimée en termes abstraits et mise sous forme de démonstration ; mais elle se lit entre toutes les lignes. Elle est l’âme qui anime cette masse. A vivre de la vie de ses Napolitains, Mme Serao a pu constater les ravages que fait parmi eux la passion du jeu sous les espèces de la loterie officiellement organisée par l’État. Elle n’a eu besoin ni de déclamer contre le gouvernement, ni de s’apitoyer sur l’infortune des joueurs : il lui a suffi d’analyser cette fièvre et d’en étaler les conséquences, pour composer contre l’institution elle-même de la loterie le plus violent réquisitoire. Et, cette institution étant de celles qu’on peut supprimer d’un trait de plume, qui ne subsistent que par la complicité de l’opinion, et qu’un mouvement d’opinion ferait disparaître, Mme Serao a donc fait, au sens où l’entendait Dumas fils, de « l’art utile ; » son roman est une œuvre d’art qui a une portée sociale.

Le livre s’ouvre sur l’effrayant spectacle du tirage de la loterie : un vent de folie embrase toute la scène, au début souffle d’ardentes convoitises, à la fin tempête d’espérances déçues et de récriminations enragées. Désormais le jeu sera le maître unique et tout-puissant de l’action, maniant les êtres, déformant les caractères, anéantissant les volontés, engageant tous ces insensés et tous ces inconsciens sur la pente qui conduit aux mêmes abîmes. Le fléau sévit pareillement à travers toutes les classes, et pas une n’est à l’abri de la contagion. Le gentilhomme engage ses tableaux et son argenterie, l’ouvrier engage sa paie de la semaine. Celui-ci rêve de renouveler l’antique splendeur de sa maison, ce négociant rêve de relever ses affaires compromises, ce père veut doter sa fille, ce pauvre diable aspire à se donner le luxe de manger tous les jours ; et tous ils fondent leurs espérances d’avenir sur la même garantie fragile d’un billet de loterie. Un mirage est devant leurs yeux, et ils vont à lui, fascinés, incapables de rien voir en dehors de lui. — Ce qui fait que cette passion du jeu est si généralement répandue, c’est qu’elle répond à quelques-uns des instincts les plus profonds de notre nature. Car le travail est une loi imposée par la nécessité, salutaire dans ses effets, ouvrière et gardienne de tout l’édifice de la morale ; mais l’effort qu’elle nous impose est pénible à notre indolence : le jeu concilie notre naturel instinct de paresse et notre désir du gain. Les fruits de tout travail régulier sont lents à mûrir, et il arrive qu’au moment où ils se détachent de l’arbre, le temps soit passé pour nous d’en jouir. Le jeu supprime les transitions et les lenteurs : il est l’unique moyen de réaliser immédiatement, par une chance heureuse, une immense fortune : il est le magicien qui va d’un coup de sa baguette nous introduire aussitôt au « pays de Cocagne. » Ce qui avive cette passion du jeu, ce qui l’exaspère et la rend irrésistible, c’est l’attrait de l’inconnu, le même qui pousse en avant les