Revue littéraire - Un nouveau portrait de Mme de Sévigné
M. André Hallays avait déjà rencontré Mme de Sévigné plus d’une fois, à Paris et, non loin de Paris, à Livry, en Bretagne, en Provence, du temps qu’il aimait à « flâner. » Mais il faut savoir ce que sont les flâneries de M. André Hallays.
Il s’intitule « un touriste qui chérit la lumière, les paysages, les monuments et les reliques de la France. » Eh ! la France n’est pas morte, pour qu’on nous parle de ses reliques ? Cependant, il y a toute une ancienne France réduite à l’étal de reliques par l’injure des siècles, par le méfait d’énergumènes ou de nigauds, démolisseurs les uns, restaurateurs les autres, et par le frivole oubli. Contre les siècles, on pourrait lutter ; ils sont les plus forts et pourtant on réussirait à retarder leurs dégâts, si l’on y mettait un peu de soin. Contre les démolisseurs et, leurs émules, les restaurateurs, M. Hallays a mené de rudes combats. Et contre l’oubli ? toute son œuvre est destinée par lui à réveiller, dans les esprits, la curiosité, dans les cœurs, l’amitié que mérite l’ancienne France.
Frédéric et Rosanette, dans L’Education sentimentale, visitent le palais de Fontainebleau. Frédéric essaye de rendre cette bonne fille un peu attentive à un portrait de Diane de Poitiers. Elle ne sait pas à merveille de quoi il retourne ; et Frédéric ne l’informe pas beaucoup, en lui disant que voilà une maîtresse d’Henri II. Mais elle regarde autour d’elle et, avec « une intention de respect, » murmure : « Ça rappelle des souvenirs ! » Ces quatre mots font les délices de M. André Hallays ; et comme il aimerait Rosanette, demain, si elle vivait ! Rosanette lui a tout simplement défini ce qui l’enchante ici-bas le mieux. Il avoue qu’en respirant l’odeur des siècles elle bâille et qu’elle est dépourvue de littérature. Mais « elle pressent, dit-il, et respecte les rêveries mélancoliques et distinguées des personnes qui savent l’histoire de France. Et d’ailleurs, si ces dernières voulaient à leur tour exprimer le plaisir qu’elles prennent à visiter les lieux historiques, je les défierais de trouver d’autres mots que ceux dont use Rosanette. Ce plaisir-là est un des plus vifs que puisse se donner le llàneur qui aime le passé, mais dont l’imagination nonchalante exige, pour se mettre en branle, la vision des vieux décors et la suggestion des paysages. C’est aussi un de ceux qu’il peut se donner le plus facilement : la terre de France est tellement imprégnée d’histoire ! Partout ça rappelle des souvenirs. » Ça les rappelle à M. Hallays bien autrement qu’à son aimable Rosanette : il a une sensibilité exquise à l’odeur du passé ; puis il sait le détail de l’histoire et il en a l’idée très juste.
Il se défend d’être un archéologue ou un historien ; mais il consent qu’il recueille la leçon des érudits. Pour que l’on voie comme il a profité de leur leçon, comme il a mieux fait que d’en profiter, comme il invente à son tour la vérité de sa rêverie, je veux citer cette page où vit le clocher de Senlis avec une intelligente beauté : « Sur un immense horizon, Senlis dresse la flèche de son ancienne cathédrale. Ce clocher est le plus svelte, le plus élégant, le plus harmonieux que nous ait donné l’art gothique. Il s’élève d’un essor si magnifique et si parfaitement rythmé qu’au premier coup d’œil on dirait un jeu de la nature ; il semble vivant de la vie même du ciel, des nuées et des corneilles. Cette aisance souveraine, cette chaude beauté sont pourtant l’ouvrage du temps et des hommes. Un architecte de génie... Puis les siècles ont mis sur les pierres l’or pâle des mousses et ont achevé le chef-d’œuvre. » M. André Hallays est un grand paysagiste.
