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Revue littéraire - Un romancier des mœurs de la province - René Bazin

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Revue littéraire - Un romancier des mœurs de la province - René Bazin
Revue des Deux Mondes4e période, tome 131 (p. 925-936).
REVUE LITTÉRAIRE

UN ROMANCIER DES MŒURS DE LA PROVINCE :
M. RENÉ BAZIN

Quand on vient de lire quelques-uns des romans d’aujourd’hui, on songe à part soi : « Tout de même, comme le champ de la littérature est étroit ! Car d’un livre à l’autre il n’y a que le style qui change, et encore ! Mais pour les personnages qui sont mis en scène, pour les mœurs qui sont étudiées, pour les sentimens qui sont analysés, c’est toujours la même chose. C’est toujours le même monde, riche, oisif, distingué, dépravé; un monde situé, paraît-il, dans un coin de Paris, un petit monde qui tiendrait tout entier dans un salon ou peut-être sur le canapé laissé libre par les doctrinaires d’antan. On y observe comment dans une atmosphère spéciale et sous l’action de fermens variés la plante humaine se décompose et comment s’y comportent tous les bacilles de la pourriture. Pour ma part, je n’ai jamais connu personne qui ressemblât à ces gens-là, car je choisis mes relations. L’âme de ces gens m’est tout à fait étrangère; j’accepte ce qu’on m’en dit, comme je ferais les récits d’un explorateur et faute de pouvoir vérifier. J’ai beau faire, je ne sens en moi pas même le germe de leurs perversités, et leurs élégances me paraissent bien vilaines. Apparemment, c’est que ni moi ni mes pareils nous ne sommes des personnages de roman. Il y a une humanité pour les livres : on la reconnaît à ce qu’elle est en dehors de l’humanité générale. La littérature est un état violent. Les honnêtes gens ne sont pas intéressans. La santé n’a pas de valeur au point de vue de l’art. Il n’y a que l’exception et la maladie qui comptent... » On songe ainsi à part soi et on se garde bien de dire ce qu’on pense, car on ne se soucie pas de passer pour naïf. On se contente de rêver de livres qui, sans avoir moins de mérite littéraire, auraient un intérêt moins spécial, et qui, sans pallier l’humaine misère, ne laisseraient pas après eux une impression de dégoût et n’auraient pas un relent de mauvais livres. Cela explique le cas que nous faisons des livres de M. René Bazin. Nous l’aimons pour ce qu’il y a dans ses œuvres de délicatesse d’âme et d’élévation de sentimens, et pour le courage qu’il a de rester honnête et chaste, tout en étant clairvoyant et véridique. Et nous lui savons gré d’avoir beaucoup de talent.

M. René Bazin ne m’en voudra pas si je lui avoue que ce qu’il y a de meilleur en lui je l’attribue pour une forte part au milieu où il a vécu, à l’éducation qu’il a reçue, aux impressions qui lui sont venues de l’extérieur. Nous autres qui n’avons pas été élevés à la campagne, il y a tout un ordre de jouissances et d’émotions qui nous sera à jamais fermé. Le charme de la nature nous restera lettre morte; il pourra être pour nous une conception de l’esprit, mais nous n’en sentirons pas agir au fond de nous l’influence; nous ne saurons pas les secrets que confient les choses à ceux qui de bonne heure ont été initiés à leur langage. Si quelque jour, par lassitude et dégoût de nous-mêmes, nous nous avisons d’aller demander aux champs un peu de repos pour nos corps et de rafraîchissement pour nos âmes, nous deviendrons cet être ridicule : un citadin en villégiature. Les grands écrivains de ce siècle qui ont su nous dire les choses de la nature avaient appris de bonne heure à les connaître, un Chateaubriand comme un Jean-Jacques. Lamartine avait entendu les voix du soir épandues par les airs, et suivi les « chars gémissans » que ramènent les moissonneurs. George Sand avait couru les traînes de son Berry, écouté à la veillée les récits du chanvreur. C’est que l’âme est alors toute neuve et docile ; elle n’est pas encore assez occupée d’elle-même pour être devenue inattentive aux spectacles qui l’entourent, et, sa jeunesse se confondant avec l’éternelle jeunesse des choses, toutes ses impressions ont la douceur et l’attrait qui vient de ce qu’elle sent en elle s’éveiller la vie. C’est le temps des longs rêves, et l’âge où s’insinue par tout l’être je ne sais quel parfum de poésie qui plus tard ne se dissipera jamais complètement. Nous autres, enfans des villes, nous avons à peine rêvé; nous n’avons pas su flâner; avons-nous eu même une enfance ?

