Revue littéraire - Un moraliste

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Revue littéraire - Un moraliste
Revue des Deux Mondes6e période, tome 13 (p. 680-691).
REVUE LITTÉRAIRE

UN MORALISTE[1]

M. Alfred Capus écrit volontiers que « tout s’arrange. » On en conclut (car on adore de conclure, et sans tarder) qu’il est un optimiste. Mais il vient de publier Les mœurs du temps ; et, les mœurs de notre temps, il les juge avec beaucoup de sévérité : ce livre n’est pas d’un philosophe tranquille et qui trouve que tout soit pour le mieux dans le meilleur des mondes. Cela nous avertit de songer qu’aussi bien M. Alfred Capus n’a pas dit : — Tout s’arrange à merveille, ou d’une façon charmante.

Que tout s’arrange, c’est un fait. Il y a, dans la nature, une souveraine puissance de cicatrisation. Et il y a, dans les choses humaines, une obscure volonté de repos qui, en fin de compte, apaise leur tumulte, organise leur nouvel équilibre. Le dénouement des péripéties les plus embrouillées résulte parfois d’une aubaine ; ou, très souvent, de quelque lassitude, qui a pris les acteurs et qui amène leur abnégation ; ou de l’oubli, qui est le frère de la mort ; et il résulte aussi de la mort. Ces mots, de l’aubaine à la mort, sont inégalement gais. Et tout s’arrange, certes ; mais, en général, assez mal.

Ainsi, la formule célèbre de M. Alfred Capus, un pessimiste l’adopterait, aussi logiquement qu’un optimiste.

Est-il un pessimiste ? Du moins, il sait « ce qu’il faut d’amertume à la gaieté pour qu’elle ait un sens et à la tendresse pour qu’elle soit profonde. »

L’optimisme et le pessimisme, poussés un peu loin, et jusqu’à leur affirmation dogmatique, ne sont pas des doctrines de chez nous. Un philosophe a écrit : « L’essence métaphysique et réelle de la vie est la douleur ; » ce philosophe, un Allemand. Un autre philosophe a écrit : « J’affirme que, présentement et à toute heure du jour et de la nuit, tous les hommes sont parfaitement heureux ; » ce philosophe, un Anglais. Nos écrivains évitent ces extrémités du déplaisir et du contentement ; ils ont le goût de la mesure. Leur ton n’est pas celui d’une allégresse véhémente, ni celui d’un éclatant désespoir. Ils sont clairvoyans et ne méconnaissent ni les défauts ni les qualités de l’univers : ils en regardent le mélange avec une patience ingénieuse.

Une littérature qui, à travers ses larmes, sourit, c’est la nôtre. Et M. Alfred Capus est, à notre époque, l’un des esprits les plus joliment français. Il ne se guindé pas ; il est naturel. Ses phrases suivent ses pensées docilement, les accompagnent. Ses pensées suivent la réalité, qu’il observe : il ne s’aventure pas loin d’elle ; et, s’il s’est un moment écarté, il revient à elle, comme à l’indispensable certitude. Je ne crois pas que nous ayons aujourd’hui d’autres écrivains qui, dans la somme de leurs ouvrages, aient noté plus de vérité que lui.

Et il n’est pas un grand admirateur de ce qu’il a vu ici-bas ; il ne le méprise pas non plus. Entre le double excès du mépris et de l’admiration, il se tient à bonne distance ; il a choisi une règle de sagesse que résument deux mots : indulgence et plaisanterie. Mais une indulgence qui n’est pas du tout molle ; une plaisanterie toute pleine de signification.

Il me semble qu’on n’a pas toujours été bien finement juste pour ce badinage que M. Alfred Capus a porté à la perfection la plus délicieuse et, je le dirai, la plus émouvante. Nous avons tant d’orateurs !...