Ses paysages ne sont pas déserts. Il ne choisit pas de peindre la nature toute seule et sans les hommes. Il a raison : la nature toute seule est, comme on disait à l’époque de Mme de Sévigné, affreuse. Elle nous intéresse à condition d’être humaine ; et c’est l’histoire qui a pu la rendre humaine. Dans les paysages que dessine et peint M. André Hallays, la nature et l’histoire sont réunies. Voici le paysage de Juilly, « au cœur de la région où la France s’est découvert une conscience, une destinée, une langue et un art. La terre y est si opulente, si grasse et si lourde, que six bœufs attelés à une charrue y peinent sur le sillon. Le riche plateau se relève çà et là en ondulations lentes et mesurées ou se creuse en replis riants et ombreux... » Ce n’est encore que l’aspect du paysage ; et voici son âme : « Les ruisseaux s’y appellent la Biberonne, le ru du Rossignol ; les villages, Thieux, Compans, Dammartin, Nantouillet... » Les noms deviennent des indices de l’âme qui va se révéler : « Jeanne d’Arc a prié dans l’église de Thieux. Sainte Geneviève, pour apaiser la soif d’une de ses compagnes, a fait jaillir la source limpide auprès de laquelle s’est élevé le monastère. Toutes les vertus et toutes les légendes de la France rendent ici l’air plus doux et plus salubre... » Les paysages de M. André Hallays ne sont pas des solitudes : le passé y demeure.
M. André Hallays se promène dans la vallée du Loir. La poésie de la Renaissance a fleuri là. Il flâne le long de « la parlante rive. » Et Ronsard l’accompagne. Un peu plus loin, Racan survient, qui rem- place Ronsard et mène le flâneur un bout de chemin...
Loir, que tes ondes fugitives
Me sont agréables à voir,
Lorsqu’en la prison de tes rives
Tu les retiens en leur devoir.
C’est qu’un jour Racan s’était promis d’aller voir sa bien-aimée ; il trouva les chemins coupés par l’inondation du Loir. Il adressa « au fleuve du Loir débordé » une ode qui est la remontrance la plus jolie. Ses plus beaux vers, pour les écrire, Racan n’avait « qu’à regarder ses champs et à respirer l’air de la Touraine ; » et, dit M. Hallays, « on n’en goûtera jamais le charme intime et profond, si l’on ignore les lieux où ils sont nés. » L’accord charmant de la littérature et des paysages, ce flâneur savant le saisit avec une heureuse finesse et vous le donne à sentir le plus adroitement du monde.
Il flâne à travers les provinces et à travers les livres. Ceux-ci et celles-là sont la glose ou le commentaire de la France. M. André Hallays leur doit de bien connaître, évaluer et aimer le passé. Il le comprend d’une façon délicate et juste. Je crois que le XVIIe siècle a ses prédilections ; il l’a tendrement cherché, il l’a surpris et il le tient.
Il a rencontré Mme de Sévigné à Paris, aux Visitandines du faubourg Saint-Jacques. Maintenant, il ne reste plus rien du monastère ; on a détruit les bâtiments de Mansart. Quels barbares ont commis ce méfait ? Ce ne sont pas des barbares, dit-on, mais bien des hommes de progrès, afin de construire « des annexes de la Sorbonne et une sorte de casino de style monégasque. » Chez les Visitandines, Mme de Sévigne allait pleurer, quand elle avait beaucoup de chagrin, parce que sa fille venait de partir. Elle faisait, dans le jardin, de longues heures, des cinq heures de sanglots. Les Visitandines la recevaient avec amitié, en souvenir de sa grand-mère. Au moment des vêpres, les Visitandines se retiraient dans leur chapelle et y toléraient avec ingénuité une « méchante musique ; » elle, sans rien dire, s’égarait dans le jardin, pensait à sa fille, lui écrivait et « pensait mourir : » elle ne mourait pas et perdait peu à peu l’excès de sa tristesse dans le torrent de ses larmes. Elle allait le plus volontiers à Sainte-Marie-du-Faubourg le 29 janvier, qui est le jour de Saint François de Sales, fêté par les Visitandines, et qui est aussi le jour que Mme de Grignan s’était mariée : cette commémoration, pour Mme de Sévigné, primait sur toutes les autres, en dépit de sa grand’mère.