chercheurs d’aventures, qui fait la poésie de la guerre et des expéditions lointaines, et qui prête à la sensation du danger une intime et si étrange séduction. Cet attrait de l’inconnu, quand on y songe, qu’est-il autre chose que le principe même de la vie ? Car ce qui nous rend, en dépit d’elle-même, la vie supportable, c’est l’espoir que demain, nous apportera quelque émotion nouvelle qu’hier ne nous a pas donnée ; ceux dont l’horizon s’est fermé, qui n’attendent de l’avenir rien qu’ils ne connaissent déjà et qu’ils n’aient jugé, ceux-là peuvent bien végéter encore, ils font les mêmes gestes, ils disent les mêmes paroles que les autres hommes, mais ils ne vivent plus. — Le joueur ne s’aperçoit pas qu’en fin de compte il perd toujours, et que la seule certitude à laquelle les détours du hasard le ramènent inévitablement est celle d’une déception : il suffit de gains insignifians, obtenus, à de longs intervalles, pour entretenir sa frénésie. Il est persuadé qu’il ne peut manquer de réaliser quelque jour un gain considérable, et que cela lui est dû. Il a une certitude particulière, qui résiste à tous les démentis des faits et contre laquelle l’évidence elle-même ne saurait prévaloir. Il croit d’ailleurs qu’il y a des moyens de prévoir sûrement les numéros qui sortiront : on peut y arriver par un calcul de probabilités, et les « cabalistes » se livrent à des opérations compliquées qui ont en apparence la rigueur des mathématiques ; ou encore on peut en avoir la révélation. Les personnes pieuses, les solitaires, les recluses, les extatiques voient les numéros. Toute la semaine se passe en combinaisons pour capter la chance, tendre des pièges au sort, et le prendre comme dans un filet ; jusqu’à ce que la fièvre éclate le vendredi, veille du tirage, et se déchaîne comme l’accès d’un mal chronique. Alors commence la procession chez l’usurier, dans les agences de prêt, au Mont-de-Piété, partout où l’on peut emprunter les quelques lires ou les quelques sous qu’on risquera demain. Alors on assiège les boutiques où se vendent des billets. Alors se tiennent au coin des rues ou sous le porche des maisons, des conciliabules qui sont comme les assises d’une folie spéciale. — Le livre se ferme à la manière d’un nécrologe. Ceux que nous avions vus, naguère, heureux de ce pauvre bonheur des hommes fait de tant de misères, sont devenus insensiblement de tristes maniaques, moins des hommes que des automates humains ; ils sont acculés maintenant à la famine, au déshonneur, au suicide, Ce commerçant a dû liquider, cet agent de change s’est vu exécuter, cet avocat est frappé d’apoplexie, ce professeur a vendu sa conscience, ce docteur s’embarque sur un vaisseau d’émigrans, ce tâcheron a volé le pain de ses enfans. Et derrière ces misères il y en a d’autres, beaucoup d’autres, misères prévues, inévitables, car c’est ici l’une de ces passions qui ne lâchent pas leur proie, et la passion porte en elle-même le germe du châtiment.

