Revue littéraire - Un grand poète Louis XIII : Saint-Amant
On l’appelle « le bon gros Saint-Amant. » C’est le nom que lui donne encore son plus fervent admirateur, M. Pierre Varenne, qui réclamait, pour le poète du Contemplateur et de Moïse, le bronze ou le marbre en sa patrie de Rouen, et qui vient de lui consacrer une assez charmante notice. Etait-il bon ? je n’en sais rien. Gros, ce n’est pas douteux : car il a plaisanté lui-même, et plus d’une fois, de sa « bedaine » et du reste aussi de sa grasse personne. Il s’intitule volontiers « le bon, gros Saint-Amant. » Seulement, ces mots, qui sont agréables à l’oreille et, en quelque manière, à l’esprit, deviennent tout le portrait de ce poète, un portrait qui n’est pas juste. On se figure un joyeux garçon, toujours à boire, à folâtrer, qui trouve sa verve dans les pots et, du cabaret, du mauvais lieu, vous rapporte des truandailles : un farceur à la trogne illuminée, qui chante sans presque y songer et, par hasard, qui chante bien : le bon gros, le voilà. Saint-Amant, c’est tout un autre homme.
Il s’appelait Marc-Antoine Gérard ; et, Saint-Amant, ce dut être un surnom, comme jadis on en donnait à chacun des porteurs d’un même nom : mais volontiers il fut ensuite Marc-Antoine de Gérard, écuyer, sieur de Saint-Amant. Sa noblesse n’était que « bien peu de chose, » dit Tallemant, bourgeois opulent qui avait lui-même choisi ses Réaux. Il naquit à Rouen, l’année que le roi Henri entra dans Paris ; et il eut seize ans à l’avènement de Louis XIII. Son père, un marin ; l’on ajoute « un marchand habile et fortuné, mâtiné de corsaire » et « quelque peu pirate : » c’est possible, mais on l’invente. Saint-Amant, lui, se borne à raconter que, durant vingt-deux années, son père commanda une escadre des vaisseaux d’Elisabeth, reine d’Angleterre, et fut, trois années entières, prisonnier dans la Tour-Noire, à Constantinople. Toute la famille Gérard courut les aventures de mer. Un des oncles de Marc-Antoine « gémit longtemps sous les cruelles chaînes des Turcs ; » deux de ses cousins germains moururent à guerroyer fort loin contre ces infidèles. Il avait deux frères, plus jeunes que lui. Tous deux, « poussés de la belle curiosité de voir le monde et de la noble ambition d’acquérir de la gloire, » s’en allèrent. Un vaisseau français les conduisait aux Indes orientales ; mais, sur la Mer-Rouge, il rencontra un vaisseau malabare qui revenait de la Mecque. Il y eut abordage et combat. Guillaume Gérard fut tué ; Salomon, le cadet, fut renversé d’un coup de pique dans la nier et, tout blessé qu’il était, se sauva plus d’une lieue à la nage. Salomon, cent périls éludés, servit dans le cavalerie de Mansfeld, puis eut la qualité de cornette colonelle d’un régiment français sous Gustave-Adolphe, puis commanda l’un des vaisseaux de Louis le Juste, puis, sous le comte de Harcourt, finit ses jours par la main des Turcs en l’île de Candie. Toujours les Turcs ! et Saint-Amant déplore avec orgueil cette « fatalité barbare secrètement affectée à la destruction de sa famille ; » et ce commentaire le tente : « peut-être parce qu’elle porte le nom de ce grand Gérard qui fut célèbre instituteur de ce bel ordre des chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. » Une digne poésie se doit de prêter des intentions à la destinée.
