Revue littéraire - Un Voyage

La bibliothèque libre.
Revue littéraire - Un Voyage
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 24 (p. 137-148).
REVUE LITTÉRAIRE

UN VOYAGE[1]

Pendant le Siège, Barbey d’Aurevilly demeurait, assez haut sous les toits, dans un des quartiers de Paris où le bombardement sévissait le plus fort. Ses amis tâchaient de le faire déménager, et n’y parvenaient pas. « Jamais ! répondait-il ; jamais on ne me verra bouger à cause des Prussiens ! » Charles Chincholle, un jour alla le voir… C’est lui, Chincholle, qui me l’a raconté jadis ; et l’histoire est vraie : Chincholle ne l’eût pas inventée. Il supplia Barbey de ne pas pousser plus loin son imprudence. Mais Barbey, hautain, cambré : « Non, monsieur, non ! Je ne fuirai pas devant ces gens-là !… » Et il montrait à Chincholle ses feuillets où l’encre séchait à peine : « Tenez ! Et je lui dis son fait, à leur Goethe !… » Il écrivait, sous le bombardement, son essai sur Gœthe, où leur Goethe est bien dénigré. Il se vengeait ainsi, de son mieux, avec une belle arrogance.

Cette anecdote, qui me plut d’abord, m’enchante aujourd’hui. J’adore la colère soigneuse avec laquelle un grand lettré se nettoyait l’esprit de toute intrusion germanique, tandis que le sol de France était envahi. Nos soldats luttaient désespérément ; lui, Barbey, écartait l’afflux de la pensée ennemie. Il avait choisi l’adversaire le plus prestigieux et, quant à lui, sans peur, sans ménagement, il combattait avec ses fines armes françaises de moquerie, de claire invective et de raison brillante. Certes, il n’était ni impartial inexactement juste, dans sa polémique. Aussi bien, malheur à qui, en de tels momens passés ou présens, garderait sa tranquillité d’opinion !

Je viens de lire Un voyage, par Jacque Vontade. Ce voyage nous mène en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Italie : en Allemagne surtout ; c’est là que nous nous attardons, avec un sentiment de curiosité ardente et douloureuse. Jacque Vontade a écrit ce livre il y a quelques mois et l’a publié peu de semaines avant la guerre. Elle, — car l’auteur est une femme et, sur la couverture du volume, ajoute au pseudonyme de Vontade cette autre signature, « Fœmina, » qu’on a vue au bas de maintes chroniques très attachantes, — elle ne savait pas, et nous pareillement nous ne savions pas que les plus légitimes colères devaient bientôt modifier nos jugemens : les fausser ? non ; les éclairer. Jacque Vontade, avant la guerre, ne haïssait pas l’Allemagne. Du moins, si elle conservait, comme tout digne Français, l’ancienne rancune, elle déplorait les motifs de la durable inimitié. Toute frissonnante, elle se détournait au passage des régimens prussiens, se bouchait les oreilles quand défilait la musique des fifres ; mais aussi elle célébrait « l’âme profonde, l’âme religieuse de l’Allemagne chantante et fleurie. » Et elle disait : « J’aime l’Allemagne. Chaque fois que j’y reviens, j’ai un regret plus fort en songeant à l’infranchissable fossé qui nous sépare d’elle. Peut-être faudra-t-il des siècles pour le combler. Alors on verra quelle perte de temps et de force nous avons faite, elle et nous, en demeurant hostiles. Nous travaillerions si bien ensemble ! Pourquoi a-t-elle ouvert cette blessure par où le sang du cœur français coule toujours ? » Ces illusions qu’elle nourrissait, Jacque Vontade n’a pu les garder ; car elle se demandait combien de siècles il faudrait pour combler le fossé : quelques semaines ont fait du fossé un abîme. Et, si j’ai cité ces lignes de naguère, c’est afin qu’on voie que, son image de l’Allemagne, Jacque Vontade ne l’a pas dessinée et peinte avec antipathie. Elle l’a dessinée et peinte avec beaucoup de talent, comme avec beaucoup de bonne foi. Maintenant, regardons l’image ; nous admirons l’art de Jacque Vontade : le modèle nous est un objet de répulsion. Cela, l’auteur ne le voulait pas ; mais une lumière nouvelle a changé l’aspect des choses, une lumière d’éblouissante vérité.

