Revue littéraire - Une consultation

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Revue littéraire - Une consultation
Revue des Deux Mondes4e période, tome 133 (p. 456-467).
REVUE LITTÉRAIRE

UNE CONSULTATION

Il y a des gens qui, chaque fois qu’ils trouvent une sottise à faire, ne la ratent pas. On peut compter sur eux. De ce nombre sont ceux que nous avons coutume ici d’appeler « les jeunes » et qui s’appellent entre eux les « jeunes ratés »[1]. D’eux-mêmes, sans provocation et sans excuse, ils viennent de nous donner un témoignage, qui n’est que trop complet, de leur intolérance et de la mesquinerie de leurs procédés de discussion. C’est à l’occasion de la mont d’Alexandre Dumas. Une jeune revue, le Mercure de France, avait organisé une sorte de plébiscite et demandé aux « écrivains nouveaux » ce qu’ils pensent de l’œuvre du dramatiste. Nous n’aimons guère ce genre d’enquête qui ne se prête guère à l’expression d’opinions réfléchies et ne sert ordinairement que les seuls intérêts de la réclame. Néanmoins la question posée pouvait donner lieu à des réponses intéressantes et amener quelque résultat. En formulant des réserves sur le théâtre de Dumas, les écrivains nouveaux pouvaient indiquer par là même la conception qu’ils se font du théâtre. C’était pour eux une occasion de manifester en faveur de leurs théories ou de leurs aspirations. Et c’était une occasion de rallier beaucoup de sympathies. Car ils ont beau se poser en hiérophantes et martyrs, personne ne leur conteste sérieusement le droit de faire autre chose que leurs aînés. On ne les empêche ni d’esquisser des poétiques nouvelles, ni de réaliser leurs programmes. Ceux qui placent le plus haut le théâtre de Dumas ne prétendent pas qu’il doive être l’immuable canon de la comédie de l’avenir. Que les méthodes qui avaient cours en 1849 aient cessé déplaire en 1896, il n’y a rien là que de très naturel. Depuis des années déjà on constate dans le public comme dans la critique une lassitude à l’égard d’un théâtre qui a fait son temps. L’attention avec laquelle les lettrés ont suivi les essais du Théâtre-Libre et la curiosité avec laquelle ils se sont enquis du théâtre étranger en est la preuve. On s’accorde à souhaiter, à espérer, à réclamer un art nouveau. Et ce qu’on s’attendait donc à trouver dans les réponses des quatre-vingt-un jeunes — ou assimilés — qui ont pris part à la consultation du Mercure de France, c’était quelques indications sur cet art.

Parcourez ces réponses. Vous y verrez qu’aux yeux de la jeune génération quelques-uns des torts qu’on ne saurait pardonner à Dumas sont : d’avoir été mulâtre et d’aucuns disent nègre, d’avoir gagné de l’argent, d’avoir été décoré, d’avoir vécu sous le second Empire, de n’avoir pas été Jules Vallès, d’avoir été dénué du frisson d’humanité soulevé dans le frisson du verbe, de ne s’être occupé ni de métaphysique ni de sociologie, d’avoir possédé des tableaux et son buste, d’avoir été compris par la critique, d’être ennuyeux, d’avoir insulté les très saintes femmes de la Commune, d’avoir collectionné les Meissonier, d’avoir eu de l’esprit, d’avoir su son métier, de n’avoir pas aimé Villiers de l’Isle-Adam, d’avoir porté une chemise rouge et des pantalons bleus, de n’avoir pas écrit en vers, de n’avoir été ni Taine ni Renan, et que les femmes de son temps portassent des crinolines. Je laisse de côté les plaisanteries faciles et qui ne veulent rien dire. Exemples : « Que pensez-vous de Dumas fils ? J’aime mieux le père. Que pensez-vous des pièces de Dumas ? J’aime mieux les préfaces. Que pensez-vous de son théâtre ? J’aime mieux ses romans. » De même les simples incongruités, celles qui consistent à comparer Dumas à Labiche ou le Demi-Monde aux Deux Orphelines. Et je n’attache pas plus d’importance qu’il ne faut à telles appréciations de la valeur de celles-ci : « Langue de modiste, boniment de perruquier, esprit de haut commis voyageur, idéologie de journaliste, passions de boulevardier, morale d’obèse grincheux… Le fils Dumas fut un sot et un hypocrite… Sa mort importe au fossoyeur et rien de plus… » Ces gentillesses, venant de ceux qui se les permettent, ne tirent pas à conséquence. Ces messieurs veulent seulement donner à entendre que leur admiration pour Dumas n’est pas sans mélange. Les épithètes à effet ne sont que pour impressionner la galerie. C’est toujours le même procédé qui consiste à entier la voix pour se donner à soi-même l’illusion de son importance. Il n’est que de savoir ce que parler veut dire. Dans certains milieux on se traite de « canailles » par manière de plaisanterie, et le terme d’ « assassin » est un mot d’amitié… Tout de même des grossièretés ne sont pas des raisons.

