Revue littéraire - Un lettré, Emile Henriot

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André Beaunier
Revue littéraire - Un lettré, Emile Henriot
Revue des Deux Mondes7e période, tome 15 (p. 210-221).
REVUE LITTÉRAIRE

UN LETTRÉ : M. ÉMILE HENRIOT [1]

Nous avons beaucoup de littérateurs, ou qui prennent ce nom ; mais nous n’avons pas beaucoup de lettrés. Un grand nombre de jeunes gens, et des barbons, écrivent et ne se méfient pas de savoir ce qu’on écrivait avant eux. Ils craindraient d’y perdre une originalité qui est ce qu’ils recherchent d’abord ; et ils ont tort : une véritable originalité est involontaire. En tout cas, ce n’est pas l’ignorance qui la procure. Il y a quelque chose de dégoûtant, si je ne me trompe, à ce dédain que trouve la littérature auprès de gens qui, d’ailleurs, se réclament d’elle.

Poète et romancier, critique aussi, M. Émile Henriot, lui, est un lettré. Je n’ai pas de compliment meilleur à lui faire. Sous le simple, titre de Courrier littéraire, où il annonce en outre les nouvelles de notre République, M. Émile Henriot publie dans le Temps, et vient de réunir en un premier tome, de petites études très agréables, relatives à « nos bons amis du temps passé, » comme Montaigne appelait Latins et Grecs, et comme il nous faut appeler nos grands écrivains des précédents siècles, sans qui nous ne serions pas seulement orphelins, mais nous ne serions pas du tout.

Son volume prélude par un « éloge de l’érudition, » qui me parait brave et opportun. L’on méprise, en effet, l’érudition, de nos jours ; et, pour la mépriser plus tranquillement, l’on utilise un prétexte commode : c’est qu’au surplus l’érudition serait allemande. Quelle sottise ! L’érudition n’est pas allemande, mais française. Les Allemands l’ont apprise chez nous : ils l’ont, à leur manière, annexée ; ils l’avaient chapardée. Ensuite, des Français, bien étourdis et d’autres qui mériteraient plusieurs reproches, feignirent de se mettre à l’école des Allemands, négligeant les maîtres qu’ils auraient eus chez nous : vilaine histoire. Et maintenant, l’on se repose à la fainéantise d’éconduire l’érudition comme une espèce de manié boche.

Il y a, je l’avoue, une érudition toute pleine de niaiserie : lesdits Allemands, qui ont eu des élèves en tous pays, même chez nous, ne sont pas les seuls qui l’aient pratiquée. Mais il y a une érudition belle et charmante qu’on ne répudie pas sans montrer un esprit affreux. La philologie pareillement, subit de fâcheuses tribulations. Qu’est-ce que la philologie ? L’amour des mots et de la pensée dont ils sont chargés. Il ne me semble pas qu’un littérateur ait le droit, s’il en a le goût, de mépriser la philologie.

M. Émile Henriot nous vante les vieux livres.., Joubert écrivait à Fontanes, qui était un léger garçon : « Lisez les livres des vieillards... » C’est à cause de l’expérience que donne la vie à la longue ; et les livres des vieillards contiennent leur sagesse acquise. Les vieux livres composent un résumé de toute la rêverie humaine, tout l’essai de la vie que l’on a tentée de maintes manières ; ils nous peuvent épargner la déception qui serait la suite d’une imprudence ou d’une erreur : ils ne nous défendent pas non plus de la recommencer, mais alors pour notre plaisir bien entendu. M. Émile Henriot s’attend qu’on lui objecte : « Il vaut mieux vivre que de lire ; les livres ne nous enseignent qu’une leçon dépouillée et morte, une vérité livresque. » Voici comme il répond : « Cela est vrai seulement pour les personnes qui ne savent pas très bien lire. » Il a raison. Et, j’ajouterai, qu’est-ce que cette opposition de la lecture et de la vie ? N’avez-vous pas le temps de vivre et cependant de lire ? Gardez surtout le temps de lire : le temps de vivre, on l’a toujours, et fût-il bref, dans notre condition mortelle. M. Émile Henriot se souvient d’avoir vu, à Rome, parmi les ruines du forum et du Palatin, de jolies fleurs : « Eh ! quoi, la vie peut donc fleurir encore parmi ces débris, sur ce sol de musée ? Il a suffi de l’imagination exquise d’un poète, qui a eu l’idée de planter ces jeunes rameaux et n’a pas un instant désespéré de la nature maternelle. lien va tout de même pour les plus vieux livres ; ils ne sont jamais si desséchés que la vie n’en jaillisse encore à toutes les pages, quand on sait bien les éclairer : » Bien éclairer les vieux livres, c’est le soin des critiques, érudits et philologues : il les faut savants ; il les faudrait sensibles.