Presque seul de sa lignée hardie, Marc-Antoine mourut dans son lit, tardivement. Mais il n’avait pas été craintif plus que les autres ou moins curieux de la gloire et du monde. Très jeune encore et avant de publier ses premiers vers, il a parcouru l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, les Indes, et Java et Sumatra. Peiresc, passant une journée avec lui en Italie, eut grand plaisir à l’entendre conter ses pérégrinations. En la Jave Majeure, que nous appelons Java, et en la province de Batao, que nous appelons Sumatra, il avait vu « plusieurs de ces animaux qui font un troisième genre entre l’homme et le singe, lesquels ne sont point malfaisans et servent dans les maisons1 à balayer la chambre, allumer le feu et autres ministères dont ils s’acquittent fort ponctuellement avec une grande mansuétude ; » il avait vu « des forêts d’orangers et de citronniers sauvages si grandes que c’était à perdre vue, vers le Tagris, en la côte occidentale d’Afrique. » Et, le Tagris, en la côte occidentale d’Afrique, c’est l’Abyssinie : Arthur Rimbaud, quand il arriva au pays du négus Ménélik, sut-il que le poète des Visions y avait précédé le poète des Illumination ? Mais alors, Rimbaud corrigeait la poésie par le négoce.
Au retour de ses voyages, Saint-Amant s’attache au duc de Retz ; et il est, auprès de ce grand seigneur, en qualité de bel esprit familièrement traité. Ces beaux esprits auprès des grands seigneurs, l’un des biographes de Saint-Amant, Livet, les caractérise un peu vite : a successeurs non titrés des Triboulet et des l’Angély. » De telles considérations républicaines remplacent la vérité. Il suffit de lire une lettre que Saint-Amant, simple poète, adresse à Monseigneur le duc de Retz, pair de France et chevalier des ordres du Roi, en lui dédiant le premier recueil de ses œuvres, pour savoir qu’il n’était pas du tout, à la petite cour de Belle-Isle, un bouffon. Très joliment, il se souvient de l’aventure de Deucalion et de Pirrhe, lesquels se sauvèrent du déluge en gravissant le mont Parnasse, seul épargné par les eaux : « Cela ne fait-il pas voir clairement, Monseigneur, que ceux qui aiment les lettres ne périssent jamais ? » Pirrhe et Deucalion, « ces deux illustres reliques du genre humain, » que les Muses ont garanties de l’universel désastre, sont un avertissement. Et sans doute Saint-Amant ne se flatte pas d’offrir à son protecteur le cadeau de l’immortalité ; mais, somme toute, il s’est laissé dire que ses vers ne mourraient pas avec lui : et, ainsi, « j’aurai peut-être la gloire de vivre avec vous longtemps après que je ne serai plus au monde, si vous avez agréable que le commencement de ce livre soit honoré de votre nom… » Flatteries ? Et fierté ! Le nouveau grand seigneur, le public, a reçu quelquefois de ses beaux esprits d’autres flatteries, et parées de moins de fierté.
A Belle-Isle, le duc de Retz était, en quelque sorte, un souverain, possédant tout le pays autour d’un château fortifié qui défiait jusqu’à une descente des Anglais. Sur la vie qu’une jeunesse très gaillarde y put mener, il y a un témoignage, retrouvé par M. Livet, qui en fait grand cas ; une lettre d’un certain M. Roger, commissaire de la marine à Belle-Isle : « Souvent, le maréchal de Belle-Isle et Saint-Amant montoient sur une vieille crédence où ils avaient une petite table chargée de bouteilles de vin. Là, chacun étant sur sa chaise, ils y faisoient des séances de vingt-quatre heures. Le duc de Retz les venoit voir de temps en temps dans cette attitude. Quelquefois la table, les pots, les verres, les chaises, les buveurs, tout dégringolait de haut en bas… » C’est la seule façon de dégringoler. Et M. Roger conclut : « Saint-Amant étoit un débauché. La nature seule l’avoit fait poète. Le vin lui donnoit de l’enthousiasme… » Cependant, M. Roger note que Saint-Amant composa La Solitude à Belle-Isle : c’est un délicieux poème, où, rêvant tout seul, le poète « s’amuse, — à des discours assez diserts — de son génie avec sa muse ; » c’est un badinage subtil et attentif, tout dépourvu d’ébriété. Au surplus, M. Roger, s’il fut commissaire de la marine à Belle-Isle, Saint-Amant, depuis « plus d’un siècle, » n’y buvait et n’y rimait plus. Il avait, M. Roger, dans sa famille, « de vieux parens, auxquels un de ses ancêtres, sénéchal de l’Ile, ami intime de Saint-Amant, avait transmis ces détails : » il ne faut pas tant de monde, pour colporter des commérages !