Peut-être une impétueuse et imprudente jeunesse réclame-t-elle d’autres accens, plus hardis et même farouches. Veuille-t-elle, en tout cas, apprécier l’humeur moins exubérante de ses devanciers ! La génération française qui, au temps de la Guerre, entra dans l’adolescence inventa notre badinage ; et ce n’est pas tout ce qu’elle inventa, au profit d’un nouvel orgueil : c’est au moins l’une de ses plus singulières trouvailles. Cette génération française a été, pour ses débuts dans la vie, humiliée, déçue. On avait cru les armes françaises invincibles : et elle a dû céder à la force. Alors, elle fut prise d’une grande horreur de la force, qui lui était refusée. En attendant une revanche vraie, elle s’est hâtée d’acquérir une autre prééminence ; elle a tourné vers une autre ambition sa fatuité légitime : n’étant pas la plus forte, elle a voulu être la plus intelligente. Et c’est ainsi qu’elle inventa ce badinage, qui est une sorte de suprématie générale sur toutes les idées, une domination spirituelle de toutes les idées et, à l’égard de toutes les idées, une désinvolture élégante et magistrale, une tyrannie nonchalante et gracieuse. Badinage littéraire, badinage philosophique et badinage universel. Plusieurs de nos écrivains ont mis leur vigilance et leur coquetterie à présenter sous une forme légère les plus graves problèmes. Leur manière est mélancolique et narquoise ; et jamais une exquise fantaisie n’avait si amplement régné sur tout le domaine de la rêverie, du sentiment, de la méditation.

Pareillement, à l’époque révolutionnaire, quand une barbarie extravagante menaçait d’anéantir le subtil chef-d’œuvre d’une civilisation que des siècles délicats avaient accomplie, quelques survivans partirent : ils emportaient et ils allaient mettre en lieu sûr le trésor de notre causerie. Dans les petites cours d’Allemagne ou d’ailleurs, comme la France était conquise, on les vit, — avec un air de futilité, mais pathétique, — reconstituer une image menue de leur patrie. Quand ils revinrent, ils rapportèrent ce qu’ils avaient sauvegardé, ce qui, sans leur soin jaloux, était perdu.

Mais on objecte au badinage de ces quarante dernières années, on lui objecte, et durement : — Il y avait pourtant mieux à faire, mieux et plus pressé !...

Peut-être. Et que ne l’a-t-on fait ?... Seulement, si en telle occurrence chaque Français avait sa tâche, tous n’avaient pas la même tâche ; et, si quelques-uns faillirent à la leur, ce ne sont pas les écrivains : les politiques ont la responsabilité.

D’ailleurs, ce n’est pas que je confine la littérature dans le badinage, certes. Un Paul Bourget qui, depuis quarante ans bientôt, consacre son labeur admirable à composer les systèmes d’idées sur lesquels s’appuieraient notre conscience et nos arts, est l’un des grands ouvriers de la nation. Mais il fallait aussi que ne disparût point, du visage de notre littérature, un sourire que les autres littératures n’ont pas, le plus adorable sourire et auquel les circonstances donnaient une fierté quasi héroïque de défi, d’impertinence et de grâce.


Ce sourire, qui éclaire toute l’œuvre de M. Alfred Capus, on l’aimera plus que jamais dans ce beau livre si charmant : Les mœurs du temps.

C’est un recueil d’essais, — de chroniques qui ont paru dans le Figaro, de semaine en semaine ; — et l’incident de la semaine était le thème ; voilà justement l’essai : sur quelque phénomène authentique, on fait l’essai de son opinion comme, au contact de la pierre de touche, on éprouve un métal. Montaigne, qui ne vivait pas sous le régime de l’information rapide et aguichante, demandait à ses lectures les occasions de son émoi très attentif. La « dernière heure » des journaux remplace, pour M. Alfred Capus, le bon Plutarque, et Stobée, Aulu-Gelle et enfin les anecdoctiers d’Athènes et de Rome. Mais le procédé est le même : sur les fragmens de la réalité, l’on pose les fragmens d’une idéologie.