A voir l’étrangeté des appréciations que portent sur le théâtre de Dumas ces juges improvisés, on est pris d’une inquiétude. « Est-ce que par hasard ils ne l’auraient pas lu ? » Mais c’est qu’en effet ils ne l’ont pas lu. Ils ne s’en vantent pas tous, mais ils l’avouent de bonne grâce. — L’aveu est précieux à retenir. — Ils connaissent peut-être de l’œuvre certains fragmens. Ils en ont attrapé quelque bribe, par hasard, étant entrés, tel soir de désœuvrement, dans un théâtre subventionné. Ils ont entendu jouer telle pièce dont ils ne se rappellent plus bien le titre. Ils brouillent les noms et les dates. Cela ne leur a laissé que le souvenir le plus vague, souvenir de quelque chose de gris, d’indéterminé et d’amorphe, car c’est sans doute la caractéristique de ce théâtre que rien ne s’y détache et n’y apparaisse en relief. Appelés à émettre sur lui un avis, ils ne se sont pas senti le courage de feuilleter les sept volumes de grosseur moyenne dont il se compose et de se bâcler une opinion : « Alors, direz-vous, c’était le cas de ne rien dire. Et ils avaient tout juste le droit de se taire… » Apparemment vous ignorez l’avantage qu’il y a à parler des choses sans les connaître.

C’est About qui disait à un journaliste en le chargeant de rendre compte d’un livre : « Surtout ne le lisez pas ! Cela vous influencerait. » Cette recette merveilleusement appropriée aux nécessités de la critique au jour le jour n’est pas d’un moindre secours en littérature. C’est elle qui nous aide à bannir de l’expression de notre pensée les fâcheuses atténuations, les retouches et les réserves par où se trahit la timidité, elle qui nous permet de décider et de trancher, de porter des jugemens catégoriques, de, prononcer des condamnations sans appel, et surtout d’avoir dans le ton cette assurance qui fait que nous avons raison. Quand on vit quelque temps avec la pensée d’un écrivain, qu’on en suit à travers les difficultés où elle s’est heurtée le développement et le progrès, on en arrive peu à peu à entrer en sympathie avec elle ; et justement c’est le danger de trop comprendre, qu’on en devient incapable déjuger. Il est prudent de se mettre d’abord et par avance en garde contre cette sorte d’inconvénient. Quand une œuvre pendant cinquante années n’a pas seulement remué les foules et attroupé les curieux, mais qu’elle a intéressé les plus difficiles, passionné les plus indifférens, soulevé des débats interminables, prolongé son retentissement en dehors du théâtre jusque dans les mœurs et dans les lois, on hésite à la traiter de quantité négligeable. Quand on se trouve en présence d’un artiste respectueux de son art, soucieux d’en explorer tout le domaine, d’en augmenter les ressources, d’en renouveler les procédés, et qui, tout orgueilleux qu’on l’ait accusé d’être, déclare qu’il n’a jamais pu se satisfaire, on se sent incliné à lui tenir compte du moins de ses intentions et de son effort. Ce sont de lâches complaisances et des scrupules gênans. Soyons hommes ! et ne laissons pas entamer l’intégrité de notre conscience ! Surtout, de méconnaître ce que d’autres avaient trouvé avant nous, cela est si commode et nous ménage tant de satisfactions ! Tout nous semble nouveau, nous allons de surprises en surprises, nous nous émerveillons de nos propres hardiesses et nous découvrons chaque matin l’Amérique. Et enfin nous ne risquons pas d’être injustes pour nous-mêmes, et de nous refuser l’estime à laquelle nous avons droit. C’est de se comparer qui rend modeste et c’est, quand on embrasse un horizon de quelque étendue, d’y apercevoir tant de ruines, tant de chefs-d’œuvre effrités, tant de gloires abolies, tant de sanctuaires désertés. Que si rien ne vient nous rappeler au sentiment de la mesure et des proportions, rien ne nous empêche donc de nous exalter dans la bonne opinion où nous sommes de nous-mêmes et de nos amis. La butte Montmartre s’exagère en Himalaya. C’est affaire de perspective. Telle est l’illusion d’optique dont les « nouveaux écrivains » sont constamment dupes. Leurs admirations et leurs mépris pareillement sans nuances ont une même base profonde et solide : l’ignorance.