… La vie de Saint-Amant à Belle-Isle, Saint-Amant lui-même endorme le tableau sans feinte au commencement du Contemplateur. C’est une douce vie de rêverie et de promenade. Il va au bord de la mer et baguenaude ; ou bien, du haut d’une falaise, il regarde voler les oiseaux : le passage d’une colombe le fait songer au déluge, a Noé, au Saint-Esprit. De tels religieux souvenirs, il vient à la philosophie, aux secrets étonnans de la nature, à l’aiguille aimantée qui mène les navigateurs, à la bénignité des (lots qui portent les nids des alcyons. Et, quelquefois, avec ses compagnons illustres, il prend une chaloupe ; et le jeu de pêcher une dorade les divertit. Ou bien, il se cache en quelque abri et, dans un « vénérable livre, » étudie « l’histoire ou la moralité, » qui sont deux choses qu’il ne confond pas. Après cela, il retourne au château, par la grève, quêtant des coquilles et des images. C’est le soir ; il écoute
Le bruit des ailes du silence
Qui vole dans l’obscurité.
Il trouve gaiement couvert mis. A table, il entretient son duc ; et les propos sont délectables, et la chère, et le rire…
Et, pour noyer tout mon souci,
Sur un grand verre je me rue
Où le vin semble rire aussi.
Certes, il boit !… Passé minuit, il se retire et, dans sa chambre, a soin des muses, écrit comment Amour le surmonte ou lui cède ; si la mélancolie le harcèle, il essaye de la charmer par le moyen de son luth et les sons gracieux dissipent son alarme. Ensuite, il est près de dormir et, avant de clore la paupière, lit quelques pages des saints Testamens.
Voilà une journée de Saint-Amant à Belle-Isle. Mais, adressé à messire Philippe de Cospeau, évêque de Nantes, le Contemplateur ne dit pas tout ? Messire Philippe de Cospeau est l’homme de Dieu entre les mains de qui Saint-Amant fit sa conversion : car il était huguenot de naissance et, vers la trentième année, abjura les « infernales hérésies. » Non, ce n’est point à ce digne prélat qu’il dédiera le récit de sa débauche. Il est ailleurs, ce beau récit !… Et, à Belle-Isle, au cabaret dont le maître « a bien raison de se nommer La Plante, — car il gagne son bien par une plante aussi ; » et à Paris, rue du Pas-de-la-Mule, chez la Coiffier, qui vend des gâteaux et du vin, chez la Cormier, rue des Fossés-Saint-Germain-l’Auxerrois, et mieux encore à la Pomme-de-Pin chère aux buveurs depuis François Villon, Saint-Amant boit de bons coups. Il a pour compagnon Faret, «…dont le nom rime à cabaret : » ce Faret, bon écrivain, l’auteur de l’Honnête homme, doux et aimable et de qui l’on a une « Préface sur les Œuvres de Monsieur de Saint-Amant par son fidèle ami Faret. » Lisons Faret. Après avoir finement célébré le talent du poète, il écrit : « Je voudrais bien que ce fût ici un lieu à propos de parler aussi bien de la bonté de ses mœurs comme de la bonté de ses œuvres ; mon inclination s’étendrait volontiers sur ce sujet. Et, combien qu’il m’ait fait passer pour vieux et grand buveur dans ses vers, avec la même injustice qu’on a écrit dans les cabarets de Chaudière, qu’on dit qui ne but jamais que de l’eau. Si est-ce que, pour me venger agréablement de ses injures, je prendrais plaisir à publier qu’il a toutes les vertus qui accompagnent la générosité. Mais il m’arrache lui-même la plume de la main et sa modestie m’empêche d’en dire davantage. » On ne sait rien du tout de Chaudière, sinon qu’il ne buvait que de l’eau. On devine aussi que Faret ne fut pas un pilier de cabaret, hormis en vers, où la rime le veut. Et il faut deviner enfin que Saint-Amant n’était pas un ivrogne. Seulement, cela, c’est quasi un secret qu’allait trahir, songeant à soi, Faret : Saint-Amant se fâche et sauve sa renommée amusante.
