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Revue littéraire - Un Romancier belge, M. Edmont Glesener

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Revue littéraire - Un Romancier belge, M. Edmont Glesener
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 696-707).

REVUE LITTÉRAIRE

UN ROMANCIER BELGE : M. EDMOND GLESENER[1]

Dans un précédent article, j’ai noté les caractères de la récente littérature belge et, principalement, ce vif amour du sol natal, des paysages familiers, des coutumes, qui anime les récits des conteurs et leur donne la signification la plus émouvante. Je n’ai pas mentionné, le réservant pour une étude moins générale, un des écrivains qui témoignent le mieux de la volonté commune et qui aussi montrent une originalité attrayante. M. Edmond Glesener. Ce n’est pas que je veuille le présenter comme un grand écrivain déjà. Son œuvre, toute pleine de défauts, a premièrement l’inconvénient d’un style imparfait, souvent joli, plus souvent négligé, encombré de néologismes, de mots hasardeux : puis les phrases sont quelquefois molles et bavardes. Presque toute la jeune littérature belge, à mon avis, mérite ce reproche ; et c’est dommage. Il y a, je le sais, dans le vocabulaire et dans les tours de syntaxe qui étonnent le lecteur français, beaucoup de particularités belges. Eh bien ! je ne les réprouve pas toutes également : les unes sont amusantes, savoureuses ; les autres, non. Il faut choisir et, en choisissant, ne pas oublier qu’une littérature de langue française, florit-elle hors de chez nous, a le devoir de ne se point émanciper outre mesure, de suivre l’usage ancien de la langue et de trouver sa liberté dans la juste connaissance de cet usage. Consacré par des siècles, sans cesse ; enrichi, trop riche même, et soupir infiniment, le français, tel que nos meilleurs écrivains l’ont peu à peu constitué, suffit à l’expression de tous les sentimens et de toutes les idées, voire étrangères, je l’affirme. Les Belges de langue française auraient tort d’écrire, comme on dit, en belge. Leur incontestable indépendance n’a pas besoin de ce vain artifice : l’indépendance de leur pensée, que manquent si bien leurs livres. M. Glesener le prouve. Ses pages les plus parfumées de vérité belge sont fort bien écrites ; et, s’il se relâche, il abandonne tout ensemble sa vérité belge et son style français. Je lui reproche encore une lenteur de la composition qui n’épargne point au lecteur toute espèce d’ennui ; et je sais bien qu’en n’allant pas plus vite à dérouler les existences de ses héros, il comptait peindre la vie morne, la vie sans joie et dépourvue d’aubaine : oui ! mais, le danger, c’est notre fatigue, par endroits. M. Glesener devait ennuyer ses héros et, son lecteur, le ménager. Enfin, M. Glesener, de temps en temps, mène un peu loin l’audace ; et il n’a pas toujours une exquise sûreté de goût. C’est qu’il préfère à des arrangemens de fade poésie une authentique réalité ? Sans doute ! Et la réalité, toute nue, révèle ce qu’elle a de beau, ce qu’elle a de honteux ? Sans aucun doute ! Seulement, les romanciers réalistes se moquent de nous, quand ils prétendent nous offrir la réalité toute nue. D’abord, nous ne leur en demandons pas tant ; et ils nous refuseraient un pareil cadeau, peu honorable à faire comme à recevoir. Tous, et les moins pudiques, habillent un peu la réalité. Ils l’habillent légèrement, ou plus chaudement. L’habiller, et d’une robe (selon Gautier) qui la déshabille si bien ; l’habiller et ne pas la déguiser : voilà le goût, si je ne me trompe. Et M. Glesener s’y trompe, volontiers.

