Revue littéraire - Une nouvelle édition de l’Introduction à la vie dévote

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REVUE LITTERAIRE

UNE EDITION NOUVELLE DE L’INTRODUCTION A LA VIE DEVOTE

Pieusement les religieuses de la Visitation du premier monastère d’Annecy ont entrepris de publier les œuvres du fondateur de leur ordre d’après les manuscrits et les éditions originales. On ne manquera pas de les en féliciter, pour peu qu’on sache dans quel état sont un grand nombre encore de nos textes littéraires et le dédain que nous semblons faire des richesses que nous ont léguées nos écrivains. Les trois volumes déjà parus contiennent le texte presque entièrement nouveau des Controverses, l’Étendard de la Croix et enfin l’Introduction à la vie dévote, dont on a eu l’excellente idée de nous donner les deux textes : celui de l’édition définitive publiée à Paris en 1619 par les soins de saint François, et celui de l’édition originale parue à Lyon en 1608 et datée de 1609. Nous souhaitons pour notre part que le travail de publication si bien commencé s’achève de même, et non seulement qu’il « jette quelque ombre sur les éditions antérieures », comme s’en excuse la charité des filles de saint François, mais qu’il les annule tout à fait. — Peut-être alors quelque historien des lettres sera-t-il tenté d’étudier la vie et l’œuvre de François de Sales ; le sujet lui appartiendra par droit de premier occupant. C’est un chapitre qui manque, avec plusieurs autres, à notre histoire littéraire. Aux environs de 1610 ce n’est pas à la cour de France que s’écrivait la meilleure prose française. La Savoie, qui est la patrie de Vaugelas, voyait dans le même temps, unis par les liens de l’amitié, le père du grammairien, le président Favre, François de Sales et Honoré d’Urfé, et leur admirateur à tous les deux, le bon Camus, évoque de Belley, qui allait, mêlant dans d’étranges [1] petits livres le romanesque de l’un au mysticisme de l’autre, en donner l’innocente et parfois bouffonne parodie. Avec d’Urfé commence l’étude des problèmes de l’amour et des mouvemens du cœur ; c’est la veine qu’on retrouvera dans toute la littérature profane du siècle et qui aboutira à la tragédie de Racine. Avec saint François, la matière théologique entre dans la littérature ; c’est la veine qui se continuera par les écrits des jansénistes, pour aboutir aux traités de Bossuet et aux lettres spirituelles de Fénelon. La littérature classique en deux de ses principales manifestations s’annonce et se prépare dans ce coin de Savoie.

C’est par l’Introduction à la vie dévote que saint François nous appartient. Non certes que le Traité de l’amour de Dieu soit une œuvre moindre. Il est au contraire d’une plus grande importance pour l’étude de la doctrine du saint. Mais c’est justement parce qu’il a plus de valeur comme traité spécial qu’il en a moins comme œuvre littéraire, l’objet de la littérature étant de dégager de chaque science particulière ce qu’elle contient d’élémens généraux et humains. C’est un traité de dévotion transcendante ; et en France on ne s’adresse qu’à peu de gens, quand on traite du « ruminement mystique » et de « l’écoulement ou liquéfaction de l’âme en Dieu ». L’Introduction à la vie dévote est un livre de vulgarisation ; c’en est le caractère, celui qu’aussi bien les circonstances où il est né lui imposaient.