Aussi les coups qu’ils dirigent contre Dumas sont-ils assénés avec une vigueur ou une violence incontestables ; seulement ils portent à faux. Je ne nie pas que son théâtre ne puisse être attaqué par plus d’un côté ; et j’ai pour ma part, ailleurs et ici même, indiqué quelques-unes des réserves très expresses que je serais disposé à faire. Encore ne faut-il pas prendre justement le contre-pied de la vérité et nier des faits connus de tous ceux qui ne sont pas étrangers à l’histoire de notre littérature et de notre société pendant la seconde moitié de ce siècle, et qui ne se tiennent pas volontairement en dehors des choses de France. On nous donne Dumas pour le représentant de la littérature et de la morale officielles, héritier de toutes les conventions du théâtre traditionnel, défenseur, au même titre qu’Emile Augier, des saines idées, né pour réjouir les philistins et faire l’ornement des Compagnies littéraires, tour à tour lauréat et juge des concours Montyon, désigné de tout temps par un décret nominatif de l’Éternel pour être de l’Académie française. Hélas ! ceux qui écrivent ainsi l’histoire et nous donnent cette leçon de critique documentée n’ont pas l’air de soupçonner même le scandale que fit en son temps la candidature de Dumas à l’Académie. Les résistances furent des plus vives. Lorsqu’il eut malgré tout forcé les portes, celui de ces confrères qui fut chargé de le recevoir, le comte d’Haussonville, lui adressa, et j’allais dire : prononça contre lui le discours le plus spirituel mais aussi le plus sévère ; il n’avait fait que traduire le sentiment général et les préventions du public académique contre cet académicien-né. Les choses changent ; et elles n’ont pas toujours été telles qu’elles nous semblent aujourd’hui. Il y a vingt ans, on eût fort étonné Dumas d’abord, et la bourgeoisie ensuite, si on lui eût désigné celui-ci comme son représentant et son porte-parole.

Car je veux bien qu’il y eût chez Damas un arrière-fond d’idées bourgeoises ; et même je lui en adresse en passant mes plus sincères complimens. Toujours est-il qu’il a cru et voulu être un révolutionnaire, qu’il a passé pour tel, qu’on l’a combattu à ce titre, qu’il s’est fait par là des ennemis dont beaucoup n’ont pas désarmé. Le reproche d’immoralité est celui qu’on n’a cessé de faire à ce moraliste, et non toujours sans quelque apparence de raison. Peintre de mœurs, il n’a mis constamment à la scène que des tableaux de mauvaises mœurs. Or il est probable qu’en littérature les plus belles maximes ont moins de portée et les plus fortes démonstrations produisent moins d’effet que les images qu’on met sous nos yeux. Il a fait venir à la vie littéraire toute une catégorie de personnes que peut-être il eût mieux valu laisser dans le demi-jour où on les tolérait à côté et en dehors de la société. Il a dans l’étude des rapports des sexes donné à l’élément physiologique une importance que le théâtre n’avait pas encore osé signaler. Il l’a fait avec une hardiesse d’expression et une crudité de langage alors toutes nouvelles. C’est contre quoi protestait ce spectateur qui se levant au milieu d’une représentation résumait son impression en ces termes énergiques : « C’est dégoûtant ! » Et ce spectateur s’appelait légion. C’est pourquoi l’écrivain a été aux prises avec les scrupules de la censure, les taquineries des commissions, l’hostilité des bureaux, l’incompétence des ministères, l’indignation suspecte de la presse et la contradiction intéressée des confrères. Ses théories n’ont soulevé guère moins de réclamations. Il a fait campagne contre le mariage indissoluble, campagne heureuse et fructueuse, au point d’avoir porté à l’institution elle-même du mariage une atteinte dont elle ne semble pas près de se relever. Il a été à sa manière individualiste avant que l’individualisme ne nous fût revenu du Nord, évangélique avant que l’évangélisme n’eût fait chez nous fortune sous l’étiquette russe. Il a dénoncé l’étroitesse d’esprit des pharisiens, leur égoïsme tranquille et leur immoralité garantie par la loi. Il a pris en main et plaidé, on sait avec quelle chaleur, la cause de quelques-uns [des réprouvés de l’estime publique, la courtisane, la fille séduite, l’enfant naturel. Ce qui fait l’unité de sa prédication, c’est précisément cette guerre déclarée à des préjugés dont quelques-uns d’ailleurs recouvraient des idées justes, des principes essentiels à la famille constituée et à la société établie.