Mes chicanes ainsi éludées, je ne fais plus qu’aimer l’œuvre de M. Glesener. Elle n’est pas très étendue, quant à présent : trois volumes la composent, dont le premier date de dix-huit ans et, le deuxième, de neuf ans ; le dernier parut quelques mois avant la guerre. Cet écrivain ne se dépêche pas. Il cherche, avec une patience heureuse, la formule d’un art qu’il pressent, qu’il ne tient peut-être pas tout à fait, dont il sera de plus en plus maître et qui dès maintenant se devine, dans ses romans, à merveille. Un des personnages qu’il a inventés est un vannier qui met sa coquetterie à écrire des chansons, les paroles et la musique. Un jour, le gaillard ne craint personne : il a confiance d’avoir accompli son chef-d’œuvre. Il s’écrie : « Est-ce bête ! On se creuse la tête pour trouver des sujets ; et, depuis des années, le plus beau de tous était là, sous mes yeux : mon métier. Je n’y avais jamais songé… » Bon enseignement : la matière de l’art est partout, et non seulement très loin dans l’univers et dans l’idéologie, mais encore tout près de vous. Et, comme ce vannier, vous n’y songez pas. C’est que, par un effet de l’habitude, les objets tout proches, vous ne les voyez plus. Qu’un hasard éveille votre attention, vous remarquez, avec beaucoup de surprise, vos entours et l’amitié que vous avez pour eux. Chantez-les donc ; le vannier, « comme il chantait selon son cœur, chacun le comprenait et l’aimait. » M. Glesener, sans plus quêter ailleurs une inspiration moins sage, écrit doucement la « chronique d’un petit pays, » le sien, le pays de Liège.