Méthode excellente, et qui convient à cette époque-ci. Méthode expérimentale : et, malgré que nous en ayons, nous sommes dominés par les règles du positivisme scientifique. Puis nous avons une circonspecte méfiance à l’égard de ces nobles synthèses que les métaphysiciens de naguère bâtissaient ; et il fallait qu’entrât dedans, facilement ou non, la réalité : on l’y poussait. Or, quelques synthèses, sous la bousculade, se sont écroulées. Nous estimons les précautions méticuleuses de l’analyse ; au lieu de réunir les divers problèmes en un seul, nous éparpillerions plutôt les questions d’espèce.

Le danger serait alors de ne pas aboutir à une ample solution ; le danger n’est-il pas le scepticisme ?…

On méconnaît le scepticisme !… C’est, je l’avoue, un peu sa faute. Il a, quelquefois, des façons désagréables ; et il a, trop aisément, de mauvaises relations : il se lie, par exemple, sans vergogne avec les théories les plus détestables. Mais le dogmatisme n’est pas toujours mieux avisé. En définitive, depuis que le monde est monde, quelle doctrine fut assez prudente pour ne se compromettre jamais ? On a tort si, à cause de fâcheux sceptiques, on dénigre tout scepticisme. Royer-Collard, quand il a dit qu’ « on ne fait point au scepticisme sa part, » a dit une drôle de chose, et absurde, si je ne me trompe. Tout la travail de la science, tout l’effort de la pensée et toute l’activité de la vie consistent à faire au scepticisme sa part. Dans l’histoire de l’humanité comme dans la modique histoire de chacun de nous, la lente conquête d’une vérité recule la frontière où notre doute est le voisin de notre certitude. Il ne s’agit pas de supprimer notre doute, mais de le borner. Les dogmatistes les plus intempérans ne s’engagent pas à nous révéler tout ; ils nous disent, dès qu’ils nous ont menés un peu loin : — Le reste ne vous regarde pas.

Un scepticisme judicieux n’est que discernement et loyauté. L’Écriture a signalé comme diabolique l’offre de la science universelle. Et, pour n’appeler en témoignage que la philosophie, Platon, parvenu au point où s’arrêtait sa dialectique, installait là des fables enfantines ou populaires, libres symboles de l’inconnu et toile peinte qu’il tendait devant le vide.

Je me demande si, — tous les élémens de la comparaison réduits à leurs dimensions normales, — le badinage ne joue pas, dans la philosophie de M. Alfred Capus, le même rôle que les mythes dans la philosophie de Platon.

Puis il est une forme de la politesse et de l’urbanité. Doucement présentée, la vérité n’est pas offensante. Pourquoi veut-on qu’elle le soit ? Ne lui donnez donc pas cette mine renfrognée des pédans que tous les moralistes français ridiculisent. Elle sera persuasive en étant belle et aimable.


Ainsi la présente M. Alfred Capus, moraliste français, et de la bonne lignée.

Il y a, dans Les mœurs du temps, des remarques et des préceptes, ceux-ci autorisés par celles-là ; et il y a, dans Les mœurs du temps, l’examen de conscience de la génération que j’ai tâché de définir.

Les caractères de l’époque, tels que l’auteur de ce volume les a notés, on peut les résumer d’un mot : l’anarchie. Et l’anarchie de toute sorte. Il la montre partout. Dans la politique ? Il écrit : « Depuis que les gouvernemens n’ont plus de forme... » Dans la littérature ? Poètes, conteurs et penseurs ne sont occupés qu’à élire, au suffrage universel, leurs princes ; et « les mœurs électorales s’introduisent dans le domaine littéraire : » les mœurs électorales, donc l’anarchie organisée. Dans la morale ? C’est ici que triomphe l’anarchie. Quel désordre ! M. Alfred Capus en fait une peinture étonnante, et qui vous divertit avant de vous effrayer. A chaque page, une petite comédie apparaît, amusante, et puis inquiétante, et puis redoutable. Les personnages sont des gens qui ont figuré dans les journaux, à la rubrique des faits-divers, ou bien à colle du théâtre, ou bien à celle de la mondanité, ou bien à celle des tribunaux, car tout arrive ; et ce sont des gens que nous n’avons jamais vus (évidemment) : mais ils ressemblent à d’autres que nous avons rencontrés et à qui manqua seulement (nous l’imaginons avec crainte) l’occasion de se révéler.