On était au lendemain des guerres de religion : partout se faisait sentir un besoin d’apaisement. Les âmes avaient soif de se ressaisir et de se recueillir afin de travailler hors du bruit des disputes à l’œuvre intime et silencieuse de leur salut. Le siècle qui venait de s’achever avait été témoin d’un grand déchirement dans la chrétienté. Encore s’il ne se fût agi que d’une querelle de moines et si l’affaire fût restée entre croyans ! Mais l’esprit de l’antiquité, que depuis tant de siècles on croyait mort s’était mis à revivre, et on avait assisté à une formidable poussée de paganisme. On avait beaucoup à expier. On le comprenait. Il se faisait dans l’Église catholique de France un grand mouvement de réformation et d’épuration. Des ordres nouveaux se fondaient. Les cloîtres s’emplissaient d’hommes, de femmes, de toute une élite ambitieuse de sainteté. On ne se contentait pas d’une dévotion médiocre, et on n’était pas d’humeur à s’arrêter à mi-côte dans la montée vers la perfection. Les méthodes les plus difficiles plaisaient davantage. Les vies de sainte Brigitte et de sainte Catherine de Sienne, celles de sainte Thérèse et de Jean de la Croix servaient de modèles. Cela même était le danger. Une idée tendait à se répandre, c’est qu’à moins d’être exquise et très raffinée la piété ne vaut pas qu’on la recherche, et c’est qu’à moins de rompre violemment avec le monde, on n’a pas d’espoir d’être sauvé. « On reléguait dans les cloîtres la vie intérieure et spirituelle et on la croyait trop sauvage pour paraître dans la cour et dans le grand monde. » Ce sont les propres expressions de Bossuet dans son Panégyrique de saint François de Sales. Il fallait réagir contre cette « créance pernicieuse » et, sous peine de laisser ou se décourager les simples ou se dérober les tièdes, il fallait rappeler que la dévotion n’est pas réservée à quelques-uns, mais qu’elle est accessible à tous et que les exercices en sont compatibles avec toutes les obligations de la vie mondaine. — D’autre part le christianisme de l’Église réformée, suivant les principes de l’Institution chrétienne, était d’une terrible austérité. Ne pouvait-on tirer parti contre Calvin de l’âpreté de sa doctrine ? Et n’était-ce pas le bon moyen pour détourner les gens d’aller à lui que de les attirer par l’image d’une piété plus aimable ? On allait « dépeignant les personnes dévotes avec un visage fâcheux, triste et chagrin et publiant que la dévotion donne des humeurs mélancoliques et insupportables[2] ». Il y avait lieu de montrer que la dévotion n’est pas un monstre à effrayer les gens. Il fallait présenter une apologie de la religion, prise par un certain biais en conformité avec les besoins du moment ; comme plus tard, après l’œuvre des philosophes du XVIIIe siècle, il sera nécessaire de montrer que le christianisme n’est pas l’ennemi des progrès de l’esprit humain, et il faudra le réconcilier avec l’art et la littérature. — Tirer la dévotion de l’atmosphère des couvens et l’amener à l’air libre, au portrait d’une piété morose en opposer un qui fût plus souriant, telle était l’œuvre à faire. C’était une œuvre sociale et presque une œuvre de gouvernement. Henri IV la souhaitait, et la tradition veut qu’il en ait lui-même tracé le dessin. Mais nul n’était plus capable de la mener à bonne fin que l’évêque de Genève.

Il avait le prestige que lui donnait sa réputation d’être un grand convertisseur. De fait il avait ramené à la foi catholique tout le pays qui avoisine Genève. Sa mission du Chablais avait eu des airs de conquête, rapide et brillante. Il avait l’autorité que donne une doctrine très sûre ; homme de tradition il n’aspirait qu’à répandre le plus pur enseignement de l’Église ; homme de bon sens et de mesure, on n’avait à craindre de lui ni excès ni nouveautés. Avec cela, politique habile, plein de ressources et d’une souplesse éprouvée : c’était lui qu’on avait choisi pour faire une tentative auprès de Théodore de Bèze ; il avait échoué, mais sans déshonneur. Ancien élève des jésuites, il avait appris chez eux les façons insinuantes. Ou plutôt il avait un don naturel de persuasion qui lui venait de douceur et bonté naturelles. Ce gentilhomme « aux yeux colombins et au regard amoureux » était de complexion tendre, et, comme il disait, le plus affectif du monde. Il aimait les âmes. Et dans la religion comme ailleurs, c’est l’amour qui nous fait trouver le chemin des cœurs. Il exerçait une grande action sur les femmes, ayant dans son esprit quelque chose de féminin. Et en religion plus qu’ailleurs, on n’a rien si on n’a pas pour soi les femmes. Il était très fin, très clairvoyant : il savait l’âme humaine et il savait le monde. Il savait écrire. Il avait étudié les lettres profanes. Il avait passé par l’Italie, qui était alors la maîtresse de toutes les élégances. Il était plein de l’antiquité. C’est plus qu’il n’en faut pour expliquer que ce livre, venu à son heure, ait eu un si prodigieux succès. « Nous l’avons tous entre les mains », disait plus tard Bourdaloue. C’avait été vraiment le manuel et le bréviaire de la dévotion.