D’ailleurs, ce livre n’est pas une étude complète de l’Allemagne. Jacque Vontade voyageait et, au jour le jour, notait son émoi, ses remarques, ses méditations. Elle se promenait à l’ombre des amples forêts, visitait les monumens et les musées, lisait ou relisait là-bas l’œuvre des écrivains et ornait d’un commentaire ingénieux ses journées de tourisme. Elle ne consultait pas les statistiques, ne menait point une enquête et ne prétendait point à conclure. Lorsque le jeune Gabriel Monod, sortant de l’École normale, partit pour l’Italie, Taine l’interrogea : « Quelles idées allez-vous vérifier ?… » Jacque Vontade ne partit point pour l’Allemagne avec des idées à vérifier, ni seulement avec une méthode rigoureuse d’information. Ce qu’elle nous enseigne, au retour, elle l’a vu, sans le chercher, presque par hasard. Mais elle a de bons yeux, et très intelligens, une sensibilité particulièrement fine, le don de ne jamais languir en état d’indifférence. Que de passion, même ! Un zèle incomparable et, ajoutons, une invention verbale très heureuse, pour suffire à un tel entrain d’une riche pensée.

C’est, je crois, à Weimar que Jacque Vontade éprouva son plus vif plaisir. Elle rêva dans les « maisons sacrées : » celle de Goethe, celle de Schiller, et celle de Herder, et celle de Nietzsche. Voilà le pèlerinage que nous n’avons plus envie de faire. Éprouvons-nous quelque regret ?… Les personnes à qui M. de Goethe, ministre de Saxe-Weimar, est le plus précieux ont la ressource de le considérer comme un splendide exemplaire de l’humanité, comme un héros intellectuel, bien détaché de son pays natal et qui aimait tant l’Italie !… Car il disait : « Voir l’Italie était une soif qui me dévorait. » Et il disait encore : « Si je n’étais venu en Italie, je crois que j’aurais perdu la raison. » Et puis : « Je regarde comme mon second jour de naissance et l’époque réelle d’une seconde vie le jour où je suis entré à Rome… » Allons, c’est bien ! Et l’art gothique de sa vieille Allemagne, il le méprise pas mal : « Les pauvres saints juchés les uns sur les autres dans de mauvaises niches, les colonnes en tuyaux de pipe, les petits clochers pointus, grâce à Dieu, j’ai dit un éternel adieu à tous ces objets !… » Pour les Gœthiens les plus impénitens, il y a là un alibi : sans doute se loueront-ils de posséder quelques argumens pour déclarer « leur Goethe » peu Allemand. Mais il l’était : je ne tiens pas beaucoup à lui. A Schiller, pas du tout ! Celui-là, qui vous a combiné une Jeanne d’Arc amoureuse d’un bel Anglais, je ne le regrette pas. Jacque Vontade, cependant, nous le montre comme un très honnête homme et qui avait le goût naturel du sublime. Oui ! et son idée du sublime, infiniment respectable, je l’avoue, n’était pas exempte de toute niaiserie. Quel citoyen de l’univers ! Il s’écriait : « C’est un pauvre but qu’écrire pour une nation. Un esprit philosophe ne peut pas supporter de telles limites… » Schiller ne se contente même pas d’écrire pour mie grande nation, pour la plus grande des nations. Qu’est-ce qu’une nation ? Il répond : un fragment. Ce fragment ne lui « échauffe » pas l’esprit. Et il réclame « l’espèce humaine. » Il réclame, en outre, l’éternité ; il blâme un artiste qui, tout simplement, serait de son temps et de son pays. Alors, Schiller vous montre des personnages qui sont des types d’humanité bien générale, des personnages grandioses et, si je ne me trompe, insignifians. Il avait peur de les caractériser et, ainsi, de les diminuer. Bref, son Moor le brigand, son terrible Philippe II, son fade Don Carlos, ce n’est plus rien. Si j’ai tort, tant pis : je ne regrette Schiller aucunement. Je me passerai de Herder : en vérité, je m’en passais déjà !… Sur la maison de ce philosophe, on a posé une plaque où je n’irai pas lire : « Ici vécut, travailla, mourut Herder. » Paisible existence ; mais le bonhomme avait un caractère détestable et ne dérageait pas. Jacque Vontade, qui trace de lui un très amusant portrait, assure, et Goethe l’a dit aussi, que cette mauvaise humeur venait à Herder de ses yeux : une perpétuelle ophtalmie, et des opérations, et des souffrances. H. refusait de l’avouer et se vengeait sur son prochain de sa douleur. Il taquinait tout le monde ; il taquinait Gœthe, lui empruntait de l’argent et, au moment de payer sa dette, raillait le prêteur, lui donnait des surnoms ridicules. Gœthe n’admettait point ces plaisanteries. Ah ! qu’ils se chamaillent entre eux !…

