Revue littéraire - Un roman de moeurs

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Revue des Deux Mondes tome 25, 1878
Jacques Garnier

Revue littéraire


REVUE LITTERAIRE

UN ROMAN DE MOEURS

Le Nabab, par M. Alphonse Daudet[1]

Parmi les jeunes romanciers contemporains, M. Alphonse Daudet est celui auquel le succès a réservé ses meilleurs sourires et ses plus belles fêtes. Il peut dire comme la Béatrice de Shakspeare : « Le jour de ma naissance, une étoile dansait au ciel. » Depuis ses débuts, cette claire étoile de la bonne fortune s’est rarement éclipsée. Ses vers d’adolescent ont eu une notoriété que le public ne prodigue guère aux jeunes poètes, et ses triolets sur les Prunes sont restés populaires. Ses fantaisies et ses contes, publiés çà et là dans des journaux quotidiens, ont survécu aux feuilles où ils paraissaient au jour le jour, et sa première œuvre de longue haleine, Fromont jeune et Risler aîné, a été un des événemens littéraires de ces dernières années. Il est vrai que son second roman, Jack, n’a pas eu tout à fait la même chaleureuse bienvenue, mais cette froideur était due beaucoup moins à l’infériorité de l’œuvre qu’à l’antipathie du gros des lecteurs pour les romans tristes et qui finissent mal. D’ailleurs, dans l’accueil fait aujourd’hui au Nabab, il y a amplement de quoi dédommager M. Daudet de l’insuccès relatif de Jack ; la claire étoile qu’il a eue pour marraine s’est remise à scintiller en plein ciel, et jamais son éclat n’a été plus vif. Publié au milieu d’une crise politique, à une heure d’inquiétude et de malaise, le Nabab a triomphé des préoccupations générales ; tout le monde a voulu le lire, et l’Europe entière connaît ce roman, dont les éditions s’épuisent avec une étonnante rapidité. Un roman ? .. Est-ce bien là le nom qui convient au livre d’Alphonse Daudet ? Je ne le pense pas, et je me réserve de dire pourquoi tout à l’heure ; mais, quelle que soit l’étiquette du volume, — études, scènes ou tableaux, — on doit reconnaître que jamais le talent de l’auteur n’était arrivé à un aussi complet épanouissement. Jamais les qualités de l’artiste, de l’écrivain et de l’observateur ne s’étaient manifestées avec plus de souplesse, plus de force et plus de variété. M. A. Daudet n’a pas seulement le don de l’observation exacte et pénétrante, il a ce sens de l’idéal, cette façon de voir et de comprendre la poésie des choses, qui n’est pas indispensable au romancier, mais qui le complète et l’agrandit. Cette faculté de nous pousser au-delà de la réalité, tout en nous donnant l’impression du réel, George Sand, Dickens, l’ont possédée, et c’est ce qui remplit leurs œuvres d’un charme et d’un intérêt si puissans. M. Daudet, lui aussi, est un poète doublé d’un romancier. Il est doué de qualités qu’on rencontre rarement dans un même tempérament d’écrivain : la chaleur, la verve des conteurs méridionaux, et le sentiment, la fantaisie émue ou ironique des humoristes du nord. Ce livre du Nabab renferme toute une riche galerie de tableaux peints, avec une exactitude allant parfois jusqu’à la minutie, une délicatesse très raffinée, un relief et une couleur qui donnent à chaque instant la sensation de la vie. Ainsi, par exemple, ce curieux déjeuner chez le nabab Jansoulet, dans cette salle à manger où les physionomies et l’accent des convives attroupés au hasard, l’étrangeté du menu, « les dorures des boiseries, le tintement criard des sonnettes neuves, donnent l’impression d’une table d’hôte de quelque grand hôtel de Smyrne ou de Calcutta. » Il semble, à mesure qu’on lit cette description, voir ces parasites faméliques, venus là tous avec la secrète pensée de faire une saignée à la caisse du nabab, « mangeant nerveusement, silencieusement, en s’observant du coin de l’œil, » parlant sans répondre, écoutant sans comprendre, se hâtant de boire, se surveillant, guettant surtout Jansoulet, afin de l’entraîner dans un coin et de faire appel à sa bourse. — Un second tableau également réussi, — et on en pourrait citer vingt autres, — c’est la soirée chez le docteur Jenkins, avec les hommes en habits noirs entassés aux portes, et les femmes groupées, pressées sur des sièges bas, « confondant presque les couleurs vaporeuses de leurs toilettes, formant une immense corbeille de fleurs vivantes, au-dessus de laquelle flottait le rayonnement des épaules nues, des chevelures semées.de diamans, gouttes d’eau sur les brunes, reflets scintillans sur les blondes, et le même parfum capiteux, le même bourdonnement confus et doux, fait de chaleur vibrante et d’ailes insaisissables, qui caresse en été toute la floraison d’un parterre. »