Ce qui frappe d’abord quand on ouvre l’Introduction à la vie dévote, c’est la qualité de la langue. François de Sales parle la plus pure langue française et la plus moderne. A peine est-ce si on y relève quelques mots qui ne sont plus en usage et quelques tournures qui datent. Encore ces tournures semblent-elles être anciennes plutôt qu’être vieillies. Ce jeune langage a conservé sa jeunesse avec sa fraîcheur. Mlle de Gournay, à quelques années de là, rééditant les Essais de Montaigne était obligée d’en rajeunir quelques expressions. On peut aujourd’hui réimprimer l’Introduction sans y faire aucun changement et sans être forcé d’y ajouter des commentaires. Avec ce livre quelque chose est né, qui est la langue du XVIIe siècle et aussi bien la nôtre. — C’est la langue la plus claire, la plus aisée, la plus coulante, et je dirais c’est le style le plus simple, si ce style n’était orné plus qu’aucun autre et continûment fleuri. Mais c’est dès les premières lignes de la préface qu’on nous fait respirer le bouquet de la bouquetière Glycéra. Et depuis ce ne sont que comparaisons, similitudes, métaphores, une variété, un luxe, une profusion d’images. Une étude de ce style est encore le meilleur moyen que nous ayons pour nous renseigner sur le caractère même, sur le tour d’esprit et sur la sensibilité de François de Sales.

Plusieurs parmi ces comparaisons se développent dans toute l’ampleur de leurs deux termes. C’est la grande comparaison épique venue de Virgile et que Lamartine reprendra. Véritablement saint François est de la famille de ces poètes : c’est plus qu’une analogie superficielle. Et encore il nous plaît de nous souvenir que l’idylle de Jocelyn s’est déroulée dans les mêmes sites sur lesquels sa vue se reposait habituellement. Quoi qu’il dise, l’expression chez François de Sales revêt un tour pittoresque, la pensée se présente en image. Il en est de singulièrement vives et saisissantes. Ces images sont empruntées pour la plupart à la nature. Le spectacle des saisons en fournit quelques-unes. Le vol des abeilles, leurs mœurs, leur miel en a fourni le plus grand nombre. L’imagination de François de Sales est attirée vers ce qui est ailé et vers ce qui est doux. Elle se plaît encore aux objets familiers, aux aspects de la vie domestique, à ce qui est intime et tout près de nous. Ce n’est pas une imagination puissante, [3] hardie et de large envergure : elle ne hante pas les sommets ; elle séjourne à ras de terre, ne s’élevant qu’à peine et tout juste à la hauteur où fleurissent les fleurs de Dieu.

Gracieuses le plus souvent, les images chez François de Sales ne sont pas toujours d’un goût irréprochable. Il y a de l’afféterie déjà à tenir les bons livres pour « des lettres missives que les saints vous eussent envoyées du Ciel pour vous montrer le chemin[4]. » Il y a de la mièvrerie dans ce conseil : « Avant votre souper il vous faut faire un petit souper, au moins une collation dévote et spirituelle[5]. » Mais quelle étrange comparaison lui inspirent les sécheresses de cœur : « Ne pouvant présentera notre cher Époux des confitures liquides, présentons-lui-en de sèches[6] ! » Et que dire de ceci : « Il y a des fruits comme le coing qui pour l’âpreté de leur suc ne sont guère agréables qu’en confiture… Ainsi les femmes doivent souhaiter que leurs maris soient confits au sucre de la dévotion, car l’homme sans dévotion est un animal sévère, âpre et rude[7] » ? Toutes ces gentillesses nous choquent plus qu’elles ne nous étonnent ; nous ne les connaissons que trop pour les avoir retrouvées dans la littérature spéciale des confréries et des Sacrés-Cœurs. — Il est surtout un répertoire de comparaisons où il nous fâche bien que François de Sales ait tant puisé : ce sont les livres de Pline l’Ancien. Qu’il acceptât les données fantaisistes de l’histoire naturelle de son temps, nous ne saurions lui en vouloir. Mais il semble qu’il ait collectionné les singularités les plus bizarres et les particularités les plus saugrenues pour en faire connue autant d’argumens en faveur de l’excellence de la dévotion. On est surpris d’entendre comme il se peut que la nécessité de la vertu soit prouvée par l’herbe aproxis, qui reçoit et conçoit le feu aussitôt qu’elle le voit ; par le miel d’Héraclée, qui est vénéneux ; par la salamandre, qui éteint le feu dans lequel elle se couche, et par les perdrix de Paphlagonie, qui ont deux cœurs. Les curiosités de l’histoire naturelle jouent dans l’œuvre de François de Sales le même rôle que dans celle de Bernardin de Saint-Pierre la préoccupation des causes finales. On entre en défiance ; on est mis en garde contre un auteur qui, malgré tout, accepte avec trop de complaisance tant d’histoires extraordinaires. Comme il arrive, ce premier scrupule en amène d’autres. Ou se demande s’il n’y a pas dans tout cela bien de la mignardise et bien de la coquetterie, s’il convient de charger de tant d’ornemens la parole sacrée, s’il n’y a pas désaccord entre l’ordre des idées et l’expression, et si la morale évangélique ne réclame pas un style plus dépouillé, plus sévère, et plus grave.