C’est à Naples que Mme Serao a été témoin de ces scènes de désolation, et elle nous les présente donc dans le cadre où elle les a observées. Elle en aurait rencontré d’analogues dans d’autres villes et dans les plus minces villages du royaume. De toutes pareilles se sont passées chez nous, à l’époque encore voisine où la loterie était autorisée. Elles se passent encore à Longchamps, à Epsom, ou si l’on veut, à Monaco. Car il n’importe guère qu’on joue sur un billet de loterie, sur un cheval ou sur une carte. Et cette étude des ravages du jeu est sans doute saisissante et poignante ; mais elle n’a rien qui soit proprement italien ou spécialement napolitain.

De cette foule de possédés un groupe se détache, sur lequel on a concentré l’intérêt, c’est le groupe tragique que forment le marquis Cavalcanti et sa fille Bianca Maria. Un rêve splendide et généreux habite la tête chimérique du marquis, sous la couronne de ses cheveux blancs. Il s’est promis de rétablir dans son antique magnificence la maison seigneuriale ; naturellement c’est au jeu qu’il demande des ressources qu’il ne peut attendre ni du travail, ni même de la spéculation. C’est pourquoi peu à peu, dévorés par le jeu de lotto, les bijoux d’immense valeur, la pesante argenterie ancienne et moderne, les tableaux de maîtres, les livres précieux, les curiosités artistiques, de bronze, d’ivoire, de bois sculpté, tout a disparu. Tourmenté par un perpétuel besoin d’argent, le marquis s’abaisse à des combinaisons déshonnêtes, emprunte des sommes qu’il ne pourra pas rendre, prend à ses domestiques le peu qu’ils ont mis en réserve pour la dépense journalière. Fatalement rapproché de ceux que hantent les mêmes chimères, il se compromet dans de louches compagnies. Un escroc, celui qu’on appelle « l’assisté, » exploite la superstition des joueurs, en se prétendant visité par un esprit qui lui révèle les numéros gagnans. Sordide, avec sa face de fiévreux, ses vêtemens déchirés, son linge élimé, ses cravates en ficelle, il s’est fait un extérieur mystérieux et qui en impose. Il promène ses loques et son imposture parmi ceux qui croient en lui et auxquels il pompe des sommes énormes. C’est au bras de ce filou qu’on peut voir le noble héritier d’un nom fameux. Il se fait l’intime et le suivant de l’« assisté, » quitte à l’amener lui-même au guet-apens, le jour où, fatigués d’être sans cesse bernés, les joueurs se décident à séquestrer l’assisté afin de le contraindre à leur dire la vérité. Il oscille entre la crédulité puérile et la méfiance. Agenouillé au pied de l’autel familial, devant la statue de l’Ecce homo protecteur de la maison, il se frappe la poitrine dévotement ; et une nuit, enragé contre ce Dieu qui l’abandonne, il le traîne jusqu’au puits d’où on le tire le lendemain, ruisselant d’eau et de couleur diluée, pareil à un noyé lamentable et lisible. Effrayant et grotesque, tel est bien ce vieillard, plus d’aux trois quarts fou, qui a fait mourir de chagrin sa femme, qui torture lentement sa fille. Il se peut bien que Mme Serao sache où est situé dans Naples le palais dénudé qui abrite cette démence, mais elle-même, en faisant grimacer la figure de ce père, bourreau de sa fille, elle se souvient d’un héros plus vrai que ne sont les êtres de la vie réelle, c’est ce roi de la Grande-Bretagne, le vieux Lear auprès du cadavre de la douce Cordelia.

C’est une pâle figure de rêve et de mélancolie que celle de Bianca Maria ; elle est toute la grâce de ce livre où elle met un rayon d’idéal ; et les mains robustes de l’auteur se sont faites caressantes et délicates pour esquisser ce fin profil de vitrail. Il y a de ces âmes dont on dirait qu’elles n’ont été créées que pour la souffrance et pour l’immolation ; elles sont toute bonté, toute tendresse, toute candeur ; elles pourraient prier dans un cloître et s’élever jusqu’à Dieu dans les parfums de l’encens et sur l’aile des cantiques ; elles ne sont pas faites pour vivre de notre vie et se heurter à l’égoïsme humain ; elles sont incapables de se défendre et sitôt qu’elles ont senti sur elles la menace d’un danger, repliées dans leur pudeur silencieuse, elles ne savent que languir et mourir. La marchesina Cavalcanti est une de ces âmes-là. Confinée dans le palais désert, où ses vingt ans ont pour toute compagnie celle d’une vieille servante, elle va, dans le cercle de ses jours monotones, de sa chambre à la chapelle, de la chapelle au couvent voisin. Elle sait que sa mère est morte, victime de la manie féroce du marquis, et qu’elle, à son tour, en mourra. Mais l’idée ne lui vient même pas que ce soit son droit, peut-être son devoir de créature humaine, de se soustraire à cette tyrannie. Pliée à l’obéissance filiale la plus absolue, elle respecte aveuglément l’autorité paternelle. Ce père indigne exerce sur elle un terrible ascendant, faisant plier sa volonté d’un regard d’impérieuse fascination. Donc elle se borne à souffrir chaque jour davantage dans son cœur et dans ses nerfs. » Un son de voix la fait trembler, une émotion porte à ses joues subitement colorées le peu de sang de ses veines anémiées. Elle s’étiole dans l’ombre, elle tombe avant le temps, flétrie sur sa tige, cette fleur sans soleil sous le soleil napolitain.

