Revue littéraire - Une Epopée

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Revue littéraire - Une Epopée
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE ÉPOPÉE[1]

Une épopée, c’est l’histoire napoléonienne écrite par M. Frédéric Masson.

Or, Villemain définissait l’épopée : « l’histoire écrite par les poètes, à une époque où il. n’y a pas d’autre historien que le poète. » Cette définition résumait une ingénieuse théorie de l’épopée qui eut beaucoup de vogue au siècle dernier, mais à laquelle il faut qu’on renonce. Il paraissait que l’épopée fût un genre très différent de tous les autres, soumis à des conditions très particulières ; et l’on posait en principe l’antinomie de l’épopée et de l’histoire. Mais cette vive antinomie, invention d’une critique impérieuse, se résout d’elle-même, comme en témoigne l’œuvre savante et poétique de M. Frédéric Masson.

Cependant, on a pu croire, il y a quelque cinquante ans, que non seulement l’épopée, chant de l’histoire, mais l’histoire allait périr. Et, ce qui faillit la tuer, c’est la fameuse « méthode historique » que divers érudits, prudens et un peu tatillons, préconisaient. Méthode austère et triste. Ces érudits pratiquaient, sans joie, une science. Ils recueillaient et publiaient, selon leur mot, des « textes ; » et ils en discutaient, avec minutie, la teneur. Ils les chicanaient ; et ils avaient grand soin de ne rien avancer qui ne fût dans les textes, dûment constitués. Leur occupation n’était pas dépourvue de toute analogie avec le jeu dit des puzzles ; mais il manquait, à l’image qu’ils s’efforçaient de retrouver, maintes pièces : la règle était de n’y pas suppléer. La règle était de bannir l’hypothèse ; la règle était de bannir l’imagination ; la règle était de bannir l’homme qui, assemblant peu à peu les élémens de la réalité, rêverait là-dessus et, de son rêve, ranimerait cette mort desséchée.

La « méthode » a triomphé quelque temps. Appliquée à de certains sujets, elle a donné de fins résultats. Seulement, elle devait se borner à de petits problèmes où les « textes » n’abondent pas : la Grèce archaïque, par exemple, ou bien les annales des Mérovingiens. Alors, les maîtres de la « méthode » réussissaient le mieux du monde à n’être aucunement frivoles. Quant à procéder ainsi pour l’étude des périodes récentes, dans la quantité immense des journaux, des mémoires, des correspondances, autant valait y renoncer. Et c’est ce que firent, très sagement, les maîtres de la « méthode. « Leur labeur, au surplus, est un perpétuel renoncement.

Notons-le : il y a, dans leur abnégation même, une sorte de beauté, une sorte de poignant chagrin. Leur idée de la science leur refuse tout le plaisir de l’art. Ils ont accepté une terrible discipline. Et plus est inféconde la science à laquelle ils consentent leur sacrifice, plus est manifeste leur désespoir. Une telle assiduité, qui étonne, commande aussi le respect. Ces érudits furent les moines pathétiques d’une divinité morose et ingrate.

Mais ils tuaient l’histoire : — l’histoire, qui est une hypothèse, — une perpétuelle hypothèse. Ils tuaient le passé qui, mort, survit uniquement dans l’intelligence qu’ont de lui les âges suivans. M. Frédéric Masson a écrit (Napoléon et sa famille, avant-propos du tome VII) : « Nos histoires, moins belles certes, sont pareilles aux Dames que chantait Villon : à peine sont-elles nées qu’elles sont vieilles ; à peine ont-elles paru qu’elles sont mortes. Comme tant d’autres, les miennes passeront... » L’histoire n’est jamais achevée ; elle est sans cesse à refaire. Pourquoi ? De nouveaux documens apparaissent, qui modifient les conclusions premières. Et puis, surtout, ce qui change, c’est nous. Or, l’erreur que les maîtres de la « méthode » ont commise, la voici. Une orgueilleuse et belle erreur. Ils ont cru que l’histoire était exactement le passé, sans nous : et ils nous chassaient ; tout leur effort consistait à nous chasser. Mais l’histoire est le contact du passé et de nous.