Or, autant l’objection porte contre tous ceux qui, venus après saint François, se sont fait de sa manière un procédé, autant elle est vaine quand il s’agit de l’auteur de l’Introduction à la vie dévote. Car chez lui il n’y a pas même l’apparence d’un procédé : il se laisse aller à sa pente naturelle, il s’y abandonne ; et c’est tout ce qu’on peut lui reprocher. Il déclare qu’il ne fait pas profession d’être écrivain, et il est vrai que nul n’eut moins que lui de vanité littéraire. Il sait quel est le défaut qu’un goût sévère pourrait reprendre dans son style : c’est ce surcroit d’images ; au moment qu’il l’avoue il y ajoute une image nouvelle, et non pas la moins charmante : « Ce sont des surcroissances qu’il n’est presque pas possible d’éviter à celui qui, comme moi, écrit entre plusieurs distractions. Mais je crois bien pourtant que rien ne sera sans quelque sorte d’utilité. La nature même, qui est une si sage ouvrière, projetant la production des raisins, produit quant et quant, comme par une prudente inadvertance, tant de feuilles et de pampres qu’il y a peu de vignes qui n’aient besoin en leur saison d’être effeuillées et esbourgeonnées[8]. » Pour lui il n’a jamais effeuillé ni esbourgeonné ses phrases. Il ne s’est pas soucié de réformer son imagination ; il l’a acceptée telle qu’elle était en lui. C’est celle même de tous les mystiques, qui aperçoivent entre le monde extérieur et le monde spirituel d’intimes correspondances et une mystérieuse harmonie. Son ami l’évêque de Belley nous conte qu’il avait coutume, à propos de tous les spectacles de la nature, de se reporter vers les choses de l’âme et de la religion. Dans le livre de la nature, ce qu’il lisait c’était la pensée du Créateur : à vrai dire, le monde matériel n’était pour lui qu’un symbole de l’autre. C’est pourquoi par un semblable retour il passait sans effort des sentimens à leur transcription imagée. Le merveilleux ne lui était pas suspect, et il ne s’étonnait pas de rencontrer des miracles dans cette création qui n’est elle-même qu’un grand miracle sans cesse renouvelé. Il découvrait partout le miracle, comme font les enfans et les véritables croyans. C’était chez lui un effet de « cette incomparable candeur et simplicité qui fait un de ses plus beaux caractères[9]. » Et c’est par là que se retrouve l’exacte convenance entre le caractère de son style et celui de sa foi, entre son imagination et son cœur.

