Revue littéraire - Un nouveau livre de M. Joergensen

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Revue littéraire - Un nouveau livre de M. Joergensen
Revue des Deux Mondes6e période, tome 33 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

UN NOUVEAU LIVRE DE M. JOERGENSEN [1]

Il y a des pays où l’infernale propagande allemande est parvenue à nous représenter, nous Français, comme les suppôts du Diable ; de sorte que la religieuse Allemagne accomplirait une mission quasiment céleste en détruisant ce repaire de l’impiété, la France. Or, il est manifeste que l’hypocrite Allemagne a déclaré la guerre à la France et à la Russie pour satisfaire sa cupidité ancienne et son vieil instinct de convoitise : la race de proie n’a guère changé, depuis le temps où Grégoire de Tours la maudissait. Toutefois, ses ruses ne lui réussissent pas mal si, dans plusieurs nations chrétiennes, certains milieux qu’elle a su tromper souhaitent encore le triomphe de la Germanie pour assurer le triomphe de la morale évangélique. Monstrueuse comédie, et qui trouve ses dupes !

Mais voici, du moins, un témoignage, et dont l’autorité ne sera pas contestée facilement. Un neutre, et dont la neutralité première n’est pas douteuse, M. Johannes Joergensen, dénonce l’imposture des Allemands : il la dénonce avec une éloquence indignée.

Si l’on dit, pour diminuer la valeur de son plaidoyer, que M. Johannes Joergensen est Danois et que le Danemark a été la première victime du pangermanisme, j’avoue que je connais peu le Danemark et ne saurais évaluer ses rancunes. Mais, quant à M. Johannes Joergensen, je n’aperçois, dans aucun de ses ouvrages qu’une traduction française ait mis à ma portée, aucune trace de telle rancune à l’égard de l’Allemagne. Il me semble même que, jusqu’à ces derniers temps, M. Johannes Joergensen aimait l’Allemagne et l’aimait assez tendrement. Avant de venir au catholicisme, il a subi l’influence de Gœthe, celle de Heine, celle de ce Nietzsche, qui est Allemand, bien Allemand, quoiqu’on essaye maintenant de le dégermaniser, et qui est l’un des bons représentans de la mégalomanie allemande. M. Johannes Joergensen a été longtemps à l’école de la pensée allemande ; et M. André Hallays n’a pas tort, quand il voit, dans le Livre de la route, de charmans « Reisebilder évangéliques. » A la veille de sa conversion, le jeune écrivain Scandinave, délaissant la Scandinavie et M. Georges Brandes, part pour l’Italie ; et c’est en Ombrie que la grâce le touchera. Mais il ne va pas en Italie tout de go : il flâne longtemps et avec plaisir en Allemagne. A Nuremberg, la Fontaine des Vertus lui montre l’Espérance et le Courage, la Foi et la Douceur, l’Amour et la Vérité, vertus admirables et toutes dominées par la plus haute des vertus, qui est la Justice. Un tel symbole lui paraît si important qu’il le médite et n’ouvre pas son parapluie, malgré l’averse ; puis il s’en va, mouillé, mais content d’avoir reçu l’enseignement de Nuremberg. Il se promène à Anspach, à Rothenbourg-sur-la-Tauber. Les petites villes bavaroises lui donnent l’idée d’une vie douce et quiète, que l’humilité sanctifie. Il est au cœur de l’Allemagne ; « l’âme de la profonde et sentimentale Germanie » l’enchante. Au monastère de Beuron, dans la principauté de Hohenzollern-Sigmaringen, il passe un jour ou deux. Il fait ainsi connaissance avec la règle des communautés catholiques ; et il devine la force qui naît de la solitude. Or, ce n’est point au catholicisme qu’il attribue cette découverte et la révélation de cette vérité ; mais il a cru entendre « une parole jaillie du cœur même de la race germanique. » Au moment de quitter l’Allemagne et dépasser en Italie, le voyageur célèbre « l’Allemagne, la vaste et vénérable Allemagne qui va de Passau à Nassau, de Ratisbonne à Strasbourg, de Brème à Constance, l’Allemagne toute pleine de bière et de vin, de parfum de tilleul et de chants populaires, et de saucisses et de tavernes, mais aussi d’art et ie foi, et de beaux lacs et de villes merveilleuses. » Le voyageur s’attendrit, quand ses « jours allemands » s’effacent derrière lui. D’ailleurs, ce qu’il a visité, ce n’est pas l’Allemagne nouvelle, industrielle et militaire ; il a recherché les petites villes où se confine la vieille Allemagne : et, cette vieille Allemagne, il l’a vue à peu près comme autrefois nos romantiques la voyaient, simple et honorable, et chaste buveuse de bière, si rêveuse ! Il l’a vue avec une espèce de naïveté complaisante et comme si son maître Henri Heine ne l’avait point averti de chercher, sous les benoîtes apparences, les velléités de barbarie. Jacques de Coussanges, qui a traduit le dernier ouvrage de M. Joergensen, La Cloche Roland, dit que M. Joergensen fréquenta surtout le clergé rhénan et qu’il avait ses meilleurs souvenirs d’Allemagne dans les couvens et les églises. Ce voyageur était un pèlerin, même avant sa conversion décisive ; et il était « en route. » L’Allemagne catholique le conduisait au pays du Poverello.