Ces petites comédies, mêlées de drame, M. Alfred Capus les raconte très vite ; et, en quelques traits, il a tout indiqué. Un marguillier d’Igornay vient de mourir brusquement. Aussitôt, on arrête le curé ; on l’emprisonne. Les preuves manquent : on lui rend sa liberté. « Mais, à la longue, cette absence de preuves contre un curé parut suspecte et le Parquet fit arrêter de nouveau le curé d’Igornay. Alors, les preuves abondèrent, non pas contre lui, mais contre un soldat qui finit par avouer. On l’arrêta également, pour le principe, et quand le Parquet tint en prison le coupable et l’innocent, il se demanda pendant quinze jours lequel des deux il garderait. Il se décida pour le coupable, et l’innocent fut remis en liberté, quoique curé. » Pourquoi ces folies ? Eh bien ! quand on assassine le marguillier, n’y a-t-il pas beaucoup de chances pour que le curé ait commis le crime ? « De même, si l’on avait assassiné le curé, il eût fallu arrêter l’évêque. C’est un principe de hiérarchie ecclésiastique, interprété par la loi de séparation ; » voilà tout. Et l’anticléricalisme, philosophie honorée, a de ces conséquences, imprévues et périlleuses, dans l’État.

Certains enlèvemens de jeunes filles ont fait du bruit, la saison dernière, un peu de bruit, fort peu de bruit, si l’on y songe. « Un enlèvement, aujourd’hui, ne diffère de certains mariages que parce que le consentement des parens n’y est pas indispensable ; mais, dès que le législateur aura supprimé cette formalité, le mariage prendra vraiment sa forme moderne : il ne sera plus un contrat, mais un rendez-vous. » Or, les enlèvemens de jeunes filles ne sont pas une nouveauté, certes. La nouveauté, c’est la philosophie que les pauvrettes vous notifieront, si leur escapade vous déconcerte : et vous saurez qu’elles ont droit au bonheur, qu’elles ont accompli leur devoir intellectuel en exaltant leur personnalité. Ne faut-il pas « vivre sa vie ? »

M. B. vivait sa vie : il avait une maîtresse. Mme B. voulut vivre sa vie : elle tua la maîtresse de son mari. Celle-ci, une Américaine, fut la seule, en cette aventure, qui cessa de vivre sa vie. Mais ainsi les « petits malentendus » qui séparaient M. et Mme B. se dissipèrent. Mme B., en prison, reçut la visite de son mari, lequel lui jura une fidélité éternelle. « Il avait déjà fait, autrefois, une promesse analogue, mais dans des circonstances tellement frivoles qu’il n’avait pas dû y attacher la moindre importance : on sait, en effet, que rien n’égale l’insouciance avec laquelle les magistrats municipaux déclarent à de jeunes époux qu’ils se doivent mutuellement fidélité. » Au total : « le meurtre d’une Américaine, quelques jours de prison, une rapide apparition devant le jury, un acquittement retentissant, qu’est-ce que cela ? Des scènes de vie intense et voilà tout. » Mais la compatriote d’Emerson et de M. Roosevelt n’aura eu que la mort intense.

Vie et mort intenses : ces bandits qu’on a surnommes les bandits tragiques comme si les autres n’étaient que des citoyens un peu romanesques. L’un des bandits tragiques a laissé un testament, qui contient l’exposé de ses principes philosophiques. Le gaillard voulait « vivre sa vie. » Et M. Alfred Capus note le fréquent retour de ces trois mots dans le langage des personnes qui, de nos jours, ont affaire aux tribunaux.