Par un autre côté, et par là plus encore que par son style, François de Sales est un écrivain du XVIIe siècle : c’est par son tour d’esprit de moraliste. Il avait lu Montaigne ; il établit la transition entre lui et ceux qui plus tard écriront des Pensées, des Maximes et des Caractères. Il a d’abord le goût de l’observation mondaine. Il observe les figures et les attitudes, le train des conversations et des usages. Il sait à quelles frivolités s’attache l’honneur du monde : « Il y en a qui se rendent fiers et morgans pour être sur un bon cheval, pour avoir un panache en leur chapeau, pour être habillés somptueusement… Les autres se prisent et regardent pour des moustaches relevées, pour une barbe bien peignée, pour des cheveux crespés, pour des mains douillettes, pour savoir danser, jouer, chanter… Les autres se pavonnent sur la considération de leur beauté, et croyent que tout le monde les muguette[10]. » Il s’amuse à noter comme on pare ses défauts de prétextes généreux et qu’on s’excuse, par exemple, de l’avarice ou de l’âpreté au gain, sur la charge des enfans ou sur une légitime prévoyance. Il surveille les manèges de la médisance, ces protestations et ces « préfaces d’honneur » par où on prélude aux pires sévérités et aux trahisons elles-mêmes. Il considère, non sans effroi, l’inhumaine physionomie de ceux qui sont absorbés dans le jeu : « Y a-t-il attention plus triste, plus sombre et mélancolique que celle des joueurs ? C’est pourquoi il ne faut pas parler sur le jeu, il ne faut pas rire, il ne faut pas tousser, autrement les voilà à disputer[11]. » De l’extérieur, du costume et de la mine, il passe aux caractères, et il définit en des termes dont il semble que se soient souvenus ceux qui les ont dépeints après lui « ces cœurs aigres, amers et âpres de leur nature qui rendent pareillement aigre et amer tout ce qu’ils reçoivent, » et ces « esprits arrogans et présomptueux qui, s’admirant eux-mêmes, se colloquent si haut en leur propre estime qu’ils voient tout le reste comme chose petite et basse.[12]. » L’un des offices les plus ordinaires d’un moraliste consiste à déjouer les artifices de l’amour-propre et à le découvrir sous tous les déguisemens dont il s’affuble. François de Sales n’y manque pas : il retrouve l’orgueil jusque dans l’humilité même. Il y a en ce sens dans l’Introduction quelques maximes qui, si elles étaient plus courtes et plus ramassées, auraient leur place à côté de celles que nous lisons chez La Rochefoucauld, et parmi les plus pénétrantes. Un moraliste doit ensuite distinguer les sentimens, séparer ceux qui s’avoisinent et parfois se confondent ; puisqu’en effet c’est du jour où on se rend compte de l’infinie complexité de nos cœurs qu’on commence à être renseigné sur la vie morale. Il reste enfin à analyser chacun des sentimens. Nul n’est plus fertile en nuances que l’amour ; mais celui-là ne doit rien ignorer de l’amour humain qui entreprend de nous guider dans l’amour divin. Il est dans l’Introduction telles descriptions minutieuses des manèges de la galanterie, des progrès de l’amour, des commencemens d’une passion qu’on ne s’étonnerait pas de trouver dans le livre sur « l’honneste amitié. » Par là Philothée est sœur d’Astrée. — C’est cette expérience du monde, et c’est cette connaissance du cœur qui vont faire de saint François un admirable directeur de conscience.