A trois lieues de Paris, entre le village de Livry-en-l’Aulnoye et le village de Clichy-sous-bois, il y a ou il y avait l’ancienne abbaye de Livry, « la jolie abbaye, » chère à Mme de Sévigné. M. André Hallays l’y a rencontrée encore. Elle y venait voir le Bien bon, cet abbé de Coulanges aux soins de qui elle devait « la paix et le repos de sa vie. » Elle eut, quand mourut ce bon homme, beaucoup de peine ; et elle écrivait en vérité : « Après avoir pleuré l’abbé, je pleure l’abbaye. » C’est à Livry qu’elle paraît avoir le mieux aimé la nature, en toutes saisons et à toute heure. En février, elle notait « un bruit des oiseaux qui commencent déjà d’annoncer le printemps. » Puis elle saluait « le triomphe du mois de mai » et se promenait « tout le soir toute seule, » attentive au rossignol. Elle écrivait à sa fille : « Tout est plein de ces aimables chèvrefeuilles ; » elle en préférait l’odeur à celle des orangers de Provence. Au mois de juillet, la tiédeur des nuits l’enchantait, et leur silence. Au mois d’août, le clair de lune lui donnait « un divin plaisir. » Viennent l’automne et bientôt l’hiver, il faut changer de plaisir ; les feuilles ne sont plus vertes, mais aurore, « et de tant de sortes d’aurore que cela compose un brocart d’or riche et magnifique que nous voulons trouver plus beau que du vert, quand ce ne serait que pour changer. » Elle adorait les « belles nuances » de l’automne et, l’automne venu, adorait l’automne. Pour aimer le printemps davantage, elle attendait que le printemps fût de retour.
Et l’on a dit, l’on a redit, que les gens du XVIIe siècle étaient peu sensibles aux diverses beautés de la nature. M. André Hallays le nie, avec raison. Tous les thèmes de paysages que les poètes ont traités, depuis Lamartine, il prétend les distinguer dans les lettres de Mme de Sévigné. L’on admet, en général, que La Fontaine eut le sentiment de la nature ; ajoutez Mme de Sévigné. L’on assure qu’à cet égard et La Fontaine et Mme de Sévigné sont différents de leurs contemporains. Qu’en sait-on ? M. André Hallays remarque, lui, que Mme de Sévigné n’a pas du tout l’air de considérer comme un sentiment bizarre ou très original son amitié pour le printemps, le clair de lune, les nuits charmantes et les mélancolies de l’arrière-saison. Pareillement, ses correspondants n’ont pas l’air du tout surpris de lui voir cette amitié. C’est qu’ils éprouvent la même amitié. « Ils ne le disent pas. Alors, la règle est de ne communiquer ses pensées et ses sentiments intimes qu’avec toutes sortes de réserves et de précautions ; on n’écrit pas ses impressions. La Fontaine se moque de cette règle, comme de toutes les autres. Mme de Sévigné ne s’y soumet pas non plus, parce qu’elle écrit seulement pour un petit groupe d’amis et parce qu’en tout elle s’abandonne à sa nature expansive. Mais, pour ne pas être objet de littérature, l’amour de la campagne n’en est ni moins vif ni moins répandu au XVIIe siècle qu’à toute autre époque. » Je le crois.
Il est probable qu’au XVIIe siècle on a aimé la nature beaucoup plus que nous ne savons nous en apercevoir. Il est probable aussi que, présentement, on aime la nature beaucoup moins qu’on ne le dit. Ce qui a changé, ce n’est pas tant le sentiment que son expression. De nos jours, l’expression de tous les sentiments a quelque chose d’un peu outré parfois et, plus souvent, de forcené. L’on ne dit pas tout bonnement la vérité ; mais on l’augmente, comme si l’on craignait de n’être pas entendu, comme si l’on s’adressait ou à des sourds qui ont besoin que l’on crie, ou à des imbéciles qui ont besoin que l’on ressasse. En outre, on a conscience de ne rien dire, hélas ! qui n’ait été maintes fois dit, et mieux : pour s’excuser de le redire, on donne de la voix et l’on s’imagine que l’exagération remplace la nouveauté.