Au gré de nos changemens, elle est toujours à refaire. Elle change, puisque nous changeons. Et ainsi, elle entretient l’éternité mobile de la durée humaine, en prêtant au passé notre vie incessamment renouvelée. Voilà l’histoire : et elle n’a pas cette « objectivité » parfaite (et, d’ailleurs, impossible) à laquelle prétendirent les maîtres de la « méthode. » Elle est aussi moins distincte de l’épopée qu’ils ne le disaient. Elle continue l’épopée.

Elle la continue ; mais elle la transforme. La « méthode historique » aurait pu tuer l’histoire ; elle ne l’a pas tuée : mais l’histoire a subi les conséquences de l’attaque. Victorieuse, elle les a tournées à son profit ; et elle est sortie de là fortifiée. Il y avait, dans la « méthode, » des germes malfaisans : et l’histoire les a éliminés. Il y avait, dans la « méthode, » des sucs vitaux : et l’histoire les a vite assimilés. Elle a triomphé de l’épreuve, magnifiquement ; et elle est aujourd’hui, dans la littérature, le genre qui s’épanouit le mieux.

Ce qu’elle a su garder de la « méthode, » c’est un ardent souci de la vérité, un puissant désir de connaître le détail, une habileté subtile à le vérifier ; c’est la volonté de n’être pas facilement contente, et de chercher, et de trouver ; c’est le goût de la certitude et, à défaut d’un tel résultat, c’est le soin de limiter son affirmation. Tout cela caractérise, à présent, l’histoire. Mais tout cela qui, au lieu de tuer l’histoire, l’a vivifiée, enrichie, ne l’a pas non plus dénuée de ses qualités épiques. Avec ses procédés scientifiques, dont elle fait un heureux emploi, l’histoire ne devient pourtant pas une science : elle est encore une poésie. Homère demandait à la muse combien les Achéens avaient de navires. Trois cent quatre, répondait la muse. Et Homère écrivait : Les Achéens avaient trois cent quatre vaisseaux. Si M. Frédéric Masson souhaite de savoir combien ont coûté les draperies funèbres, pour les obsèques de Leclerc, il interroge, non la muse, mais les archives. Deux mille cinq cent quatre-vingt sept francs soixante centimes, disent les archives. Et il l’écrit, avec un amusement pareil à celui d’Homère que les précises révélations de la muse divertissaient.


Les « Études napoléoniennes » de M. Frédéric Masson : de l’histoire, — préparée par l’érudit le plus docile aux bonnes règles de la méthode, — et composée (je tâcherai de le montrer) par un poète épique.

Je ne sais si jamais nul historien eut à réunir une telle somme de documens. Son héros, pourvu d’un génie universel et d’une activité sans repos, le menait partout. Et M. Masson ne négligeait rien ; il s’était promis de n’omettre aucune des journées du héros qui emplissait, boudait chacune de ses heures. L’initiative du héros se répandait au loin ; et il fallait la suivre jusqu’à ses aboutissemens. Autour du héros, il y eut ses frères, sœurs, beaux-frères et belles-sœurs, qui ont été parfois ses auxiliaires et, plus souvent, tout le contraire : il fallait conduire l’enquête chez ces divers garçons et filles ; et il fallait, au bout du compte, se procurer un quart de siècle de vie française, européenne, le héros ayant assumé en lui la France et puis l’Europe.