En somme, il avait de la gratitude à l’égard de l’Allemagne ; et, quand la guerre a éclaté, il ne songeait pas du tout à renier sa gratitude.

Quand la guerre a éclaté, il songeait principalement à sainte Catherine de Sienne. Il songeait doublement à elle, en dévot sincère et en homme de lettres. Il préparait une Vie de sainte Catherine, qui a paru l’année dernière à Copenhague. Et il demeurait à Sienne, copiait des documens, des paysages, travaillait de son mieux. Sa Vie de saint François d’Assise révèle sa méthode. Il réunit avec beaucoup de soin tous les textes et il en fait judicieusement la critique. Il examine l’œuvre des érudits et il y démêle très bien la conjecture et la réalité. C’est un hagiographe malin. Puis il ne se contente pas de rédiger ce qu’il a finalement appris de plus authentique : l’érudit devient un poète, et qui « reconstitue » les scènes les plus émouvantes, les plus jolies... « Un matin, il y a de cela sept cents ans, dans la ville d’Assise un jeune homme qui commençait à renaître d’une longue maladie, s’éveilla de son sommeil de la nuit. Les volets de sa chambre étaient encore fermés. Un puissant rayon de soleil pénétrait dans la chambre close, par la fente des volets... » Probablement ! Et l’auteur du Saint François invente, avec une délicate justesse, les probabilités menues de l’histoire. Il n’est pas de méthode plus gracieuse, ni plus imprudente. S’il faut l’avouer, je préfère l’histoire un peu plus modestement bornée à de moindres certitudes. Mais enfin, l’auteur du Saint François et de la Sainte Catherine essaie de limiter son imprudence ou de la bien diriger ; il tâche de maintenir son imagination toute proche de la réalité que la critique lui procure. Il a, pour cela, besoin d’un silence parfait, d’une tranquillité parfaite ; il a besoin de se recueillir, avec la seule pensée de saint François ou de sainte Catherine, loin, très loin des nouveaux tumultes et du divertissement moderne.. Aussi la guerre qui a éclaté pendant qu’il était tout à sa belle hantise de sainte Catherine, cette guerre l’importuna. Il souhaita de reconduire : « Je me cachai bien loin, je me cachai derrière toutes les montagnes bleues, je me réfugiai dans les siècles lointains... »