La méthode de l’Introduction à la vie dévote est essentiellement pratique. François de Sales n’oublie jamais qu’il ne doit pas tendre à l’idéal de la piété du cloître. Sa Philothée est du monde ; il ne lui interdit rien de ce qui dans la vie du monde peut s’accorder avec l’honnêteté. Il ne proscrit pas les amitiés particulières, et il recommande même les conversations. Il autorise les divertissemens et les amusemens, non pas sans doute les jeux de hasard et d’argent, mais les fêtes, les spectacles et le bal. D’autre part, il se déclare nettement l’ennemi des austérités corporelles, jeûnes immodérés, haires et disciplines. Il redoute tous les excès et l’excès d’abord de la dévotion. Il ne veut pas d’une piété ambitieuse et signale le danger des voies extraordinaires. Ces prétentions si hautes et si relevées lui semblent grandement sujettes aux illusions, tromperies et déceptions ; et il n’ignore pas à quoi on s’expose pour avoir voulu faire l’ange. Quelques-uns pensent qu’il n’est pas de piété sans les extases et les ravissemens en Dieu. Or, ce ne sont pas là des vertus, mais bien plutôt des récompenses, qu’à peine peut-on souhaiter et auxquelles en tout cas on ne doit pas prétendre. « Laissons les suréminences aux âmes surélevées[13]. » Cherchons les moyens sans plus d’être gens de dévotion, hommes pieux, femmes pieuses. Ces moyens sont tout près de nous, et comme à portée de la main. Au lieu d’aspirer aux vertus sublimes et sans usage, contentons-nous des vertus moindres qui sont d’un emploi journalier. Soyons humbles, patiens et serviables ; acceptons avec résignation les menues épreuves et les ennuis quotidiens. Cela même est déjà la dévotion. Encore cette dévotion varie-t-elle suivant les individus. Elle suit le rang que nous tenons dans le monde, s’accommode aux devoirs de notre profession, différente pour le soldat, pour l’avocat, pour le médecin. Elle varie d’après le degré de perfection où nous sommes arrivés. Ce qui est mauvais chez l’un peut être bon chez l’autre. François de Sales est très persuadé de ce que nous appellerions la relativité de la dévotion. Il ne veut pas tomber dans l’erreur de saint Bernard qui « sollicitait tellement les pauvres apprentis à la perfection qu’à force de les y pousser il les en retirait[14]. » Il ne veut pas trop demander d’abord, afin d’obtenir tout ce qu’il demande, et afin de pouvoir chaque jour demander un peu davantage. Guidée par cette sage et cette prudente méthode, l’âme s’acheminera pas à pas et par progrès vers un état de plus en plus voisin de la perfection, pour arriver quelque jour à la complète union avec Dieu. Ce qu’il y a à la base d’une pareille méthode de direction, c’est la croyance que nous avons une inclination naturelle à aimer Dieu, ou, pour tout dire, que la nature humaine est bonne. Certes François de Sales nous dit qu’il a fait choix d’une âme qui a déjà le désir de la dévotion. Mais qui ne voit combien serait diminuée la portée du livre s’il ne s’adressait qu’au pécheur déjà plus d’à moitié converti ? Philothée nous intéresserait médiocrement si elle n’était qu’un pseudonyme de Mme de Charmoisy. Elle ne nous intéresse complètement que si elle personnifie l’âme humaine tout entière, avec la diversité de ses instincts, avec son mélange de bonnes et de mauvaises inclinations. En fait, c’est bien de quoi il s’agit. L’auteur de l’Introduction est d’avis que dans notre nature les bonnes inclinations prédominent. La nature humaine de façon générale est bonne ; elle l’est particulièrement en chacun de nous. Il arrive que nous soyons mécontens d’être tels que nous sommes, et que nous regrettions de n’avoir pas meilleur esprit et meilleur jugement. Ce sont vains regrets et désirs frivoles. Il n’est pour chacun que d’accepter le naturel qu’il a reçu et de « cultiver le sien tel qu’il est[15] ! » Nous n’avons pas le droit d’être rudes à nous-mêmes ; si nous avons mal fait, il ne faut pas nous courroucer et nous dépiter ; mais la douceur est un devoir envers nous autant qu’envers les autres. Et enfin il ne faut jamais perdre courage. Il se peut qu’il y ait dans notre marche vers la perfection comme des temps d’arrêt. Parfois nous nous trouvons sans force et sans goût pour la vertu. Nous avons des sécheresses et des stérilités d’âme. N’ayons pour cela ni inquiétude ni tourment. Attendons en patience le retour des consolations. Suivons notre train… Aussi bien l’attrait par lequel la vertu nous séduit est l’attrait lui-même du plaisir. « Les vertus ont cela d’admirable qu’elles délectent l’âme d’une douceur et suavité non-pareille, après qu’on les a exercées… 0 vie dévote, que vous êtes belle, douce, agréable et souefve ! Vous adoucissez les tribulations et rendez souefves les consolations. Sans vous, le bien est mal et les plaisirs pleins d’inquiétudes, troubles et défaillances[16]. » La dévotion est une volupté comme les autres, différente seulement en ce qu’elle est plus complète et qu’elle n’est pas trompeuse. L’âme est bonne ; c’est pourquoi elle trouve satisfaction dans le bien. Telle est la conclusion où aboutit François de Sales, et tel avait été pareillement son point de départ. C’est la doctrine elle-même de l’optimisme.