Les premières années de M. René Bazin ont coulé paisiblement dans la campagne aux environs de Segré. J’imagine qu’étant de complexion frêle et de santé débile, on voulut qu’il eût pour se rétablir les soins de la terre maternelle. Il errait librement par les champs et par les bois. Il suivait tout un jour le sentier où il n’avait pour guide que sa fantaisie. Les épisodes de la vie qui court dans la sève des plantes et sous la feuillée des arbres étaient les événemens de sa vie. « D’abord, et c’est une nouvelle, les chatons de saules ont éclaté. Du haut en bas des branches, des luisettes, — un nom qui dit bien la lueur argentée des feuilles, — des houppes d’étamines, de petits bonnets-à-poils en soie fine, se sont accrochés. » Il reconnaît la date de l’année à la parure de la terre, « la renoncule d’eau étant fleurie et les coucous-pelote pas encore. » Hélas ! savons-nous même comment est faite la renoncule d’eau et ce que c’est que le coucou-pelote ? Il distingue l’heure du jour aux bruits qui viennent de la campagne : « Des bruits se croisent : appels des coqs dans les fermes et des merles dans les fossés, roulemens de chariots, jappemens des chiens qu’on détache, voix qui partent des maisons vers les hommes attardés au loin, un pas qui sonne on ne sait où et que bientôt l’herbe étouffe. » Il sait l’époque où reviennent les oiseaux de passage chassés par le froid, et reste éveillé la nuit pour guetter leur retour. A courir ainsi de droite et de gauche, on se fait des relations : il en a dans les fermes et dans les maisons des paysans. Même il en a d’un peu compromettantes. Il a des amis dans la bohème des campagnes, parmi les irréguliers, braconniers de terre ferme et braconniers des marais, preneurs de rats, meneurs de loups, taupiers un peu sorciers, faiseurs de métiers qu’un bon chrétien n’avouerait pas. Ceux-là par tout l’inconnu de leur vie appartiennent à la légende. Ils sont les témoins de choses inquiétantes. « Aux heures crépusculaires, dans les vallées que traverse une rivière, quand les derniers rayons meurent au couchant, avez-vous entendu le bruit d’un battoir sous les aulnes ? Vous avez passé. Eux se sont approchés. Ils ont reconnu dans l’ombre la lavandière maudite, la fille qui a étranglé son enfant, et qui lave, chaque soir, le même lange inutile. Vit-elle ? est-elle morte ? Qui peut savoir ? Elle bat son linge, et sa compagnie est mauvaise. » Mauvaise encore l’apparition des « demoiselles de l’eau » qui se lèvent sur les étangs habillées de robes de brouillard. Ceux qui fréquentent ce monde des apparences fantastiques, on les redoute, et malgré tout on se sent attiré vers eux. On écoute d’étranges récits où ils sont mêlés. Peu à peu on devine qu’au delà de leurs formes sensibles les choses ont un inconnu, un mystère dont l’atteinte à de certaines heures nous laisse tout frissonnans. — C’est ainsi que, par ses émotions, par ses spectacles, par toute son atmosphère, la campagne natale formait la sensibilité du futur écrivain et lui mettait au cœur la « douceur angevine ».