N’avait-il pas prévu la guerre ? Ce n’était pas son affaire, au bout du compte !... Cependant, la guerre éclate ; et il se souvient des deux dernières soirées qu’il a passées en Danemark, l’année 1913. L’une de ces soirées, une séance où l’on traita de la sécurité danoise. A la tribune, « un poète » prononça des paroles d’inquiétude : il sentait venir les mauvais jours. Un jeune homme lui succéda qui démontra, et par des chiffres, l’impossibilité d’une guerre en Europe : quoi ! c’est l’argent qui mène tout ; et, pour la guerre qu’on redoute, il faudrait plus d’argent qu’il n’y en a dans l’univers ! Le jeune homme positif se moqua du poète : « Mais de pareils raisonnemens ne font pas impression sur un esprit si élevé ! Vous vivez dans le monde de l’imagination... N’est-ce pas, honoré monsieur, la guerre mondiale éclatera vers Pâques ?... » L’assistance, rassurée, applaudit ; et elle but ! c’était la paix, il n’y avait pas de danger. A l’autre soirée, quelques étudians bavardaient. Et une femme, une « illustre comédienne, » soudain se mit à parler. Elle dit des choses variées, raconta son existence ; et puis la confession s’épanouit en prophétie : elle annonça de grands bouleversemens et affirma qu’on n’aurait pas à les attendre plus tard que l’année 1915. M. Joergensen compare cette prophétie d’une illustre comédienne à la première encyclique du « blanc vieillard » pontifical, où il est dit que « l’homme de péché, » l’ennemi de Dieu, le « sans loi » qui doit se manifester à la fin, vit déjà sous le soleil. Autant d’avertissemens : la guerre éclate ; et M. Joergensen se demande si « les derniers temps » ne sont pas venus.

« Celui qui veut vivre avec cette pensée mourra d’horreur... C’est ce que j’avais écrit, peu de jours avant que la guerre eût éclaté. Et je ne voulais pas mourir !... » Alors, il se cache derrière les montagnes bleues ; il se réfugie dans les siècles lointains. « Je m’asseyais dans la tranquille et fraîche bibliothèque et je copiais, commodément et à loisir, un vieux manuscrit. Je faisais des promenades sentimentales dans les sentiers, où autrefois j’avais été heureux et où je rêvais de l’être encore une fois, encore une dernière fois, de jouir encore un peu du soleil d’octobre avant la pluie de novembre et les ténèbres de décembre... » Éluder, quant à lui, la guerre : ce fut le projet de M. Johannes Joergensen, l’automne 1914.

Éluder la guerre, si neutre qu’on soit !... Mais, un jour il reçut deux lettres, deux lettres qui tombèrent sur sa table comme des bombes. Une lettre d’un ami belge : oui, la Belgique a été ravagée, la Belgique sans reproche, et ravagée par les hordes d’une nation qui devait protéger la Belgique, hordes bestiales et qui ont, de toutes parts, fait de la mort et des ruines. Sous l’autre enveloppe, il y avait l’Appel au monde civilisé, par les quatre-vingt-treize savans, artistes et littérateurs dont l’Allemagne était le plus fière. L’Appel, à première vue, M. Joergensen le prit pour une réclame de négocians ; et il le jeta dans sa corbeille à papiers. C’est là qu’ensuite il le repêcha. Et il le lut, avec émoi.

Il lut aussi pas mal de volumes qu’on a publiés pendant les premiers mois de la guerre, le Rapport sur la violation du droit des gens en Belgique, les Atrocités allemandes en Belgique, les récits des témoins, les documens officiels : et il eut l’effroi, l’horreur, le dégoût de ce qu’il apprenait ainsi. D’autre part, une brochure allemande lui apporta ce pathétique propos de M. Stipberger, chapelain de la cour munichoise : « C’est un chemin dur et abrupt que suit le peuple allemand, le grand bienfaiteur du monde civilisé et le libérateur sublime. Dans les ténèbres du Vendredi-Saint, on entrevoit la clarté du matin de Pâques ; dans les heures sombres de la guerre, les oriflammes du triomphe. A présent encore, la croix pèse sur ses épaules ; il souffre encore le plus cruel des Golgotha. » Diable ! si l’on ose ainsi parler ; voilà le peuple allemand comparé à Jésus-Christ, et par un prêtre catholique, lequel ne doute pas que Jésus de Nazareth fût le Dieu vivant, lequel ne doute pas que Jésus de Nazareth ait porté la croix, sur le chemin du Calvaire, pour le salut de tous les hommes ! Le peuple allemand serait donc le nouveau Christ, à moins que l’on ne veuille considérer comme un blasphème l’analogie trouvée par le chapelain de Munich. Et l’on hésite, avant de condamner si durement le saint homme.

Ou bien faut-il considérer comme des impostures les affirmation ? si nettes et terribles des gouvernemens belge et français ?