Nous possédons trois épisodes de cette chronique ; et, d’abord, l’Histoire de M. Aristide Truffant, artiste découpeur. Une histoire extrêmement simple et toute dépourvue d’incidens. M. Truffaut : un bonhomme pareil à d’autres, un modeste gratte-papier, sous-chef au bureau de bienfaisance. L’on est sous-chef au bureau de bienfaisance et l’on ne mérite que l’estime de ses collègues, la confiance de ses chefs : cela pourtant vous laisse du loisir. L’on va au café : l’on n’y demeure pas. Afin d’occuper les heures vides et afin d’occuper aussi les portions les plus chimériques d’une âme, fût-elle ordinaire entre toutes les âmes, il faut un rêve, honnête ou non. Truffant, longtemps, collectionna les pipes et, en les fumant, sut leur donner les colorations les plus belles : une tête de zouave en écume de mer, il l’a culottée de manière qu’on la dirait hâlée par le soleil d’Afrique. Un jour, il rencontre son ami Tranquilin Mazurel, comptable dans une messagerie. Certes, il l’invite à prendre un petit verre. Tranquilin n’ose pas refuser : tout de même, on sent qu’il rentrerait chez lui plus volontiers. Son petit verre, il l’avale trop vite ; il regarde l’heure et me dissimule pas toute son impatience ; il annonce bientôt le projet de s’en aller… Déjà ? Est-il donc si pressé ? Oui. Quelque besogne ? Un passe-temps, une manie, un vice ; une sorte de vice anodin : Tranquilin Mazurel découpe, avec une petite scie, des planchettes de bois et il en fait des objets d’art, un porte-montre pour le moment, « Et ça t’amuse ? — Pour cela, oui ! Tu n’imagines pas !… On est chez soi, bien tranquille, au coin du feu. Ma femme tricote ; moi, je fume ma pipe en travaillant ; et puis, ça ne coûte pas cher… » Voilà un homme heureux. Aristide Truffaut lui envie son bonheur. Mais Tranquilin ne demande pas mieux que d’enseigner à son ami son plaisir. Désormais, toute la pensée, toute la ferveur et tout l’entrain d’Aristide Truffaut seront dévoués au fin découpage du bois. Il ajoutera le découpage des métaux, et nommément du cuivre. Il en perdra le boire et le dormir. Il multipliera les exploits, achèvera l’on ne sait combien d’étagères, de vide-poches, de cadres. Il emplira d’inutilités fragiles les chambres, la salle à manger, le salon, de sorte qu’on n’osera plus, chez lui, bouger ni épousseter. Il aura des déboires, quand sa femme et ses enfans n’admireront guère ses bibelots et, à table, se révolteront si, renonçant au dessert, il se met à manœuvrer la scie et souffle sur les tartines la poussière du bois. Mme Truflaut le réprimandera, pour les dépenses que le matériel de son art exige. Elle se révoltera, un jour qu’elle l’aura surpris à décrocher les portraits de famille en vue de remplacer par des cadres découpés les cadres anciens. Il aura des angoisses, les jours qu’il aura soumis au jugement d’un public dédaigneux ses meilleures pièces ; et il aura de grandes joies d’orgueil, lorsqu’un de ses camarades lui commandera, pour servir de récompense au concours de l’arc, un régulateur en cuivre de septante-cinq francs. Déceptions et aubaines occuperont sa vie ; la bonne et la mauvaise fortune, péripéties quotidiennes, il les supportera de son mieux, et assez mal généralement, avec trop de chagrin, trop d’allégresse. Mais enfin, pâtir et jouir, c’est le lot d’une âme sensible, d’une âme qui évite la plus morne langueur. Ne plaignons pas Truffant. Tranquilin Mazurel a moins de flamme. Il découpe, mais obscurément, petitement ; et il use son existence plutôt qu’il ne la goûte. Tranquilin Mazurel, moins fou et, partant, moins raisonnable, — car il traite son absurdité sans nulle fantaisie, — nous le verrons s’acheminer tristement jusqu’à la mort ; nous le verrons tourner à l’hypocondrie, jaunir à cause d’une maladie de foie, devenir à peu près inerte dans son fauteuil, le menton sur la poitrine, les bras allongés aux genoux : « quand l’heure sonnait à la petite pendule, sa femme déposait sur la cheminée l’ouvrage de couture où elle faisait des reprises et lentement, avec des gestes doux, lui offrait des potions. » Il trépasse et à peine s’en aperçoit-on ; ses amis se résignent à cet événement très facilement. Truffaut, lui, n’est pas de cette espèce calme. Nous ne le verrons pas mourir : l’auteur nous laisse avant cet épisode funeste et ne veut pas que nous gardions de son héros un autre souvenir que sympathique. Truffaut, vers le soir de son âge, quitte le bureau de bienfaisance. Il a pris sa retraite ; il achète, à deux kilomètres de la ville, une petite maison, munie d’un jardin, tapissée de lierre et de glycines. Dans les allées semées de cailloux fins, il se promène. Armé d’un sécateur, il taille ses arbustes ; il ratisse et il bêche ; il peint ses tuteurs ; il étend le fumier sur la terre et songe à ses légumes. Il se porte bien ; ses travaux agrestes le fatiguent juste assez pour lui procurer le meilleur sommeil et, parfois, il s’endort avant la fin du dîner, les mains sur le ventre. Il est heureux ! Il ne découpe plus le bois ni le métal : et toute la famille, autour de lui, se félicite de ce changement, de la quiétude que répand la tardive sérénité de Truffaut. Cependant, un matin, Mme Truffaut, son fils et sa fille déjeunaient : voici Truffaut, les bras chargés de l’attirail du découpage. On frémit : et est-ce qu’il va recommencer l’ancien manège ? Non. Il sourit avec bonhomie et rassure sa femme, ses enfans : il ne va découper que des étiquettes en métal pour les arbres du jardin ; puis, ce sera tout, car il le promet gentiment.

Toute l’histoire de M. Truffaut n’est que cela et, si l’on en tirait une philosophie, je crois qu’on dépasserait l’intention de l’auteur. M. Glesener nous a conté cette histoire sans nous inviter à nulle conclusion dogmatique. Un bonhomme a vécu ainsi. Fallait-il qu’on le sût ? Oui : nous ne sommes que trop portés à regarder seulement, dans la nature, les sites extraordinaires et, dans l’humanité, les destinées prodigieuses. C’est la raison pour laquelle, en général, nous n’avons pas une idée juste de la nature et de l’humanité. Un bonhomme a vécu ainsi : et c’est un fait ; évitons l’erreur de mépriser les plus simples faits. Et puis, le plus simple bonhomme qui arrive au terme de ses jours, et qui probablement n’a guère médité, a pourtant résolu maints problèmes, que posent les métaphysiciens et qu’ils ne résolvent pas. S’il aboutit à quelque bonheur, la solution que son exemple recommande n’est-elle pas digne ; d’estime ? et, s’il n’a nui, en outre, à personne, qui n’aimerait à l’imiter ? Truffaut, d’ailleurs, s’est tracassé longtemps. La niaiserie de son tracas ne doit pas faire illusion : et un tracas en vaut un autre, dans l’immense inutilité des aventures individuelles. Dus à l’éternel oubli, nous réussissons, en cultivant notre manie à l’âge de l’activité, un peu plus tard notre jardin, à oublier cette misère de notre condition mortelle, ici-bas.