Cela fait que le succès du théâtre de Dumas, fût-il même disproportionné avec sa valeur, reste un succès dont un artiste peut à bon droit s’enorgueillir. On en veut beaucoup à Dumas d’avoir été plus souvent applaudi que sifflé, et on lui reproche d’avoir usé de moyens appropriés en vue de ce résultat. Je suis très loin de nier qu’il y ait des auteurs auxquels ou soit en droit de faire un grief de leur succès même ; ce sont ceux qui pour acheter ce succès ont jugé qu’aucun prix n’était trop cher, qui l’ont payé du sacrifice de leurs idées et de l’emploi de moyens déloyaux, qui non seulement se sont conformés au goût de la foule et se sont plies à ses exigences, mais qui ont flatté ses pires instincts, et se sont abaissés plus bas que son niveau, pareils à ces courtisanes qui en arrivent à dégoûter leurs maîtres à force de servilité. Dumas a mis sa coquetterie à heurter de front son public, et ses plus grandes habiletés ont été ses hardiesses. Pauvres hardiesses ! dira-t-on. Je pense que les hardiesses faciles sont celles qu’on hasarde sans péril entre initiés, dans l’atmosphère moite et sourde des chapelles fermées. Au surplus il faudrait s’expliquer sur cette théorie du succès contre laquelle les délicats ont coutume de réclamer, mais que presque tous les grands artistes ont professée sans scrupule. Quand Shakspeare écrivait les plus admirés de ses drames, je ne doute pas qu’il ne s’efforçât de réaliser son rêve d’art et d’exprimer son âme, mais il cherchait par-dessus tout à faire des pièces qui réussissent. Et qui donc a déclaré que le grand art est de plaire ? Un Corneille, un Racine, un Molière sont sur ce point exactement du même avis. C’est que dans d’autres genres on peut bien se passer de réussir et je suis prêt à admettre, — pour peu qu’on me démontre que ces mots ont un sens, — qu’on « écrive pour soi ». Mais au théâtre le succès est un élément de la définition elle-même du genre. Une pièce de théâtre n’existe que par la représentation, c’est-à-dire par la collaboration du public ; une pièce qui ne se fait pas entendre peut être admirable comme épopée, comme poème lyrique, comme idéologie ; en tant que pièce de théâtre elle est un pur néant, un synonyme de rien.

Ce ne sont pas seulement les idées reçues en morale que venait contrarier Dumas, ce sont aussi les habitudes que le public d’alors apportait au théâtre. On s’amuse à rapprocher le [nom de Dumas de celui d’Ibsen, et naturellement pour l’écraser sous la comparaison. Ibsen traverse chez nous cette heureuse période où un écrivain bénéficie de la ferveur d’un enthousiasme tout neuf. Les plus ardens de ses néophytes l’ont-ils lu ? Le doute est désormais permis. Ce qui est certain c’est qu’ils ne comprennent pas tout ce qu’ils y admirent, attendu que telles parties de son théâtre se référant à des habitudes de vie et de pensée qui nous sont tout à fait étrangères, nous restent fermées, faute d’une préparation et d’une initiation suffisantes. Les ibséniens sont pareils aux moliéristes qui se pâment devant les grossièretés de Molière, aux dévots de Shakspeare qui goûtent dans son théâtre jusqu’aux interpolations et au romantique de la première de Hernani applaudissant le vers qu’il avait mal entendu : « Vieil as de pique ! il l’aime !… » Mais qui ne voit que ce n’est pas à Ibsen qu’il convient de comparer Dumas, c’est à Scribe ? Si de la Demoiselle à marier ou d’Une Chaîne à la Femme de Claude il a été fait quelque chemin, il est juste d’en reporter l’honneur à qui de droit.