Jeunes filles que tente une liberté prématurée, leurs malins séducteurs ; épouses mal résignées, et les maîtresses enthousiastes, et aussi les amans, et les maris facétieux ; enfin les plus ignobles bandits : tout ce monde rêve de « vivre sa vie » et ne se contente pas de le rêver. Quel avertissement, si le bandit fait usage de la même formule que ses légères et jolies contemporaines ! C’est, bel et bien, la formule de l’anarchisme : et, en effet, contemporaines et bandit appartiennent à la même école, dans des classes différentes.

Vivre sa vie ? Cette formule, nous la devons à une « interprétation hasardeuse » d’Ibsen et de Nietzsche. « Rien n’est plus séduisant, dit M. Alfred Capus, que de changer les noms de nos vices et de nos faiblesses et de les désigner par des termes pompeux, de décider par exemple que le courage consiste à fuir et la noblesse de caractère à se jeter dans le plaisir. Il y aura toujours des gens pour adopter avec entrain cette manière de voir ; et c’est ce qu’on fait, quand on prend la résolution énergique de vivre sa vie, coûte que coûte. »

Une interprétation « hasardeuse » d’Ibsen et de Nietzsche. Hasardeuse, oui. Et ni le Scandinave ni le Germain n’ont précisément recommandé le meurtre. Mais, si l’on abuse de leurs idées, faut-il s’en étonner ? Ce ne sont pas les idées des philosophes qui gouvernent le monde : ce sont, plutôt, les erreurs que les foules commettent, touchant les idées des philosophes.

Galeotto fu il libro, et même si le livre était, dans la pensée de l’auteur, innocent. M. Alfred Capus a raison, quand il cherche dans les idées de philosophes, qui aujourd’hui foisonnent, l’une des causes, et la principale peut-être, de l’anarchie contemporaine. Le crime est ancien, mais la justification philosophique du crime est récente : et voilà très exactement où commence la perversité scandaleuse. Un péché marque l’originelle imperfection de notre nature ; mais l’âme se démoralise quand, au lieu de se repentir, elle présente son péché sous les dehors d’une doctrine enfin réalisée, damnable sophistique. « Ce qui est bien de l’heure présente, écrit M. Alfred Capus, ce n’est pas de tuer, de voler ou de trahir, c’est de le faire au nom d’un principe, que ce soit le droit au bonheur ou le besoin impérieux d’agrandir sa personnalité. Être dévalisé, passe encore ; mais l’être au nom des droits sacrés de l’individu, c’est un raffinement auquel nous aurons de la peine à nous habituer. » Conclusion : « Voilà l’apport, dans nos mœurs, de la philosophie et de la littérature étrangères et surtout des interprétations que nous en avons faites. Paris et la province sont encombrés de surhommes et de nietzschéennes qui n’ont pas la sensation d’avoir vécu leur vie sans deux ou trois scandales, quelques ei6croqueries et un certain nombre de violences. » M. Alfred Capus ajoute : « Il n’y a rien de moins français que ce type récent. » Et il insiste sur l’origine étrangère des doctrines qui ont fait, chez nous, le plus de ravages.

C’est la vérité. Or, il ne s’agit pas de flétrir la pensée étrangère et de considérer comme des prêcheurs de vice et d’abomination les philosophes des autres pays. Mais si, — et je le crois, — c’est, en effet, la fausse interprétation des doctrines qui démoralise les foules, combien, ne va-t-on pas interpréter plus faussement les doctrines qui, nées ailleurs, et d’esprits tout différens du nôtre, préconisées pour un état social, pour un état mental qui ne sont pas les nôtres, arrivent chez nous comme, en Afrique, ces défroques de nos costumes dont s’habillent les rois nègres : et ils les mettent tout de travers !...