Mais enfin, voilà les grands hommes de la pensée allemande, réunis et commémorés à Weimar. Ne les disputons pas à l’Allemagne. Elle est fière d’eux ; et nous n’avons pas besoin d’eux.

Au surplus, si l’on y songe, la fierté de l’Allemagne, touchant ses Gœthe, Schiller et Herder, est honorable. Notons pourtant que ces grands hommes ne semblent pas avoir exercé une influence profonde sur la nation qui les glorifie et qui transforme leurs « maisons sacrées » en musées. On me dira que je badine et que ce n’est point à la guerre et dans une invasion de soldats que se manifeste l’énergie mentale de deux poètes et d’un philosophe. Pourquoi ? Les poètes et les philosophes ont un rôle magnifique, dans l’histoire : ils ne sont pas uniquement des inventeurs de rythmes et de systèmes ; ils ont à civiliser les nations. Eh bien ! nous ne voyons pas du tout que ses Gœthe, Schiller et Herder aient civilisé l’Allemagne : nous ne voyons pas qu’on ait civilisé les masses allemandes. Or, il faudrait avoir la vue encore plus défectueuse que ne l’eut jamais Herder pour ne distinguer point, dans cette guerre, dans la vaillance délibérée de nos troupes et dans la très lucide volonté de nos chefs, le clair génie de la France, tel qu’ont puissamment contribué à le former nos Corneille et nos Descartes. Ne devons-nous pas, en quelque mesure, à nos poètes et à nos philosophes cette discipline du cœur et de l’esprit, cette logique de l’effort qui nous sauve et qui nous sauvera ? Certes, oui ! Je vois en plein, dans cette guerre, du Corneille et du Descartes ; je n’y aperçois ni du Gœthe, ni du Schiller, ni du Herder.

Du Nietzsche ? Sans nul doute.

Continuant la visite des « maisons sacrées, » Jacque Vontade a pénétré dans la demeure « fleurie, aimable, gaie et si tragique » où Frédéric Nietzsche « acheva son mauvais rêve et, doucement, s’endormit. » Celui-là, je ne dis pas qu’on ne sente pas son influence vive sur l’Allemagne qui s’est montrée à nous ; celui-là, sinon l’inventeur, au moins le plus célèbre bénéficiaire du surhomme philosophique et pratique ; celui-là, le théoricien de la mégalomanie ! Nous avons eu des Nietzschéens, à Paris, et des Nietzschéennes, les uns et les autres fort empressés à vivre leur vie, les uns des apaches et, les autres, de petites femmes dénuées de patience. La doctrine plut, un peu de temps, par les commodités quelle fournissait à des instincts ou à des velléités souvent ignobles. Du reste, ces divers Nietzschéens et Nietzschéennes abusaient de leur maître. Un philosophe n’est pas responsable précisément de tous ses disciples. Néanmoins, la valeur d’une éthique se révèle aux fruits qu’elle porte : et les fruits du nietzschéisme sont malsains. Et Nietzsche mourut fou. Cette folie, ce n’est point un accident qui soit tardivement arrivé à l’auteur de Zarathoustra : cette folie entache tout le nietzschéisme ; et qu’est-ce que le nietzschéisme, sinon l’exaltation poétique d’une démence ? Les Flagellans et autres sectaires qui jadis, partis de Cologne, propagèrent au Nord et à l’Ouest leur frénésie, l’avaient tirée des livres d’un métaphysicien, maître Eckart. La frénésie des Flagellans n’est pas imputable à ce penseur ingénieux. Mais l’absurdité nietzschéenne réside premièrement dans le nietzschéisme.