Que l’on découvre le nom d’une Françoise Babou de la Bourdaisière que chanta Ronsard et la dissimula sous le nom d’Astrée ; que l’on discute le point de savoir si le combat du Cid, au quatrième acte, fut inspiré à Corneille par la bataille de Corbie ; que l’on reprenne la querelle interminable touchant l’auteur du Discours sur les passions de l’amour ; que l’on démente l’authenticité des Mémoires de Richelieu, etc., etc. : voilà les nouvelles que M. Émile Henriot juge tout à fait dignes d’une attention vigilante. Un jour, il trace du poète Santeul un gracieux portrait. On ne lit plus Santeul qui fut, au XVIIe siècle, poète latin : quelle imprudence ! et qui fut aussi un drôle de bonhomme. Il avait une ferme « aux environs de Nesles, petit village des confins de l’Ile-de-France, non loin des bords du Sausseron, bien connu des pêcheurs de truites. » Or, il se fit bâtir une tour carrée, que l’on voit encore, et qui a trois étages ; il habitait l’étage d’en haut le plus volontiers, pour y être sublime. Santeul a composé des hymnes, où Bossuet trouvait trop de Dianes et d’Hébés. À l’église, quand on chantait ses hymnes, il sautait pour marquer la mesure. Aux carrefours, il enseignait au petit peuple son latin. Il aimait beaucoup les serins : le plus joli de sa volière s’étant posé sur sa tête, pendant qu’il composait l’épitaphe de Lulli, chanta jusqu’à ce qu’il eût fini et puis mourut. Santeul, en son temps, fut un fol ; et peut-être ce temps n’était-il pas du tout « perruque ? » M. Émile Henriot se le demande ou, plutôt, vous engage à vous dire que non. Les anecdotes qu’il raconte, les personnages qu’il dessine, ses remarques de toute sorte sont destinés à vous proposer une idée plus fine, exacte et vivante de cette grande époque.

Car il est fort important d’avoir une idée juste, ou aussi juste que possible, du XVIIe siècle. Selon cette idée, plus ou moins nette, nous entendons d’une ou d’autres manières la littérature. Faute de cette idée, nous risquons de n’y rien entendre. Ou bien nous risquons d’inventer la littérature française, comme de découvrir l’Amérique ; et c’est une aventure dérisoire.

Pédantisme ! s’écrient nos hardis improvisateurs. Laissons-les. M. Émile Henriot ne confond pas le pédantisme et le joli savoir. Il ne se moque pas des érudits et il apprécie leurs recherches. Il consulte avec plaisir le catalogue dressé par Claudin, il y a quarante ans, de la bibliothèque Rochebilière. Il est content d’y apprendre que nos Classiques n’abandonnaient pas leur ouvrage une fois imprimé, mais, par le moyen de « cartons, » le modifiaient pendant la vente. Des neuf éditions de La Bruyère publiées entre 1688 et 1699, Rochebilière avait réuni vingt-cinq exemplaires différents. Si vous dites que cela vous est bien égal, vous n’aurez pas l’assentiment de M. Émile Henriot, ni le mien. M. Émile Henriot célèbre la mémoire d’un excellent érudit, Tamisey de Larroque. Celui-ci s’agenouillait devant une première édition de Ronsard ; il en baisait le vélin blanc. Il appelait un paradis le séjour des bibliothèques. Il a publié les lettres de Balzac, de Chapelain, de l’étonnant Peiresc. Comme Sylvestre Bonnard, il aimait les chats. Il était gourmand. Il avait un rêve, de refaire la Bibliothèque de la France du Père Lelong ; mais cela demandait quatorze volumes in-quarto : les libraires n’en voulaient pas. Il le déplorait, disant : « C’était trop beau, trop ambitieux, trop icarien ! » Il travaillait depuis un demi-siècle ; un incendie lui dévora ses livres, ses documents, ses notes. Il en fut extrêmement malheureux, pendant trois ans. Et il mourut, presque aveugle, doux et patient. Tout cela, et une quantité de belles histoires concernant l’amusement de l’étude et les vertus qui en dérivent, serait à raconter sans hâte dans un livre qu’on intitulerait, je suppose : La consolation philologique.