M. René Bazin est resté fidèle à sa province. Il habite cette aimable ville d’Angers. Quand il s’en éloigne, c’est pour courir la France, c’est pour voyager une fois en Sicile, une fois en Espagne. On ne le rencontre guère sur nos boulevards. Ce n’est pas qu’il ait contre Paris aucun préjugé ni qu’il ne sache apprécier comme il convient l’air de notre société et la qualité de nos divertissemens. Mais il se rend compte qu’à séjourner parmi nous il n’aurait rien à gagner et qu’au contraire il y compromettrait son originalité et la saveur de son talent. Nous nous moquons volontiers de la vie de province. Nous nous moquons de tant de choses, faute de les comprendre et de savoir les goûter ! Il est probable en effet que la province a ses travers ; je remarque seulement que ceux qu’on a coutume de lui reprocher, nous devrions être les derniers à les invoquer contre elle. Il paraît que dans les petites villes chacun s’occupe un peu trop de ce que fait son voisin. Or c’est en cela que les petites villes sont pareilles à notre grande ville ; car ceux qui se plaignent des commérages de la province, c’est donc qu’ils n’ont jamais mis les pieds dans un salon de Paris. Nous reprochons encore à l’esprit provincial son étroitesse. Mais est-il possible que nous nous abusions si fort sur ce qui est le caractère même de l’esprit parisien ? C’est ici que règnent les préjugés, que s’imposent les idées toutes faites, faites on ne sait trop comment mais on sait trop par qui, ici qu’hommes et choses sont appréciés à un point de vue tout à fait particulier, d’après une morale arbitraire et changeante qui n’a plus cours au de la des fortifications ou peut-être passé la Madeleine. Échapper à cette tyrannie c’est pour un écrivain qui vit en province le grand avantage. Dangereuse aussi la Ade qui est proprement celle de l’homme de lettres ! Il a trop près de lui l’image obsédante de la rivalité ; il entend de trop près le bruit de son succès, auquel insensiblement il est amené atout rapporter et à tout sacrifier, au point de se réduire au rôle d’amuseur. Il est la dupe de son métier. Hors de cette atmosphère spéciale et de ce milieu factice l’écrivain est mieux placé pour juger de toutes choses. Il est à l’abri de nos engouemens, il n’est ni dépendant de nos modes, ni prisonnier de l’opinion d’autrui. Il s’appartient. Il peut se rendre compte de ses goûts, suivre sa pente naturelle, protéger son rêve. La vie littéraire ne lui est pas un mirage qui l’empêche d’apercevoir la vie. Avant d’être un auteur il est un homme, ayant une maison qui est sa maison, une famille qui a des attaches dans un pays, qui tient au sol, et ne ressemble pas à ces smalahs improvisées que le hasard de la fortune ou du succès fait surgir un beau jour d’on ne sait quelles troubles origines. Cela est une garantie pour la dignité de l’œuvre comme pour celle de l’écrivain et une sauvegarde contre bien des extravagances. Et enfin cette vie de province, c’est celle que mène en France et hors de France le plus grand nombre des hommes ; en sorte qu’on ne voit pas pourquoi la littérature, limitant elle-même son horizon, ne consentirait à s’occuper que d’une exception qui pourrait bien n’être pas même une élite.

Je ne vais pas jusqu’à dire que pour être digne de tenir une plume il faille nécessairement être de Pézenas et que la vie n’ait d’intérêt que dans l’enceinte de Landerneau ; mais si l’on veut savoir les ressources qu’offre la province à un écrivain qui l’aime, on n’a qu’à parcourir les articles que M. René Bazin publie dans le Journal des Débats sous ce titre : En province, et qui sont parmi les plus jolies choses que nous devions au journalisme littéraire d’aujourd’hui. Paysages, études de mœurs, souvenirs, rêveries, légendes, anecdotes, petits drames, des élémens très divers s’y mêlent de la façon la plus naturelle et la plus libre, donnant l’impression directe des choses vues : « Je reviendrai aux champs, aux bois et aux faubourgs. Je dirai quel visage a cette année le printemps qui s’éveille, à moins que je ne vous mène en Normandie, dans les herbages où les bonnes gens comptent déjà les bottes de foin, ou que je ne vous raconte comment mon ami le vieux Michel fut trouvé mort au pied d’un arbre qu’il élaguait, le dernier jour des grandes gelées. » Ces provinces de l’ouest de la France, Bretagne, Anjou, Vendée, les Landes et jusqu’au pays Basque, M. René Bazin les a explorées en toutes les saisons et à toutes les heures ; il en a aperçu tous les aspects : il ne se lasse pas de les noter et de les rendre. Voici de petites villes : Vitré, Fougères, Pontorson, Agde, Béziers, d’autres encore, dont on ne parle guère dans les livres et qui ne tiennent pas grand état parle monde. M. Bazin sait bien qu’il n’en est pas une qui n’ait sa physionomie pour qui sait voir, et son charme pour qui veut s’y prêter. Il regarde d’abord un peu à distance la silhouette qu’elles ont et comment elles se dessinent sur un fond de collines ou sur un horizon de plaines ; il entre, il se promène sur d’anciens remparts et sur des places toutes neuves ; il s’informe des gens qui vivent là et de la façon dont ils vivent ; il s’enquiert des industries locales et des efforts qu’il a fallu faire pour lutter avec la concurrence et suivre le progrès. Ce ne sont pas les sites les plus pittoresques qui tentent le pinceau de M. Bazin, et il ne réserve pas son enthousiasme pour les beautés classées. Je dirais presque qu’il ne choisit pas et qu’il suit avec la même curiosité tous les aspects, tous les accidens du terrain et tous les plis du sol. C’est que, comme il le remarque quelque part, la beauté se dégage lentement des choses. Il n’est que de regarder avec patience et avec amour. Cet amour pour les choses qu’il décrit, c’est ce qui donne aux tableaux que trace M. Bazin leur caractère ; il se traduit moins encore par l’émotion du style que par la minutie et par la précision des détails. Un amoureux sait tous les traits et toutes les expressions du visage qu’il aime. Et la silhouette des villes, la bigarrure des champs, la variété des productions, la teinte changeante du ciel, l’enveloppe de l’atmosphère, la qualité de la lumière et de l’air, tout cela c’est le visage de la France.