M. Joergensen avoue son embarras. Et l’embarras de M. Joergensen prouve l’habileté, la subtile rouerie de la propagande allemande. Ces fameux organisateurs de duperie avaient mobilisé tous leurs apôtres, catholiques, protestans et libres penseurs, un Stipberger, un Ehrhard, un Haeckel. Un catholique tel que M. Joergensen était sensible tout particulièrement au sermon du chapelain Stipberger et déjà murmurait : « O peuple allemand, peuple patient, peuple souffrant, peuple crucifié, libérateur du monde, nous penchons la tête, silencieusement recueillis, remplis de vénération pour la croix sur laquelle tu as voulu souffrir !... » Mais, dans l’incertitude, M. Joergensen recourut à la méthode la meilleure : il étudia les documens du procès. Car, en définitive, c’est un procès, le procès d’un peuple. Et M. Joergensen, comme Pilate, avait à juger le nouveau Christ : il n’allait pas laisser calomnier ce juste et se laver les mains.

Il entendit avec patience les avocats du peuple allemand, les illustres Quatre-vingt-treize. Et les Quatre-vingt-treize, tout d’une voix et par six fois, s’écrièrent : « Il n’est pas vrai... ! »

Premièrement, il n’est pas vrai que l’Allemagne ait provoqué la guerre. L’Allemagne était pacifique ; l’Empereur apparaissait comme l’aménité, la mansuétude même. Mais il a bien fallu que le peuple allemand se levât, quand de grandes Puissances, guettant aux frontières, attaquèrent de trois côtés le territoire de la Germanie !... De grandes Puissances ; de trois côtés : M. Joergensen prend une carte. La Russie ? Non ; c’est un fait : le 1er août 1914, l’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. L’Autriche ? Alliée de l’Allemagne. La Suisse ? Neutre. La France ? Eh ! l’Allemagne lui a déclaré la guerre le 3 août 1914. Donc, les grandes Puissances qui guettaient l’Allemagne aux frontières, c’est la Belgique ! « C’est la Belgique qui a franchi les frontières allemandes ; c’est la grande, forte Belgique qui a fait irruption dans la petite Allemagne neutre et dont elle avait, en son temps, garanti la neutralité. La Belgique, de son poing ganté de fer, repoussa l’armée allemande héroïque, mais moins nombreuse. Elle entra victorieusement à Aix-la-Chapelle. Ensuite, l’armée belge marcha sur Cologne, bombarda la ville et sa cathédrale gothique, que nous aimons tous ; ils la réduisirent en cendres, ainsi que Saint-Gédéon, les Saints Apôtres et Sainte-Marie-au-Capitole. C’est ainsi que les choses se passèrent ! Ou ne se passèrent-elles pas ainsi ? Et, s’il en fut autrement, où sont les trois brigands qui attaquèrent l’Allemagne ? Les Quatre-vingt-treize les ont vus ; mais où ? » Cette manière d’ironie n’est pas l’usage habituel de M. Joergensen. Il y a, dans tous ses livres, une douceur exquise, et qui serait un peu fade peut-être si elle ne s’embellissait de poésie. Du temps qu’il était radical, auprès de M. Georges Brandes, je ne sais s’il avait la violence d’un polémiste ; mais, aujourd’hui, le disciple du Petit pauvre d’Assise est un homme qui, sans effort et tout simplement, pratique les vertus de bienveillance et d’amitié. Ses ouvrages ressemblent aux Fioretti. Soudain, le voici fort en colère. C’est qu’on a prétendu le tromper. On l’a pris pour un sot ; et il se fâche : le premier il n’est pas vrai n’est pas vrai !...