Par exemple, lisez ce qu’on écrit maintenant au sujet de la musique : tous les sens, et les moins évidemment tournés à la spiritualité, sont de la partie. Mme de La Fayette écrivait seulement : « La musique de Lulli m’alarme. » Ce petit mot disait, à un lecteur qui n’avait pas le goût dépravé, plus que ne disent à nous tant de pages très sensuelles d’un commentaire exubérant.
Il y avait aussi, au XVIIe siècle, une certaine pudeur de l’esprit et qui empêchait qu’on ne parlât de son émoi d’une façon très abondante et vive. Les « impressions » de musique ou de la nature que nos écrivains d’aujourd’hui multiplient volontiers auraient paru à Mme de La Fayette et à Mme de Sévigné fort déraisonnables et un peu dégoûtantes, si je ne me trompe.
De Livry, où elle se plaît, Mme de Sévigné, un jour, écrit à Mme de Grignan : « Que vous êtes excessifs, en Provence ! Tout est extrême, vos chaleurs, vos sereins, vos bises, vos pluies hors de saison, vos tonnerres en automne : il n’y a rien de doux ni de tempéré. Vos rivières sont débordées, vos champs noyés et abîmés. Votre Durance a quasi toujours le diable au corps ; votre île de Brouteron, très souvent submergée. » Mme de Sévigné trouvait plus de charme aux paysages de l’Ile de France ; elle préférait à « ce diantre de Rhône si fier, si orgueilleux, si turbulent » la « belle Seine » et ses bords qui sont « ornés de maisons, d’arbres, de petits saules. » Elle avait, contre la Provence, des rancunes : la Provence lui gardait Mme de Grignan si loin d’elle ! Et puis, dans son estimation d’un paysage, elle ne tient pas compte seulement des lignes et des couleurs ; elle ne se contente pas du plaisir des yeux : elle veut aussi son aise. Elle tient compte de la bise : et la bise de Provence, que nous appelons mistral, lui gâte de très beaux endroits. Je l’approuve !
M. André Hallays est allé voir Mme de Sévigné en Provence. Il a vu ce qu’on ne verra plus, les ruines du château de Grignan belles encore, avant l’arrivée des brocanteurs. Quand elle était à Grignan, près de sa fille, Mme de Sévigné oubliait toute rancune, oubliait aussi que Livry fût à son avis plus agréable, en somme ; et elle adorait la Provence. Même l’hiver et par le mauvais temps ! Elle écrivait : « Nous sommes exposés à tous les vents ; c’est le vent du Midi, c’est la bise, c’est le diable... Toutes nos rivières sont prises ; le Rhône, ce Rhône si furieux, n’y résiste pas. Nous ne respirons que de la neige. Nos montagnes sont charmantes dans leur excès d’horreur ; je souhaite tous les jours un peintre pour bien représenter l’étendue de toutes ces épouvantables beautés.. » Le charme dans un excès d’horreur et les épouvantables beautés : cela est dit d’une manière qui ne laisse rien à désirer ; l’on voit le paysage, et l’on voit aussi la personne qui le regarde et qui l’admire sans quiétude.
Ce petit tableau de Marseille est ravissant : « Je suis charmée « le la beauté singulière de cette ville. Hier, le temps fut divin ; et l’endroit d’où je découvris la mer, les bastides, les montagnes et la ville est une chose étonnante... La foule des chevaliers qui vinrent hier voir M. de Grignan : des aventuriers, des épées, des chapeaux de bel air ; des gens faits à peindre une idée de guerre, de roman, d’embarquement, d’aventure, de chaînes, de fers, d’esclaves, de servitude, de captivité. Moi qui aime les romans, tout cela me ravit ; je suis transportée. » L’on feint pourtant de croire que les écrivains romantiques ont inventé le pittoresque, et les écrivains réalistes la vérité !...