Le visage des pays change comme celui des personnes. Il y a dans les villes anciennes de très vieux quartiers. Des rues tortueuses y serpentent où l’herbe pousse entre les pavés disjoints et l’ombre tombe des toits trop rapprochés. Les maisons se sont groupées là et serrées les unes contre les autres. Il en est d’orgueilleuses et d’humbles, il en est de moroses et d’autres accueillantes et souriantes dans leur vétusté comme de bonnes aïeules. Elles sont toutes différentes, à la manière des êtres vivans dont pas deux ne se ressemblent. Elles disent l’époque où elles se sont élevées et l’humeur de ceux qui les ont habitées. Elles savent des histoires d’autrefois, elles gardent la tradition d’un passé qu’elles attestent auprès des générations nouvelles venues. Un jour vous vous êtes arrêté là, et il vous a semblé que vous étiez transporté dans un autre temps. Laissez passer un petit nombre d’années, laissez faire au zèle de municipalités avides d’embellissemens. Les lacis capricieux d’hier ont fait place à des rues droites, sans personnalité, où s’alignent des maisons neuves, qui n’ont pas vécu, qui n’ont pas souffert, qui n’ont pas d’âme… Vous avez remonté, il n’y a pas si longtemps, le cours de la Loire : c’est bien le même fleuve bordé des mêmes peupliers. Il vous semble pourtant qu’il y manque quelque chose. Que sont devenues ces grandes voiles carrées qu’on apercevait blanchir au loin ? Demandez-le à maître Houlyer, qui fut à l’époque un des plus rudes mariniers : il vous dira que c’est fini de la navigation des fleuves et des belles expéditions de jadis, où il y avait des dangers à courir comme dans les expéditions de mer… Tout s’en va. Un à un les petits-fils laissent se perdre les usages des grands parens. Les champs ne se cultivent plus de même et les idées ne germent plus de la même manière. Les hommes ont renoncé aux costumes traditionnels ; et pareillement ils n’ont plus l’âme d’autrefois. — Les choses lointaines ont une intime poésie, et il y a un grand charme de mélancolie pénétrante dans les choses qui s’en vont. C’est piété de la part d’un écrivain que d’en fixer l’image au moment où elles disparaissent et ne laisseront bientôt plus d’elles-mêmes que ce qu’il en aura mis dans des pages consacrées au souvenir.