Alphonse Daudet est un maître peintre. Il a des mots trouvés, des bonnes fortunes d’épithètes justes et d’images ingénieuses qui nous montrent aussitôt les choses en pleine lumière, en plein mouvement. Ainsi, lorsqu’il nous introduit chez la famille Joyeuse, logée au cinquième d’une grande maison déserte, et dont le petit ménage bien calme et bien soigné « a l’air d’un nid tout en haut d’un grand arbre ; » ou bien quand il nous dessine en quelques traits spirituels le profil de la Cremnitz, cette ancienne illustre danseuse, « blonde, toute blanche comme une rose déteinte, paraissant habillée sous ses couleurs claires d’un reste de feu de Bengale. » Tantôt il procède par touches sobres, fines, légères ; tantôt ses descriptions se déroulent amplement, par phrases étagées les unes derrière les autres et formant perspective ; parfois aussi, dans ces longues périodes, un peu laborieusement construites, les détails s’accumulent, s’entremêlent ou se tassent avec une profusion qui ne laisse pas d’embarrasser et de troubler le lecteur : — « Là-bas, dans les quartiers populeux resserrés et noirs, on ne connaît pas cette jolie brume matinale qui s’attarde aux grandes avenues ; de bonne heure l’activité du réveil, le va-et-vient des voitures maraîchères, des omnibus, des lourds camions secouant leur ferraille, l’ont vite hachée, effiloquée, éparpillée. Chaque passant en emporte un peu dans un paletot râpé, un cache-nez qui montre la trame, des gants grossiers frottés l’un contre l’autre. Elle imbibe les blouses frissonnantes, les water-proofs jetés sur les jupes de travail ; elle se fond à toutes les haleines chaudes d’insomnie ou d’alcool, s’engouffre au fond des estomacs vides, se répand dans les boutiques qu’on ouvre, les cours noires, le long des escaliers dont elle inonde la rampe et les murs, jusque dans les mansardes sans feu… »

Cette description minutieuse ne vous rappelle-t-elle pas un peu la manière de Dickens, et cette brume qui remplit une partie du premier. chapitre du Nabab ne vous fait-elle pas songer à un autre brouillard par lequel s’ouvre le roman de Bleak-House ? — « Brouillard partout. Brouillard en amont, sur la rivière, où il roule au long des îlots verdoyans et des prairies ; brouillard en aval, où il s’effrange à travers la mâture des bâtimens et rampe parmi les immondices qui souillent les quais d’une grande ville, aussi fangeuse que grande. Brouillard sur les marais d’Essex, brouillard sur les collines de Kent… Brouillard dans les yeux et la gorge des antiques pensionnaires de Greenwich, somnolens au coin du feu ; brouillard pinçant cruellement les orteils et les doigts du petit mousse qui grelotte là-bas sur le plat-bord du bateau… Les gens qui se hasardent sur les ponts et plongent un regard par-dessus le parapet dans le brouillard d’en bas sont enveloppés eux-mêmes de brume et apparaissent comme s’ils étaient en ballon, suspendus au beau milieu d’un nuage[2]… »