M. André Hallays note, d’ailleurs, que Mme de Sévigné, en prenant de l’âge, apprécia de mieux en mieux la Provence : pour chauffer ses rhumatismes, il n’est que le bon soleil. Et l’on faisait bonne chère, à Grignan. Mme de Sévigné se connaissait en gourmandise : un peu tard dans la vie, l’on dédaigne de moins en moins ce péché. Elle a célébré les perdreaux de Grignan, « nourris de thym, de marjolaine et de tout ce qui fait le parfum de nos sachets, » les cailles de Grignan, grasses à point et « dont il faut que la cuisse se sépare du corps à la première semonce, » les melons de Grignan, les figues sucrées, les muscats analogues « à des grains d’ambre que l’on peut croquer. » Mme de Sévigné n’est pas futile au point de juger un paysage sans parler de la chère qu’on s’y procure.
Elle a passé beaucoup plus de temps aux Rochers. M. André Hallays n’a point manqué de l’aller voir en Bretagne, de visiter son château, ses bois, ses terres et les châteaux des voisins. Il les a décrits avec la plus exacte poésie. Et il nous la montre, au cours des journées d’une vie « toute médiocre, toute simple et toute solitaire. » Elle ne s’ennuie pas : elle est trop amusante pour n’être pas amusée d’elle-même. Elle lit, des romans ou des livres dévots ; les uns et les autres la divertissent. Elle a de fortes causeries avec Pilois, son jardinier, qu’elle appelle son favori et qui l’intéresse plus que bien des seigneurs Flers de s’intituler chevaliers au Parlement de Rennes. Pilois et elle dessinent des allées, tracent le plan d’un labyrinthe et cherchent l’emplacement de petits abris contre la pluie qu’elle a résolu de bâtir. Elle est, le matin, dans la rosée jusqu’à mi-jambe, pour faire des alignements. L’on abat de grands arbres : « Le tracas que cela fait représente au naturel des tapisseries où l’on peint les ouvrages de l’hiver : des arbres qu’on abat, des gens qui scient, d’autres qui font des bûches, d’autres qui chargent une charrette, et moi au milieu, voilà le tableau. » Elle est, aux Rochers, une paysanne qui vient de la ville : et la campagne lui rappelle tout d’abord une œuvre d’art, une tapisserie pendue au mur d’un beau salon parisien.
Quelquefois surviennent des bateleurs, des « bohèmes » qui demandent qu’on leur ouvre la porte du château, afin qu’ils montrent à la dame du château leurs talents. Il y a parmi eux une petite danseuse, à qui Mme de Sévigné s’intéresse et qui a un grand-père en Provence ; où donc, en Provence ? à Marseille. Il est aux galères. Et Mme de Sévigné promet d’écrire à M. de Vivonne, général des galères, qui voudra bien relâcher un peu les fers de ce pauvre homme.
Les amis bretons de Mme de Sévigné sont quelquefois de singuliers personnages. L’un des meilleurs est M. de Pomenars, un coquin, marquis cependant. Mme de Sévigné lui aurait voulu deux têtes, ou une tête de rechange, disant : « Jamais la sienne n’ira jusqu’au bout ! » M. de Pomenars était en querelle avec la justice du Roi, pour divers délits ou crimes, des enlèvements de jeunes filles et la fabrique de la fausse monnaie. Par ailleurs, des talents, de la conversation : Mme de Sévigné se plaisait en sa compagnie. M. de Pomenars ne mourut pas sur l’échafaud ; mais il eut la pierre et, devant que d’être taillé, il put se confesser à Bourdaloue : « Ah ! c’était une belle confession que celle-là ! Il y fut quatre heures. » Au surplus, quatre heures, pour raconter les péchés de toute une vie, est-ce beaucoup ?