Il se peut qu’on ait prêté trop d’importance aux questions de race et exagéré l’influence des milieux. Il n’en reste pas moins qu’on a raison « de rattacher l’humeur des hommes et la couleur de leurs yeux, et celle surtout de leur esprit, non seulement aux races dont ils sortent, mais au sol qu’ils habitent et à l’air qu’ils respirent… Le paysan craonnais, grand, large d’épaules et lent d’allures, n’a pas la tête légère ni l’humeur querelleuse du Breton. Moins sombre que le Vendéen, il est, comme lui, indépendant et défiant. » M. Bazin se plaît à observer la diversité des types, et à noter aussi l’empreinte différente que mettent sur l’individu sa condition et sa profession. Le hobereau et le fonctionnaire, le percepteur et le médecin, la grande dame ruinée, la commerçante enrichie par des prodiges de labeur et des miracles d’économie, il nous les montre au vrai, dans leur attitude, avec leur geste habituel et leur accent. Et, puisqu’il n’est en province destinées si bien cachées dont on n’arrive à percer le mystère, il n’y a donc qu’à prêter l’oreille aux récits des gens bien informés. Les histoires qu’on lui a contées M. Bazin nous les rapporte à son tour. Il met sa coquetterie à ne rien inventer et s’applique à n’être qu’un écho fidèle. Mais nous savons bien que les choses qu’on dit ne valent pas par elles-mêmes ; elles valent par la façon dont on les dit. C’est ainsi que dans les croquis de province de M. Bazin s’encadrent de véritables nouvelles. La Demoiselle est l’histoire d’une vieille fille effacée et timide qui, ayant fait un héritage inattendu, est prise de la manie de bâtir, restaure un château qu’elle n’habitera pas, et, contente d’un peu de place à un foyer qui n’est pas le sien, laisse à d’autres et à de plus jeunes le soin de jouir de la demeure somptueuse qu’elle leur a préparée. La Servante est l’histoire d’un de ces dévoûmens dont on croit généralement que ce sont les rapporteurs du concours Montyon qui les inventent. Le Cygne est le récit d’une nuit d’angoisse passée au chevet d’un enfant malade par deux hommes, ennemis d’hier, que la vue de la souffrance a réconciliés. Ces nouvelles valent par le pittoresque des détails, par la décision avec laquelle les acteurs y sont posés en quelques traits, par l’émotion qui se trahit chez le narrateur. Il ne faudrait, pour en faire des romans, qu’en élargir le cadre. Mais peut-être aperçoit-on maintenant comment chez M. Bazin c’est l’homme de province qui a fait le romancier.

M. Bazin apporte dans le roman deux qualités qui se font parmi nous trop rares pour qu’il suffise de les signaler en passant. L’une est la tendresse. Ce n’est pas qu’on manque à s’apitoyer dans les livres d’aujourd’hui. Pitié et charité sont redevenues à la mode. Mais justement ce sont des modes littéraires. On les compromet dans d’étranges aventures ; on en fait bénéficier ceux-là mêmes qui y ont le moins de droits ; en sorte que cette inépuisable indulgence qu’on témoigne aux coquins devient pour les honnêtes gens une injure et j’allais dire un reproche. Au surplus, ces effusions de sensibilité sont parfaitement conciliables avec la sécheresse de cœur, attendu que le cœur n’est pour rien dans l’affaire. Il en est tout autrement avec M. Bazin. La tendresse chez lui n’est ni un résultat de la mode ni un produit de l’importation russe. Elle n’est pas davantage la conclusion d’un raisonnement de philosophie, quelque chose comme l’envers du pessimisme. Elle est une disposition naturelle. Naturellement il est attiré vers ceux qui souffrent avec dignité et sans se plaindre ; il se détourne des orgueilleux et des violens. Il est en sympathie avec ceux qui vivent par le cœur ; il aime le son des âmes douloureuses ; il se sent tout près des êtres de résignation et de sacrifice. Étrange nécessité, qu’il faille aujourd’hui définir ce que c’est que la tendresse et protester que si on l’attribue à un écrivain ce n’est pas pour lui en faire un reproche !

Je crains d’avoir plus de peine encore à me faire comprendre et d’étonner beaucoup de gens en osant soutenir que c’est un mérite pour un romancier d’avoir de l’élévation dans l’esprit. C’est une notion que nous avons tout à fait perdue depuis l’avènement de la « littérature brutale. » On n’a plus cessé depuis lors de considérer la grossièreté comme un signe de la force et la trivialité comme un synonyme de la hardiesse. Cette confusion n’est pas près d’être dissipée : trop nombreux sont ceux qui ont intérêt à l’entretenir. Il y a entre les romanciers comme un concours à qui découvrira quelque aspect plus répugnant de notre nature ou de notre société : c’est un sport ; ils battent un record. Peu à peu nos idées se sont faussées, notre goût s’est gâté, notre sensibilité s’est émoussée. Hors la peinture du vice tout nous semble fadeur et candeur. Or sans doute il ne s’agit pas de présenter de la réalité un tableau embelli et partant mensonger. Il ne s’agit pas de se payer d’illusions et d’un dangereux optimisme. On sait de reste que le mal est inhérent à la nature humaine et que la tristesse est l’étoffe dont est faite la vie. On n’ignore rien de nos défaillances et de notre détresse. Mais aussi n’admet-on pas que la littérature ait été inventée spécialement afin de nous remettre en mémoire les raisons que nous avons de nous mépriser nous-mêmes. On croit qu’à traiter certains sujets Il n’y a guère de profit et il y a de la honte. Il est, non pas des profondeurs, mais des bas-fonds où l’on refuse de descendre. On fait choix, pour les interpréter, de spectacles qui se puissent supporter, de sentimens qui se puissent avouer, de situations où l’homme ne s’abaisse pas au-dessous de lui-même… Et je m’aperçois bien que je suis en train de trahir la cause de mon romancier.