Laissons au surplus ce débat d’une vaine polémique et contentons-nous de déplorer que ces querelles retardent d’autant l’heure du libre jugement de la postérité. Ce qui est singulièrement plus intéressant au point de vue même de l’avenir de notre littérature dramatique, c’est de se demander quelle influence a eue Dumas sur le développement de notre théâtre et ce qu’il convient d’en retenir ou d’en laisser tomber. Cette influence a été considérable et ceux mêmes qui le regretteraient ne peuvent le nier. Tous les changemens qui se sont faits sur la scène française depuis trente ans s’y sont faits d’après lui ou contre lui, mais par lui. Il y a imposé ses procédés les plus spéciaux comme ses idées les plus particulières et le tour de son dialogue comme les préoccupations de son esprit. C’est cela même qui devait rendre une réaction inévitable, et qui légitime le désir où sont les jeunes écrivains de théâtre de s’affranchir d’une maîtrise si impérieuse. Notons cependant que d’une façon générale le théâtre de Dumas allait dans le sens du développement régulier de notre littérature dramatique et qu’il était l’aboutissement des efforts tentés depuis plus d’un siècle. A travers les théories de Diderot et de Mercier, comme à travers les essais des écrivains de la fin du XVIIIe siècle et du commencement du XIXe, notre théâtre s’acheminait vers une forme de comédie qui substituerait à la peinture des caractères celle des mœurs. Le romantisme avait apporté sa contribution en donnant à la description du décor une importance toute nouvelle. Et ce qui appartient en propre à la génération littéraire de 1850, c’est le souci qu’elle a eu d’étudier le milieu et de marquer le rapport qui fait dépendre chacun de nous des conditions sociales où il a vécu. En ce sens il est juste de dire que Dumas est venu à son heure et qu’il a été l’écrivain d’un temps ou d’un moment.

En outre il a possédé quelques-unes des parties essentielles de son art, et vu très nettement deux conditions en dehors desquelles le théâtre ou n’est qu’une chose morte ou n’est qu’un jeu puéril. On fait aujourd’hui de louables efforts pour bannir du théâtre l’action ; si on n’y arrive pas, cela tient à plusieurs causes, dont l’une est que le théâtre vit justement d’action. Cette action nécessaire au drame, comment d’ailleurs faut-il la définir ? On affecte de croire que nous entendons par là l’intrigue compliquée et factice que Dumas lui-même n’a que trop souvent empruntée à Scribe. Cela n’est pas exact. L’action dont nous voulons parler provient de la lutte qu’un personnage soutient soit contre des obstacles extérieurs, soit contre ceux qu’il trouve en lui-même, dans ses instincts et dans ses passions. Or cet élément de lutte est partout au fond d’un théâtre où Dumas a transporté sa propre combativité. Lutte de l’individu contre la société. Suzanne d’Ange, au moment où elle se croit près de réaliser son rêve de considération, de sécurité et de repos, voit se dresser devant elle tout son passé et livre bataille elle seule à la confrérie de ceux qui se décernent le titre d’honnêtes gens. Le fils naturel entre en conflit avec une hiérarchie sociale qui repose sur les assises de la paternité légale. Jeannine, Denise, Mme de Montaiglin se heurtent au souvenir d’une faute unique et inexpiable. Dix autres se heurtent aux barrières du mariage où ils sont emprisonnés pour toujours sans avoir le droit de regarder vers l’horizon. Lutte des sexes dans l’amour, lutte du masculin contre le féminin, de l’esprit contre le corps. Les pièces de Dumas les moins bien venues sont celles où l’objet même de la lutte est mal indiqué et les péripéties en restent indécises. Celles qui ont eu la fortune la plus éclatante sont celles où apparaît le plus nettement le dessein de l’auteur d’engager avec son public une sorte de corps à corps.