Du reste, M. Émile Henriot, qui « ne se pique de rien, » n’est pas lui-même un érudit ; mais il se plait à l’érudition. Il a cité, il a donc lu les mémoires ou anecdotes de Philibert de La Mare, un curieux Bourguignon du grand siècle, mémoires qui ne sont pas imprimés et dont il y a seulement des copies, soit à la Bibliothèque nationale ou à celle de l’Arsenal. Il est allé voir, aux Manuscrits de la rue Richelieu, les autographes d’André Chénier. Il accorde quelques lignes à un archiviste de Langres, M. Pierre Gautier, mort au champ d’honneur la dernière année de la guerre : et M. Pierre Gautier avait en dépôt dans sa maison des Archives de la Haute-Marne, deux grandes malles toutes pleines de manuscrits de Diderot, à peine un peu moisis précédemment ; il les classait, et il y trouvait de l’inédit et qu’il allait publier. Mort déplorable !

En récompense de tant de soins qu’il prodigue à la chère littérature, M. Émile Henriot a obtenu le goût le plus fin, l’art de parler des livres, des écrivains et des poètes en connaisseur. Par exemple, il vient de citer quelques poèmes de P.-J. Toulet, et il écrit : « Ce que nous aimons, dans de pareils vers, c’est d’abord l’extrême sûreté de main avec laquelle ils sont conduits, et cet art si précis et si net qui tient de celui des graveurs sur médailles ; mais aussi, dans un si petit cadre, un tel accent, soit tendre, soit amer, ou d’un mépris total, ou d’une moquerie si douloureuse : tant de sensibilité unie à tant de perfection... À lire les écrits de Toulet, pour peu qu’on prenne intérêt au jeu du style, mené par un grammairien de premier ordre, on goûte d’abord un plaisir charmant, tout intellectuel, celui que procurent toujours la vue d’une belle réussite et l’exercice adroit de la science. Puis l’on s’aperçoit que, sous ce jeu brillant, comme un poison sous des fleurs, se cachent la plus noire connaissance de la vie, un monde jusqu’alors insoupçonné de chagrin, de déception, de tristesse, et la plus sévère amertume... «Voilà de parfaite critique, sensible et intelligente, digne de qui n’est pas « un ignorant dont les Muses ont ri, » comme disait Jean Moréas.

M. Émile Henriot donna premièrement des poèmes, de savantes « églogues imitées de Virgile » et un recueil, La Flamme et les cendres. Il y a, dans ces poèmes, de la jeunesse, de la vivacité, un tour élégant. L’on y sent l’influence d’autres poètes et, notamment, de Marceline, de Sainte-Beuve et de maîtres plus récents. L’on y aimera beaucoup Les saisons de Nesles, suite de poèmes familiers, qui vont de la gaieté à une tristesse heureuse, pour ainsi dire. Comme Santeul autrefois, notre poète a vécu dans cette petite ville, où il retourne volontiers en quête de souvenirs et de jeunes espérances, où dès l’arrivée il reconnaît l’odeur ancienne du chèvrefeuille.