Cette façon originale de détailler les choses par le menu, en insistant sur chaque détail afin de produire par des répétitions calculées l’impression et même l’obsession de la réalité, ce procédé d’importation étrangère est, il faut l’avouer, tout opposé aux traditions de netteté et de précision de notre école française. Nous voilà bien loin de la sobriété avec laquelle Jean-Jacques nous décrit la chambre du pasteur Lambercier : « Son vieux baromètre, son grand calendrier, et les framboisiers qui, d’un jardin fort élevé dans lequel la maison s’enfonçait par derrière, venaient ombrager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu’en dedans, » Ce ne sont que deux ou trois touches légères, et cependant comme Jean-Jacques nous montre bien cet intérieur ! — Il me semble qu’il y a en littérature deux procédés de description : l’un, particulier aux races dont le cerveau fonctionne lentement ; consiste à insister de cent façons et jusqu’à satiété sur les mêmes effets ; l’autre, à l’usage des peuples qui ont l’intelligence prompte, place le lecteur dans la situation voulue au moyen de quelques notes précises et justes, et lui laisse le plaisir de rêver le reste à l’aide de sa propre imagination. Ce dernier est le seul qui convienne : vraiment à notre tempérament national, et M. Alphonse Daudet, qui est un écrivain de pure race française, fera bien de se garer du premier.

On sent que l’auteur du Nabab aime Dickens et qu’il a fait des œuvres du romancier anglais sa lecture favorite ? mais Dickens est un dangereux ami, son absorbante personnalité s’empare, à leur insu, des écrivains qui le fréquentent familièrement. Après avoir lié commerce d’amitié avec lui, il se trouve qu’on a pris, sans s’en douter, ses intonations, ses gestes, ses tics, ses façons de parler et de sentir. On s’imprègne de lui inconsciemment, on en est pénétré jusqu’aux moelles, comme ces oiseaux des montagnes qui vivent et se nourrissent dans les forêts résineuses et dont la chair elle-même finit par avoir l’odeur des pins et des épicéas. Déjà dans Jack l’influence de cette fréquentation avait frappé plus d’un lecteur ; la pension des petits pays chauds rappelait l’école de M. Squeers de Nicolas Nickleby''. Dans le Nabab, le chapitre de l’œuvre de Bethléem évoque le souvenir du workhouse d’Olivier Twist, et le directeur de l’œuvre ; Pondévez, faisant une partie de bésigue avec la surveillante, Mme Polge, tandis que les petites victimes de l’allaitement artificiel meurent d’inanition, dans leurs berceaux, fait songer à la scène où M. Bumble et mistress Mann, l’infirmière, prennent un grog en tête-à-tête dans le parloir de l’asile où on martyrise Olivier Twist.

Si je rappelle ces analogies, ce n’est nullement pour en faire un crime à Alphonse Daudet. Je suis persuadé que l’imitation a été toute fortuite et involontaire ; mais je tiens à signaler ces rencontres accidentelles pour démontrer les conséquences périlleuses d’une intimité trop assidue avec Dickens. Je suis, pour ma part, fort éloigné de condamner l’étude des romanciers étrangers, mais je crois qu’il faut les étudier surtout avec le parti-pris de ne point leur ressembler. Quel que soit le talent dont M. Daudet ait fait preuve dans les passages que je viens de citer, je préfère de beaucoup d’autres parties de son livre où il est resté tout à fait lui-même : l’épisode de l’ouverture du Salon, où il y a des notes si fines et si parisiennes ; le remarquable chapitre de la mort du duc de Mora, et surtout le récit des fêtes du bey, si magistralement réussi dans son entier. La fin de ce dernier morceau est admirable de verve, de mouvement et d’humour. — Le bey, pour la réception duquel Jansoulet a fait des préparatifs grandioses dans son château de Saint-Romans et qui est impatiemment attendu par les amis du nabab, par les populations émues, par les fonctionnaires accourus de tous les coins du département, le bey, par suite de la machination du banquier Hemerlingue, refuse de s’arrêter à Saint-Romans et disparaît avec le train qui l’amenait, de sorte que le cortège préparé pour le conduire triomphalement au château reste ahuri sur le quai de la station et s’en revient piteusement par une pluie d’orage. Mais les curieux, pressés aux abords de la gare, s’imaginent que l’hôte princier est dans l’un des carrosses, et tandis que Jansoulet, atterré par l’affront qu’il vient de subir, fait des signes désespérés pour détromper la foule, le bruit gagne de proche en proche, et la route n’est plus qu’une houle de gens criant : « Vive le bey ! »