Cette conclusion n’est pas gaie. D’ailleurs, cette conclusion, M. Glesener ne l’a point formulée. Elle se dégage du roman toute seule comme, de la réalité, naît une opinion d’allégresse ou de mélancolie. M. Glesener se content » ; de peindre [ce qu’il a sous les yeux. Mais, dissimulé même, le sentiment du peintre, on l’aperçoit. Ceci le révèle : la manière du peintre change selon que, toujours attentif, il copie l’humanité ou la nature. L’humanité, il la peint de couleurs vives et crues, sans douceur ; ni les détails ne sont arrangés avec complaisance, ni les nuances ne sont ménagées avec gentillesse. La nature, il la peint de couleurs ravissantes, avec un souci de grâce et de poésie. Ce contraste, qui trahit sa pensée, il le marque très fortement. Par exemple, dans cette fête de village où le meilleur des archers a reçu, pour prix de sa victoire, le régulateur en cuivre découpé de Truffaut, les gens se démènent. Chez le bourgmestre, on boit et l’on danse. Les hommes, que le grand air a excités, que les libations fréquentes ont exaltés, se mettent en bras de chemise… « L’ébriété moussa dans les cerveaux. Des refrains polissons, entamés en sourdine, furent tout à coup vociférés. Une ronde s’organisa : les mains se joignirent et la sarabande déferla dans le corridor, — parmi les allées du jardin, sur la grande route baignée par la nuit close. La brise glissait sur les champs de ténèbres, tiède, subtile, amollissante. Une lueur douce tombait du ciel… » Au décès de Tranquilin Mazurel, ses camarades acceptent la corvée de veiller le corps, la première nuit. L’oisiveté leur pèse et la majesté de la mort ne leur impose pas. Ils échangent des propos malins et libertins. Ils font un piquet, sans scrupule, et lampent de petits verres de cognac. Ils ont la plus mauvaise tenue… « Ils trinquèrent, heureux, épanouis en une béatitude discrète. Minuit sonna aux clochers voisins. Du temps s’écoula. L’odeur des cires en feu affadissait l’atmosphère : on entr’ouvrit une croisée… » Et, la croisée ouverte, apparaît la nature, dans le silence et la paix de la nuit : « Le ciel était pur, la lune brillait au-dessus des toits… » L’humanité vulgaire et sotte, et qui fait scandale dans la beauté innocente de la nature, telle est la vision que M. Glesener nous propose avec une insistance persuasive ; telle est sa double vision de la réalité.

Il me semble que nous avons là les motifs pour lesquels il a combiné tout le thème de son deuxième roman, Le Cœur de François Rémy, son livre, je ne dis pas le meilleur, mais le plus attachant. Ce François Rémy, garçon bien élevé, le fils d’un menuisier très honnête et le pupille de ce bon vannier qui chante si bien la chanson de son métier, quitte un beau jour la vie régulière des artisans, la vie assurée, la tranquille maison, pour l’amour d’une fille. Et cette fille n’a pas d’autre domicile que la roulotte bohémienne où, avec son père et son frère, deux larrons et pendards, elle court les chemins, menacée des gendarmes et honnie des villageois. François Rémy devient un vagabond, sans feu ni lieu. Tout son passé, il le renonce ; et les enseignemens de bourgeoisie qu’il a reçus, il les balance. Je ne sais si M. Glesener a suffisamment analysé la démoralisation de François Rémy. Le moment décisif de l’aventure, il l’a un peu esquivé : le moment où ce garçon, — très amoureux, oui, et faible de caractère, docile à son désir, — abandonne à tout jamais son habitude et ses parens et, adopté comme un gendre par le père de sa maîtresse, entre dans la roulotte, s’y installe et prend son parti de toute déchéance. Désormais il n’aura plus l’énergie de se dégager : bien. Mais, le jour qu’il entre en vagabondage, il pouvait organiser mieux, pour sa maîtresse et pour lui, leur ménage. Ne le pouvait-il pas ? .. M. Glesener nous répondra : — Que voulez-vous ? il ne l’a pas fait. — Pourquoi ? — Tel était ce garçon !…