Je vous écris de la campagne. Le printemps
Frais éclos met dans l’air ses rythmes éclatants,
Et proclamé sans fin la jeunesse légère
Du monde. L’air est plein de l’odeur de la terre,
Les pommiers sont en fleurs...
Il y a des iris au bord de la terrasse
Et, la nuit, on entend, qui transperce l’espace
Comme un couteau divin, le chant du rossignol.
L’azur plein de rayons, de parfums et de vols,
Sourit et transparaît sous les jeunes ramées.
Il ne me manque ici que vous, ma bien-aimée...
Pour le village, il est rustique et sans apprêt.
L’église est du douzième siècle. Tout auprès,
Le presbytère, avec de charmantes fenêtres
À croisillons de bois, quelques maisons champêtres,
Des chaumes. La mairie est neuve et sans beauté.
Mais, sur la place, les tilleuls sont bien taillés...
Ma bien-aimée, il faut que vous veniez à Nesles,

Si vous les respirez, mes fleurs seront plus belles ;
Tout vous ressemble ici et vous seule y manquez.
Ne tardez plus longtemps. Je vous attends. Venez.


C’est bien joli, par le choix des mots simples et la grâce de l’exactitude, par le sentiment si naturel et cependant malin, par une habileté qui feint d’être comme ingénue. Pour compenser l’inconvénient de la mairie, les tilleuls suffisent... Et l’on se souvient d’une allée de tilleuls qu’il y a dans la Princesse de Clèves et que vantait Stendhal. La « divine » Princesse de Clèves, disait Stendhal. L’auteur des Saisons de Nesles approuve Jean Moréas, lequel louait Mme de La Fayette pour le tour varié de ses phrases et la convenance du style et de la pensée. Cette convenance, M. Émile Henriot la recherche et la trouve. Je lui ferai pourtant un reproche, qui est de prendre des libertés avec l’ancien usage du vers français.

Les symbolistes ont inventé le vers libre ; et c’est un vers, ou c’est une forme de langage, intermédiaire entre le vers et la prose, une espèce de prose rythmée, que je ne vois aucune raison de réprouver. M. Émile Henriot ne se sert pas du vers libre, dans ses poèmes que j’ai lus. Dans sa prose, quelquefois : « MM. de Bouglainval et Courtacon étaient devenus grands amis. Silvie avait réussi ce prodige, de les rendre bientôt inséparables. Mon calcul avait été bon, — mais il l’eût été moins sans elle, — qui sut bien entrer dans mes vues. — Le hasard même s’en mêla... » Ce sont, en prose, de petits vers sans rime et qui ont le rythme de l’octosyllabe ; Joubert se plut quelque temps à écrire ainsi. Quant à ses poèmes, M. Emile Henriot les compose en vers réguliers, mais fautifs : j’appelle fautes les libertés qu’il prend avec le vers régulier, du moment qu’il observe à la rigueur les règles principales et constitutives de ce vers.

Fautes, et traits de nonchalance, que je signale. Ce bon écrivain, ce lettré, cet ami de l’érudition et, pour tout dire, ce philologue n’évite pas tous les péchés de nonchalance, où il y a de la gentillesse, je le veux bien, mais périlleuse. Il arrive alors que sa phrase, ordinairement nette, s’embrouille. Il écrira, par exemple : « Il y a de la frivolité, aux regards des personnes sérieuses dont le sérieux consiste à ne jamais ouvrir nos livres, à s’attarder sur la physionomie d’un mot, à lui demander son histoire, à en considérer l’usure, etc. » L’on ne sait pas, on ne sait pas vite, où cessent les infinitifs de retomber sur consiste... La même nonchalance est cause qu’un poème de M. Émile Henriot porte, en latin, ce titre, semper eeadem : « pour la même, toujours » ; et n’est-ce pas un barbarisme ? La même nonchalance fait que l’auteur du Courrier littéraire attribue à Joubert le privilège de révéler à Pauline de Beaumont certains poèmes d’André Chénier, tandis que ce fut tout le contraire.

Voilà bien des chicanes ! Pourtant La même nonchalance, et un peu trop visible, à mon gré, se retrouve dans la composition de romans tels que Le diable à l’hôtel ou les plaisirs imaginaires et les plus récentes Aventures de Sylvain Dutour contées par lui-même.