Un autre mérite qu’on ne saurait davantage contester à Dumas, c’est qu’il a essayé de mettre des idées au théâtre. Il a voulu rendre par les moyens propres à la scène « plus que la peinture des mœurs, des caractères, des ridicules et des passions. » Il a soutenu cette opinion, qu’on a longtemps rangée au nombre de ses paradoxes, que l’auteur dramatique doit agiter et discuter sur la scène « les questions fondamentales de la société : le mariage, la famille, l’adultère, la prostitution la conscience, l’honneur, les croyances, les nationalités, les races, le droit, la justice, l’héritage, la religion, l’athéisme, enfin le support, l’axe et l’atmosphère de l’âme humaine. » L’écrivain de théâtre est en communication directe avec la foule, il dispose à son gré de ceux dont il a su séduire l’esprit et toucher la sensibilité : ne doit-il pas mettre cette puissance incomparable au service de ce qu’il croit être la vérité et le bien ? Et n’a-t-il pas, pareil à tous les écrivains, « charge d’âmes ? » C’est là ce qu’on ne saurait trop répéter aux amis du théâtre, mais surtout à ses ennemis, à ceux qui le condamnent comme un genre inférieur parce qu’ils ont commencé par retirer de sa définition tout élément de supériorité. Dumas avait-il d’ailleurs autant d’aptitude qu’il avait de goût pour les idées ? Il se peut aussi que chez lui le désir de prouver se soit trop manifestement trahi, qu’il ait donné à la démonstration trop de raideur, qu’apercevant la réalité à travers ses thèses il en ait peu à peu perdu la vision nette, qu’il n’ait pas toujours su mettre en accord la donnée intellectuelle avec le moyen de traduction esthétique. J’avouerai encore qu’il a usé de termes fâcheux quand il a parlé d’un « théâtre utile. » Mais ce dont il porte la peine aujourd’hui et qu’on ne saurait lui pardonner entre esthètes, je crains que ce ne soit la vivacité avec laquelle il a toujours protesté contre la théorie de l’art pour l’art, et la franchise avec laquelle il a déclaré que ces trois mots ne veulent rien dire.

Les défauts du théâtre de Dumas viennent beaucoup moins d’une conception fausse de l’objet du théâtre que de certains défauts de l’esprit de l’auteur et des conditions où celui-ci s’est trouvé vis-à-vis de la société de son temps. Dumas était remarquablement doué pour l’observation, sans avoir cette largeur de vision et cette puissance de divination qui permettent à un Balzac de deviner ce qu’il n’a pas vu et de créer par un simple jeu de son imagination des êtres et des mœurs qui ressemblent aux êtres et aux mœurs de la réalité. Dumas ne peint que ce qu’il a vu. Or le champ de son observation fut de bonne heure restreint, et limité à un monde très spécial. Ce monde où Dumas a vécu et qu’il devait mettre à la scène, ce n’est ni ce qu’on appelle « le monde », ni la société aristocratique, ni la classe bourgeoise, ni aucune classe d’aucune société. C’est tout simplement le petit groupe de ceux que la fortune, l’oisiveté et le goût du plaisir amènent à se fréquenter et à s’unir. Dans ce monde il est clair que les types que l’on rencontre ne peuvent offrir beaucoup de variété, et on ne s’attend pas que ce soient des types d’une très large humanité. Les caractères d’hommes, tout bien compté, se ramènent à deux : celui qui fait ses débuts dans la vie de plaisir, et désigné par sa naïveté pour être dupe achète l’expérience au juste prix, et celui qui ayant fait depuis longtemps ses débuts, dûment renseigné, éprouvé, blasé, s’est habitué à ne tenir compte des choses et des gens qu’au point de vue de l’agrément qu’il en peut retirer, et par là s’est acquis la réputation d’être un homme fort. Pour les femmes, quand par hasard ce ne sont pas des filles, elles en ont l’air. De toute évidence les mœurs qui règnent dans ce milieu doivent avoir une saveur particulière, les règles de morale qui y ont cours doivent être relatives à l’endroit, et on s’y fait de l’honnêteté ou de l’honneur une conception un peu surprenante. C’est ce monde que Dumas a connu, qu’il a décrit avec une clairvoyance sans égale, et décrit à satiété. Aussi est-ce à lui que remonte ce reproche que nous ne cessons d’adresser à nos écrivains de théâtre, à savoir qu’ils se confinent dans l’étude d’étroites provinces où l’atmosphère est factice, les mœurs conventionnelles aussi bien que le langage, et où s’étiole faute d’air la plante humaine, qu’ils nous mettent uniquement sous les yeux des exceptions sans intérêt et laissent en dehors de leurs peintures tout ce qu’il y a chez nous de vivant et qui compte par la valeur morale et le mérite intellectuel aussi bien que par le nombre.