Cette considération d’un optimisme foncier, c’est par où tout s’explique chez François de Sales et jusqu’aux sourires de son style. Et c’est la source également des objections qu’on lui a adressées. Les jansénistes s’émurent du succès d’un livre qui allait recommandant une dévotion aisée. Et on a pu dire qu’il y avait une sorte de filiation de l’auteur de l’Introduction à Fénelon, et par-delà jusqu’aux philosophes du XVIIIe siècle. La question est trop grave et elle va trop loin pour qu’on songe ici à l’examinera fond. Je me borne à présenter quelques remarques, non certes pour justifier ce « docteur de l’Église », qui n’a pas besoin qu’on le défende, mais pour faire mieux entendre la véritable signification de son œuvre. Car d’abord on se tromperait étrangement si l’on croyait que pour avoir prêché la dévotion aux gens du monde il se soit résigné à leur recommander une dévotion mondaine. Il n’en est rien. François de Sales n’est pas de ceux qui diminuent, qui amoindrissent et qui abaissent la dévotion afin de la faire passer. Il n’est pas de ceux qui mettent des coussins sous les coudes des pécheurs. S’il tient compte de notre faiblesse, il ne lui fait pas de concessions. Il ne faudrait pas ici se laisser tromper par l’agrément de la forme et par la douceur insinuante du langage. En lisant les lettres de François de Sales à Mme de Chantal, on s’aperçoit aisément qu’il n’était pas un directeur indulgent. Mais d’ailleurs il suffit pour s’en convaincre de lire avec quelque attention l’Introduction à la vie dévote. Il n’admet sur aucun point de défaillance ; il ne compose pas avec nous, et, bien loin d’affaiblir le ressort de la volonté, ce qu’il demande et ce qu’il exige, c’est un effort de tous les instans et c’est une continuelle surveillance. Nul n’a vu mieux que lui les dangers de la contemplation. Nul n’a raillé d’une façon plus implacable je ne sais quel sentimentalisme religieux et quelle dévotion larmoyante. Nul ne s’est élevé avec plus de force contre les surprises de l’imagination et des sens. La piété qu’il recommande est une piété raisonnable, et saine, et bien portante. — Ce qu’il ne faut pas oublier c’est que l’auteur de l’Introduction s’adresse à tout le monde et qu’il désire amener à la pratique d’une vie religieuse le plus grand nombre de personnes possible. Cela même déterminait par avance le caractère de son enseignement. Ils ne sont pas nombreux ceux qu’attirent les rigueurs de l’ascétisme, et il faut s’attendre à ne réunir que peu de gens quand on les invite à chercher Dieu en gémissant. Au lieu de désespérer le pécheur par le spectacle sans cesse renouvelé de son impuissance, peut-être le moyen est-il plus efficace qui consiste à lui faire prendre conscience des meilleures inclinations qui sont en lui, afin de les développer par là même et de les fortifier. — Sans doute il serait tout à fait à souhaiter qu’on pût parler aux hommes du devoir seulement et point de la récompense, de la vertu toute seule et point du bonheur. Hélas ! c’est l’infirmité de notre condition que nous ne rencontrions jamais le bonheur et que nous y aspirions toujours. En vain la religion a déplacé cet objet de tous nos rêves et elle l’a rejeté dans l’au-delà d’une autre vie. L’âme humaine a gardé le désir d’un bonheur terrestre qui serait comme l’avant-goût des félicités qui l’attendent plus tard et ailleurs. Que faire donc ? Et n’est-ce pas encore ce qu’on peut trouver de plus relevé que de placer le bonheur dans l’accomplissement du devoir et la volupté elle-même dans la dévotion ?