A Paris, il a ses plaisirs et le train de sa vie auprès du comte d’Harcourt, comme à Belle-Isle auprès du duc de Retz. Cadet de Lorraine, ce comte d’Harcourt avait la coquetterie de porter une perle à l’oreille : on l’appelait Cadet la Perle. C’était un homme de gaieté : Saint-Amant faisait « la débauche » avec lui. Mais Cadet la Perle, tel que le voilà, fut un capitaine et, l’on dit, un grand capitaine. En 1640, il a pris Turin ; quatre ans plus tard, il a remporté la victoire de Florens ; puis, s’il a dû lever le siège de Lerida devant le marquis de Leganès, il a battu les Espagnols à Valenciennes. Il avait trente-cinq ans à peu près, quand il partit pour l’expédition navale qui aboutit à conquérir les îles de Lérins : et il emmena Saint-Amant. Les exploits belliqueux de Marc-Antoine de Gérard sieur de Saint-Amant qui soudain se reprend au goût des aventures, ce n’est pas notre affaire ; mais son exploit de poète, ce fut alors ce Passage de Gibraltar, un « caprice » et l’une de ses inventions les plus merveilleuses. Les navires de l’ennemi et les navires de la France, avec leurs pavillons, leurs flammes, leurs sabords, avec leurs figures de proue, sirènes dressant hors de l’eau leurs poitrines de femmes, bêtes réelles ou fabuleuses, monstres de la terre ou de la mer, emblèmes singuliers et qui semblent avoir perdu leur signification dans les flots, devinettes extravagantes, sculptées rudement, peintes de couleurs vives, défilent, se heurtent, font sous le soleil de la splendeur et des vacarmes.
Ce n’est pas toute la guerre où l’on vit Saint-Amant : il était au siège de La Rochelle. Et ce n’est pas tout l’emploi qu’il a eu, dans le train du monde : en 1633, 1e maréchal de Créqui l’emmène à Rome, où il s’agit de diplomatie auprès du Pape. Je ne vais pas l’habiller en diplomate, bien sûr ! Mais enfin, quand Marie de Gonzague épousa le roi de Pologne, Saint-Amant fut agréé comme l’un des gentilshommes de sa chambre, avec brevet et pension. Il partit pour la Pologne et, sur son chemin, dans les Flandres, tomba aux mains des Espagnols, qui le tinrent prisonnier de guerre un peu de temps. A Varsovie, il eut les charges et l’air d’un personnage de la cour. Marie de Gonzague, qu’il a chantée, lui donna, le titre de conseiller d’État de la Reine et l’envoya même à Stockholm la représenter au couronnement de la reine Christine. Tallemant n’est pas sans avoir « ouï dire » qu’en cette ambassade, il « réussit assez mal : » mais on n’en finirait pas de démêler les malignités que Tallemant recueille et celles qu’il procure. Et Saint-Amant ne réussit pas si mal à Stockholm que la reine Christine ne l’ait retenu pendant une demi-année à sa cour de savans, de lettrés et de poètes.