On en pourrait dire autant des questions sur lesquelles s’est exercée la réflexion de Dumas et à la discussion desquelles il nous a fait assister. Elles aussi, elles ont été une fois pour toutes déterminées et délimitées par un fait primitif : l’irrégularité de la naissance de l’auteur du Fils naturel. Le préjugé contre l’enfant naturel était-il alors aussi étroit que le prétend l’écrivain ? Je le crains, et que les choses depuis n’aient guère changé. Dumas a-t-il eu pour sa part beaucoup à souffrir de sa situation irrégulière ? Ce qui est certain c’est qu’il en a souffert. Nature très personnelle et disposée à tout ramener à elle-même, il ne va plus envisager la société qu’au point de vue de ses rancunes particulières, et ne l’interroger que pour lui demander compte des injustices dont elle est coupable à son égard. Il est devenu l’avocat d’une clientèle spéciale. Il défend la veuve dont le mari est vivant et bien vivant et bon vivant, l’orphelin qui a un père quand il n’en a qu’un. Il s’exalte, se porte garant de la vertu de ses clientes, comme du bien fondé et de l’importance des revendications de ses cliens. Homme, écrivain, il ne cesse de développer contre la société le réquisitoire qu’avaient déjà dressé contre elle ses colères d’enfant.

D’envisager toutes choses au point de vue social, cela a pour résultat immédiat de diminuer d’autant la valeur et la portée de l’étude. Elle perd en intérêt durable ce qu’elle avait peut-être gagné en intérêt d’actualité. Hors du temps auquel elle s’applique, elle apparaît dépourvue de signification. On l’a noté maintes fois lors de la reprise des pièces les plus fameuses, non de Dumas seulement, mais aussi bien d’Augier ou de M. Sardou. Ce qui dans le temps de leur nouveauté en avait fait le succès est aujourd’hui ce qui en parait le plus démodé. Nous ne comprenons déjà plus ce que les contemporains y ont trouvé d’émouvant ou de passionnant. Plusieurs ne supporteraient même plus la représentation. L’effort d’un théâtre dirigé contre le mariage indissoluble doit nécessairement sembler sans objet dans tous les pays où le divorce est établi ; or ce sont, à l’heure qu’il est, presque tous les pays de l’Europe, auxquels est venu se joindre le nôtre. Ce théâtre périt ainsi par son propre succès. C’est le malheur de la grande comédie de ce siècle qu’elle a été relative à un ensemble d’institutions destinées, comme elles le sont toutes, à disparaître. Rien ne saurait durer de ce qui s’est établi sur un fond mouvant, changeant et en transformation continuelle. — Il y a plus. Sans doute, attendu que nous faisons partie d’une société dont tous les membres sont solidaires, nous devons compte à cette société de la place que nous y occupons, des services que nous en recevons et de ceux que nous lui rendons en échange. C’est là un ordre d’obligations auquel nul d’entre nous n’a le droit de se soustraire. Mais quand on a examiné nos actes par rapport à leur utilité sociale, on n’a rien dit de leur valeur morale. On en a suivi les conséquences, on ne les a pas regardés en eux-mêmes, on ne les a pas vus naître dans leurs causes, rattachés à leurs mobiles. Or c’est de là que tout dépend. C’est la vie intérieure qui donne à l’autre sa saveur et sa signification. Cette vie intérieure, Dumas, comme aussi bien presque tous les écrivains de son temps, l’a ignorée. Là est la véritable lacune de son théâtre. Quand on reproche à Alexandre Dumas ces inventions extraordinaires et ce goût du romanesque qui, venant d’un observateur et d’un historien des mœurs, nous inquiètent et nous mettent en défiance, ou cet abus des jeux de la logique qui fait méconnaître à l’analyste la complexité du cœur et au peintre la souplesse de la vie, ou encore certaines étrangetés de style, un luxe de « mots » dont beaucoup ne sont que spirituels et la profusion des plaisanteries, on ne lui fait que des querelles de détail. Ce qui est grave, c’est que tout entier occupé par le décor, amusé par les apparences changeantes et brillantes, mal préparé d’ailleurs, faute d’une éducation première, à aborder certains problèmes, Dumas n’ait rien su nous dire de ce qui est le fond même de l’âme humaine.