Jacque Vontade fut admise à feuilleter les volumes que Nietzsche avait autour de lui quand il mourut. « Parmi les livres français, il s’en trouve de Jules Lemaître ; ils ont été lus et relus et sont surchargés de coups de crayon, geste d’assentiment… » Je n’en sais rien… « geste d’assentiment qui dit si bien le plaisir des fraternités spirituelles. Et j’ai joui avec orgueil de savoir, comme s’il me le disait, que Nietzsche admirait l’esprit de France dans le plus subtil des esprits français et qu’il en avait aimé et senti la grâce, la souplesse, le tranchant vif et la pointe pénétrante et forte… » Eh ! je ne sais pas si, parmi les livres que Jules Lemaître gardait à portée de sa main, l’on trouverait du Nietzsche ; si l’on en trouvait, je ne sais pas si les feuillets seraient coupés jusqu’aux dernières pages ; si l’on y trouvait, aux marges, des coups de crayon, je suis sûr qu’ils ne marqueraient pas l’assentiment. Et enfin, la fraternité spirituelle d’un Jules Lemaître et de Nietzsche, je la nie. Il n’est pas de fraternité spirituelle entre « le plus subtil esprit français, » — le plus sincère et le plus réfléchi, le plus naturellement délicieux, — et ce « Sur-Boche », si j’ose m’exprimer ainsi. Non ! et la toquade nietzschéenne, avec ses beaux dehors de poésie, put un instant séduire ou amuser nos idéologues : elle n’a point touché les âmes françaises. Il y a, entre ce pédantisme lyrique et nous, une antipathie essentielle.