Deuxièmement, il n’est pas vrai que l’Allemagne ait violé la neutralité de la Belgique. Cependant ?... Non : la France et l’Angleterre avaient résolu de la violer ; et la Belgique le voulait bien !... Aussitôt, M. Joergensen se souvient de son pays natal : « Nous aussi, en Danemark, nous nous sommes fiés à un paragraphe. Le nôtre était le paragraphe V ; celui des Belges était le paragraphe VII : ils ont une égale valeur pour les Allemands ! » Et il cite les conventions qui ont garanti la neutralité de la Belgique : textes parfaitement précis et qui ne laissent aucune incertitude, aucune occasion de chicane... « Oui, répliquent les Quatre-vingt-treize, nous pouvons aussi étaler notre science ; nous avons toute une bibliothèque où la trouver, soit dans Rivier, soit dans Holtzendorff. Mais, pour citer Méphistophélès, grises, chers amis, sont toutes les théories. Nous savons, messieurs, que la France et l’Angleterre étaient décidées à violer la Belgique et nous savons que la Belgique ne s’opposait pas à la violation. Il en est comme de certaines filles vertueuses qui crient qu’elles ont été outragées ; oui, par celui qu’il ne fallait pas : c’est pourquoi elles sont si scandalisées. Ah ! ah ! ah ! Là-dessus, deux bocks ! Buvons toujours un coup, monsieur le conseiller intime : avec la bière, tout s’explique !... » Et, il n’y a pas longtemps, M. Joergensen avait une autre façon de traiter l’Allemagne, toute pleine, disait-il, de bière et de rêverie. Ces faux rêveurs l’ont déçu ; ces buveurs de bière l’ont offensé. Il a reçu avec indifférence l’Appel des Quatre-vingt-treize ; il a commencé de le lire avec sérénité. Maintenant, il renonce à toute patience : il a vu la fourberie. La fourberie et le sacrilège, quand les orateurs du mensonge intitulé La vérité sur la guerre adressent aux peuples de la terre ce discours : « Écoutez, peuples de la terre. Nous croyons en un Dieu éternel et nous nous fions au jugement des hommes justes et sages !... » Il leur répond : « Malheur à vous, hypocrites et sépulcres blanchis ! Vous jouez la mascarade la plus osée que le monde ait jamais vue. » Il a peine à contenir sa fureur honnête : « Mais tais-toi, mon cœur ; la mesure de leur péché n’est pas encore remplie : les quatre-vingt-treize anges du mensonge n’ont pas encore répandu sur la terre les six coupes de leurs démentis ! »

Troisièmement, il n’est pas vrai que les soldats allemands aient tué des Belges, hors le cas de légitime défense : qui a tiré sur les soldats allemands, qui a mutilé les blessés allemands, qui a tourmenté, massacré les médecins allemands ? la population belge !... M. Joergensen refuse d’admettre la « légitime défense » des envahisseurs. Les documens qu’il a entre les mains l’autorisent à nier les « atrocités » que les Allemands reprochent à leurs victimes. Certes ! Mais il admire le sincère étonnement des envahisseurs qui s’attendaient qu’on les reçût à bras ouverts ; et il se demande quel droit ont les Allemands à exiger de n’être ni détestés ni méprisés. L’orgueil allemand tourne ici à la fatuité ridicule. M. Joergensen se moque de ces drôles. Puis : « Je ne peux continuer à parler de ces choses avec ironie ! C’est par trop incroyable, ce que les écrivains qui tiennent la plume au nom de l’Allemagne se sont permis de calomnies à l’égard d’un peuple qui, au pire, a combattu pour son pays, pour son foyer, contre un agresseur plus fort. Qu’était-ce donc qu’André Hofer et ses Tyroliens, sinon des francs-tireurs, un peuple en armes pour se défendre à la vie et à la mort ? Leur nom est en honneur ; Hofer est un héros : mais, si les Belges font ce que les Tyroliens ont fait, ce sont des assassins !... » Or, qu’ont-ils fait, ces francs-tireurs et assassins de Belgique ? M. Joergensen examine les racontars connus sous le nom de « preuves allemandes : » il observe que, dans tous les récits allemands, ni les lieux ni les gens ne sont expressément désignés. Dans un village..., un soldat... Quel village ? et quel était le nom du soldat ?... Un monsieur d’Aix-la-Chapelle a été tué... Le nom du monsieur ? sa profession ? son âge ?... « On ne témoigne pas ainsi de la vérité ; on n’apporte même pas ainsi un faux témoignage : il faut un peu plus !... » Les documens belges sont d’une autre qualité : leur exactitude contrôlée est incontestable. Eh bien ! le 3 octobre de l’avant-dernière année, après Surice et Andenne, après Dinant, Tamines, Termonde et Louvain, les Quatre-vingt-treize ont affirmé, sur leur honneur et leur nom, que la Belgique n’avait pas été livrée au meurtre, à l’incendie, à l’indignité : « que sont maintenant leur nom et leur honneur ? »