Ce que nous suivons à travers ce récit de la lente agonie de Bianca Maria, c’est l’envahissement d’une âme par la contagion de la folie. Car la folie habite dans ces murs, et Bianca Maria en retrouve partout l’obsédante image : dans l’humeur bizarre du marquis alternant entre l’exaltation et l’abattement, dans les regards des cabalistes, seuls hôtes du palais, dans leur jargon mystérieux, qu’elle ne comprend pas, et qui lui paraît un langage d’aliénés. En parcourant ces pièces trop vastes, trop hautes et sonores, il lui arrive d’entendre derrière elle des frôlemens d’ombre, elle perçoit de profonds soupirs. Il lui semble qu’une main légère se pose sur son épaule, et folle de terreur, sans qu’un cri puisse sortir de sa poitrine, elle s’affaisse sur le sol, terrassée par une indicible épouvante. La peur, une peur énervante, s’est emparée d’elle, l’éveille de son sommeil, assiège ses insomnies. Ainsi commence à chanceler cette raison vacillante. Reste maintenant que le marquis la fasse sombrer dans ses propres aberrations. Car il est persuadé que Bianca Maria, l’innocente et pieuse enfant, doit avoir des visions. Il la supplie d’en avoir, d’évoquer l’esprit, et de lui demander la révélation qui sauvera la maison Cavalcanti. Il la soumet à d’absurdes privations, il la force à jeûner, il la torture de ses obsessions, usant tantôt de la prière et tantôt de la menace, il l’implore au milieu de la nuit, il s’agenouille, père devant sa fille, vieillard devant une enfant. Et elle, qui croit en Dieu, et qui ne croit pas à ces rêveries, elle en vient, gagnée par le souffle voisin de la folie, à voir l’esprit ; elle suit ses gestes, elle lui parle, elle répète ses paroles. Ce sont alors des poussées de fièvre suivies de longues torpeurs. Elle se rend compte au réveil des progrès du mal, auxquels elle assiste en témoin impuissant et désolé. Et nous-mêmes, nous sommes poursuivis par le souvenir de ces nuits tragiques où le délire de la fille répond au délire du père.

Mais d’où nous viennent ces histoires d’esprits, de fantômes, d’apparitions, ces jeux de la démence et de l’épouvante ? Qui donc voyait dans le « frisson de la peur » et dans le « sens du mystère » les signes où se reconnaît l’âme septentrionale ? Ces fantasmagories n’ont pas été conçues dans les brumes du Nord : elles sont nées sur les rives lumineuses d’une mer enchantée, dans l’atmosphère transparente des nuits méditerranéennes.

C’est de même un lieu commun de parler de la sensualité méridionale. L’Italie est une terre de volupté. C’est pourquoi Stendhal l’a célébrée : apparemment s’il se souvenait de Boccace et d’Arioste, il oubliait Dante et Pétrarque. Il est curieux que, dans ce roman de mœurs napolitaines, le principal épisode amoureux soit emprunté à la conception la plus épurée, la plus éthérée de l’amour. Pour avoir aperçu derrière une fenêtre le visage émacié de Bianca Maria, le docteur Amati en est devenu amoureux. Celui-ci est l’homme de science, le médecin, l’homme fort à la mode d’aujourd’hui. Il est d’esprit positif ; il a quarante ans ; il sait la vie ; et rien que d’avoir vu paraître au balcon ce délicat et pensif visage de jeune fille, il en a été remué jusqu’au fond de son être. Il a vu de loin la jeune fille, et pendant deux ans il lui a suffi de la voir. Il a deviné dans cette existence monotone et désolée un infini de souffrance ; c’est par-là qu’il a été conquis. On l’a appelé auprès de la malade pour la soigner ; et ce qu’il a éprouvé auprès d’elle, ç’a été un sentiment de pitié profondément tendre. Il a voulu la protéger, la rendre à la santé, à la joie, et ce désir a grandi en lui au point de devenir le plus puissant intérêt de sa vie. Une intimité s’est établie entre les deux amans, sans qu’un mot d’amour ait été prononcé. Car ils s’étaient reconnus, suivant la glose des mystiques. Et c’est des deux côtés le même amour idéal, où le cœur et la tête sont seuls engagés, et si noble, si désintéressé, si délivré de toute scorie charnelle, si différent de ce qu’on est convenu d’appeler l’amour, qu’on voudrait lui donner un autre nom et trouver un mot pour distinguer de la vulgaire émotion des sens cette claire flamme qui semble une parcelle du feu divin.