Nous avons trop aimé les idées : et il est temps de battre notre coulpe. Nous avons tant aimé les idées que nous désirâmes de les posséder ensemble toutes. Et tel fut notre vif empressement que nous n’avons pas choisi, parmi elles : nous prenions les bonnes et les mauvaises. Ceci est plus significatif : nous négligions de nous demander si elles nous convenaient, et même de nous demander si l’on pouvait logiquement les réunir. Eh bien ! la logique est, pour les idées, ce qu’est, pour le corps, l’économie organique : certains mélanges d’idées ne sont pas viables, d’autres sont des poisons, d’autres sont des mélanges détonans, on l’a vu. Il y a une chimie des idées : ne le savions-nous pas ?

Et nous disions, — ou nos maîtres nous disaient, — que la pensée n’a point de patrie, que les souveraines idées règnent sur l’intelligible univers. Ainsi, nous n’avions qu’à les ravir, en tous pays. Notre collection dangereuse s’en accrut. Mais les idées ont une patrie, la leur celle de leur naissance. Elles sont les symboles du rêve qu’ont favorisé, en un coin de la terre, et le paysage, et les circonstances, et les hasards, et les souvenirs de la race, élaborés lentement. Les métaphysiques dépendent du sol, comme les moissons et le vin.

Bref, nous nous sommes laissé envahir, depuis quarante ans, par une effrayante horde, — et séduisante, qui nous amusait comme la pittoresque arrivée d’une troupe bohémienne, — par la horde des idées étrangères, que les Grecs, si prudemment jaloux d’eux-mêmes, auraient appelées idées barbares.


Le tableau de Paris que trace M. Alfred Capus est tout à fait celui d’une ville conquise. Plaisamment faite, la satire a le caractère de la vérité. Il rappelle le temps où débarquèrent chez nous les premiers Brésiliens ; c’était sous l’Empire : et les vaudevillistes les reçurent. Puis Aurélien Scholl « consentit à dîner avec des Péruviens ; » et même, il tutoya un ancien président de la république vénézuélienne, homme d’État remarquable qui régla comme suit l’avancement des officiers : « Dorénavant, nul ne pourra être nommé général, s’il n’a pas été militaire. » Ce sont, à Paris, les débuts de la fureur cosmopolite. Puis l’américanisme a détraqué le type français de la jeune fille. Le prestige des grands génies Scandinaves et russes a troublé notre théâtre et notre littérature. « Nous avons été un instant sur le point d’admirer les Jeunes-Turcs ; il a fallu y renoncer. Mais j’avoue que la Chine m’a un peu inquiété. Quand j’ai vu éclater la révolution chinoise, j’ai cru que les salons allaient s’emballer et qu’il nous faudrait être chinois pendant tout l’hiver, sous peine de passer pour des esprits étroits. L’initiative du général Tchang, faisant décapiter tous les Chinois non porteurs de la natte, pouvait à la rigueur être l’origine d’une morale nouvelle... « Excellente caricature de la curiosité facile avec laquelle nous accueillons et nous recherchons l’exotisme, celui qui transforme la mode, celui même qui atteint les intelligences.

Mais ce critique de nos mœurs contemporaines, ne va-t-on pas l’accuser de xénophobie ? On le priera de ne pas oublier qu’une obligeante manière de convier à nos jeux spirituels les étrangers est une ancienne tradition française ; que nous avons pour institutrice continuelle, à travers notre histoire, l’antiquité d’Athènes et de Rome ; que nos écrivains classiques n’ont refusé ni l’influence italienne, ni l’espagnole ; que l’Europe entière a collaboré à la formation de notre conscience française ; et, ‘que, si Paris est, de nos jours, une ville cosmopolite, il en était une déjà au moyen âge, dès le XIIe siècle, quand Abélard sur la montagne Sainte-Geneviève enseignait toutes les nations et que l’université parisienne régissait la pensée universelle.

Seulement, elle la régissait. Et sans doute put-elle s’enrichir des présens d’idées que ses hôtes lui offraient : du moins, ce qui l’eût embarrassée, elle le refusait. Souveraine, elle savait choisir, éluder, adopter, avec un sûr instinct.

Puis, à ce xénophobe, on dira que, somme toute, on n’y peut rien ; que la confusion des races et des pays est l’un des phénomènes inévitables de la vie actuelle ; et qu’on proteste inutilement contre les lois évolutives des sociétés humaines.