« Cardailhac, tous ces messieurs, Jansoulet lui-même, avaient beau se pencher aux portières, faire des signes désespérés : « Assez ! assez ! » leurs gestes se perdaient dans le tumulte, dans la nuit ; ce qu’on en voyait semblait un excitant à crier davantage. Et je vous jure qu’il n’en était pas besoin. Tous ces méridionaux dont on chauffait l’enthousiasme depuis le matin, exaltés encore par l’énervement de la longue attente et de l’orage, donnaient tout ce qu’ils avaient de voix, d’haleine, de bruyant enthousiasme, mêlant à l’hymne de la Provence ce cri toujours répété, qui le coupait comme un refrain : « Vive le bey ! » La plupart ne savaient pas du tout ce que c’était qu’un bey, ne se le figuraient même pas, accentuant d’une façon extraordinaire cette appellation étrange comme si elle avait eu trois b et dix y. Mais c’est égal, ils se montaient avec cela, levaient les mains, agitaient leurs chapeaux, s’émotionnaient de leur propre mimique. Des femmes attendries s’essuyaient les yeux ; subitement, du haut d’un orme, des cris suraigus d’enfant partaient : « Mama, mama, lou vésé ! » Maman, maman, je le vois ! » Il le voyait ! .. Tous le voyaient, du reste ; à l’heure qu’il est, tous vous jureraient qu’ils l’ont vu. »

Voilà qui est charmant, d’un esprit tout français, d’une couleur vive et juste. Cela, c’est le vrai Daudet, bien original, bien personnel ; c’est le bon, et cette manière est de beaucoup préférable à l’imitation des procédés exotiques.

Ainsi que je l’ai dit plus haut, Alphonse Daudet n’est pas seulement un peintre et un poète, c’est aussi un observateur. Les caractères de ses personnages sont étudiés et fouillés avec autant de soin que ses descriptions. Bernard Jansoulet, le nabab, est le héros qu’il a peint avec le plus de tendresse. On dirait qu’il a voulu réhabiliter et faire aimer le personnage historique qui lui a servi de modèle, et il faut convenir qu’il y a presque toujours réussi. Il est sympathique, ce brave nabab, avec son encolure de portefaix, son nez court, son front bas, ses cheveux crépus, ses yeux « de chapard embusqué ; » ce parvenu à la fois grossier et bon, naïf et rusé, violent et tendre ; ce mercanti, « qui a fait de la misère et de la vraie, » qui a essayé de tous les commerces et qui a amassé des millions à tas en tondant de très près les monarques barbaresques. On l’aime, lorsque, près de sa vieille mère, la paysanne de Saint-Romans, il se jette par terre, pose sa tête crépue sur les genoux de la bonne femme et lui parle des petits Jansoulet, ou lorsque, s’approchant du lit de son frère idiot et le baisant doucement au front, il lui dit avec respect, comme on parle au chef de la famille ; « Bonjour, l’aîné ! » Il est bien humain, bien nature, quand, apprenant l’agonie du duc de Mora, il ne songe qu’à son élection menacée, ne trouve ni apitoiemens ni grimages, et lance ce cri d’égoïsme féroce : « Je suis perdu ! .. » Il est excellent encore, lorsqu’après son invalidation il revient dans son coupé avec sa vieille mère, et, à bout de forces, pose sa tête sur l’épaule de la paysanne, laisse ruisseler ses larmes et retrouve « le cri de son enfance, sa plainte patoise de quand il était tout petit : mama ! .. mama ! .. » Mais là où on ne le comprend plus, là où la vérité disparaît, c’est quand il se laisse duper et voler par les chevaliers d’industrie qui le fourvoient dans l’entreprise de la Caisse territoriale. L’Œuvre de Bethléem, passe encore, mais si le nabab s’est sérieusement et uniquement enrichi par d’heureuses opérations commerciales, il lui a fallu, pour entasser des millions, une habitude des affaires, une pratique des hommes et une pénétration qui ne peuvent vraisemblablement lui faire défaut dès qu’il met le pied sur l’asphalte parisien. Il est impardonnable de n’avoir pas, dès le début, jugé à leur valeur les Paganetti, les Bois-Landry et autres financiers véreux de la Territoriale ; il est plus impardonnable encore de mettre ses millions et son honneur dans une affaire qui n’est qu’une escroquerie en grand. En agissant avec cette légèreté, il montre ou une absence de sens moral ou une niaiserie qui ne répond pas au portrait tracé tout d’abord par l’auteur, et qui, en tout cas, diminue singulièrement l’intérêt.