Il s’en faut d’ailleurs que tout soit de même prix dans les romans de M. Bazin. Il en a écrit, non pas précisément de mauvais, mais d’un peu trop médiocres. Je ne songe pas à Stéphanette, un livre de début, que son auteur n’a presque pas publié, dont je ne sais même s’il a été mis dans le commerce, et que je mentionne uniquement pour faire étalage d’érudition. On y voit comment un gentilhomme s’éprit de la fille d’un brocanteur, comment ce brocanteur avait été l’un des plus atroces bourreaux de la Révolution, et comment sa fille qui n’était pas sa fille, était la cousine du gentilhomme. Cela se lit sans fatigue, et n’est pas plus ennuyeux qu’autre chose ; mais ces récits empruntés aux souvenirs de la Révolution ont dans l’histoire du roman leur date et leur nuance. Une tache d’encre, ouvrage couronné par l’Académie française, me semble en dépit de la couronne un ouvrage regrettable. M. Bazin y a adopté un ton de badinage innocent et une sorte d’humour inoffensif. Là et ailleurs M. Bazin conte avec un peu trop de complaisance l’aventure du bon jeune homme épousant à la fin l’héritière idéale. C’est la note de certains romans de Sandeau, qui eut son charme voilà cinquante ans. Le goût de la province n’est pas si changeant que le nôtre et des modes un peu défraîchies plaisent encore dans les départemens.

Ma tante Giron, les Noellet, Madame Corentine, la Sarcelle bleue, tels sont les livres où on peut le mieux apprécier la manière de M. Bazin. C’est un des jolis romans de ces dernières années que cette Sarcelle bleue. L’auteur y a trouvé à employer toutes ses qualités de grâce, d’émotion, de discrétion. La situation est par elle-même d’une extrême délicatesse. C’est une de ces situations honnêtement fausses où le cœur peut se trouver engagé malgré lui et presque à son insu. Un parrain vit auprès de sa filleule, et peu à peu l’affection quasi paternelle qu’il avait pour l’enfant grandie sous ses yeux se tourne en amour. L’analyse de cette crise d’âme a tenté plus d’un de nos contemporains ; car ce n’est plus aujourd’hui que le désespoir d’Arnolphe semble ridicule. Je citerais dix romans sur le même sujet ; mais nulle part il n’est traité d’une touche aussi légère, avec ce talent de laisser entendre les choses au lieu de les dire. C’est un des mérites de M. Bazin de savoir trouver le trait significatif, le détail révélateur qui vous met au courant du travail intérieur de la pensée ou du sentiment. Il indique ce trait sans y appuyer. Il a du goût. Il est par là vraiment artiste, et aussi parce qu’il sait apparier les nuances et tenir un récit dans une même tonalité. Paysages, intérieurs, causeries, tout dans la Sarcelle bleue a la même fraîcheur de ton et comme une transparence d’aquarelle. On dirait en effet d’une aquarelle de maître. — Dans Madame Corentine, comme dans la Sarcelle bleue, comme dans Ma tante Giron et presque dans tous ses livres, M. Bazin a mis en scène des jeunes filles. Ce sont des jeunes filles comme on en trouve encore en France, qui ne montent pas à bicyclette et qui ne savent pas l’anatomie. Elles ont le charme qu’on travaille activement à faire perdre à leurs sœurs et qui leur venait d’une éducation protectrice. Elles sont d’ailleurs très loin de ressembler à l’ingénue de théâtre. Elles sont capables de volonté et même d’entêtement dans le bien. Elles tiennent sans en avoir l’air beaucoup de place dans la maison, exercent une influence sans la faire sentir et sans avoir l’air d’y toucher. C’est par là qu’elles sont aimables et par là qu’elles sont vraies.