Ses amis de France étaient, parmi les écrivains, les plus grands et aussi les plus honorables de l’époque, — et non des poètes crottés, des rimeurs de cabaret : — non ; c’étaient, par exemple, M. Corneille, son « rare ami, » qu’il loue en très beaux vers, d’avoir si noblement traduit l’Imitation de Jésus-Christ ; M. Samuel Bochart, un admirable érudit et l’un de ceux qui montrent que la science, l’histoire et la philologie ne sont pas de récentes inventions allemandes, mais un beau souci de chez nous ; M. l’abbé Colin, qui n’était pas ridicule encore, et qu’on lisait, et qui lui adressait en hommage son Traité de l’âme immortelle ; M. Michel de Marolles, abbé de Villeloin, traducteur un peu infidèle, je l’avoue, mais un charmant bonhomme. Il n’y a pas, pour Saint-Amant, de répondant meilleur. M. Michel de Marolles, abbé de Villeloin, était un latiniste des plus rangés et qui travaillait tout le temps que ses migraines le voulaient bien. La promenade fut le seul divertissement que lui permît sa chétive santé ; mais, comme il se promenait peu, il mangeait peu. Il aimait aussi la conversation ; et comme il était d’un naturel facile, les opinions différentes de la sienne ne le chagrinaient pas. Mais il détestait l’impiété, le libertinage de l’esprit non moins que les mauvaises mœurs. Et il avait grand soin de la pudeur, qu’il a toujours fidèlement observée en ses propos et dans ses actes, au point de ne s’être jamais, dit-il, mis au bain. Vieux, il ne se repentait que de « plusieurs péchés » et priait Dieu de les lui pardonner. C’est lui : ce très parfait Michel de Marolles, qui a présenté Saint-Amant à Marie de Gonzague, reine de Pologne. Saint-Amant ne l’effarouche pas, lui plaît et lui est un ami. Ce fut, ce poète des Goinfres et de La crevaille, un homme d’excellente compagnie, en un temps où l’on n’avait pas renchéri sur les petites élégances très faciles, et peut-être où le bon goût ne s’était pas avisé de toute la délicatesse imaginable, mais aussi où le mauvais goût n’était pas vulgaire ni le pharisaïsme bien porté.
Un homme de très vive intelligence et qui avait médité son art avec beaucoup de zèle et d’attention. Aucun poète n’a été plus réfléchi, plus précisément sûr de ses projets et n’a mieux fait ce qu’il avait choisi de faire. Il y aurait une esthétique à trouver dans ses préfaces : une esthétique, ce n’est rien, si l’œuvre qu’elle a dirigée est médiocre ; l’œuvre, ici, n’est pas médiocre et naît d’une théorie juste ou ingénieuse. Non que Saint-Amant fût un doctrinaire. Il n’était point un savant non plus ; et le pédantisme n’est pas son travers. Il se moque de « ceux qui ne pensent point vivre, — s’ils n’ont le nez dans quelque livre. » Ses études, pendant que son père commandait une escadre des vaisseaux d’Elisabeth ou languissait dans les cachots de la Tour-Noire à Constantinople, avaient subi des tribulations ; et, au collège de La Marche, il ne fut pas un empereur. Il ne devint pas philosophe, ou humaniste seulement. « Il ne sait rien et n’a jamais étudié, » dit Tallemant. L’auteur de l’Escolle du Sage, Urbain Chevreau, dit plus finement : « Quoiqu’il ne sût ni grec ni latin, - il entendait l’anglais, l’espagnol, l’italien, le caractère des passions, l’usage du monde et fort bien la fable. » Ce qu’on appelait alors ne savoir ni grec ni latin serait, de nos jours, très joli ; et cette espèce d’ignorant n’a point manqué de lire, aidé peut-être des traductions ou avec le secours d’un plus savant ami, tous les auteurs, au moins les plus fameux et quelques-uns des plus petits, de Rome et d’Athènes. Au sujet du Moïse sauvé, le