Mais, entre le nietzschéisme et l’âme allemande, l’âme de l’Allemagne nouvelle, n’y a-t-il point un accord profond ? Jacque Vontade ne pose pas ce problème. Cependant, lisons le chapitre où Jacque Vontade raconte ses promenades berlinoises. Elle suit, au Thiergarten, cette Allée de la Victoire où l’Empereur a fait dresser les monumens de trente-deux héros qu’il a « découverts dans sa famille : » tous jolis garçons et qui, par leur attitude, prouvent que très anciennement les Hohenzollern devinaient l’avenir, leur royauté prussienne, l’hégémonie de la Prusse en Allemagne et, quoi encore ? l’universelle hégémonie de l’Allemagne. Dans l’Allée de la Victoire, chemine un loqueteux. « Il a une cravate tordue et dénouée, un col déboutonné, une figure d’un jaune vilain, où les yeux chavirent. Il s’approche d’un groupe, salue profondément. Personne ne lui répond. Il va plus loin, salue encore, puis s’arrête et, d’une voix âpre qui parfois se casse péniblement, il prononce un discours, frappe sa poitrine à grands coups de poings. Il s’interrompt, rit aux éclats, prend un air insulté, se remet en marche… » C’est un fou : on ne le regarde seulement pas. Après cela, Jacque Vontade va au jardin zoologique. En revenant, elle monte dans le tramway. Un jeune homme bientôt la suit ; et « il tombe sur la banquette, comme en défaillance. » Il ne s’évanouit pas. Il a des mouvemens convulsifs. « Il murmure tout bas des paroles rapides… Il agite les pieds et les mains comme un enfant nerveux. Ses cheveux secs ressemblent à ceux qu’on retrouve dans les tombes. Ses yeux, qui luisent d’une manière insupportable, deviennent fixes. Il semble écarter quelque chose de son front, regarde dans sa main, s’étonne de n’y rien voir. Soudain, il se lève, bouscule les gens, saute du tramway, s’éloigne, faisant des signes, appelant quelqu’un. Mais il n’y a personne ; la rue est vide. Encore un fou !… » On ne le regarde pas plus que l’autre. Jacque Vontade se demande si peut-être il n’y a pas, en Allemagne, tant de fous qu’on renonce à les enfermer et que même on ne les remarque plus. Elle écarte cette pensée, très poliment, et s’efforce de croire que, par hasard, elle a rencontré les deux seuls fous de Berlin. Puis, le même jour, dans une foule du dimanche, elle dénombre une quantité de laideurs, des arrondis par la tuberculose, épaules déjetées, colonnes vertébrales déviées, des coxalgies, des visages malsains, — « pauvres visages où s’inscrivent les grandes tares nerveuses des ascendans, les signes de l’hérédité épileptique : » un « effarant cauchemar. » Ces promeneurs dominicaux n’ont pas l’air innocent, mais « un air de hâte et d’avidité. » Ils donnent « l’idée de gens résolus à jouir sans attendre, à s’amuser constamment, violemment, à faire de l’effet, de gens enfin qu’une force irrésistible débride et pousse à toute vitesse vers les extrémités du plaisir, de la vanité, et vers l’argent… » Je le répète, que Jacque Vontade a écrit ces pages avant la guerre et formulé ce diagnostic avant la terrible manifestation de pareils symptômes, décuplés par la fureur militaire. Alors, Jacque Vontade, un peu inquiète de ce qu’elle avait cru entrevoir, écartait le soupçon qui la hantait. Non, non, se disait-elle, je me trompe : les Berlinois sont des gens graves, sages et bien portans, moraux, tranquilles et avisés ; « si j’ai, en un temps très court, aperçu ces deux fous, ce nombre d’épileptiques, toutes ces personnes impossibles à identifier et dont l’expression, alternativement morne et surexcitée, avouait d’obscurs et forts appétits, c’est par hasard, un de ces hasards dépourvus de sens, mais qui jettent l’esprit dans une grande confusion… » Jacque Vontade n’osait pas conclure à la folie de l’Allemagne, à la mégalomanie concupiscente de l’Allemagne. Et, moi non plus, je n’ose pas. Mais enfin, cette mauvaise santé mentale de l’Allemagne, ne l’avons-nous pas vue ? Leur Guillaume II, c’est bien un surhomme, il me semble. Il n’a ni scrupules ni préjugés : il a de l’éloquence et, en paroles, de grandes facilités triomphales. Cette guerre qu’il a voulue était de qualité nietzschéenne, par son absurdité dangereuse ; le plan de la campagne fut la plus étonnante preuve d’un orgueil morbide. Or, ce mégalomane, tout son empire le suivait : tout son empire, atteint de mégalomanie. En fait de nietzschéisme populaire, quoi de mieux et de plus patent que les atrocités commises, en Belgique et dans le nord de la France, par les hordes germaines, affamées et assoiffées et tout échauffées de luxure ? Il m’importe assez peu de savoir si l’auteur de Zarathoustra eût approuvé les crimes de ces barbares. Jamais une philosophie ne se propage dans les multitudes sans s’y avilir ; et, condamnée peut-être par Nietzsche, la ruée d’outre-Rhin fut pourtant une aventure nietzschéenne.

Oui, leur philosophe et leur poète, c’est Nietzsche le fou.

Jadis, il y eut en Europe une espèce d’amitié sentimentale pour ces bons Allemands d’une bonne Allemagne, très simple et vertueuse, aimable et patriarcale, douce gardienne des mœurs d’un autre âge. Cette Allemagne emmitouflée de bonhomie a-t-elle disparu ? Probablement. Ou bien, a-t-elle existé ailleurs que dans la molle imagination de ses panégyristes ? En reste-t-il au moins des traces ? Oui ; et Jacque Vontade les a retrouvées. « L’Allemagne ancienne (dit Jacque Vontade) aimait les petites constructions. A part les églises, ses édifices publics étaient ordinairement de moyenne grandeur. Dans tout ce qui reste d’elle, on aperçoit l’attachement aux coutumes locales, le sens de la petite patrie, l’amour jaloux de la ville, un puissant esprit régional. Les chambres étroites, les plafonds bas de ses vieilles maisons convenaient aux existences closes, discrètes, contenues par les devoirs modestes, ornées de sentimens recueillis et graves. Là-dedans, on craignait Dieu et le père de famille, on ne connaissait guère l’ambition, le besoin de nouveauté, le souci de ce qui se passe au loin. On recommençait ce que d’autres avant vous avaient fait ; les âmes se resserraient autour de quelques certitudes, réchauffantes comme le poêle autour duquel l’hiver tous se pressaient. Jusque dans les palais que, pour imiter Versailles, les princes allemands construisirent ou décorèrent au XVIIIe siècle, jusqu’en ces demeures, charmantes toutes, et quelquefois d’une délicieuse élégance, ce n’est pas la magnificence qui frappe, mais je ne sais quelle gentillesse familière… Lorsqu’on erre dans ces chambres peintes, sculptées, dorées, où noircissent les miroirs qui reflétaient leur joie, un peu d’attention suffit pour atteindre, à travers ce luxe emprunté, la véritable âme allemande, éprise d’amusemens simples, d’intimité libre ; pensive et gaie, apte mieux qu’aucune autre à sentir et à dégager la poésie des humbles choses… » Jolie page, et d’un charmant coloris I Mais, la « véritable âme allemande, » nous l’avons vue : ce n’est pas cela. « L’âme d’autrefois, » ajoute Jacque Vontade. Ainsi la véritable âme allemande, c’est une âme d’autrefois. Et l’âme d’aujourd’hui ?…