On résumerait ainsi le premier de ces romans : l’auteur voyage et s’arrête à Aix-en-Provence ; il rencontre, à l’hôtel du Consul Sextius, miss Doris Dorotheia Curtiss, commence de l’aimer, se croit aimé d’elle, apprend qu’elle est fiancée ; alors, il s’en va, un peu triste. Quarante-cinq chapitres ! Au neuvième chapitre, l’auteur s’excuse auprès de son lecteur : « Que de digressions ! Que d’incidentes ! Tout ceci est fort mal composé. Cela m’apprendra à traiter d’un sujet qui m’amuse. C’est mon seul plaisir que je suis... Où en étais-je ? ... » Nonchalance ? Oui. En outre, l’on a reconnu un procédé que l’auteur de ce Diable à l’hôtel emprunte à l’auteur du Voyage sentimental et de Tristram Shandy.

On résumerait ainsi les Aventures de Sylvain Dutour : cet enfant trouvé, qui a une jolie voix, est pris chez elle par la maréchale de Lambesc ; il se conduit comme un polisson, perd sa jolie voix, est chassé de l’hôtel Lambesc, devient comédien de la foire, etc., etc. Et, page 253 et dernière, l’auteur : « Ici s’arrête le manuscrit de Sylvain Dutour. On ne sait pas ce qu’il est devenu, et s’il a laissé un plus long récit de ses aventures. Il nous a semblé suffisant d’imprimer ce peu qu’on en a retrouvé. L’intérêt qu’on y pourra prendre nous fera connaître s’il y a lieu de chercher à en recouvrer la suite. C’est ce que nous dira le lecteur. » Les aventures de Sylvain Dutour n’étaient pas finies : l’auteur feint d’en avoir assez, bien avant le lecteur ; et, au surplus, si cette histoire vous amuse...

Voilà comme on résumerait promptement ces deux romans : on aurait tort de les résumer ; ils sont très agréables, de la première page à la dernière. Cependant, la nonchalance et la désinvolture se voient.

M. Émile Henriot venait d’écrire Valentin, qui est un roman d’analyse ; et je crois qu’il avait un peu peiné sur la composition d’un tel roman, où il faut que l’on suive le plan que l’on s’est fixé. Valentin Desombres a un ami, un ami parfait qu’il aime et qu’il admire, Jérôme des Groues. Ce Jérôme a une maîtresse, Julie, taciturne. belle et bien séduisante. Valentin, libre de son cœur, aimera une femme à son gré : une seule femme lui est défendue, pour ainsi parler, Julie ; et il aime Julie. Pareillement, Julie aime Valentin. Et tous les deux ont la confiance de Jérôme. Ils trompent Jérôme. Ils en ont beaucoup de chagrin, parce que Valentin ne cesse pas d’avoir pour Jérôme une vive amitié, Julie pour le même Jérôme un véritable amour. Le coupable amour de Julie et de Valentin tourne à leur châtiment. Julie meurt ; et Valentin, s’il ne meurt pas, souffre mal de mort. Jérôme se tue. Cela, c’est un roman, où l’on s’aperçoit que M. Émile Henriot, très fin moraliste, a lu, compris et goûté l’Adolphe de Benjamin Constant. D’ailleurs, il ne l’imite pas du tout ; et je ne cite Constant que pour indiquer le genre auquel appartient Valentin, qui est un assez beau livre et, comme tout ce qu’a signé M. Émile Henriot, très intelligent. Émouvant même ? Un peu. Mais je crois que, cet effort une fois accompli, l’effort d’écrire tout un roman (comme on dit à présent) psychologique, M. Émile Henriot s’est demandé : somme toute, à quoi bon ? Sa nonchalance avait pâti.

Et soudain voici la préface du Diable à l’hôtel ; « Je n’écris que pour mon amusement et un petit nombre d’esprits peu pressés qui aiment à entendre parler de beaux paysages et de lieux choisis. Je m’en vais en voyage, sans savoir où encore. Tenez pour certain que ce sera toujours ailleurs et dans d’autres temps. Qui veut me suivre ? Qui veut venir écouter en ma compagnie ce que racontent les vieux portraits et les statues dans les musées, l’eau des fontaines sur les places, les pierres usées d’une antique ville et les confidences du vent dans les arbres ? ... » Il est parti pour Aix-en-Provence ; et la vieille ville l’a-enchanté. Il ne la décrit pas : il dit comme il l’aime. Et comment l’aime-t-il ? De toutes les façons, telle qu’on l’aperçoit d’abord, telle qu’on la devine et telle qu’en y demeurant l’on vérifie qu’elle est encore charmante. Il aime son antiquité ; il aime aussi sa nouveauté.