Monpavon et Jenkins sont plus complètement vrais. Monpavon, ce vieux viveur sans préjugés, qui ne croit plus qu’à la tenue, dont la vie, au moral comme au physique, n’a été qu’un perpétuel maquillage, est un type très réussi. Sa fuite pour échapper au scandale d’un jugement correctionnel, sa dernière promenade dans Paris en quête d’un coin ignoré où il pourra mourir « tout en sauvant la tenue, » son dernier coup de chapeau, sur le boulevard, à la belle Mme Jenkins, qui, elle aussi, court au suicide, comptent parmi les passages les plus dramatiques du livre. — Jenkins, le faux honnête homme, avec sa tête d’apôtre, sa parole doucereuse et ses vices prudemment dissimulés sous une enveloppe onctueuse et cordiale, est également un type d’hypocrite bien composé et habilement dessiné.

Félicia Ruys, fille d’un grand sculpteur, artiste elle-même, pervertie avant d’avoir quinze ans, « sans mère, sans famille, élevée à tas avec les modèles, les maîtresses de son père, » est une création moins heureuse. Elle a le défaut de manquer de charme et d’être presque antipathique. On s’intéresse médiocrement à cette fille libre, posée d’abord comme une grande artiste à l’âme fière, aux goûts élevés, et qui finit piteusement dans les bras de Jenkins, après s’être livrée sans amour au duc de Mora.

Ce dernier est vraiment le héros du livre. M. Alphonse Daudet a réservé ses couleurs les plus riches et les plus savantes, ses coups de crayon les plus élégans et les plus déliés, les plus merveilleuses ressources de son talent d’artiste et d’observateur, pour peindre cet homme politique qui a joué le rôle le plus éclatant dans la tragédie du second empire. « Ce qu’on voit de loin dans un édifice, ce n’est pas sa base solide ou branlante, sa masse architecturale, c’est la flèche dorée et fine, brodée, découpée à jour, ajoutée pour la satisfaction du coup d’œil. Ce qu’on voyait de l’empire en France et dans toute l’Europe, c’était Mora. » Et pourtant ce duc de Mora, pour lui conserver le nom que lui a donné l’auteur du Nabab, cette incarnation du régime napoléonien, n’a été, à tout prendre, que l’incarnation réussie des Rastignac et des La Palférine inventés par Balzac ; mais il avait de l’esprit, de l’audace et du sang-froid, les principes et les scrupules ne le gênaient pas. Éclos à une heure propice, au milieu de médiocrités qu’il dominait et qu’il fascinait ; il avait l’art d’éblouir les foules, qui ont pour les aventuriers heureux le même faible que les filles pour les libertins aimables. M. Alphonse Daudet a très habilement montré les côtés charmans, les dehors séduisans, le grand air de cet oiseau de proie de haut vol. On peut lui reprocher d’avoir été un peintre trop indulgent, mais on doit reconnaître que le portrait est tracé par un artiste excellent, et que les derniers momens de Mora sont mis en scène et dramatisés avec un talent remarquable. « Le timbre d’arrivée sonna précipitamment plusieurs coups de suite. Monpavon comptait à haute voix… Un, deux, trois, quatre… Au cinquième, il se leva : — Plus d’espoir maintenant. Voilà l’autre qui arrive, dit-il, — faisant allusion à la superstition parisienne qui voulait que cette visite du souverain fût toujours fatale aux moribonds. De partout les laquais se hâtaient, ouvraient les portes à deux battans, formaient la haie, tandis que le suisse, le chapeau en bataille, annonçait du retentissement de sa pique sur les dalles le passage de deux ombres augustes que Jansoulet ne fit qu’entrevoir confusément derrière la livrée, mais qu’il aperçut dans une longue perspective de portes ouvertes, gravissant le grand escalier, précédées d’un valet portant un candélabre. La femme montait droite et fière, enveloppée de ses noires mantilles d’Espagnole ; l’homme se tenait à la rampe, plus lent et fatigué, le collet de son pardessus clair remontant sur son dos un peu voûté qu’agitait un sanglot convulsif. — Allons-nous-en, Nabab. Plus rien à faire ici, dit le vieux beau, prenant Jansoulet par le bras et l’entraînant au dehors. — Il s’arrêta sur le seuil, la main haute, fit un petit salut du bout des gants vers celui qui mourait là-haut. « Bojou, ché ! .. » Le geste et l’accent étaient mondains, irréprochables ; mais la voix tremblait un peu. »