Nous pourrions prendre ainsi l’un après l’autre chacun des Personnages qui figurent dans l’abondante galerie du Pays de Cocagne ; nous ne les trouverions pas très différens de ceux que nous avons rencontrés chez Dickens ou chez Daudet, chez Balzac ou chez Tolstoï. Voici le joyeux confiseur Cesare Fragala, avantageusement connu sur la place et qui jouit d’une bonne honorabilité bourgeoise. Lui aussi il a sacrifié au démon du jeu : ses affaires s’embarrassent, ses échéances restent impayées, son crédit s’évapore ; il est obligé d’avouer à sa femme l’imminence de la ruine. Alors, tandis que le mari ne sait que s’affoler, se frapper la poitrine, et s’épancher en un déluge de larmes, c’est la femme qu’on voit descendre à la boutique, s’installer au comptoir, vérifier les livres, mettre un peu d’ordre dans les affaires en déroute et faire face aux nécessités les plus urgentes. Mais de combien d’exemples analogues ne nous souvenons-nous pas ? Et combien de fois le même cas s’est-il présenté, dans tous les pays et sous toutes les latitudes, d’un bout du monde des affaires à l’autre bout ? On a maintes fois constaté ces ressources d’énergie dont la femme se trouve capable en face du malheur. Et plût au ciel que nous n’eussions jamais d’autres occasions de méditer sur l’amère dérision qui fait de la bravoure une vertu masculine ! — Le jeu a naturellement pour auxiliaire : l’usure. Mme Serao a fait à la description de l’usure la place qui lui convenait, opposant en deux tableaux qui se répondent l’usure populaire et l’usure qui s’adresse aux gens distingués. Chez l’usurière Concetta, c’est la fille du peuple, c’est le coupeur de gants ou le décrotteur qui viennent contracter d’infimes emprunts. Chez don Gennaro Parascandalo, le financier, le commerçant, le fils de famille viennent signer de belles lettres de change. Et toute l’ingéniosité napolitaine n’a pas réussi à renouveler les procédés des Harpagon ou des Gobseck. Le seigneur Harpagon tenait à la disposition de ses cliens des lézards empaillés. Le seigneur Parascandalo dispose de quarante douzaines de chaises de Chiavari à six lires l’une. Chaises ou lézards, l’emprunteur serait embarrassé de choisir entre ces fournitures illusoires. — Les joueurs sont superstitieux, et il n’est pas un d’eux qui n’ait sa martingale ou son fétiche. C’est ce qui rend si lucrative et si peu dangereuse la fourberie de l’assisté. Celui-ci a épousé une sorcière ; et cela fait un ménage assorti. « Dans le peuple napolitain il y a des femmes qui ont un grand renom de magiciennes, fattuchiare émérites, aux philtres, aux exercices, aux fatture desquelles rien ne résiste. Quelques-unes d’entre elles ont une grande clientèle, bien supérieure à celle que pourrait avoir un médecin, et presque chaque quartier vante sa sorcière, capable des plus bizarres miracles, toujours cependant avec l’aide de Dieu et de la Madone. » Comme si ce fût là une industrie exclusivement napolitaine. Paris n’avait-il pas hier sa « voyante, » elle aussi réputée pour la sincérité de sa dévotion ? Rebouteurs et magiciennes abondent dans notre cité sceptique, et on étonnerait bien des gens en leur apprenant où se recrute leur clientèle. Et dans les campagnes M. Homais aidé des instituteurs de M. Bourgeois a bien pu répandre l’évangile de la libre pensée, il n’a pas déshabitué les gens de la crédulité superstitieuse : ils continuent à se méfier du médecin, et pour avoir un diagnostic plus sûr, c’est chez la somnambule qu’ils portent les vêtemens de leurs malades. — Afin de compléter la revue des types de là-bas, et aussi pour se conformer à l’esthétique naturaliste, Mme Serao a tenu à nous présenter une intéressante figure de souteneur. Le « camorriste » napolitain porte les pantalons en cloches, le chapeau à bords étroits, la chaînette d’argent avec une corne de corail, les souliers vernis. Dans les duels entre camarades ou dans les rixes avec les gendarmes, il procède à coups de revolver. Je crois bien que nos camorristes ont une tenue moins élégante, et usent surtout du couteau et du coup de poing. Mais ces nuances n’atteignent que le costume et les usages ; la coiffure diffère sur nos boulevards extérieurs ou dans les quartiers de la vieille Naples : les âmes sont les mêmes.