Il aime ses monuments qui ont grand air, ses habitants qui ont de la bonhomie. El il aime qu’elle sache si parfaitement réunir plusieurs époques différentes, qu’elle soit si bien de la durée, de la continuité vivante, les nouveaux jours qui viennent de loin... « J’avais atteint le cours Mirabeau, célèbre pour sa forte ordonnance, ses fontaines d’eau chaude, ses quatre rangées de platanes et ses hôtels. Là, devant ces nobles façades, dont la pierre a une couleur si vibrante qu’elle est un régal pour les yeux, j’admirais en pensée le vaste esprit qu’avaient nos pères, les contemporains du Grand roi : ils concevaient la grandeur... » Notion perdue : nous confondons la grandeur et l’enflure. A les regarder, ces belles demeures, avec leurs mascarons, leurs cariatides et leurs guirlandes, leurs frontons, leurs portes sculptées, leur ample et riche ornement, évoquent un magnifique passé. Dans ce décor, témoignage laissé par les morts, flânent les vivants. Les vivants se promènent, descendent des diligences poudreuses, bavardent à la terrasse des cafés, vont et viennent, courtois... « Ce traintrain de petite ville étalée au bon soleil de la Provence, ornée et agréable comme une femme qui, d’avoir été belle, s’est fait une vieillesse souriante, qu’est-ce d’autre qu’un souvenir ? ... J’en percevais, ravi, le bruit chuchoté, confidentiel. C’était comme un chant venu du plus loin d’autrefois ; un air noble et ancien, familier et grave, léger et royal ; un mélange de fantastique et de réel, d’irréel et de véritable, de jadis et d’hier, de vivant et de périmé, de respectable et d’amical, de visible et d’imaginé ; une fleur séchée qui embaume encore ; un sommeil, bien plus qu’une mort... » Voilà indiqué, par le moyen d’analogies, le sentiment qui anime ce petit ouvrage et dont les nuances, mélancolie, tristesse ou gaieté, montrées à divers moments et de plusieurs manières, font la péripétie de ce petit ouvrage, un roman si l’on veut, mais où les épisodes nombreux d’une rêverie remplacent une intrigue. C’est un poème, en quelque sorte. Et quelquefois les vers succèdent à la prose ; de petits vers malins, adroits, moqueurs et qui se moquent du sujet, de vous, d’eux-mêmes ; et la poésie survient, comme par mégarde. M. Émile Henriot, de temps en temps, est un précieux poète Louis XIII, ami de Saint-Amant, l’on dirait, et son émule :


Le soir où je suis arrivé
Dans Aix noble et silencieuse,
L’air nocturne était seul frappé
Par mon pas sur l’étroit pavé
Dont la pierre est mélodieuse.

Et, si je m’arrêtais soudain,
J’avais l’oreille réjouie
Du bruit que fait dans les bassins
La douce gerbe épanouie
De ces eaux qui coulent sans fin.

Et l’écho, ce miroir des bruits,
Redoublant ces voix solitaires,
Comme Pomone tend un fruit,
Semblait adresser à la Nuit
La pure offrande de la Terre.


C’est ravissant, d’une qualité rare et exquise, le travail d’un lettré pour qui poésie et littérature sont le chant même de l’âme et son plaisir. Quel dommage aussi que ce nonchalant, — si habile ! mais nonchalant, — ne veuille pas être plus attentif à ses rimes ! Pour sa punition, il a écrit une fois « concluai-je, » où l’on voit la rancune des Muses.