Si l’on se figure que, cette époque étant proche de nous, les documens sont à portée de notre main, quelle naïve illusion ! Ils se cachent ; ou bien, en d’autres termes, on les cache. Et M. Frédéric Masson, qui les dépiste, a l’air d’un général de Napoléon, lancé à la poursuite des ennemis. Le voici, au rapport : « Où chercher, où trouver ? En France, rien, ou à peu près, dans les dépôts publics. Un peu plus, guère, au dehors : néanmoins, des pièces importantes aux archives de Russie ou aux archives du Vatican. Les collections particulières ?... « Impénétrables, ou dangereuses. Alors ? « Il est d’autres moyens, pour composer un dossier... De ces moyens, je n’ai négligé aucun et, jusque dans les derniers jours, j’ai vu des pièces nouvelles s’intercaler à leur place et éclairer des parties demeurées dans l’ombre. Jamais la chasse aux papiers n’a été si fructueuse : certains lots sont sortis de cette étonnante loterie où la justice est l’enjeu et j’y ai trouvé tantôt la clef d’énigmes demeurées jusqu’ici insolubles, tantôt le droit d’affirmer ce que j’avais seulement soupçonné. » Toute l’histoire des Napoléonides, Joseph, Lucien, Louis, Jérôme, était, on peut dire, inconnue : M. Masson l’a découverte, éclaireur au galop, qui fouille les coins et les recoins. Possède-t-il, enfin, tout ? Non pas ! Et il le sait ; et il prévoit que des vérités approchent. Il les pressent ; et son regret, dit-il, est grand, de ne pouvoir encore les saisir. Mais quelle chasse il a menée !...

Il se méfiait. Cet éclaireur n’ignorait pas les embûches. Il y a, autour de la vérité, les mensonges ; et, autour d’une vérité que tant de gens redoutent, plus de mensonges. Cet éclaireur, ses documens rapportés, les examine. Et il est alors le critique le plus avisé. Il compare les documens, juge leurs origines, estime leur probabilité, leur bizarrerie ; il appelle les témoins et il les presse de questions auxquelles les plus retors seront pris : le dupeur dupé avoue la fraude. Et lui : « Halte-là ! Le fait est faux ; faux par là même tous les discours auxquels il eût donné lieu, faux les commentaires qu’on en tire ! » A la fin du dixième tome de Napoléon et sa famille, l’appendice consacré aux papiers qui traitent de l’Empereur et de Pauline Borghèse, de leur tendresse abominablement travestie, offre le modèle d’une discussion rigoureuse. Les maîtres de la « méthode » ne discutent pas mieux et plus attentivement et avec plus d’adroite rouerie un texte relatif à Childéric II, fils de Clovis II et de Bathilde. Mais ils le discutent plus posément, oui ! Et ils n’ont pas cette fougue, cet entrain gai. Ils n’ont ni fougue, ni entrain, ni gaieté. Ce sont des écrivains graves et accablés : la « méthode » ne sourit pas.

Elle a quelque chose de guindé, de compassé. Pourquoi ? C’est qu’elle s’ennuie. Et elle semble dire au lecteur : « Je voudrais bien vous y voir ! » Le lecteur s’ennuie également. Elle a un grand air froid. C’est qu’elle recommande et enseigne l’impassibilité. Elle veille à ne se mettre ni en colère ni en joie : elle craint d’altérer, par ses passions, la vérité. N’a-t-elle pas cru un instant que l’historien devait être une sorte de pur esprit et comme un indifférent miroir où vient la vérité se réfléchir ? Elle exigeait que l’historien se démunît de toute sa personnalité, qu’il fût un endroit où arrivent les faits, à leur guise ; et cet endroit, où les faits sont accueillis, n’est pas une demeure dont il sied qu’on prenne et les habitudes et les manières, mais un hôtel : le voyageur n’a point à se gêner, on ne jugera point sa façon d’être.

La personnalité de M. Frédéric Masson, bien marquée, ardente, exubérante, apparaît à toutes ses pages. Il se déclare « Français, patriote, militariste : » et le maître de la « méthode, » à ces mots, s’est voilé la face. Il écrit : « Et si, d’un jeune homme ou d’un enfant, j’avais, par l’exemple de Napoléon, ouvert l’âme prédestinée et géniale aux ambitions salutaires et aux résolutions décisives, quel orgueil j’en prendrais. Ah ! qu’il vienne donc enfin le Libérateur ! Que dans l’orgie parlementaire à quoi Circé préside, où les porcs, vautrés dans la fange de leurs lois, se disputent, de leurs groins sanglans, les lambeaux pantelans de la chair divine, qu’on entende sonner comme un glas le pas du convive redouté ! Que, devant lui, les portes trois fois verrouillées tombent et s’écroulent sous l’irrésistible poussée du vent du large ; que, dans l’effarement et la fuite des pourceaux repus, il entre, qu’il aille droit à Circé et, sans parler, d’un geste expiatoire et divin, qu’il plonge jusqu’à la garde sa courte épée dans la gorge de la Magicienne scélérate ! » Et le maître de la « méthode » est mort subitement.