Et c’est bien mon avis qu’on a tort d’infliger à l’auteur et à ses personnages une règle que l’auteur et ses personnages ne sont pas forcés de subir. Seulement, si le héros du roman nous déconcerte par quelque bizarrerie trop vive, — trop vive, à nos yeux, — nous nous désintéressons de lui, malgré nous. Or, sa résolution de vagabondage, François Rémy la prend un peu vite, dans l’intervalle d’un chapitre et d’un autre. Nous l’avons vu très amoureux de sa belle ; une page de blanc : nous le retrouvons dans la roulotte. L’auteur, en quelques lignes, nous résume les faits ; et, les faits, ce n’est rien. Le cœur de François Rémy nous échappe, et à la minute la plus importante. Plus tard, le cœur de François Rémy, que M. Glesener nous dévoile, ne nous sera plus inintelligible : nous saurons ce qu’il a de tendresse et de bonté molle. Nous l’aimerons, avec pitié. Pour empêcher que nous ne l’aimions d’une façon plus fraternelle encore et complice, il nous restera le souvenir du premier malentendu. Ce n’est pas rancune ou dépit, de notre part ; mais il y a du mystère, dans le cœur de François Rémy. M. Gilbert (j’ai signalé les intéressantes études qu’il a consacrées à la littérature belge) nous donne-t-il la clé de ce mystère ? Il nous invite à songer que François Rémy est un Wallon, le type même du Wallon. Peut-être ignorons-nous l’âme ardennaise ; et peut-être cette ignorance nous éloigne-t-elle de François Rémy. M. Gilbert cite M. Mockel, et M. Mockel, analysant l’âme ardennaise, y montre « une sensibilité nerveuse, délicate à l’extrême chez les hommes cultivés et dont on retrouve les traces jusque dans le peuple des campagnes, » un penchant vers la rêverie, une exquise amitié pour toutes choses et le goût de communier avec la nature. François Rémy n’est-il pas le symbole d’une telle sensibilité’ ?… Il a tous les inconvéniens d’un symbole, quand nous échappe sa vérité individuelle. Et, s’il est un symbole, M. Glesener, lui, est un réaliste. Entre le héros et l’auteur, il y a quelque désaccord.