grand Samuel. Bochart n’a point dédaigné de lui soumettre ses remarques d’érudit : et Saint-Amant, qui réplique sans maladresse, allègue très bien l’historien Josèphe, aussi Philon le Juif et plusieurs autres, et le célèbre anachronisme de Virgile touchant Didon, et Diodore ainsi qu’Hérodote ; il ne s’embrouille pas. Du reste, il avoue qu’il n’est pas un docteur de Sorbonne. Mais on l’impatiente, à lui trouver du talent, puis à dire, avec un faux chagrin : « C’est dommage qu’il n’ait pas étudié ! » Qui dit cela ? « Certaines gens à la vieille mode ! » Et, pour le malheur de Saint-Amant, le rediront plus tard, avant sa mort, d’autres gens à la nouvelle mode. Alors, il paraîtra suranné : les écrivains du beau temps de Louis XIV reconduiront comme un rimeur de très petite sorte, avec l’injustice et l’entrain quasi légitime de ces novateurs qui, tout consacrés à leur idéal, méconnaissent l’idéal passé. Le temps de Saint-Amant, c’est après la Renaissance des humanistes et avant cette seconde Renaissance des poètes et prosateurs dont Boileau a rédigé la doctrine. Il est un peu resserré entre deux époques où, différemment, on a subi, recherché même, la discipline de l’antiquité. Lui, la repousse. Et l’on observera que le défaut de son grec et de son latin l’y incitait : sans doute ! et se figure-t-on que les théories des littérateurs plus que les théories des autres idéologues ou praticiens ne dépendent guère de leurs particularités ? Saint-Amant se déclare très nettement un moderne. Sans impertinence, d’ailleurs. Il ne méprise pas les anciens et il leur accorde ces mots : « les anciens, que je révère et que je n’ignore pas. » Mais il demande la permission de ne pas suivre docilement leurs règles. Il préfère, et l’annonce, les règles qu’il a su combiner pour son usage. En est-on choqué ? Il le regretterait. Et, les règles que le sieur de Saint-Amant préfère, hélas ! Aristote ne les a point approuvées ? Le sieur de Saint-Amant répond : « Il s’est découvert des étoiles, en ces derniers siècles, qui lui auraient fait dire d’autres choses qu’il n’a dites, s’il les avait vues… »
Saint-Amant n’ignore pas les anciens et il les révère ; mais il entend ne les pas imiter : il entend n’imiter personne. Il a, contre les imitateurs, une haine farouche. Ce sont des singes qui se déguisent mal : il leur reconnaît aussitôt « le manteau sur les épaules. » Ce sont des larrons : « ces messieurs-là eussent été souvent punis en la république de Lacédémone, car on les eût bien souvent pris sur le fait ! » Ici, l’on reprochera peut-être à Saint-Amant de confondre avec le plagiat cette imitation de l’antiquité qui est originale autant que nulle trouvaille et qui est le grand art de nos classiques. Il a tort, si nous songeons à Corneille, Racine, La Fontaine ou La Bruyère. Il n’a pas tort, si nous songeons à tant d’autres écrivains de plus petite sorte et, par exemple, à un Ménage, si estimable de bien des façons, mais qui avait trop de mémoire : et tout ce qu’il tentait d’écrire en vers, un Grec, un Latin, parfois un Français l’avait écrit d’abord. Il est difficile de nier que l’école des anciens, saine à quelques-uns, ne convenait pas à tous ; et que les génies les plus glorieux s’y épanouirent, mais que d’autres s’y étiolèrent. En outre, les adversaires d’un Saint-Amant sont les mêmes qui font à Ronsard un grief d’avoir, en français, parlé grec et latin. Constatons enfin qu’avec toute son indépendance le poète du Contemplateur et aussi des Goinfres suit la meilleure tradition du langage français, riche encore de ses réelles significations et de sa latinité originelle.