Du reste, cette invective, je l’emprunte à l’un de ces avant-propos où l’auteur, songeant à ce qu’il va conter, cède à son émoi plus librement que dans le récit. Mais enfin, sentimens, amitiés ou haines qui l’occupent, — et voire le préoccupent, — il ne dissimule rien. Toute son œuvre (et, à mon avis, très justement) proteste contre une fausse idée de l’impartialité.

Il faut, dit-on, que l’historien soit impartial. Certes, oui ; certes, si l’on entend par là que son premier devoir est la simple vérité. En 1870, au Collège de France, Gaston Paris, qui étudiait la Chanson de Roland et la nationalité française, déclarait : « Je professe absolument et sans réserve cette doctrine, que la science n’a pas d’autre objet que la vérité, et la vérité pour elle-même, sans aucun souci des conséquences bonnes ou mauvaises, regrettables ou heureuses, que cette vérité pourrait avoir dans la pratique. Celui qui, par un motif patriotique, religieux et même moral, se permet dans les faits qu’il étudie, dans les conclusions qu’il tire, la plus petite dissimulation, l’altération la plus légère, n’est pas digne d’avoir sa place dans le grand laboratoire où la probité est un titre d’admission plus indispensable que l’habileté. » Au lieu de la science, disons l’histoire : ces paroles augustes gardent leur qualité d’axiomes. Et M. Frédéric Masson (Napoléon et sa famille, avant-propos du tome III) : « La vérité est une ; l’histoire n’est faite que pour elle... Si, ayant trouvé un fait, surpris une pensée ou même ressenti une impression, j’en dissimulais une parcelle, si j’hésitais à découvrir tout entière la vérité telle qu’elle m’est apparue, je ne serais plus, à mes propres yeux, qu’un misérable pamphlétaire ou un misérable courtisan. L’un vaut l’autre. » Voilà, nettement posé, l’impératif catégorique de l’histoire. L’auteur des Études napoléoniennes, l’ayant posé, ne l’oublie pas. Acharné à la recherche de la vérité, usant à cette tâche autant d’activité qu’il en a, multipliant les scrupules et, au besoin, les astuces, épiant et furetant pour attraper les bribes de la moindre certitude, il ne cèle rien, quitte à ce qu’on le voie fort rude et brutal même. Il est napoléonien ; et il l’est avec une espèce de radieux enchantement. Célera-t-il, au profit de Napoléon, la vérité ? Napoléon et sa famille est, en dix et bientôt douze volumes, l’histoire de la faute que Napoléon, pendant tout son règne et dès avant son règne, a commise et qui l’a conduit au désastre : un instinct corse de la famille a perdu l’Empereur des Français. Il y a d’autres responsabilités ; il y a celle-là. L’historien de Napoléon le dit, le prouve et il le montre avec une prodigieuse abondance d’argumens, avec une merveilleuse délicatesse d’analyse. Et, bref, il est impartial. S’il lui en coûte de l’être, il l’est néanmoins ; il l’est avec chagrin : ne l’est-il pas avec une volonté plus énergique ?

Quand il parvient (tome X) au temps suprême de l’Empire, aux « jours néfastes que voile pour jamais un crêpe ensanglanté, » sa douleur éclate. Devait-il la tenir secrète ? comme, ailleurs, devait-il ne pas divulguer son enthousiasme ou son indignation, sa sympathie ou son mépris pour les uns ou les autres ? Ici, nous apercevons cette fausse idée de l’impartialité contre laquelle j’ai dit que protestait l’œuvre tout entière de M. Frédéric Masson.