Ce langage emphatique et un peu niais a encore du crédit, malheureusement. Le xénophobe répondra qu’il n’est pas un xénophobe et qu’il ne souhaite pas de voir interdire chez nous l’importation des littératures étrangères. Mais, en examinant les époques qu’on lui a citées comme celles où l’esprit de notre pays a le mieux profité des influences étrangères, il observe que l’esprit de notre pays était alors pourvu de toute sa force résistante, possédait sa pleine santé, pouvait réagir et ne risquait rien, si l’on ose dire, à faire le jeune homme.

Or, — a-t-il par trop fait le jeune homme ? — on remarque un fléchissement de l’esprit français. Il a changé. Il a pâli. N’est-il pas malade ? Il n’a plus le même ton. Il est morose, il est nerveux, il est violent : signes de faiblesse.

Eh ! il fallait s’en apercevoir plus tôt !... Il le fallait, certainement. Et c’est dommage qu’on ne l’ait pas vu. Mais le désordre est venu lentement ; et, pour ne rien dissimuler, les préludes de ce désordre n’ont manqué ni d’agrément, ni même d’une séduction presque ravissante : M. Alfred Capus le montre, avec une sorte de repentir enchanté. Quand il peint, de couleurs crues, l’heure présente, il peint aussi, pour le contraste, l’heure précédente : il nous invite à comparer l’une et l’autre. Comparons-les.

La maladie couvait : on ne la devinait pas. La plupart des vices qui ont maintenant prospéré n’étaient qu’en germe au fond des cœurs. Les nouveautés de l’idéologie et du sentiment avaient un air un peu aventureux, à peine aventureux, un air d’aimable hardiesse, un air de bohème bien élevée. Pareillement, à la veille de la révolution, les Français ne furent-ils pas plus délicieux que jamais ? L’ancien usage s’était égayé d’une liberté, d’une audace nouvelles ; mais l’ancien usage réglait encore l’audace inopinée et la récente liberté. Tout cela devint une abominable frénésie. La société d’hier eut, chez nous, quelque analogie avec la société française que la révolution bouleversa.

Et c’est que les idées ne vont pas vite des livres aux foules : autrement dit, les idées ne se pervertissent pas du jour au lendemain. Il leur faut du temps. Elles ne se déclarent pas tout de go ; sournoises, se dissimulent et, d’abord, prennent de beaux dehors. Mais elles préparaient tous leurs dégâts, tandis que nous les admirions et tandis que nous étions si adroits à orner d’elles nos écrits et nos têtes.

Puis, on vit ce qu’elles valaient ; et l’on fut dégoûté de plusieurs d’entre elles, qu’on avait célébrées étourdiment.

Serait-il bien difficile de trouver, dans les œuvres des écrivains que tourmente l’anarchie contemporaine, les premiers principes, anodins hier, de cette anarchie ? Ils ne se méfiaient pas ; et ils ne prévoyaient pas qu’avec leur ingénieuse pensée on ferait du pacifisme et de la lâcheté, du syndicalisme et de l’émeute.

Quel réveil ! et quel brusque désenchantement ! Tout le plaisir de la plus fine intelligence en fut gâté. Se pouvait-il qu’on eût ainsi dénaturé les trésors de l’imagination la plus vive et la plus savante ? Il fallut bien ouvrir les yeux à l’évidence. « Trop de bandits sinistres sont sortis, — avoue M. Capus, — de notre camaraderie avec l’anarchie. » Trop de bandits : ceux qui travaillent le revolver au poing, ceux qui ont des astuces moins rudes, et puis d’autres encore, plus nonchalans, en perdition pareille ; et, auprès de ces criminels, actifs ou non, la quantité des âmes égarées.