L’âme ancienne de l’Allemagne, Jacque Vontade l’a rencontrée dans les petites rues de Cologne. Puis, elle l’a rencontrée encore dans la vieille ville d’Erfurt. Il y a là, près de l’église, une place qui ressemble à une estampe du temps passé… « Elle parle de choses familières, douces, et môle à votre âme une bonne petite âme, enfantine par momens, à d’autres vieillotte. Et l’on voit les grandes neiges gaies, avec leurs jeux, la course par les rues noires, la lanterne balancée au bout du bras, l’arbre de Noël piqué de petites bougies ; on entend le craquement sec et amical des noix, le cantique chanté en chœur. On se souvient de la famille rassemblée autour du poêle ; un père un peu redoutable, une grand’mère bénévole. Et puis ce sont, au printemps, les longues promenades des longues fiançailles. On marche sans parler, se tenant à la taille et pensant à des fleurs, à la lune qui se lève, à rien, avec un bonheur délicieux et patient. Sur la belle place, toute l’ancienne vie allemande ressuscite et circule avec vous, gaie et recueillie, économe, prudente, pénétrée d’un goût du devoir qui parait de grave beauté les moindres actes. La vie du temps où, en Allemagne, on savait, et mieux qu’ailleurs, que l’homme ne vit pas seulement de pain. » Ce temps est aboli, sans doute ?…

Quand Jacque Vontade peint de ces couleurs discrètes le paysage de la vie allemande, elle ne manque pas de noter que voilà des souvenirs et, si l’on veut, l’évocation d’une époque périmée. Puis, auprès de ces grâces si précieuses dans le demi-jour de l’imagination très complaisante, elle signale avec une impitoyable justesse les réalités d’aujourd’hui. Dur contraste ! C’est, à Cologne, dès l’arrivée, le pont formidable qui enjambe le Rhin ; à l’entrée du pont, les deux empereurs, droits sur leurs chevaux, gardent le fleuve. Pont gigantesque, pont colossal ! Et c’est, dans les moindres villes) allemandes, jusque dans celles où l’on retrouve le mieux les bribes du passé, partout, du colossal, des ponts imités de Cologne et, d’habitude, trop immenses pour la rivière qu’ils traversent, des monumens démesurés, des bureaux de poste qui vous ont des airs de cathédrales, des Bismarcks gros comme des montagnes. Lorsqu’il s’agit de peindre l’ancienne vie allemande, les mots se font petits, modestes et intimes : la nouvelle vie allemande, colossaux.

Jacque Vontade préfère, en Allemagne, l’âme d’autrefois à l’âme d’aujourd’hui. Et, l’âme d’autrefois, elle l’appelle aussi la véritable âme allemande. Pourquoi véritable, l’ancienne, celle que nous serions tentés d’aimer, et non celle d’aujourd’hui, celle que nous haïssons ? Reprocherons-nous à Jacque Vontade, ici, trop de bienveillance ? Peut-être ; mais non sans indiquer une fois de plus que son livre est de quelques semaines antérieur à nos plus récentes rancunes comme à nos informations les plus poignantes. Et s’est-elle trompée ? Je l’ignore. Admettons sans chicane qu’autrefois l’âme allemande ait mérité cette benoîte sympathie que Jacque Vontade ne fut pas seule à lui accorder. Mais alors, quelle maladie a donc pris cette âme allemande et l’a toute dénaturée ? Ainsi formulée, la question sera vite résolue, à la lumière des événemens : cette maladie, c’est la crise de nietzschéisme que je disais ; nietzschéisme ou mégalomanie, folie.