M. Glesener est un réaliste. Il excelle à peindre l’authentique réalité. Il y excelle dans ce livre que gâte un peu l’intention théorique, dans ce livre qui est charmant et beau chaque fois que l’auteur se contente de peindre avec justesse la nature et les gens, le contraste des paysages paisibles et des malheureuses créatures. La vie errante que mène François Rémy, de village en village, sur les routes, à la lisière des forêts, à l’extrémité des faubourgs et, le plus généralement, au point où les dernières maisons des villes confinent à la campagne, cette vie de misère et de nonchalance contemplative, c’est, pour M. Glesener, l’occasion perpétuelle de peindre à sa guise et de peindre à merveille les tableaux que son talent préfère… Une nuit, comme il n’y a plus du tout d’argent à la roulotte et que Louise, la maîtresse de François Rémy, se meurt dans la pauvreté, François Rémy décide d’aller jusqu’à Liège trouver un ancien camarade, un savetier, qui lui prêtera cinq ou dix francs. Il part ; il a quatre lieues à faire, dans l’obscurité, puis au petit jour. Dans l’obscurité d’abord, il marche longtemps, agité d’inquiétudes. Il allonge le pas. La route se rapproche de la Meuse : et il entend le bruit de la rivière. Ensuite, un rayon de lune brille sur l’eau ; « une colline fuyait à gauche, s’inclinant ici sous la clarté des étoiles, pour se soulever plus loin et boucher l’horizon. » El François arrive à Jemeppe ; il trébuche de fatigue : « des usines faisaient, sur l’autre rive, des renflemens de ténèbres, où des feux creusaient des trous incandescens ; les flammes des hauts fourneaux secouaient sur le ciel une rougeur moirée. » Le vacarme des enclumes, des machines, les cahots des wagons sur les plaques de tôle l’étourdissent : « des portes charretières lui montraient, par leurs battans entr’ouverts, des nappes de lumière électrique dormant sur des tas d’escarbilles, au fond d’immenses chantiers… » Et le matin s’éveille : « une lueur courut au faîte des toits, des coqs chantèrent… » Des mineurs passent, l’échine ployée, tout noirs, avec les yeux qui brillent « dans la pâleur, de l’aube, pareils à des globes d’argent. » Et enfin, quand il parvient, à Liège, « le jour règne, blanc et joyeux : des marchands enlèvent les volets de leurs devantures ; des servantes lavent les seuils… » Le voici dans l’échoppe de son ancien camarade : « Il entra. Le cordonnier, assis au fond de la boutique, se leva paresseusement et, ayant balayé avec la main les déchets de cuir accrochés à son tablier, vint appuyer ses deux poings sur le comptoir, devant François, qu’il ne regarda pas. Il considéra pendant une minute, par-dessus le rideau de serge verte qui fermait la vitrine, un groupe de gamins jouant aux billes en face de chez lui ; puis, étonné du silence de son client, il tourna la tête, écarquilla les yeux, eut un geste de surprise et un cri : — François !… Celui-ci, brusquement, éclata en sanglots… » Ces petites scènes, si bien notées et avec une amusante précision, si touchantes de simple vérité, c’est l’art le plus parfait de M. Glesener.