En somme, Jansoulet, Mora, le faux ménage Jenkins, Monpavon et Félicia, le Corse Paganetti, le journaliste Moessard, « amant gagé d’une reine exilée, » le banquier Hemerlingue avec « sa tête de hibou gras et malade, » et Mme Hemerlingue, ancienne odalisque convertie au catholicisme, représentent fidèlement ce monde interlope d’aventuriers étrangers, de viveurs ruinés, de journalistes et d’hommes d’affaires tarés, cette haute et basse bohème qui, de 1852 à 1870, s’abattit dans le Paris impérial comme sur un terrain propre aux bons coups et aux franches lippées ; mais ces gens-là n’avaient rien de commun, Dieu merci, avec le vrai Parisien indigène, qui gagne sa vie à la sueur de son front, aime de tout son cœur, lutte avec toute son énergie, qui se moque ou s’enthousiasme à propos de tout, rit, pleure, s’indigne, et tout cela de la meilleure foi du monde. Les mœurs des Mora, des Jansoulet et des Jenkins ne sont pas les mœurs parisiennes, pas plus que l’écume et les immondices que roule la Seine en temps de crue ne donnent une idée du cours régulier et limpide du fleuve après les heures troublées de l’inondation. Aussi le sous-titre de mœurs parisiennes, adopté par M. Daudet, ne me semble pas résumer l’ensemble des tableaux qui composent le Nabab. Les seuls personnages qui représentent le vrai monde parisien sont presque relégués à l’arrière-plan. André Maranne et Paul de Géry sont pâles comme des médailles effacées ; quant à la famille Joyeuse, à part quelques détails charmans, les chapitres réservés à cette étude du Paris honnête et travailleur sont inférieurs, comme couleur et comme originalité, à ceux où s’étale le monde des aventuriers. Mais le roman ? demanderont les lecteurs qui aiment, dans une œuvre d’imagination, à s’intéresser à la fable proprement dite, aux péripéties de l’intrigue et aux surprises du dénoûment ; dans tout cela, où est le roman ? Hélas ! il faut bien le reconnaître, dans le Nabab, la fiction est comptée pour peu de chose. Le livre est composé d’une collection de tableaux qui se suivent sans qu’une nécessité logique les relie l’un à l’autre. Dans chacun des chapitres, il y a une scène ou une étude pour laquelle ce chapitre a l’air d’avoir été uniquement fait, et le tableau est si minutieusement peint, l’étude est tellement poussée, qu’on arrive à éprouver une impression, je ne dirai pas de fatigue, mais d’éblouissement. Avant de continuer, on ressent le besoin de se reposer les yeux. A chaque nouvelle division du livre, nouvel émerveillement dû à des scènes, à des personnages n’ayant qu’un rapport assez lointain avec les situations, les acteurs que l’on quitte et auxquels on s’intéressait. Une femme d’esprit, grande admiratrice du talent d’Alphonse Daudet, et qui n’avait pas trouvé dans le Nabab un attrait aussi vif que dans Fromont jeune et Risler aîné, se plaignait devant moi de ce défaut d’unité. — « Au début de l’œuvre, disait-elle, on s’attend à vivre avec les personnages pendant tout le volume, tant ils sont peints avec un art et des détails achevés ; point du tout, l’auteur vous en sépare brusquement, et si on les retrouve de nouveau, ils sont devenus tellement inutiles que l’on se demande pourquoi ils reparaissent. » — La critique est excessive, mais elle explique néanmoins, tout en l’exagérant, le sentiment de déception que produit le décousu de la fable. Il n’y a pas dans le Nabab un maître personnage formant le pivot de l’action, et auquel viennent se rattacher des caractères fortement enchaînés les uns aux autres. Le choc de ces caractères n’engendre pas une suite de situations naissant nécessairement les unes des autres et aboutissant à un dénoûment logique. Aussi à travers l’œuvre on ne sent pas circuler ce souffle passionné, ce courant d’intérêt puissant qui.s’empare du lecteur et ne l’abandonne qu’à la dernière page.