Les faits présentés sans feintise, la vérité clairement offerte, quelle est cette affectation d’impassibilité ou de glaciale indifférence à laquelle la « méthode » condamnerait l’historien ? Vous prétendez que son exaltation l’éloigne de l’exacte vérité : c’est, en somme, lui accorder peu de discernement. Puis une affectation, — fût-ce l’affectation de l’indifférence et de l’impassibilité, — vaut-elle mieux, à l’homme de qui vous exigez d’abord la sincérité la plus franche ?…

Ni exaltation ni affectation ?… Mais alors vous supposez un historien de néant. Cet historien n’existe pas — cet historien qui aurait devant lui l’Empereur et qui ne frémirait pas ; — s’il existait, son œuvre ne serait pas de l’histoire, l’histoire étant (je le répète) le contact du passé et de nous.


L’historien, dans son œuvre où il est tout entier, représente l’un des élémens de ce contact ; il est nous. S’il a eu soin, comme l’auteur des Études napoléoniennes, de déclarer loyalement ses opinions, il reste au lecteur d’adopter ses opinions et de juger à leur mesure les événemens, ou bien d’avoir une autre doctrine et d’aboutir à d’autres conclusions. Mais, abolir la personnalité de l’historien, ce serait supprimer l’histoire ; et contraindre la personnalité de l’historien, ce serait pour autant gêner l’histoire.

Il y a, dans l’œuvre de M. Frédéric Masson, tous les motifs à invoquer en faveur d’une histoire où intervient effectivement la personnalité de l’historien. Tout à l’heure, quand il a prêté, un peu comme Gaston Paris, serment de véracité parfaite, il a promis de ne cacher ni un fait, ni une pensée, ni une impression, disait-il. Une pensée, une impression : cela est de l’homme lui-même.

Avait-il raison d’aller jusque-là ? Oui, à mon gré.

Les faits, une enquête nous les donne. Plutôt, l’enquête la plus méticuleuse et vaste nous donne un certain nombre de faits ; elle nous donne beaucoup de faits : elle ne nous les donne pas tous. Elle laisse, entre les faits qu’elle a su attraper, des vides. Ce qu’elle donne de meilleur et de plus complet, je le compare à une page de belle écriture, mais effacée par endroits ou déchirée. Nous avons à lire cette page, inintelligible si l’on se contente d’en copier les passages évidens. Donc, il en faut combler les lacunes. C’est, dans l’histoire, le rôle indispensable de la conjecture.

L’aventure de Murat, vers la fin de l’Empire, est extrêmement mystérieuse. Elle l’est moins ou elle ne l’est plus guère, si l’on admet que s’y mêle l’influence des sociétés secrètes italiennes. Sans cette influence, toute une suite de faits est incompréhensible ; avec cette influence, tout s’éclaire. Alors ?... « Ai-je des documens, — dit M. Frédéric Masson (Napoléon et sa famille, tome V), — des documens pour l’affirmer ? Non : seulement des raisonnemens, des rapprochemens, à peine des indices. Je n’affirme donc pas ; mais, si l’on n’était point admis à supposer, il faudrait renoncer à écrire l’histoire... » Il ajoute : « Surtout celle d’époques si rapprochées et si tumultueuses. » La conjecture, la voilà, et sa nécessité.

La conjecture ? Et les maîtres de la « méthode » vont crier à la fantaisie. Remarquons, pour les apaiser, qu’en procédant ainsi l’historien suit l’exemple de la critique verbale, science revêche et qui, partant, leur impose. Cette page que complète, par conjecture, le philologue, c’est l’histoire que l’historien complète. Et le philologue est sans reproche, s’il a encadré de certains crochets sa conjecture ; pareillement, l’historien, s’il a dit : — Je n’affirme pas, je suppose.