Je m’en rapporte au livre de Jacque Vontade : tous les signes de cette folie, en Allemagne, sont d’hier et d’aujourd’hui. La maladie ne date pas de loin. Ce sont les monumens les plus neufs qui ont ces dimensions colossales ; c’est la nouvelle vie allemande qui révèle une frénésie détestable, et non la sagesse d’un Goethe, mais la démence d’un Nietzsche.

Les résultats, Jacque Vontade, si peu disposée à dénigrer l’Allemagne, ne les dissimule point. Que de laideur accumulée en un petit nombre d’années ! Toutes les villes allemandes, un art abominable les entache de luxe dérisoire et de monstruosité rutilante, un art de nègres vaniteux et tourmentés de pédantisme. La merveille du genre, c’est, auprès de Ratisbonne, la Walhalla ou temple de l’honneur. Ce monument, déclare Bœdecker, « produit un effet surprenant, quelque idée qu’on s’en soit faite d’avance. » La Walhalla : un temple grec. Une espèce de temple grec, une manière de Parthénon : car il fallait annexer Phidias. Un Parthénon « pareil à du carton. » Là-dedans, Freya, Thor et Odin ; là-dedans, la grosse tête mécontente de Bismarck ; et des Walkyries que le sculpteur Schwanthaler a pourvues de nez grecs. Et cette Walhalla est comique : une forte cocasserie, involontaire et si prétentieuse ! Ailleurs et partout en Allemagne, une extraordinaire profusion décorative. Tout cela, en toc, en « substance agglomérée, » cimens gris et mornes : « A Berlin, dit Jacque Vontade, on a volontiers confiance en l’éternelle cohésion des choses agglomérées ; » cimens et confédérations, ô Berlinois, se détraquent et ne valent ni la pierre vive, ni les authentiques nations !…

L’art allemand, veut-on le voir dans les musées ? Il n’est pas de ville allemande qui ne possède son musée. Un riche musée, et qu’on a bâti, qu’on meuble prestement. Toutes les grandes écoles de peinture et de sculpture y sont représentées. Les noms illustres y foisonnent, depuis les rares primitifs jusqu’aux plus extravagans cubistes. Les primitifs, on les tient des ancêtres, car l’ancienne Allemagne a eu ses maîtres admirables. Les cubistes, on les achète à peu de frais : et l’on s’attend que ça devienne une affaire d’or ; sait-on jamais ? Ce qui manquerait à la collection pour qu’elle fût complète et instructive, les Italiens de la Renaissance, les Hollandais, Flamands et Français de la plus belle époque, eh bien ! l’on s’en procure des échantillons en moins de temps et à meilleur compte que chez nous. On a des faux : et voilà tout. Les faux abondent, dans les plus glorieuses galeries allemandes. Qu’importe ? Les tableaux sont frelatés ; mais, au moins, les étiquettes sont flatteuses : Carpaccio, Titien… Le Carpaccio et le Titien, le même artiste les a perpétrés : quel habile garçon ! Et on le décorerait, plutôt que de le blâmer. Berlin, capitale de l’Empire, se devait d’avoir un musée sans lacunes ; les énergiques et rapides Berlinois ont fait leurs commandes. Et quelle joie, le jour que M. Bode, savant directeur de ce musée, acheta une tête de cire qu’il attribua, sans délai, à Léonard de Vinci ! A Léonard de Vinci, pourquoi ? D’abord, la tête souriait ; et chacun sait que les têtes souriantes sont de Léonard de Vinci. En outre, et principalement, ne convenait-il pas à la gloire de l’Empire que le musée de Berlin possédât une œuvre de Léonard de Vinci sculpteur, trésor unique ?… M. Bode avait payé sa fameuse tête de cire cent mille francs. C’est pour rien ! Mais il se, trouva que « le chef-d’œuvre du XVe siècle était bourré de journaux anglais auxquels la majeure partie du public ne voulut pas admettre que Léonard fût abonné. » Fâcheuse aventure ? Pas du tout ! On se garda bien de jeter au ruisseau ou même de loger au grenier cette cire malencontreuse. On la laissa en belle place, au milieu d’une salle qui est au milieu du musée. On ne toucha point à l’étiquette : Léonard de Vinci, buste de femme en cire colorée. « M. Bode est fier ; tout le monde est content. Et voilà la grande manière !… » Quand on sut à n’en pas douter que le savant M. Bode avait été la dupe d’un malin, personne ne se fâcha. L’on détesta seulement les critiques indisciplinés qui, surtout à l’étranger, divulguaient la fraude : des envieux ! On les méprisa, on refusa de les entendre ; et l’on se félicita d’une aubaine excellente. Il paraît que l’Empereur, informé, ne sourcilla point ; il déclara : « C’est une erreur qui coûte cent mille francs. Qu’importe ? M. Bode nous a enseigné tant de choses, et qui valent plus de cent mille francs. » Jacque Vontade trouve ce mot « noble et charmant. » Jacque Vontade, à ce propos, ne craint pas de comparer Guillaume II et Louis XIV, qui, recevant Villeroi après la défaite de Ramillies, l’embrassa et s’occupa de le consoler affectueusement. Jacque Vontade écrit enfin : « Guillaume II a montré en plus d’une occasion qu’il avait cette sorte d’élégance au degré suprême… » Mais, depuis lors, Guillaume II a montré, en plus d’une occasion, que le faux n’était pas pour lui déplaire et qu’il n’avait aucune horreur du mensonge. Soyons sûrs qu’avec son digne peuple berlinois il se félicita de posséder, dans son musée impérial, un buste en cire, même bourré de journaux anglais, un buste en cire de Léonard et qu’il estima M. Bode, oui, comme le plus grand acheteur d’objets d’art de la plus grande Allemagne.