Les âmes sont les mêmes ; telle est la conclusion qu’on pourrait tirer de ce livre qui a, autant que nul autre, la saveur du terroir et l’accent de sa province. On se sentait aux premières pages tout dépaysé, au milieu de cette foule bariolée, remuante et bruyante, dans cette bizarre atmosphère morale, qu’y font, en se mêlant, l’instinct de la paresse, le goût du plaisir, le luxe de l’imagination, la crédulité superstitieuse, la fièvre du jeu. On s’écriait : « Ah ! que cela est napolitain ! Comment peut-on être si napolitain ? » Nous nous sommes amusés à mettre en lumière les ressemblances qui se cachent sous ce vernis des mœurs locales. Transportez ce roman dans un autre cadre, le cadre seul aura changé, vous pourrez garder les personnages, les sentimens, le drame. C’est qu’en effet ce qui diffère d’un pays à un autre, c’est le décor, et d’un peuple à un autre c’est le costume ; et nous, frappés par ces différences, tout extérieures et superficielles, nous ne reconnaissons plus nos idées et nos passions pour peu qu’elles se déguisent et revêtent des oripeaux étrangers. Tourguenef prête à un de ses personnages cette boutade : « Nous n’avons su donner au monde que le samovar, et encore se peut-il qu’il ne soit pas de notre invention. » Et l’humoriste Mark Twain, fatigué de voir tant de consciencieux analystes occupés à peindre les Américains tels qu’ils sont et à les montrer tels qu’on n’est nulle part ailleurs : « J’ai fait, dit-il, des mœurs de mes compatriotes l’étude de toute ma vie. La seule particularité que j’aie notée chez eux, c’est qu’ils boivent de l’eau glacée. » On exagère à plaisir l’importance de ces traits caractéristiques. On imagine entre les races on ne sait quelles différences ethniques irréductibles, afin d’entretenir plus sûrement les haines, et de couvrir d’un manteau scientifique des mobiles qu’on aurait honte d’avouer. On range sous l’appellation commune de races latines des peuples qui n’ont peut-être pas dans les veines une goutte de sang latin. Et il est digne de remarque que le moment où cette fragile idée de la race retrouve un regain de faveur est justement celui où les races se mêlent, où les peuples se pénètrent, où s’accentue la tendance à l’uniformité. Il n’y a pas de race pure, et vraisemblablement il n’y en a jamais eu. Qu’importe d’ailleurs ? Et pense-t-on qu’il y ait sur cette petite terre plusieurs humanités ? Les différences ne viennent que du degré de culture et sont relatives au moment historique. Encore ne modifient-elles que le dehors, le mode de vie, les formes de langage, les conventions et les convenances. Sous cette mince couche, le fond se retrouve qui n’est ni septentrional, ni méridional, mais humain. La passion, celle du jeu, celle de l’amour ou de l’argent, ignore les degrés des latitudes, comme elle ignore ceux de la hiérarchie sociale. Elle possède celui dont elle a fait sa proie et sa chose, détruit en lui jusqu’aux sentimens qu’on appelle naturels, le rend étranger à toutes les influences venues du dehors, à ses propres intérêts, à toute raison de vivre, et le fait se consumer dans une agonie pareillement douloureuse, que ce soit sous le climat du Nord dont il ne sent pas la rudesse, ou sous des cieux dont il ne sait plus voir l’inutile beauté.


RENE DOUMIC.

  1. Au pays de Cocagne, par Mme Matilde Serao, 1 vol. in-12, chez Plon.
  2. Le roman de Mme Serao a paru en italien en 1891.