Quatrièmement, il n’est pas vrai que la rage allemande ait détruit Louvain. Sans doute, nous avons dû, « le cœur navré, » bombarder un quartier de la ville ; mais le célèbre hôtel de ville, nos soldats, « au péril de leur vie, » l’ont préservé des flammes : et, en définitive, si artistes que nous soyons, nous préférons à toute œuvre d’art la victoire allemande ! Et enfin, ces gens de Louvain sont des furieux !... M. Joergensen a passé des mois à Louvain, jadis. Il a connu, très bien connu, ces gens de Louvain, tranquilles comme leur antique cité. Parfois, le soir, des étudians parcouraient les rues, chantant la Brabançonne : et c’était là tout le vacarme de Louvain. Mais, au mois d’août, les étudians sont en vacances ; au mois d’août, lorsque les Allemands arrivèrent, il n’y avait plus à Louvain qu’une population de fonctionnaires, de rentiers, de retraités et de prêtres, de religieux de nonnes. Les gens de Louvain, des furieux ? « On ne peut s’empêcher de rire, en lisant cela. Seulement, c’est un rire qui devient un sanglot, si l’on pense à tout ce que la plus innocente des cités a dû souffrir ; et c’est un rire qui devient une haine frémissante. Mais, mais, il y a un Dieu et le sang versé à Louvain crie vengeance au ciel plus haut que le sang d’Abel ! »

Cinquièmement, il n’est pas vrai que les Allemands, à la guerre, méprisent le droit des nations civilisées ; les soldats allemands n’ont point à se reprocher un crime de « cruauté indisciplinée. » Allons ! ceci est pire : la cruauté disciplinée ; et quel aveu !

Sixièmement, il n’est pas vrai que notre militarisme se distingue de notre « culture ; » l’armée allemande et le peuple allemand ne font qu’un. — Tant pis pour le peuple allemand ! — Mais les Quatre-vingt-treize, en concluant, se réclament de leur Goethe, et de leur Beethoven, et de leur Kant… « Qu’est-ce qu’un Beethoven et un Goethe peuvent avoir à faire avec ceux qui brûlèrent Louvain et bombardèrent Reims ? » Kant ? « Mais un Eucken et un Wundt doivent pourtant savoir que, le testament de Kant, sa pensée pour l’avenir, c’était les États-Unis d’Europe et la paix perpétuelle ! Pourquoi alors rappellent-ils sa grande ombre du royaume des morts ? »

Les six démentis allemands, M. Joergensen les a réfutés avec entrain. Six fois, il a surpris l’astuce des avocats frauduleux et il leur a vivement rabaissé leur caquet. Sa critique est fine, adroite. Elle est passionnée ; mais passionnée, après la découverte des mensonges : équitable, d’abord. L’auteur de la Cloche Roland ne désirait pas de trouver les Allemands coupables. Il n’avait contre eux aucune haine ; et peut-être n’avait-il pas, pour notre pays, une amitié particulière. Je n’en sais rien ; je crois pourtant que cette amitié particulière, s’il l’avait éprouvée, on la sentirait dans ce livre qu’il a écrit pendant la guerre, pendant la douleur et pendant l’héroïsme de la France. « Cette noble France, cette chevaleresque France, dont l’art… » etc. Et : « ce peuple de fine culture… » Oui, nous lisons ces mots aimables, dans la Cloche Roland ; mais l’auteur de la Cloche Roland les attribue à son interlocuteur allemand : c’est un Allemand qui affecte de prononcer ces mots aimables, pour donner à entendre que l’Angleterre a fait tout le mal. M. Joergensen plaint amèrement le martyre de la Belgique ; et, le martyre de la France, il ne l’ignore pas, mais il le néglige, ou il a l’air de le négliger. Peu importe ; et, en quelque façon, cela vaut mieux, si l’impartialité de ses jugemens est ainsi plus manifeste. L’année qui a précédé la guerre, M. Joergensen assistait, à Metz, au congrès du Centre allemand. Donc, il était l’ami des catholiques allemands. Par exemple, il était l’ami de l’éminent M. Erzberger, député, l’un des personnages du Centre allemand ; l’ami de ce surprenant bonhomme qui, dans les premiers mois de la guerre, appelait éperdument les chimistes à la rescousse et les suppliait d’inventer une drogue « pour anéantir Londres tout entier. » Londres ? Cela ne suffisait point aux vaillans désirs du très pieux bonhomme : il demandait qu’on eût le moyen de « déverser une pluie de feu sur le sol anglais. » Il ajoutait : « Tous les moyens sont bons ! » Et il s’écriait : « Pas de sentimentalité ! » M. Joergensen semble n’avoir pas lu cet Appel aux chimistes, de son vieil ami le député catholique Erzberger : il n’en fait pas état. Mais, à défaut de l’Appel aux chimistes, qui réconciliait le catholique Erzberger avec l’athée Ostwald, l’Appel au monde civilisé permettait à M. Joergensen de s’instruire. Ce n’est pas un ami de la France et des Alliés qui juge l’Allemagne : c’est un ancien admirateur de l’Allemagne qui revient de son erreur. Et, plutôt encore, c’est un chrétien, que des hypocrites ont déçu.