Les Aventures de Sylvain Dutour ont pour épigraphe une pensée de Restif de la Bretonne : « Les mœurs sont un collier de perles ; ôtez le nœud, tout défile. » Je ne sais pas où Restif a dit cela, qui est assez bien dit. Ce Restif était un moraliste sévère et tout de même un polisson. Ses livres sont tout pleins de libertinage, et voire de saleté. Il avait de la verve et une espèce de génie abominable, drôle et attrayant. La citation de Restif à la première page des Aventures de Sylvain Dutour est un avertissement : le livret de M. Émile Henriot, s’il ne va certes pas à l’extrémité où Restif mène son audace, admet pourtant quelque libertinage. On le lui reprochera. Ce n’est pas moi qui le lui reprocherai : ce genre de facétie, à l’imitation des conteurs du XVIIIe siècle, a quelque chose d’anodin qui désarme la censure. Ce qui gâte tout, chez Restif, c’est d’abord l’excès de la gaudriole : et, principalement, c’est l’intention morale qu’il ajoute à la rude gaudriole. Perversité de ce mélange ! Et l’honnête simplicité d’un conteur qui, ne songeant ni à venger la morale, ni seulement à l’offenser, se divertit d’une façon, je ne dis pas, la plus recommandable, mais conforme à une ancienne gaieté de chez nous et non sans politesse.

L’amusement de M. Émile Henriot, dans ce volume comme dans le Diable à l’hôtel, fut de voyager. Cette fois, il ne change pas de lieu : il demeure à Paris ; mais il change d’époque : il demeure au siècle avant-dernier. Il se dépayse, pour ainsi parler, dans le temps. Ce goût du dépaysement, c’est l’art même : le goût de sortir de chez soi, d’être « ce monsieur qui passe » et qui voyage. L’on se donne le change et l’on procure un alibi à une sensibilité que l’on a un peu trop alarmée chez elle. Un roman tel que Valentin est déjà une sortie, une promenade et un voyage. Mais une sensibilité très vive, et qui ne s’est pas beaucoup éloignée d’elle-même, a bientôt fait de retrouver, dans ces environs, sa vie ordinaire, sa coutume et ses alarmes : il lui faut un dépaysement qui la déconcerte bien davantage. Voyez comme, à Aix-en-Provence, ville du Grand siècle pourtant, et parmi les gens de toute sorte, les touristes et les élégants vagabonds d’un hôtel, le voyageur se laisse émouvoir et, autour de lui, prépare les déceptions de la tendresse. Avec Sylvain Dutour, chez la maréchale de Lambesc, à la foire de Saint-Germain-des-Prés en compagnie du bel abbé Staccatini, que la musique débauche et console, il y a presque deux siècles, nous voilà en sûreté.

La peinture de cette époque, par M. Émile Henriot, c’est la perfection charmante. Il y avait à éviter de n’être point assez « dix-huitième, » et de l’être à l’excès. Je veux dire, de l’être mal, et par des stratagèmes trop voyants. L’on devine alors que l’auteur a tout récemment pris son information chez l’antiquaire : il en est fier et comme endimanché ; il est à la fois et vaniteux et timide, souhaite de montrer ce qu’il sait, craint de se tromper, se trompe et, venant de chez l’antiquaire, il vous mène au bric-à-brac. Je ne sais rien de plus dérisoire et fâcheux que les « restitutions » ou « restaurations » du passé auxquelles se travaillent les archéologues impromptus. Mais Sylvain Dutour, lui, ne fait pas le savant. Et vous remarquerez la délicate précaution de l’auteur, qui a voulu que l’anecdote fût contée par Sylvain Dutour, non par lui-même. Il confie à Sylvain Dutour le soin de nous dépayser, puis de nous installer en plein XVIIIe siècle. Sylvain Dutour n’est point un pédagogue ni un pédant le moins du monde. Et il a son habitude à cette époque, pour nous singulière. Il ne la remarque pas. Il ne nous la montre pas. Ou plutôt il nous la montre, sans se douter qu’il est notre guide. Son discours sera tout simple. Mais ce qu’il dit suppose tout ce que nous aurions à apprendre et, ainsi, nous l’apprend, par une involontaire allusion. L’auteur ne s’avise même pas de nous avertir et ne donne pas une date. Il a rendu Sylvain Dutour un être vivant. Nul être ne vit sans que sa vie se communique à ses entours. Voilà comment Sylvain Dutour, naturellement et par la seule spontanéité de son entrain, nous mène au XVIIIe siècle et nous y loge pour le temps que dure un récit, joli temps qui ne vous dure pas.