J’insiste sur ce reproche, d’abord parce que M. Alphonse Daudet est un romancier de grand talent, et parce que sa supériorité doit lui donner la force d’entendre la vérité ; j’y insiste encore pour une raison plus générale. Le défaut que je viens de signaler n’est point particulier à l’auteur du Nabab ; au contraire, grâce au tempérament d’artiste de M. Daudet, cette imperfection n’existe chez lui qu’à l’état d’exception, et le roman de Fromont jeune démontre victorieusement que cet écrivain sait, quand il le veut, construire solidement une charpente romanesque ; mais il y a en ce moment toute une nouvelle école qui, sous le prétexte d’élargir le roman moderne, s’abstient volontiers de s’asservir aux lois les plus essentielles de la composition, et qui donne le nom de romans à des séries de morceaux analytiques ou descriptifs, plus ou moins réussis et à peine reliés entre eux par un fil imperceptible. Cette école invoque un peu légèrement comme autorité le nom de Balzac et celui de Gustave Flaubert, mais en fait elle relève tout au plus des frères de Goncourt, qui, les premiers, ont introduit dans le roman ce décousu et ces inexpériences. Le romancier qui a écrit le Père Goriot, et, après lui, l’auteur de Madame Bovary, ont montré au contraire une merveilleuse entente de l’art de construire un plan. Négliger cet art essentiel, ce serait tout bonnement préparer la décadence du roman français. C’est ainsi qu’en peinture le dédain de la composition et la substitution du morceau au tableau ont encombré nos expositions de toiles médiocres et ont amené le déclin de notre école paysagiste. On aura beau parler de transformation du roman moderne et lancer en l’air les grands mots « d’enquête sociale et d’histoire morale contemporaine, » cette phraséologie n’en imposera qu’aux naïfs. Si vous voulez faire de l’analyse physiologique, écrivez un traité scientifique, mais si vous faites un roman, — naturaliste ou idéaliste, — astreignez-vous aux règles du genre. Une œuvre d’art, quelle qu’elle soit, obéit à des lois de construction, d’harmonie et de perspective, qu’il n’est pas permis de rejeter si l’on veut que l’œuvre soit durable. Le roman en particulier exige une proportion dans les détails, une subordination des personnages secondaires aux personnages principaux, un enchaînement logique des situations, qui constituent l’unité et l’intérêt de l’action. Toute œuvre romanesque conçue en dehors de ces lois élémentaires pourra devoir un succès momentané à la mode, au scandale ou à la curiosité, mais elle ne vivra pas. Les études fragmentaires et disproportionnées, dont les morceaux, si travaillés qu’ils soient, ne sont unis que par un lien à peine visible et qu’on voudrait nous donner comme la dernière expression du roman moderne, me font l’effet de ces albums d’images japonaises reliées entre elles par un léger fil de soie. Le fil s’usera, ce sera une affaire de temps, et les images aux couleurs si étranges et si curieuses s’éparpilleront à tous les vents. — Ce ne sera pas le cas des romans d’Alphonse Daudet, parce que, malgré certaines imperfections, ce sont de véritables œuvres d’art ; mais l’auteur du Nabab devra, dans son intérêt, s’assujettir plus rigoureusement aux vieilles lois de la composition et se détourner du chemin dangereux où voudraient le pousser ceux qui se flattent d’avoir trouvé un moule tout neuf pour y couler le roman contemporain.


JACQUES GARNIER.


  1. 4 vol. in-18 ; Charpentier.
  2. Dickens, Bleak-House, chap. I.