La vérité de l’histoire, écrit M. Frédéric Masson, « n’est pas toute enfermée dans les papiers. » Il y a, pour qui la veut connaître toute, un effort de « divination. »

Comment deviner ?... Si l’on peut ainsi parler, c’est un coup de la grâce. Mais, la grâce de l’histoire, comme la grâce de la foi, il faut qu’on la prépare ; ou, plutôt, il faut qu’on se prépare à elle. « Il faut, sans s’occuper d’une idée d’ensemble... » Et Taine, assez souvent, partait d’une idée ; l’idée, ici, vient après... « Il faut accumuler les pièces venues de partout, dont on a pu vérifier l’authenticité et retrouver l’origine, ne rien négliger même des billets infimes, même des témoignages contradictoires, former le dossier de tout ce qui a un rapport même lointain avec le sujet, — et, alors, les pièces s’éclairent l’une l’autre, un trait de feu les parcourt et les relie, elles font masse ; elles portent la conviction dans l’esprit, — et c’est une phrase, un mot parfois qui a provoqué l’explosion subite de la vérité. » Voilà, en résumé, le mécanisme de la divination.

Quand Fustel de Coulanges publia son Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, les maîtres de la « méthode » opinèrent qu’il avait, en bien des endroits, abusé des « textes : » et puis on découvrit d’autres « textes, » qui prouvèrent que Fustel de Coulanges avait deviné, quoi ? la vérité.

M. Frédéric Masson pose, on l’a vu, les règles de la divination. Et ainsi, dans un admirable essai, Henri Poincaré démonte les rouages de l’invention mathématique. Mais l’invention et la divination, — les mots l’indiquent assez, — sont les miracles de l’intelligence, qui échappent à l’examen de l’observateur. L’invention mathématique se fait, sans qu’on sache comment, dans une tête pourvue de ce génie ; et la divination de l’histoire, on l’a, ou non. Si elle n’est pas toute l’histoire, elle en est au moins le principal. Et tant vaut l’homme, tant vaut l’historien, puis son œuvre. M. Frédéric Masson, — si je résume, comme je le crois, ses idées, — n’a donc pas à contraindre ni à dissimuler son « moi. » Quand il a réuni tous ses documens et quand il les a soumis aux rigueurs de sa critique, ensuite quand il a senti la vérité sortir des limbes où elle était d’abord empêtrée, il n’a plus qu’à écrire, selon le gré de son imagination qui est de nature épique, une histoire qui, de nature, est déjà une épopée.


Heureux accord de l’auteur et du sujet !

On dirait que la destinée, ayant suscité Napoléon, créa autour de lui les hommes et les événemens pour le servir, — fût-ce en le contrariant et, même alors, pour lui permettre d’accomplir son personnage, de composer son authentique légende : — et elle lui créa son historien.

M. Frédéric Masson ne s’en aperçut pas tout de go : le cardinal de Bernis, le marquis de Torcy et le Département des affaires étrangères pendant la Révolution le divertirent quelque temps de connaître sa mission. Mais il la connut et fut, désormais, consacré. Il eut devant lui cette immensité : Napoléon.

Et il s’éprit, pour l’Empereur, d’un tel sentiment qu’il aima, plus encore que ses exploits, lui. Et il abandonna les guerres à d’autres, — non sans regret, peut-être ; — l’âme de l’Empereur, il se la réserva, non sans jalousie.

Les Études napoléoniennes, encore inachevées, emplissent vingt et quelques volumes in-octavo. Il faudrait ajouter les petits volumes, — Jadis, Autour de Sainte-Hélène, Sur Napoléon, Petites histoires, etc., — qui sont comme les carnets de croquis où il note premièrement des aspects et des gestes, des signes qu’il utilisera plus tard, enfin les « préparations » du grand portrait.