Ce goût du frelaté n’est-il point un symptôme ? Et, ne fût-ce que dans ces colossaux musées d’Allemagne, ne reconnaissons-nous pas le véritable caractère du nouveau peuple allemand ? Ce peuple est un parvenu. La fureur avec laquelle il a voulu montrer son opulence, dépenser de l’argent et montrer qu’il le dépensait, le zèle maladroit avec lequel il s’est hâté de construire, de déployer son faste et de multiplier autour de lui le clinquant, tout cela, autant de signes de la dépravation spirituelle que produit, chez les vaniteux, un trop soudain enrichissement. Et nous avons, nous, notre Bourgeois gentilhomme : lisible personnage, mais anodin, de qui l’on se moque, mais qui n’excite pas l’horreur ou le dégoût. L’enrichissement germanique s’est exalté d’une autre sorte, avec une insolence détestable et avec une immonde brutalité. Ce parvenu libidineux et féroce est nietzschéen.

L’ancienne Allemagne qui obtint les indulgentes et les tendres sympathies de l’Europe, la petite Allemagne pieuse et casanière, on se la rappelle encore : elle n’est pas anéantie depuis longtemps. La promptitude de la transformation donne la clef de cet immense et prodigieux phénomène. Ce peuple avait grandi trop vite, et plus vite que ne le permettent les ressources de la nature humaine, les lois d’une croissance normale et saine. Ce peuple n’avait pas eu son adolescence lente et, à l’âge des modifications physiques et morales, il a pris des vices, contracté des manies et attrapé des tares irrémédiables. Ou bien, pour emprunter un mot de M. Paul Bourget, ce peuple n’a pas suivi, dans son développement, toutes ses étapes, l’une après l’autre. La vérité psychologique, si importante, que le roman de l’Etape a formulée ne s’applique pas seulement à l’histoire des individus et des familles, mais aux collectivités plus vastes, et aux nations. Les nations, de même que les individus, ont leur âme, leur corps, leur tempérament ; et il leur faut une hygiène, comme une éthique ; elles ont leurs maladies, au cours desquelles se manifeste la qualité authentique de leur nature, excellente ou abjecte, leurs maladies graves ou non, quelquefois mortelles. Si l’Allemagne meurt de nietzschéisme révoltant, qui donc y aura-t-il pour la regretter ? On la traitera selon ses maximes : son Nietzsche blâme la pitié.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Un voyage (Belgique, Hollande, Allemagne, Italie), par Jacque Vontade Fœmina, Grasset, éditeur.