Il croyait l’Allemagne sincèrement et profondément religieuse.il approuvait que les catholiques fussent « en bonne situation » dans ce pays protestant ; que le gouvernement montrât de la clémence à leur égard, et beaucoup plus que de la clémence, de la sympathie ; et il appréciait, en Guillaume II, le bienfaiteur des bénédictins, hélas ! « tandis que la France persécute le catholicisme, chasse les religieux et les religieuses, enlève la religion des écoles. » Avant de s’être informé, sans doute aurait-il admis volontiers cette parole qu’il prête à l’un de ces Tartufes : « En vérité, il faut être aveugle pour ne pas voir où l’on combat au nom du Christ, et où l’on ne combat pas en son nom ! » Et l’archevêque de Fribourg a dit : « Nombreux sont les ennemis qui nous environnent. Mais nous nous fions à la justice de notre cause et à l’aide de Dieu. » L’évêque d’Osnabrück a dit : « De notre côté est le droit. C’est pourquoi Dieu est aussi de notre côté. Quand Dieu est pour nous, qui peut être contre nous ? » L’évêque de Rottenburg a dit : « Dieu est avec nous, comme il est écrit sur le heaume de notre pieuse armée ; et nos soldats sont les lutteurs de Dieu qui, au nom de Dieu et avec la grâce de Dieu, ont accepté la lourde tâche de la guerre. » Solennelles affirmations de prélats catholiques, et bien dignes d’être colportées : la propagande impériale les a publiées dans tout l’univers catholique ; il est certain qu’elles ont eu de l’influence. Et M. Joergensen réfute, catholique fervent qui s’adresse à des catholiques, les deux évêques et l’archevêque de Germanie : « Je réponds à cela : le royaume de Dieu ne consiste pas en paroles, mais en vertus. Je réponds à cela par la plainte du prophète au nom de l’Éternel : ce peuple m’honore des lèvres, mais son cœur est loin de moi. Je réponds que le disciple de Jésus n’est pas celui qui crie : Seigneur ! Seigneur ! mais celui qui fait la volonté du Père céleste. Il y a dans l’Évangile une parabole où il est question d’un homme qui avait deux fils. L’un disait à son père : je veux faire ta volonté. Il alla, et ne la fit pas. L’autre refusait d’obéir ; mais il alla et fit ce que le père lui avait ordonné. Lequel des deux était le vrai fils ? demande Jésus. » Et peut-être ai-je tort de supposer que M. Joergensen n’a pas beaucoup d’attention pour la France...