Sylvain Dutour a bien du talent. Ses personnages, dès qu’ils entrent dans le récit, vous les voyez. Sylvain Dutour, qui vous les présente, a promptement fait leur portrait ; et, comme on devrait toujours s’y prendre, il ne les a pas obligés à poser, mais, tout au contraire, à se trémousser. Il les dessine sans les en avertir et les attrape dans leur remuement naïf. La maréchale de Lambesc, quand on amena Sylvain chez elle, était aux mains de son apothicaire : ce n’est pas la faute de Sylvain s’il ne décrit le visage de cette dame qu’un peu plus tard. Et quel visage ! d’un cheval, très haut, très long mais avec un menton. Et des moustaches ! De sorte que Sylvain douta que ce ne fût le maréchal en personne. Elle ressemblait aussi, les jours de magnificence, à une frégate dont le vent gonfle les grandes voiles et qui lance des bordées : « Son verbe brusque et aboyant procédait de la canonnade et Ton demeurait surpris, l’entendant, que lorsqu’elle ouvrait seulement la bouche pour réclamer un tabouret ou saluer quelqu’un par son nom, il n’en sortit pas, avec un boulet et de la fumée, une flamme courte et rouge comme de la gueule d’un canon. » Staccatini, l’abbé tout féru de musique, et maigre, jaune, dégingandé, les oreilles larges comme la main, est absurde et gentil. Jamais il ne se repose ; et la musique ne suffit point à son inquiétude : il s’est encore épris de réfuter Newton et ses lois de la pesanteur suivant la doctrine de la lévitation. Vous le mettez au défi de perdre son poids ? Il s’élance et va donner du front sans barguigner, contre le lustre. L’imagination le console de la réalité. Dans son théâtre de la foire, quand il est chassé de l’hôtel Lambesc, il invente une comédie de l’Amour amoureux, très ingénieuse et qui réunit agréablement le rire et les larmes. Vous aimerez Silvie, petite comédienne, toute petite âme, et pourtant une âme. Sa beauté la met en péril. Ne vous apitoyez pas : elle a pour sa défense les ressources d’une excellente rouerie. Elle est cynique ; cela ne se voit presque pas, tant elle a de grâce aux moments où elle n’a point de décence. Elle méprise les gens : c’est modestie, de sa part, et faute de se croire aimée autrement que d’une très vile manière. Sa fierté de riposte la rendrait impertinente ; et puis, elle s’aperçoit qu’on l’aime tout de bon : quelle joie, que montre un sourire !

Il y a, autour de Silvie, autour de ses jupes à fleurs, M. de Bouglainval et M. de Courtacon, vieux drôles et très maniaques. Il y a aussi le sergent recruteur Jean-François Coup d’Epée, jaloux de ses privautés. Et il y a Sylvain Dutour. L’anecdote va jusqu’à ce point que M. de Courtacon sera tué d’un flambeau que Jean-François Coup d’Épée lui jette à la figure, un soir de carnaval, et trimballé par les rues comme un masque en ribote.

Et qu’est-ce que tout cela veut dire ? Que la littérature, aux environs de la réalité, joue une comédie à la ressemblance de la vie ; qu’elle s’amuse à oublier la vie et à s’en souvenir ; qu’elle mêle le souvenir et l’oubli, qu’elle en fait de la fantaisie ; que la fantaisie a peu d’importance, et ainsi se prête sans inconvénients à nos caprices ; etc. Telle serait à peu près la philosophie de Sylvain Dutour, si la philosophie était son plaisir.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Aventures de Sylvain Dutour contées par lui-même (Émile-Paul). — Du même auteur, chez le même éditeur, Le Diable à l’hôtel ou les plaisirs imaginaires, Les temps innocents ; chez Albin Michel, Valentin ; chez Hachette, Carnet d’un dragon ; au Mercure de France, La Flamme et les Cendres ; à la Renaissance du livre, Courrier littéraire, etc.