Que faire ? Il s’est manifesté, dans la plus brillante littérature contemporaine, un scrupule : cette brillante littérature, où les plus délicats amateurs d’idées avaient répandu leurs découvertes, s’est émue des malheurs qu’on lui imputait. Je ne dis pas qu’elle soit si coupable ; et, d’habitude, l’accusation lui fut lancée par ceux-là mêmes qui méritent d’être accusés, ceux qui avaient pour mission d’agir, et qui n’ont rien fait ou qui ont méfait. Peu importe : si les maîtres de l’action ne rougissent pas encore, nous avons senti, chez les maîtres de la pensée, un frémissement d’inquiétude ; de la première page à la dernière, il passe, furtif et continuel, dans le livre que j’analyse.

Ce livre contient, je le disais, l’examen de conscience de toute une génération littéraire. Il contient aussi le ferme propos de l’amendement. Est-ce que nous allons devenir des apôtres ? S’il y a des apôtres parmi nous, qu’on les entende ! Et, quant à eux, qu’ils se moquent de la littérature ! Mais aussi, la littérature n’a point à les suppléer. Si notre littérature française, libre et allègre depuis ses origines, plus libre et allègre d’âge en âge, s’emmitouflait et s’engonçait de puritanisme, ce serait au surplus grand’pitié. Nous blâmerions sa pénitence. Il me semble que M. Alfred Capus a donné la note la meilleure, quand il a écrit : « L’ironie et le dilettantisme, nous les mettrons mieux à leur place. Ce sont les dispositions exquises de notre esprit, si nous ne les appliquons pas à tous les actes de la vie sans exception, si nous savons nous en servir pour interpréter et non pour entraver l’action. » Car il ne s’agit pas de renoncer à tout le badinage. Il le faut limiter et, plus vraiment, il le faut diriger. Qu’il épargne les idées bonnes ; les mauvaises, qu’il les ridiculise. Entre les unes et les autres, le départ n’est pas malaisé.

Il suffit de consulter cette énorme et quotidienne expérience qu’instaure un vivant pays. Ce qui corrompt l’âme de ce pays est mauvais ; ce qui la développe selon sa propre nature est bon.

Le scepticisme dont j’ai tenté l’apologie ne va point à l’encontre de telles constatations. Je l’ai montré sincère et judicieux : il ne discute pas le fait.

Donc, un ardent et clair nationalisme de l’esprit se manifeste. Et Les mœurs du temps sont là pour en témoigner. C’est un livre poignant, et avec simplicité, profond, et avec grâce ; un livre de chez nous.

C’est un livre d’alarme et de confiance. Alarme pour aujourd’hui, confiance pour demain. De tous côtés, on nous annonce une jeunesse qui vaut mieux que nous, une jeunesse que nos péchés ont avertie et qui profitera de notre exemple pour ne pas nous ressembler. On publie des enquêtes, et où des garçons de vingt ans sont (au milieu de quelques enfantillages) plus sages que nous ne l’étions et que peut-être nous ne le sommes[2]. Veuille la vie les épargner !…

Une jeunesse bien portante, patriote et réactionnaire : j’entends qu’elle a nettement vu les périls de la précédente équipée ; elle recule d’abord et n’avancera pointa l’étourdie. Elle a de belles résolutions ; et nous la connaîtrons à l’œuvre.

Elle ne tombera pas dans l’erreur d’hier. Et cette erreur, ce fut de croire que les gardiens de ce pays l’avaient maintenu assez fort pour que les joueurs de flûte n’en fissent pas trembler les murailles, assez bien ordonné pour que les passe-temps précieux des lettrés y pussent être anodins : mélancolique erreur !


ANDRE BEAUNIER.

  1. Les Mœurs du Temps, par M. Alfred Capus ; vol. in-16. Bernard Grasset.
  2. Les Jeunes Gens d’aujourd’hui, « le Goût de l’action, la Foi patriotique, une Renaissance catholique. le Réalisme politique. » par Agathon. — Cf. Aux écoutes de la France qui vient (avec une préface de M. Émile Faguet), par Gaston Riou ; et A quoi rêvent les jeunes gens, par Émile Henriot.