La peinture de la vie familiale, les tableaux d’intérieur, voilà où excelle M. Bazin. On n’oublie plus, pour y être entré avec lui, cette maison des Pépinières dans la Sarcelle bleue. Les jours s’y succèdent dans leur régularité somnolente, sans incidens, sans rien ajouter qu’un chapitre au Traité d’ornithologie du père, et un rang à la tapisserie de ces dames ; les années passent pareilles à elles-mêmes sans rien apporter dans ces existences unies qu’un drame de cœur silencieux et qui reste insoupçonné. — Les hôtes des Pépinières appartiennent à la bourgeoisie aisée de province. Les personnages de Madame Corentine sont des gens de petit commerce, attentifs au gain, et chez qui, par une nécessité, les questions d’argent se mêlent aux questions de sentiment. — Dans les Noellet, nous sommes chez des paysans. Et je ne sais trop si on a jamais mis plus d’exactitude à reproduire les scènes de la vie de campagne qu’il y en a dans cette première partie du roman, où nous assistons à la vie d’une famille de métayers. Le père Noellet ne connaît et n’aime que la terre, et c’est pour elle qu’il élève ses deux fils. Comme il arrive, l’aîné, Pierre Noellet, a le mépris de la condition des siens ; il a le goût de l’instruction, il est intelligent et orgueilleux; il se fait conduire au séminaire. Ce sont bien des sacrifices qu’il en coûte, mais on les accepte bravement, car il est juste après tout qu’un enfant suive sa vocation, et on n’a pas le droit de refuser à Dieu ceux qu’il appelle et qu’il a choisis pour son service. Un beau jour, Pierre déclare qu’il ne sera pas prêtre, qu’il n’a jamais eu la vocation, qu’il a menti et trompé ses parens afin de les contraindre à lui faire donner une éducation supérieure à son rang, et qu’il veut aller à Paris pour être un monsieur. Ce drame de la vie paysanne est rendu avec la plus remarquable intensité. Chacun des acteurs y est exactement dans son rôle. Tout y dénote l’observation patiente, l’intime connaissance des choses et des gens. On est à égale distance de l’idylle et de la caricature. On est en pleine réalité.

Telle est, en effet, la dernière forme qu’a prise le talent de M. René Bazin. A mesure qu’il s’éloigne du romanesque conventionnel de ses débuts il incline vers un réalisme dont la note juste, franche et quand même distinguée, est dans notre littérature une note nouvelle. Son beau récit de Donatienne en est un exemple. L’histoire est simple à souhait et banale comme un fait-divers. La misère se fait chaque jour plus menaçante chez le closier Jean Louarn. Aussi se résigne-t-il à laisser sa femme Donatienne partir pour Paris, où elle se place comme nourrice. Pour lui, il garde les trois enfans et il attend. Il attend avec une confiance obstinée les nouvelles toujours plus espacées qu’envoie Donatienne et l’argent qu’elle n’envoie pas. Maintenant la saisie jette le closier hors de chez lui sans pain, et la rumeur publique lui apprend son malheur. Donatienne ne reviendra pas, elle ne reviendra jamais : elle a trop peur de la misère ; elle a eu tôt fait d’oublier le pays et les siens et de prendre goût à la vie facile, à la bonne nourriture, et à la noce... Dans le raccourci de cette nouvelle, M. Bazin a trouvé le moyen de nous faire tout comprendre ou tout deviner : l’opposition de nature entre Jean Louarn et sa femme, l’espèce d’obscur désir qui poussait Donatienne vers la ville, les exemples démoralisans qui s’offraient à elle avant même l’arrivée, l’atmosphère de corruption où elle va succomber et puis se plaire. De même nous prévoyons assez bien l’avenir qui attend Jean Louarn, rangé désormais parmi les sans-travail. — Mais supposez le même sujet aux mains d’un écrivain naturaliste et demandez-vous ce qu’il en aurait su faire. Aussi bien nous n’en sommes pas réduits aux hypothèses; nous pouvons nous souvenir, et il nous suffirait de relire quelques pages de Pot-Bouille ou de l’Assommoir. C’est sur le personnage de Donatienne qu’on aurait concentré toute l’attention : on ne nous aurait fait tort d’aucun des détails de ses chutes successives, et les petites drôleries du sixième étage auraient fourni la matière à de bien aimables chapitres. On n’aurait eu garde de laisser le mari de la nourrice au seuil de l’abîme où il va dégringoler. On nous aurait montré, sous prétexte de nous instruire, comment le vice sort immanquablement de la misère. Et on aurait suivi avec une minutie complaisante et une espèce de joie féroce la progressive déchéance de deux êtres. C’est tout le contraire qu’a fait M. Bazin. Il a relégué dans le lointain, à la cantonade, la figure de Donatienne. Il a fait porter tout l’intérêt sur celui-là seul qui en est digne : sur le mari. Il a choisi dans sa destinée la période intéressante : celle où il se débat aux prises avec le malheur approchant, où il lutte et fait effort et garde encore intacts en lui les caractères de l’humanité.