Un théâtre d’observation, mais où l’observation, évitant de s’en tenir aux cas exceptionnels, nous rapporte une image fidèle de nos mœurs, un théâtre d’étude où nous voyions, non certes résoudre, mais poser les problèmes avec lesquels la société est aux prises, et agiter des questions qui sont pour nous vitales, un théâtre d’idées où l’auteur traduise par les moyens de la scène et dans la forme dramatique sa conception de la vie, un théâtre enfin où il y ait assez de pensée pour intéresser l’élite qui vit surtout par l’esprit, assez d’émotion pour attirer et retenir la foule elle-même, où la vérité soit assez générale, étant humaine, pour dépasser les limites d’un pays et d’un temps, — voilà le théâtre, qu’après celui de Dumas il reste à faire, que pour notre part depuis des années nous appelons de tous nos vœux et dont nous avons suivi avec curiosité les premiers tâtonnemens dans les meilleurs des essais du théâtre nouveau.

Est-ce d’ailleurs exactement celui que nous promettent les jeunes esthètes sous les noms de théâtre d’art et de théâtre de rêve ? J’en doute un peu ; mais surtout c’est un point sur lequel la consultation du Mercure ne nous apporte aucun renseignement. Jusqu’ici les écrivains nouveaux, en attendant que sonne l’heure tardive des œuvres, nous avaient donné surtout des théories. Au surplus nous ne nous en plaignions pas, estimant que ces discussions théoriques ne sont nullement, comme il semble à des esprits légers, de vaines logomachies, et qu’on y peut voir se dessiner peu à peu les linéamens d’un art futur. Cette fois, au lieu de théories ils ont préféré ne nous servir que des injures. Je sais bien qu’une injure est encore une opinion, et c’est, paraît-il, celle même qui convient le mieux à la jeunesse. Il est entendu que de tout temps le premier devoir des jeunes a été de s’insurger contre leurs aînés. C’est un devoir que nos jeunes remplissent avec conscience, scrupuleusement et abondamment. Il faut donc les en louer. Mais il y a malgré tout une question de ton que je ne crois pas aussi négligeable que plusieurs le disent, question de courtoisie du moins apparente et de convenance extérieure, qui est encore une question littéraire. Que les écrivains nouveaux méprisent les écrivains anciens, tant qu’ils voudront et tout à leur aise, par devoir et par goût, dans l’intérêt de l’art et aussi pour leur satisfaction personnelle. Ne pourraient-ils les mépriser poliment ? Est-il absolument nécessaire à la constitution d’une esthétique nouvelle que ses prophètes pour l’annoncer se servent du langage que, dans tous les temps, les gens bien élevés ont laissé à ceux qui ne le sont pas ? Il y a beaux jours que ce qui fut le journalisme littéraire ou encore ce qu’on appela l’éloquence politique a sombré sous le flot montant de la grossièreté. Nous assistons à une poussée tendant à ravaler au même niveau les discussions d’art. La vie littéraire est une vie de lutte, qui a sa grandeur quand on lutte pour les idées ou contre elles, qui n’est que mesquine et misérable quand le dévouement aux idées est remplacé par la haine, et, — pourquoi ne pas le dire ? — par l’envie contre les personnes.


RENE DOUMIC.

  1. Mercure de France, p. 61.