Aussi bien est-ce sur ses effets que se juge un livre de morale. Peut-être n’est-il pas très difficile d’imaginer ce que serait la Philothée de saint François prenant visage et prenant corps, et de voir comme elle marcherait parmi les femmes de chair. Soit qu’il ait eu réellement devant les yeux l’image de celle à qui s’adressaient d’abord ses conseils, ou soit qu’à la manière des poètes il l’ait créée avec l’étoffe de ses rêves, on se la représente telle qu’elle fut ou telle qu’elle pourrait être. Ce n’est pas l’ignorante, l’ingénue aux yeux sans regard où rien des choses ne se reflète, ni ce n’est l’orgueilleuse dont la hautaine piété n’est qu’un nom qu’elle donne à son amour-propre et à la sécheresse de son cœur ; et ce n’est pas davantage la mystique dont les ardeurs inquiétantes laissent à redouter le jour où, changeant de direction, elles s’égareraient vers la créature. On ne lui a pas enseigné que, pour aimer Dieu, il fallût d’abord mourir au monde. Elle s’occupe du train de ce monde, et parfois même elle s’en amuse. Elle sait que la santé est un bien, et qu’il est d’autres biens encore pour lesquels il serait puéril ou dangereux d’affecter un dédain trop complet. Certes elle met les perfections de l’âme fort au-dessus de celles du corps ; mais elle ne croit pas qu’elle ait le devoir de travaillera se faire laide et malpropre. Elle est active et elle est gaie. Elle cause, et à l’occasion même elle plaisante. Seulement, tandis que pour les autres toute la vie tient dans ce mouvement ou dans cette agitation, elle ne fait que se prêter où les autres se donnent, et elle se retrouve, le moment venu, dans l’intime retraite où elle n’admet avec elle que les pensées sérieuses. Elle n’a pas renoncé aux attachemens humains ; elle n’aurait pas les yeux secs en conduisant le deuil de son enfant, et elle déteste comme nous ce stoïcisme contre nature et ces scandaleuses bravades de résignation. Elle est mère aussi tendre. Elle est épouse non moins aimante. Mais elle sait aimer sans inquiétude. La piété qu’elle a ne fait que rendre plus aimables ses vertus ; elle n’a garde d’ailleurs d’être sans défauts, et elle a conscience de sa faiblesse. Jusque dans sa piété elle est femme ; elle met de la tendresse dans sa dévotion avec quelque ingéniosité. Et vraiment ce qu’elle aura eu de meilleur dans la vie, c’est de là qu’il lui sera venu. Car l’heure sonne pour toute créature, et un moment arrive dans les existences les plus unies où il semble que tout nous manque à la fois et où nous cherchons vainement une raison qui nous rattache à cette vie trop douloureuse. C’est alors qu’elle se réjouit de n’avoir pas laissé se perdre le seul bien qui ne trompe pas. Elle se trouve forte dans l’épreuve ; souffrante sans doute, mais non du moins sans recours contre la souffrance. Et qui sait ? L’homme s’imagine longtemps qu’il fait œuvre d’esprit viril en faisant montre d’esprit fort : il ne se confie qu’à sa raison dont il est fier, et ne croit qu’à la science dont il est vain, jusqu’au jour où, frappé par beaucoup de ruines et surpris de s’être trouvé débile quand il se croyait sûr de son courage, il s’abandonne à celle qu’il a reconnue meilleure que lui afin qu’elle le ramène à Dieu…

L’Introduction à la vie dévote n’est pas seulement un livre du XVIIe siècle. C’est encore un livre d’aujourd’hui. Il n’a pas cessé d’être dans beaucoup de mains. Tandis que presque tous les livres de piété, dont peut-être faut-il excepter un traité de Bossuet et quelques lettres de Fénelon, n’appartiennent plus qu’à l’histoire des lettres ou à l’histoire de la religion, le livre de saint François continue d’initier à la spiritualité celles qui y aspirent et qui en sont dignes. Il est encore efficace et salutaire. Il agit et il vit. Or on sait qu’à mesure qu’ils vivent les livres se transforment et s’enrichissent. Les œuvres de l’esprit reflètent les esprits par où elles passent. Nous ne les voyons plus seulement en elles-mêmes, mais aussi à travers les émotions et les sentimens qu’elles ont éveillés. C’est pourquoi peut-être était-il impossible de parler du livre de saint François sans quelque prévention favorable et sans une sorte de tendresse. C’est qu’à travers ses pages flotte un peu de l’âme de toutes ces femmes qui depuis trois siècles les ont méditées, — des plus distinguées d’entre nos femmes et des meilleures.


RENE DOUMIC.

  1. Œuvres de saint François de Sales, édition complète, d’après les autographes et les éditions originales, publiée par les soins des Religieuses de la Visitation du premier monastère d’Annecy. Tomes I, II, III, 3 vol. in-8o, chez Lecoffre.
  2. Introduction à la vie dévote, p. 17 de la nouvelle édition.
  3. Introd., p. 231.
  4. Introd., p. 107.
  5. Introd., p. 90.
  6. Introd., p. 329.
  7. Introd., p. 38.
  8. Préface du Traité de l’Amour de Dieu.
  9. Bossuet, Instruction sur les états d’oraison, VIII, I.
  10. Introd., p. 140.
  11. Introd., p. 249.
  12. Introd., p. 233.
  13. Introd., p. 132.
  14. Introd., p. 129.
  15. Introd., p. 261.
  16. Introd., p. 355.