A cet égard, toute la première partie du roman, — j’avoue que la suite s’embrouille un peu, — m’a l’air d’un chef-d’œuvre. François Rémy n’est alors qu’un bambin, doux et choyé, tendre à l’excès et qui a des peines de cœur à cause de sa bonne amie, une voisine, la petite Duchesne. On le taquine, à ce propos ; et il va pleurer. Mais on l’empoigne, on le chatouille et il éclate de rire. A l’approche de la nuit, souvent, vers l’heure d’entre chien et loup, François va au Théâtre royal des Marionnettes. C’est en face de chez ses parens, de l’autre côté d’une place où la marmaille du faubourg prend ses ébats. François, au théâtre des marionnettes, rencontre habituellement la petite Duchesne ; et tous deux admirent l’entrain des quatre fils Aymon, de Roland, d’Olivier, d’Ogier le Danois, la majesté de Charlemagne et les pirouettes facétieuses de Tchantchel. La petite Duchesne, Marie, a des cheveux noirs, un teint pâle, une physionomie douloureuse et de longs cils qui font de l’ombre sur sus joues. Elle est à plaindre : son père, un ivrogne, la malmène. François, pour l’égayer, lui raconte des histoires comiques ; et il guette un sourire sur le visage de la petite enfant… « Un de leurs amusemens, lorsqu’il avait neigé, était de tracer avec leurs doigts des dessins sur la neige. Ou bien François marchait en avant ; et Marie faisait de grandes enjambées afin de poser ses pieds dans les pas de son ami. D’autres fois, ils cheminaient gravement en se tenant par la main et en suçant des aiguilles de glace qu’ils détachaient des appuis des fenêtres où elles suspendaient une frange cristalline. Le vent soulevait autour d’eux une poussière de givre, qui les frappait au visage ; la lune les enveloppait de sa lueur bleue. » Charmans croquis ; et tandis que, presque toujours, dans les romans, les enfans ne sont que de grandes personnes diminuées et rabougries comme les Enfans Jésus des primitifs, M. Glesener, lui, nous dessine de véritables enfans qui ont leur âme en train de se former, qui ont leur univers limité à leurs regards et qui ont leur pensée de cet univers peu étendu, complet cependant. Un soir qu’après le spectacle des marionnettes François reconduit Marie chez elle, il y a du verglas et, au coin de l’église Saint-Nicolas, Marie a glissé ; elle tombe, elle déchire sa jupe ; elle gémit, s’étant fait mal et redoutant d’être battue. A l’idée qu’elle sera battue par son ivrogne de père, François éprouve un terrible sentiment de révolte. Rue Fosse-aux-Raines, Marie entre dans la maison de son père. François reste aux écoutes près de la fenêtre ; et il retient son souffle, pour mieux entendre. Un court silence, une grosse voix, un bruit de pas, des chaises bousculées, un tumulte. Et François tremble de colère humiliée… « Il aurait voulu se jeter sur cet homme, lui cracher au visage, le piétiner. Il regarda autour de lui, les poings crispés, avec l’envie du se venger sur quelque chose. A un cri plus sourd, n’y tenant plus, il ramassa de la neige, la pressa entre ses mains et en modela une poignée, pendant que ses yeux en pleurs furetaient aux deux bouts de la rue. Lorsqu’il l’eut bien durcie, il recula de deux pas et leva le bras pour la lancer dans les vitres qui abritaient son ennemi… » Mais un ivrogne sortit d’un cabaret, vociféra. Et François l’examina, de sorte qu’il fut un moment distrait de sa rancune. La boule de neige, ensuite, lui faisait une brûlure au bout des doigts. Il regarda ses doigts ; et il réfléchit. Il regarda la maison de Marie ; il écouta, n’entendit plus rien. Il hésita, conjectura que la scène était finie, que Marie était montée se coucher. Il se la figura, de grosses larmes sur les joues. Et il partit. Un peu plus loin, vers la rue Jean-d’Outremeuse, il jeta la boule de neige sur le cocher d’un fiacre qui passait… Tout cela n’est-il pas délicieux ? Quelle fine intelligence d’une âme puérile, de ses courtes ardeurs, de ses combats où elle est vaincue, de ses générosités, de ses velléités, qui la soulèvent, qui ne durent pas, qui se perdent soudain !… Le père de la petite Marie s’en alla ; il s’embaucha dans une escouade de mécaniciens, pour la Russie. Il emmenait Marie. Et François fut au désespoir. La Russie, il se la représentait, selon des gravures : un désert de neige, des traîneaux que poursuivent des loups ; et il devinait Marie dévorée par les bêtes sauvages dans une forêt où on l’avait abandonnée. Le jour du départ, il sanglota jusqu’au soir. Toute une semaine, il fut triste ; et il aimait sa tristesse : il n’en voulait pas être diverti. Dans sa couchette, il étouffait contre l’oreiller ses soupirs. Mais bientôt, il s’endormait. Puis il cessa de se rappeler Marie continuellement. Il l’oublia. Pour qu’il se souvînt d’elle, il eut besoin de prétextes et, mettons, de l’image de Cendrillon dans ses livres. Peu à peu, il ne sut guère la revoir en imagination.

François Rémy, à neuf ans, révèle son goût de la tendresse, et la mollesse de son âme, très vite émue, alarmée, sans résistance}, et toute dépourvue d’énergie : enfant, et si particulier ! Ses malheurs, il se les prépare avec incertitude, avec indifférence. Il ne sait pas.

Ses malheurs emplissent tout le roman, qui (je le disais) ne vaut pas, dans son développement minutieux et long, le prélude. Certes, les pages très jolies ou belles ne manquent pas. Mais je crois que M. Glesener, au bout de quelques chapitres, a trouvé plus de difficulté qu’il n’en attendait. François Rémy, très peu actif, et qu’il analysait avec une patience menue, et qu’il chargeait de sentimens subtils, devint un personnage très compliqué, l’un de ces personnages qui tentent les romanciers et, en fin de compte, les déçoivent : personnages trop aimables, et que l’auteur aime, et qu’il choie, auxquels il prête beaucoup de lui, et qu’il encombre de lui, et qu’il ne sait plus détacher de lui de manière à leur conférer l’autonome réalité d’une âme.