Pour s’émanciper, il a de valables excuses, voire de bonnes raisons. Mais on jugera de sa liberté sur le bel usage qu’il en saura faire. Les maîtres écartés, il ne lui reste que lui. C’est périlleux ; et Degas disait d’un vieux peintre jaloux de soi : « Il ne fait rien ; il cherche sa personnalité… » Saint-Amant ne s’est pas lié tout uniment à son génie naturel ; et c’est où M. Roger, commissaire de la marine, se trompe, qui écrit : « La nature seule l’avait fait poète. » Il a compté sur les singularités de sa vie et, notamment, sur l’aventure de ses voyages. A son époque, ils n’étaient pas nombreux, les hardis garçons qui avaient parcouru les cinq parties du monde et qui en rapportaient un opulent trésor de littérature. Saint-Amant se félicite de sa chance et plaint, dit-il, « ceux qui n’ont pas tant voyagé que moi et qui ne savent pas toutes les raretés de la nature pour les avoir presque toutes vues comme j’ai fait. » Saint-Amant, au retour de ses pérégrinations, ne manque pas de ressources pour écrire. Il utilise ses ressources magnifiques dans tous ses poèmes, et dans le Moïse sauvé, poème que Sainte-Beuve a trouvé ennuyeux : le moins ennuyeux des poèmes, tout plein de rudes imperfections, mais tout plein de fantaisie amusante. Est-ce que l’Egypte du Moïse n’est pas dignement celle qui convient à l’épopée ? C’est l’Egypte qu’a vue Saint-Amant. Est-ce qu’on n’est pas frappé du courage d’Élisaph et de Mérary combattant un crocodile ? Vous avez vu, pauvres gens, de ces crocodiles empaillés pendus dans les cabinets des curieux ; vous n’avez pas vu la bête sur ses pattes et la gueule ouverte : vous ne savez pas que c’est un-animal qui croit durant des années, qui atteint jusqu’à vingt-cinq et trente pieds de long, que partant ce n’est pas peu de chose, deux hommes qui en viennent à bout. Et, lorsque le douzième chant du Moïse amène la conclusion de l’œuvre par la description de la nuit d’Orient, vous êtes étonnés t
On découvroit la lune ; et de feux animés
Et les champs et les airs étoient déjà semés.
Ces miracles volans, ces astres de la terre
Qui de leurs rayons d’or font aux ombres la guerre,
Ces trésors où reluit la divine splendeur,
Faisoient déjà briller leurs flammes sans ardeur ;
Et déjà quelques-uns, en guise d’escarboucles
Du beau poil de Marie avoient paré les boucles,
Déjà les rossignols chantoient sur les buissons…
Qu’est-ce là ? « De certains vers luisans qui volent comme les mouches et dont toute l’Italie et tous les autres pays du Levant sont remplis. Il n’y a rien de si agréable au monde que de les voir, car ils jettent de dessous les ailes, à chaque mouvement, deux brandons de feu gros comme le pouce ; et j’en ai vu quelquefois tous les crins de nos chevaux tout couverts, et tous nos propres cheveux mêmes. Ils volent en troupe comme des essaims d’abeilles ; et l’air en est si plein et rendu si éclatant qu’on verroit à se conduire aisément sans autre lumière, n’étoit qu’on est ébloui de leur nombre et de leur agitation… » Quand on a vu de si belles choses, on a de quoi orner ses poèmes. Il arrive aussi que les poèmes soient un peu chargés de leurs ornemens ; et j’avoue que c’est le cas du Moïse, où les ornemens sont délicieux. Du Levant, de tous les pays du monde, Saint-Amant revenait avec de telles provisions ravissantes que ses précédens poèmes ne lui étaient que vieilleries fades : il en composait de nouveaux ; ses poèmes commencés, il les recommençait. Et ainsi du Moïse : « J’ai fait celui qui, après de longs voyages, tels qu’ont été les miens, se retrouvant en sa propre maison champêtre, et venant à revoir son jardin, en change aussitôt la disposition. Il change la figure de son parterre ; tâche à faire venir au milieu quelque fontaine qui l’embellisse ; l’orne de quelques statues ; raccommode les espaliers et les renouvelle ; si bien qu’encore que ce soit toujours le même fonds et le même enclos, à peine est-il reconnu de ceux qui l’avaient vu auparavant. » Voilà Saint-Amant : il ne cherche pas difficilement sa personnalité ; il se joue à la multiplier.