Les vingt et quelques volumes des Études napoléoniennes, et ceux qu’on attend, formeront un cycle analogue à celui de Charlemagne dans la littérature du moyen âge. Et le nouveau Charlemagne y passe toute sa vie, courte et abondante plus que nulle autre, depuis sa naissance jusqu’à son trépas. Il y a, — empruntons le langage de l’épopée carolingienne, — les Enfances Napoléon, la Paternité, la Famille ; et puis l’Intimité Napoléon, sa maison, ses loisirs ; et puis, cette sorte de Moniage Napoléon, Sainte-Hélène. C’est un beau cycle, et digne d’entrer dans la « matière de France. »

Épopée admirable, et familière au point qu’on en fut quelquefois surpris. Mais l’épopée est familière : on a tort de l’oublier. L’Odyssée est familière ; et l’Iliade aussi, quand Leconte de Lisle ne l’a pas trans- formée en un poème barbare. Comment l’épopée ne serait-elle pas familière, elle qui est la vie des héros ? Et la vie, la vie même des héros, le détail de toutes leurs journées en tisse l’étoffe remuante.

C’est avec le détail des journées que M. Frédéric Masson, patiemment et allègrement, recrée l’âme de l’Empereur. Et l’on a bien voulu se demander si l’Empereur ne méritait pas un traitement plus impérial et cérémonieux. Laissez de côté, disait-on, ce par quoi il serait l’un de nous, tout bonnement !... L’un de vous ?... M. Frédéric Masson n’accepte pas ce reproche : il a raison. Vous séparez, a-t-il répondu, l’homme public et l’homme privé ; mais « il y a l’homme : son caractère est indivisible comme sa nature. » Et il ajoute : « Dès qu’un homme a joué un rôle historique, il appartient à l’histoire ; l’histoire le saisit partout où elle le rencontre, parce qu’il n’est pas de menu fait de son existence, de médiocre manifestation de ses sentimens, de détail infime de ses habitudes qui ne serve à le connaître. Tant pis s’il a des vices, tant pis s’il a des manies morbides, de vilains côtés de nature ; l’histoire le dira, et de même s’il est borgne ou bancal. Elle recueillera toutes ses paroles, même les paroles d’amour ; elle étudiera ses tares physiques de même que les déviations de sa pensée ; elle interrogera aussi bien sa maîtresse que son médecin, son valet de chambre que son confesseur. Si, par fortune, elle saisit son livre de comptes, elle le dépouillera, et elle dira de quel prix ont été payés ses services, comment il s’est enrichi et ruiné, quels héritages il a laissés. Elle soulèvera son drap funéraire pour chercher de quelle maladie il est mort et quelles ont été devant l’absolu ses suprêmes agitations... » Bien ! — Mais l’histoire, ainsi conçue, n’est-elle pas le dénigrement des héros ? — Le dénigrement ? Pourquoi ?... Et pourquoi supposez-vous que l’enquête, méticuleuse, aboutisse au dénigrement ? C’est qu’à votre avis l’homme, et voire le grand homme, est dans le secret de son âme et de sa chair un pauvre homme : peut-être ! Mais alors, le héros est le pauvre homme qui, de sa chair débile et de son âme commune, tire pourtant de l’héroïsme. Cela suffit à sa grandeur exceptionnelle ; et cela rend plus magnifique sa grandeur, plus magnifique et plus poignante, car, ainsi seulement, elle est humaine.

Et humaine, toute l’histoire, telle que l’entend M. Frédéric Masson. L’histoire véritablement humaine, il l’oppose à l’histoire « politique. » Celle-ci prend un à un les grands faits d’une époque ; et elle en montre l’enchaînement : c’est le rêve des philosophes de l’histoire. Ils considèrent qu’une puissante logique préside aux apparens hasards des siècles ; et ils formulent ce qu’ils nomment les lois de l’histoire. Seulement, il n’est rien de plus chimérique : si Napoléon n’était pas intervenu, l’anecdote européenne se fût déroulée autrement ; or il se pouvait que Napoléon n’intervînt pas, ou bien il pouvait être tué rue Saint-Nicaise. Alors, les lois de l’histoire avaient mille ennuis. Ce n’est pas qu’il n’y ait, parmi les grands faits d’une époque, cet enchaînement. Mais, la cause de cet enchaînement, capricieux d’ailleurs, elle ne réside pas dans une fatalité mystérieuse : elle réside dans lu volonté intelligente des hommes qui tantôt continuent, tantôt modifient la série des événemens. Un petit nombre d’hommes : ceux que Thomas Carlyle appelle les héros, Emerson les hommes représentatifs, et dont Salluste évaluait l’énergie efficace, virtus. A la vaine philosophie de l’histoire, l’auteur des Études napoléoniennes substitue, si l’on veut, la psychologie de l’histoire : il n’a point recours à des systèmes d’idées abstraites, mais à la réalité concrète, vivante, à la fois spirituelle et charnelle, des « êtres majeurs, » les héros. Son histoire est, ainsi, humaine ; et, ainsi, elle est individualiste. Il y aurait maintes raisons de l’en approuver : au surplus, l’historien de Napoléon s’y fût-il trompé, l’Empereur l’avertissait.