Un tel chenapan : l’on dira que Mme de Sévigné ne fut pas bien sévère dans le choix de ses relations. Elle ne le fut jamais. Son Corbinelli n’est pas un homme à qui l’on n’ait absolument rien à reprocher. Et Fouquet ? Et Gourville ? Et Langlée ! D’autres encore. Elle n’était pas du tout pharisienne ; à cette époque, on n’était pas du tout pharisien : le pharisaïsme est une mode plus récente. Mme de Sévigné recherchait les gens qui l’amusaient davantage et eut toujours autour d’elle un joli choix d’originaux. Voici l’un de ceux qu’elle trouva en Bretagne, M. d’Harouys : « Je l’aime et je me divertis à l’observer. Je voudrais que vous vissiez cet esprit supérieur à toutes les choses qui font l’occupation des autres, cette humeur douce et bienfaisante, cette âme aussi grande que celle de M. de Turenne... » M. d’Harouys, que Mme de Sévigné compare à M. de Turenne, avait la charge de trésorier des États de Bretagne. Il avait aussi la rage de faire plaisir à tout le monde : ce n’est pas le premier devoir d’un trésorier. Tout le monde s’adressait à M. d’Harouys et lui demandait, par exemple, de l’argent. Il en donnait. Mme de Sévigné lui en demanda, en obtint facilement et, sur la dot de sa belle-fille, rendit ce qu’elle avait reçu. M. d’Harouys donnait à lui-même et se fit bâtir le magnifique château de la Seilleraye : cette année-là, il fut en déficit de neuf cent mille livres ; on le sauva. Huit ans plus tard, il ne put rendre ses comptes : il devait plus de six millions. Le Roi le mit à la Bastille, où il mourut douze ans plus tard. On l’appelait le Fouquet de Bretagne. Et Mme de Sévigné avait eu, pour les deux Fouquets de son temps, les sentiments les meilleurs.
M. André Hallays parle de Mme de Sévigné comme d’une personne que l’on a longtemps pratiquée, avec qui l’on a fait amitié, que l’on perd de vue quelquefois et à qui l’on revient, content, sûr de retrouver la familiarité ancienne et sûr de trouver en sa compagnie de nouveaux agréments. Il nous introduit auprès d’elle avec de jolies précautions, où il y a de la coquetterie et de la déférence. Il nous présente à elle ; et la voici. Elle parle. Sa correspondance est une causerie. Écoutez-la. M. André Hallays nous fait écouter, pour ainsi dire, la correspondance de Mme de Sévigné. Il nous fait assister à ce merveilleux bavardage, d’une extraordinaire vivacité, d’une gaieté primesautière et d’une variété sans cesse imprévue. Après cela, il nous demande si nous sommes satisfaits... Or, les gens qui n’aiment pas La Fontaine, Mme de Sévigné renonce à les convaincre : « Cette porte leur est fermée ; et la mienne aussi ! » De tels esprits durs et farouches ne valent rien : « C’est un bâtiment qu’il faudrait reprendre par le pied. Il y aurait trop d’affaires à le vouloir réparer ; et il n’y a qu’à prier Dieu pour eux, car nulle puissance humaine n’est capable de les éclairer. » Pareillement, M. Hallays : « Prions Dieu, mes frères, pour les esprits durs et farouches qui n’entrent pas dans le charme et dans la facilité de Mme de Sévigné. Et fermons-leur notre porte. » A qui fermerons-nous notre porte ? Les gens qui n’aiment pas Mme de Sévigné ne sont pas de France, ne sont pas de « chez nous » , s’ils n’ont pas reconnu en elle « une payse » . Elle déroute les étrangers, parait-il : mais aussi la France les a toujours déroutés. Elle est de France d’une façon qu’elle prouve en chérissant « les plus parfaits emblèmes de son pays et de sa race : les rives de la Loire et de la Seine, les Essais de Montaigne, les fables de La Fontaine, les comédies de Molière, la gloire de Turenne, les splendeurs de Versailles et les vertus de Port-Royal » . Ces mots sont justes, sont beaux et arrangés à merveille.
Comment elle aimait ses amis, pour son amusement, et avec une fidélité à toute épreuve ; comment elle aimait ses enfants, et beaucoup plus sa fille que son fils, bien que Charles de Sévigné nous semble beaucoup plus aimable que Mme de Grignan : M. André Hallays étudie ces deux problèmes avec une exacte finesse. Puis il nous montre Mme de Sévigné à la Cour et dans les alentours du Roi : elle est un peu étourdie de la majesté royale. Et Mme de Sévigné en province : elle y est délicieuse de bonhomie et de naïveté maligne.