Tel est ce réalisme dont on ne nous a donné longtemps qu’une grotesque et odieuse contrefaçon, au point que nous en étions venus à prendre en dégoût la notion elle-même de la réalité dans l’art. C’est d’abord que chaque fois qu’ils ont essayé de nous peindre les ouvriers, les paysans et les « humbles », ces représentans d’un faux réalisme sont restés irrémédiablement des gens de lettres transportés dans un monde nouveau pour eux. Ils les ont représentés sans les connaître, mais surtout sans les aimer. Ils ont été attirés vers eux, non par un mouvement de sympathie, mais par une curiosité hostile. Misanthropes, ils ont trouvé ce moyen pour offrir à l’humanité l’image d’elle-même la plus dégradée. Ce réalisme était à base de haine. Or c’est ce système de littérature qui ne peut vivre que d’amour. C’est ici qu’il faut s’effacer, se renoncer soi-même et s’oublier, pour entrer dans l’âme de ceux que leur condition, leur milieu de vie, leurs souffrances et leurs espérances, tout enfin éloigne de nous. C’est ici qu’il faut répudier le point de vue de l’artiste soucieux de l’effet, amoureux de ce qui est exceptionnel et qui est rare. L’exemple des Russes et des Anglais est venu nous le rappeler à temps. Il 6st intéressant de voir aujourd’hui l’un des nôtres, non pour s’être mis à leur école, mais pour s’être trouvé dans des conditions de sensibilité analogues, revenir à la conception d’un réalisme grave et humain. C’est dans ce sens que M. Bazin nous semble appelé à diriger son effort et à développer son originalité.

Si nous avons laissé de côté tout un aspect de l’œuvre de M. Bazin, c’est que les lecteurs de cette Revue ont trop présent à l’esprit le souvenir des charmans récits de voyage qu’il nous a rapportés de la Terre d’Espagne. Je ne dirai pas que M. René Bazin y a renouvelé un genre : le terme serait trop ambitieux et de nature à alarmer ce modeste ; mais il l’a du moins adapté aux besoins d’aujourd’hui. Car tout le monde aujourd’hui voyage ; on a peu de temps, on est obligé d’aller vite, et on veut avoir tout vu. M. Bazin a la rapidité du coup d’œil et la souplesse de l’esprit. En Espagne, en Sicile, en Italie, il va droit à ce qui intéresse non pas la curiosité du spécialiste, mais la curiosité générale. Aussi différent du touriste que de l’archéologue, du géographe ou du politicien, il est, à vrai dire : l’honnête homme en voyage.

M. René Bazin est encore assez jeune pour être loin d’avoir donné toute sa mesure. Nous avons indiqué pour notre part ce que nous attendons de lui. Il tient dès à présent dans la jeune littérature une des meilleures places, si ce n’est l’une des plus en vue. Son succès est de bon aloi. Il ne le doit qu’à un talent qui prend chaque jour plus de fermeté et de sûreté. Ce talent est d’essence toute française. Il a grandi sur le sol de France, au milieu de tout ce qui devrait nous tenir si chèrement au cœur. Il est fait de qualités qui sont bien nôtres et que pourtant nous avons peu à peu désappris de goûter. Son œuvre variée, aimable, où ne manquent ni l’observation, ni la pénétration morale, ni même la vigueur, tranche sur la production courante. Elle fait mieux comprendre l’étroitesse et la monotonie des sujets ordinaires où la plupart des romanciers d’aujourd’hui se confinent. Elle témoigne que la littérature n’est pas contrainte par une espèce de nécessité de se développer en dehors de la notion du bien ou des conseils du goût. Elle vaut par elle-même et parle contraste qu’elle fait avec d’autres ; elle est pour plusieurs écrivains un exemple, et pour une partie du public une leçon.


RENE DOUMIC.