Je crois que plus et mieux travaillent les historiens, depuis cinquante ans, plus et mieux se révèle la vérité de l’opinion qu’après Salluste, Emerson et Carlyle ont affirmée : l’individu est l’agent de l’histoire.

Eh bien ! de cette manière, ne retournons-nous pas à l’épopée ? ou l’épopée n’est-elle pas la soumission d’une époque à son héros ?...

Et l’on voit enfin comme sont heureusement liés les divers élémens de l’histoire que M. Frédéric Masson préconise et pratique.


Au tome X de Napoléon et sa famille, le héros est entré dans l’ère de la tribulation. La solitude, peu à peu, gagne autour de lui, devient plus vaste. Les Napoléonides s’éloignent. Louis est parti pour Lausanne ; Joseph attend ses passeports ; Jérôme sollicite l’hospitalité autrichienne ; Lucien lie de très bonnes relations avec le Pape ; Murat s’est séparé de la France. Napoléon, à Fontainebleau, est seul. Madame, Fesch, Joseph, Julie, Jérôme, Catherine passent à peu de distance ; mais il est seul. Puis, au long de sa route d’exil, peu s’en est fallu qu’il ne rencontrât l’un des siens ; mais on s’écarte de lui, et il est seul. Des intrigues se nouent, sans lui. Toutes ces intrigues, où les Napoléonides sont mêlés, M. Frédéric Masson les signale, et sans épargner personne. Mais il nous invite à ne pas confondre le fait et la conjecture. Il est possible que, sur la conjecture, on discute avec lui : c’est affaire aux savans. Après avoir indiqué, en principe, comment M. Frédéric Masson traite la vérité, je ne songe plus qu’à la beauté de ce poème, à cette épopée de l’abandon.

Quand le héros est à l’île d’Elbe, dans ce désert et la tête peuplée de tout un monde absent, quel bruit fait tout ce monde imaginé, parmi le silence et l’isolement !... Napoléon s’ennuie. Et nous pensons à cet autre héros, Achille, loin de l’armée.

L’épopée napoléonienne de M. Frédéric Masson varie de ton, d’allure et de couleur, d’un épisode à l’autre. Elle est, dans le poème de la solitude, voilée de chagrin, morne, et parfois animée de colère ; puis la tristesse, de nouveau, l’accable, et non la résignation : le deuil. « C’est le grand deuil pour la mort de Roland » — qui se prépare.

Elle était, cette épopée, si hardie précédemment, si vaillante, sr orgueilleuse, et plaisante, gaie, selon les heures ! Elle a toute la variété de l’âme napoléonienne en qui tous les sentimens multipliaient leur abondance et leurs singularités.

Le style : celui qu’il fallait. Désinvolte, souvent bizarre, et populaire volontiers, comme improvisé : improvisé, de même que la chose impériale, que l’opportunité réclame. Un style qui, à chaque instant, trouve ses ressources, les trouve plus riches, plus extraordinaires, plus éblouissantes qu’on ne les aurait prévues. Un style obéissant à l’idée, et qui accompagne son chemin, sa course, voire ses bonds. Et un style qui marque le rythme des phrases, les lance ou les retient, comme des bataillons dociles à un chef.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Napoléon et sa famille (tome X, 1814-1815), par M. Frédéric Masson. Le premier volume est de 1896. L’auteur annonce deux volumes encore, pour compléter cette série.