Enfin, M. André Hallays conduit Mme de Sévigné aux abords de Port-Royal ; et ce lui est l’occasion de réunir ses deux principales tendresses, Port-Royal et Mme de Sévigné. Elle écrivait : « Ce Port- Royal est une Thébaïde ; c’est le paradis ; c’est un désert où toute la dévotion du christianisme s’est rangée ; c’est une sainteté répandue dans tout ce pays à une lieue à la ronde. Il y a cinq ou six solitaires qu’on ne connaît point, qui vivent comme les pénitents de saint Jean Climaque. Les religieuses sont des anges sur terre. Tout ce qui les sert, jusqu’aux charretiers, aux bergers, aux ouvriers, tout est saint, tout est modeste. Je vous avoue que j’ai été ravie de voir cette divine solitude, dont j’avais tant ouï parler ; c’est un vallon affreux, tout propre à faire son salut. » Mme de Sévigné voit ainsi Port-Royal, en passant, à la promenade. Elle y aperçoit furtivement une perfection qu’elle admire et à laquelle, d’ailleurs, elle ne prétend pas. Et M. Hallays, qui a cité ce passage où apparaît Port-Royal tel que l’ont décrit — comme ils l’ont pu — les pèlerins de ce lieu sans pareil, au temps des solitaires, résume ensuite son idée de Port-Royal en quelques pages, trop longues pour que je les cite et qui sont parmi les belles pages d’un écrivain de notre temps.
Mme de Sévigné avait quelques attaches de famille avec le monastère : la bienheureuse mère de Chantal ne faisait pas de voyage à Paris sans passer quelques jours auprès de la mère Angélique. En outre, Mme de Sévigné avait une vénération particulière pour le vieil Arnauld, qu’elle appelait néanmoins « le bonhomme » et qu’elle accusait, pour le taquiner, « d’avoir plus envie de sauver une âme qui est dans un beau corps qu’une autre. » Un jour qu’elle dînait à Pomponne, elle rencontre le cher bonhomme et le trouve « dans une augmentation de piété » qu’elle admire ; le bonhomme s’épure en approchant de la mort. Elle écrit à sa fille : « Il me gronda très sérieusement et, transporté de zèle et d’amitié pour moi, il me dit que j’étais folle de ne point songer à me convertir, que j’étais une jolie païenne, que je faisais de vous une idole dans mon cœur, que cette sorte d’idolâtrie était aussi dangereuse qu’une autre, quoiqu’elle parût moins criminelle, qu’enfin je songeasse à moi. Il me dit tout cela si fortement que je n’avais pas le mot à dire... » Mme de Sévigné se convertir ? Ce n’est pas qu’elle se fût jamais éloignée de la croyance ni de la pratique religieuse ; il ne semble pas qu’elle ait eu aucun doute. Mais elle vivait dans le monde, où l’on avouait alors que l’on ne vit pas tout à fait selon l’évangile. Que manque-t-il ? une véritable ferveur et le constant sacrifice de la vie présente à la vie future : c’est à cause du divertissement que donne le monde. Les conversions qui à cette époque furent si nombreuses ne marquent pas un retour à la foi proprement dite et comme on l’entendrait aujourd’hui d’un sceptique ou d’un libertin qui renonce à être mécréant : le converti prend à la lettre une croyance qu’il avait déjà, qu’il traitait à la légère et il fait abnégation désormais de toutes choses en vue de sauver son âme.
Mme de Sévigné n’est point, aux yeux du monde, une grande pécheresse. Elle écrit cependant : « Une de mes grandes envies, c’est d’être dévote... Je ne suis ni à Dieu ni au diable : cet état m’ennuie, quoiqu’entre nous je le trouve le plus naturel du monde. On n’est point au diable, parce qu’on craint Dieu et qu’au fond on a un principe de religion ; on n’est point à Dieu aussi, parce que sa loi est dure et qu’on n’aime point à se détruire soi-même. Cela compose les tièdes, dont le grand nombre ne m’inquiète pas du tout : j’entre dans leurs raisons. Cependant, Dieu les hait : il faut donc en sortir, voilà la difficulté. » Elle n’entre pas volontiers dans les querelles religieuses qui, autour d’elle, excitent beaucoup de zèle. Le formulaire que l’on exige que signent les religieuses de Port-Royal, et qui est une grande affaire, elle l’appelle « ce diantre de formulaire. » A son avis, on fait trop de bruit là-dessus : elle en « mourrait de rire. » Et elle écrit : « Je crois que le milieu de ces extrémités est toujours le meilleur. » Elle le croit et, à certains moments, elle se demande si elle a raison de le croire.