Il a réfuté l’archevêque de Fribourg, les évêques de Rottenburg et d’Osnabrück ; et, pour se garantir, il a les paroles de l’Évangile. Mais enfin, l’autorité des deux évêques et de l’archevêque ne lui eût-elle aucunement imposé ? Il ne les accuse pas de fraude volontaire. Ces prélats allemands demeurent dans leurs tranquilles et agréables palais épiscopaux, loin de la guerre et, aux heures de repas, « rompent le pain que leur procure un gouvernement protestant : » bref, il ne s’agit pas de les mépriser, ni seulement d’être, à leur égard, trop sévère. Ils ne savent pas ; ou ils ne savent guère. Et, quoiqu’il en soit de l’erreur où leur discernement succombe, il y a un autre prince de l’Église catholique, un évêque, primat du pays des martyrs, qui a vu sa cathédrale tomber sous les obus des Barbares et qui, du milieu des ruines, élève sa voix incontestable. Pour la Noël de l’année 1914, le cardinal archevêque de Malines écrivait : « Lorsque, le 2 août, une Puissance étrangère, confiante dans sa force et oublieuse de la foi des traités, osa menacer notre indépendance, tous les Belges, sans distinction ni de parti, ni de condition, ni d’origine se levèrent comme un seul homme, serrés contre leur Roi et leur gouvernement, pour dire à l’envahisseur : tu ne passeras pas ! Du coup, nous voici résolument consciens de notre patriotisme : c’est qu’il y a en chacun de nous un sentiment plus profond que l’intérêt personnel, que les liens du sang et la poussée des partis ; c’est le besoin et, par suite, la volonté de se dévouer à l’intérêt général, à ce que Rome appelait la Chose publique, res publica ! » Il est impossible de concilier les déclarations de l’archevêque de Malines et les déclarations des prélats allemands. Il faut choisir. Et M. Joergensen a choisi.

Le mandement du cardinal Mercier le mène à des conclusions que voici. La Belgique s’est dressée contre l’envahisseur au nom du droit, que la mention de Rome certifie : Rome antique et Rome nouvelle ; la notion du droit que Rome antique a élaborée se confond avec le précepte de justice que représente Rome chrétienne. Or, l’Angleterre n’est pas entrée dans le conflit pour un autre motif que sa volonté de maintenir le droit. Si l’on en doute, qu’on relise la conversation terrible du 4 août 1914, dont les interlocuteurs furent l’ambassadeur de la Grande-Bretagne et le chancelier de l’Empire allemand. L’ambassadeur de la Grande-Bretagne refusait toute incertitude relative aux engagemens pris ; le chancelier de l’Empire allemand plaçait bien au-dessus de la fidélité aux engagemens pris l’intérêt de l’Allemagne. Les nations qui se sont réunies contre la déloyauté allemande forment la coalition du droit contre la force impertinente. Les Alliés s’appellent Rome et s’appellent le Droit ; et l’Allemagne, qui était la force, est aujourd’hui la force prête à chanceler devant le Droit. « La Germanie contre Rome : c’est une formule qui contient l’essence de la guerre mondiale. Une culture (la culture allemande) fondée sur le sentiment, sur la passion, sur l’arbitraire et l’égoïsme contre une culture fondée sur la raison, sur la réflexion, sur la volonté réfléchie et sur l’altruisme. Une culture païenne, pour dire le mot suprême, contre une culture chrétienne ! »

Au bout de son enquête impartiale, M. Joergensen arrive à l’authentique vérité. Il a écarté les nuées que la propagande et la subtile manigance des Germains avaient accumulées autour de la vérité. Il a débrouillé cette vérité : la Germanie continue la sauvagerie ancienne ; le christianisme ne l’a pas civilisée. Elle est, pour ainsi parler, antérieure à la civilisation chrétienne ; et elle dure, en son état de barbarie que les siècles n’ont pas disciplinée. Elle est païenne et l’ennemie de la religion qu’elle fait semblant de venger. Les soldats allemands, en Belgique, se sont acharnés contre les églises, les prêtres ; ils ont souillé les sanctuaires, profané les objets du culte. Et ils criaient : « A bas le catholicisme ! » L’archevêque de Fribourg n’y peut rien, ni l’évêque de Rottenburg, ni l’évêque d’Osnabrück. L’imposture allemande se dévoile ainsi. Et l’auteur de la Cloche Roland, c’est un homme que l’Allemagne avait séduit, que le sacrilège soudain scandalise. Il a crié au scandale ; et on l’entendra.


ANDRE BEAUNIER.

  1. La Cloche Roland, par M. Johannes Joergensen, traduction de Jacques de Coussanges (Bloud et Gay, éditeurs). Du même auteur, Le Néant et la Vie, traduction Pierre d’Armailhacq ; Le livre de la route, Pèlerinages franciscains et Saint François d’Assise, traduction T. de Wyzewa (chez Perrin) ; Paraboles, traduction de Mme Husson (chez Sansot).