Il n’était pas un latiniste ; mais, depuis sa jeunesse, il était peintre et musicien très habile à toucher le luth mignard. Et il déclare : « Il est presque impossible de faire d’excellens vers, à cause de l’harmonie et de la représentation, sans avoir quelque particulière connaissance de la musique et de la peinture, tant il y a de rapport entre la poésie et ces deux autres sciences, qui sont comme ses cousines germaines… » Il écrivait cela au milieu du XVIIe siècle ; et c’était alors une telle nouveauté qu’on ne l’a point accueillie, fût-ce pour s’en moquer. Cette nouveauté, plus tard et bien après la mort de Saint-Amant, on l’a retrouvée et l’on a cru qu’on l’inventait. Il est peintre dans ses poèmes et, dans le poème de La Pluie, — la pluie après la sécheresse et qu’on attend comme richesse, — il est peintre hollandais :
Regarde, à l’abri de ces saules,
Un pèlerin qui se tapit…
Vois de là, dans cette campagne,
Ces vignerons, tout transportés,
Sauter comme genêts d’Espagne,
Se démenant de tous côtés…
Et, dans le même poème, attentif au son comme au dessin du paysage :
Que l’eau fait un bruit agréable,
Tombant sur ces feuillages verts !…
Il a imaginé, dans ses poèmes, des arrangemens de couleurs étranges et jolis, peint des éclairages qui ne sont pas dans les tableaux de Poussin, mais qui rayonnent dans les tableaux du Lorrain. Les musiques, parfois éclatantes, ont aussi des douceurs charmantes :
Paisible et solitaire nuit,
Sans lune et sans étoiles,
Renferme le jour qui me nuit
Dans tes plus sombres voiles.
Hâte tes pas, déesse, exauce-moi :
J’aime une brune comme toi.
Pour ses prouesses de poésie mêlée de peinture et de musique, il lui fallait un vocabulaire abondant, et qu’il s’est procuré par une étude perpétuelle, sentant qu’il lui restait toujours dans l’esprit « quelques images qui ne pouvaient passer jusqu’au bout de sa plume. » Et il a donné des soins particuliers à la métrique. Ses alexandrins ont, quand il le veut, la plus forte solidité. Parfois, il s’avise de « rompre la mesure : autrement, cela cause un certain ennui à l’oreille ; » et il ajoute : « Je dirais qu’en user de la sorte, c’est ce qu’en termes de musique on appelle rompre la cadence, ou sortir d’un mode pour y rentrer plus agréablement. » Il a inventé cette poésie musicale. Et il a inventé de joindre l’héroïque et le burlesque : « Ce genre d’écrire, composé de deux genres différens, fait un effet merveilleux… »
Et une fois au moins, d’autres fois encore, mais à la fin du Contemplateur plus parfaitement que jamais, ce poète méticuleux, curieux « de toutes les galanteries, toutes les propriétés, toutes les finesses, voire des moindres vétilles » du langage et du rythme ingénieux, atteignit à la véritable grandeur. Au soleil levant, la nature est comme divinisée d’un mystère ; il semblé que s’y préparent les révélations apocalyptiques : le jour nouveau a l’air de préluder au dernier jour et qui sera le jour éternel…
Là, rêvant à ce jour préfis
En qui toute âme saine espère,
Jour grand, où l’on verra le fils
Naître aussi tôt comme le père,
Je m’imagine au même instant
Entendre le son éclatant
De la trompette séraphique
Et pense voir, en appareil
Épouvantable et magnifique,
Jésus au milieu du soleil !
Et la résurrection des morts est comme peinte aux murailles de la Sixtine ou sculptée au portail de nos cathédrales ; et les étoiles tombent des cieux ; et la terre flambe ; « tout est détruit, et la mort même — se voit contrainte de mourir ; » et le temps est anéanti ; et il ne demeure que l’éternité silencieuse.
Qu’a-t-il manqué à Saint-Amant pour être un grand poète ? Rien. Pour qu’on le sût : de n’être point assassiné par Despréaux.
ANDRE BEAUNIER.
- ↑ Le bon gros Saint-Amant, par M. Pierre Varenne (à Rouen, chez Lecerf, imprimeur.) — Cf. Œuvres complètes de Saint-Amant, publiées par Ch.-L. Livet (Paris, Jannet, 1855 ; ) et Saint-Amant, par Rémy de Gourmont (collection des Plus belles pages, Société du Mercure de France, Paris, 1907.)