Elle est morte en bonne chrétienne. Son gendre, qui l’a vue à ses derniers moments, écrivait au président de Moulceau : « Elle a envisagé, dès les premiers jours de sa maladie, la mort avec une fermeté et une soumission étonnantes. Cette femme si faible et si tendre pour tout ce qu’elle aimait n’a trouvé que du courage et de la religion quand elle a cru ne devoir songer qu’à elle. » Remarquez-le : ces lignes du comte de Grignan sont tout à fait analogues aux remontrances que le bonhomme adressait à Mme de Sévigné. L’on dirait qu’à la veille de mourir elle s’est souvenue de ces remontrances. Le bonhomme lui reprochait de pousser jusqu’à une idolâtrie dangereuse l’amour de sa fille : M. de Grignan note qu’elle était « si faible et si tendre » et que sa faiblesse tendre la détournait du salut. Le bonhomme lui commandait de songer à elle : M. de Grignan dit que c’est ce qu’elle a fait, à la veille de mourir.
M. André Hallays l’a menée aux abords de Port-Royal, où elle ne fut qu’en visite ou en promenade. Elle n’aimait pas du tout les jésuites, malgré l’admiration qu’elle avait pour le Père Bourdaloue : mais elle n’était pas du tout janséniste...
J’aurais voulu qu’à son livre charmant M. André Hallays ajoutât un dernier chapitre où, dépassant les dehors, — si attrayants, si amusants, — de Mme de Sévigné, il eût taché d’aller, je ne dis point jusqu’à son âme, car il l’a fait et fort bien, mais jusqu’au tréfonds de son âme, qui n’était point aussi badine qu’on se la figure.
Jules Lemaitre, qui lui préférait Mme de La Fayette, l’a plaisamment appelée « cette grosse mère-la-joie, qui fut, à certaines minutes, je le crois, une mère de douleur... » Cette grosse mère-la-joie écrivait à sa fille, et non pas très tard, en 1672 : « Vous me demandez si j’aime toujours bien la vie. Je vous avoue que j’y trouve des chagrins cuisants ; mais je suis encore plus dégoûtée de la mort. Je me trouve si malheureuse d’avoir à finir tout ceci par elle que, si je pouvais retourner en arrière, je ne demanderais pas mieux. Je suis embarquée dans la vie sans mon consentement ; il faut que j’en sorte, cela m’assomme, et comment en sortirai-je ?... Je m’abime dans ces pensées, et je trouve la mort si terrible que je hais plus la vie parce qu’elle m’y mène que par les épines que j’y rencontre. Vous me direz que je veux vivre éternellement ? Point du tout. Mais, si on m’avait demandé mon avis, j’aurais bien aimé à mourir entre les bras de ma nourrice : cela m’aurait ôté bien des ennuis et m’aurait donné le ciel bien sûrement et bien aisément. » On lui conseillait de suivre le proverbe et d’ « avoir la robe selon le froid ; » mais elle répondait bonnement qu’elle n’avait pas tant de robes et n’en avait pas une pour le froid que lui donnaient divers chagrins. Elle ajoutait : « Cependant je m’amuse, et le temps passe toujours... » En commentant ces passages et d’autres qu’on trouverait dans ses lettres les moins célèbres, on arriverait à ce tréfonds que je disais de l’âme de Mme de Sévigné, où il y a de la rêverie, de la méditation, de la durée, pourquoi Joubert disait que Mme de Sévigné lui était toutes choses.
ANDRE BEAUNIER.
- ↑ Madame de Sévigné, cours professé à la Société des Conférences, par M. André Hallays (librairie Perrin). — Du même auteur, chez le même éditeur, « En flânant », — Autour de Paris, Provence, Paris, de Bretagne en Saintonge.