M. Glesener paraît avoir éprouvé là une gêne, et comme un malaise, dont il résolut de se délivrer. Son troisième roman, Monsieur Honoré, marque une volonté de rupture et l’adoption d’une esthétique nouvelle, tout autre, plus vive et, pour ainsi parler, plus gaillarde. Cette fois, l’auteur a une désinvolture et une gaieté de travail qui le changent de la soumission presque pénible sous laquelle le Cœur de François Rémy l’a tenu. La liberté succède à la contrainte. M. Glesener a été l’esclave de François Rémy : et il est le maître d’Honoré. C’est qu’il aimait François : tant d’amitié, une servitude ; mais, Honoré, il le méprise. Il n’a pas, cette fois, commis l’imprudence dont il avait pâti en créant un personnage trop semblable à son rêve. Honoré, l’on ne risque pas de confondre avec lui ses prédilections. Ce découpeur de boucherie, bel homme et dont la carrure a des adoratrices de haut et bas étage, qui fait son chemin sans timidité, se procure et de la fortune et des loisirs et toutes les satisfactions de l’orgueil et de la volupté par les moyens les plus audacieux, quel luron ! Le pire scélérat, dégoûtant de brutalité ; mais il rend hommage aux vertus de la bourgeoisie, quand il consacre un zèle scandaleux à conquérir, dans la meilleure société, le rang le plus honorable. D’ailleurs, il lui faut pour cela épouser une vieille veuve, assommer, jeter à l’eau son rival, puis le tirer de l’eau et chaparder une médaille de sauvetage. Nul préjugé ne l’entrave. Il est sûr de lui, sûr de son triomphe. Il mérite la corde et gagne la timbale. Tout lui réussit. Et, finalement, capitaine de la garde civique, amant de la colonelle, assez riche, propriétaire, il n’a rien à se refuser, en fait d’ambitions, de cupidités et de désirs. Ce type d’un ignoble parvenu, M. Glesener l’a tracé magnifiquement. Il l’a doté d’une extraordinaire gloutonnerie à vivre et à jouir, et d’une habileté, d’une prudence à toute épreuve. Dédaigneux de la morale et respectueux de la puissance, Honoré est une canaille, mais déférante et le contraire d’un émeutier. L’État n’a rien à redouter de lui ; même, les choses pourront tourner de telle sorte que la Cité soit fière de lui : ne sera-t-il pas orateur, quelque jour, et, très cossu, ayant à conserver une situation très avantageuse, ne s’établir a-t-il pas conservateur ou, du moins, l’un de ces révolutionnaires opulens qui sont les plus fermes soutiens de l’État. Ce roman n’est pas, comme l’Histoire de M. Aristide Truffaut, l’indulgente peinture de la vie niaise, ridicule et anodine, mais une satire, et assez cinglante.

M. Glesener, dans ses trois romans, a montré les ressources d’un talent très varié, d’un talent réfléchi, volontaire, et qui hésite encore à choisir son genre, voire ses doctrines. Son œuvre témoigne d’une inquiétude assez belle. Comment cette œuvre s’épanouira-t-elle ? Je n’essaye pas de le prédire. Elle a poussé, dans plusieurs directions, de fortes ramures. Elle est robuste, pleine de sève. Ce qui lui manque de décision lui viendra, je ne sais d’où, d’elle-même ou de favorables hasards. Elle s’épanouira.

En lisant les écrivains belges de cette époque-ci, j’ai constamment l’impression d’un art très abondant et original, qui n’est pas loin d’aboutir à sa perfection, qui demeure en deçà. Pour lui donner le dernier élan, que lui faut-il ?… Ce qu’il fallait à l’âme belge, pour qu’elle obtînt la pleine conscience de sa vitalité, qui va florir, les souffrances et l’héroïsme le lui auront donné ; car la littérature est l’un des signes par lesquels une patrie atteste son orgueil.


ANDRE BEAUNIER.

  1. « Chronique d’un petit pays, » Monsieur Honoré (Association des écrivains belges). Du même auteur, Histoire de M. Aristide Truffaut, artiste découpeur (Mercure de France) ; et Le cœur de François Rémy (Juven).