Revue littéraire - Veuillot critique littéraire

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Revue littéraire - Veuillot critique littéraire
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

VEUILLOT CRITIQUE LITTÉRAIRE [1]

La critique est premièrement l’art de choisir. Elle sépare les bons et les mauvais livres. Sa besogne ressemble un peu à celle que faisait Alcuin pour Charlemagne, lorsque l’Empereur visitait son école palatine : il rangeait les bons élèves adroite, les mauvais élèves à gauche et les offrait ainsi en deux groupes distincts à l’éloge ou au blâme de Charlemagne. Les élèves qui n’étaient exactement ni bons ni mauvais, qui avaient de gracieuses qualités avec de condamnables défauts, l’histoire ne dit pas où il les mettait. Sans doute, à leur propos, éprouva-t-il quelquefois le sentiment de scrupuleuse inquiétude qui tourmente les critiques doux et honnêtes et les empêche de paraître aussi décidés que tant d’autres. C’est difficile de supprimer toute incertitude à chaque instant, de n’aimer rien dans un livre ou de l’aimer de la première ligne à la dernière. Puis, on n’est pas sûr que ce qu’on aime soit si beau : voire, on n’est pas sûr de l’aimer longtemps. Alors, maints critiques renoncent à juger les livres et, à l’occasion de leur lecture, se bornent à raconter ce qui les amuse ; voilà tout : et c’est une grande faiblesse.

Mais lui, Veuillot, nulle incertitude ne le retarde ; il écrit : « Il y a deux races en ce monde, depuis Abel et Gain, deux races adverses et ennemies. L’une est faite pour croire, pour respecter, pour aimer, pour adorer, pour porter humblement et vaillamment les jougs du devoir. L’autre, incrédule, haïsseuse, impie, blasphème et raille et ne se soumet qu’à la force, pour laquelle elle se sent moins de haine que pour le devoir ; race révoltée contre la société humaine autant que contre Dieu. Les livres nés de cette race ne peuvent me plaire, puisque j’appartiens à l’autre. Dans la race dont je suis, il y a des tribus militaire ? : je suis d’une de ces tribus. » C’est parfaitement net. Deux races, l’une de Gain, l’autre d’Abel ; je suis de la race d’Abel, croyez-moi : tous les livres de Caïn me font horreur. Mais à quoi reconnaissez-vous qu’un livre est de Caïn ou de ses fils ? A l’horreur qu’il me fait.

Vous avez de la chance ! Car il peut arriver qu’un fils de Cain soit un charmant poète, un fils d’Abel le dernier des rimeurs. Cela s’est vu, comme on voit aussi de bien séduisants visages tromper leur monde sur des Ames dénuées de vertu. Dieu n’a pas voulu nous rendre l’erreur impossible ; et il n’a pas refusé tout le génie, tout le talent et la beauté aux fils de Caïn, ni à ses filles, pour donner ces attraits divers aux fils et aux filles d’Abel. La possibilité de l’erreur fait notre mérite, au cas où nous l’aurons éludée ; autrement, nous sommes punis d’avoir cédé aux apparences.

Les lignes que je viens de citer sont de 1859. Dix ans plus tôt, Veuillot publiait ses Libres penseurs, où il traitait sans pitié beaucoup d’écrivains morts ou vivants. L’un de ses amis, le baron de Dumast, l’avait trouvé dur et lui plaida un peu la cause de ses victimes. Veuillot répondit : « Race idiote de Caïn ! Ce n’est pas sur du papier qu’il faudrait écrire, c’est sur leur front avec du vitriol et du fer. Une main viendra, je l’espère bien, plus robuste que la mienne... » Non, cette main, plus robuste que celle de Veuillot, n’est pas venue... « une main emmanchée à un cœur qui les détestera moins et qui les méprisera davantage. Elle les saisira par la nuque et leur écrasera le nez dans leurs ordures. C’est à ce prix qu’ils cesseront de faire tant de mal... Ne vous souvient-il pas de ce propos du bon Joinville qui, voyant les Musulman insulter le camp chrétien, disait à un sien compagnon, quoique ce fût dimanche : Mon ami, fonçons un peu sur cette chiennaille ? Mais qu’étaient ces Musulmans en comparaison de l’infâme bande pour laquelle vous criez merci ! Point de merci, jour de Dieu ! Je sens les éperons qui me poussent d’eux-mêmes aux talons, mon cheval hennit, mon sabre frémit dans le fourreau. Fonçons sur la chiennaille ! » Voilà comment ce fils d’Abel connaît, devine et, pour ainsi parler, renifle les fils de Caïn.

Des noms ! M. le chanoine Bontoux a recueilli en deux volumes les jugements portés par Veuillot sur les « mauvais maîtres » des XVIe, XVIIe e et XVIIIe siècles : Luther, Calvin, Rabelais, Montaigne et Shakespeare ; Molière ; Lesage, Buffon et Beaumarchais ; Voltaire, Rousseau, les Encyclopédistes ; et sur les à mauvais maîtres » de son temps : Victor Hugo, Béranger, Byron, Musset, Henri Heine, Lamartine, Eugène Sue, George Sand, Cousin, Guizot, Thiers, Michelet, About, Renan, Sainte-Beuve, etc. Voilà, en somme, la chiennaille contre laquelle fonçait Veuillot le plus volontiers.

On a peine à le suivre. Et, comme il y a, dans sa chiennaille, la plupart des plus beaux noms de la littérature, on vient à se demander s’il n’avait pas lu haine de la littérature. En 1860, au château d’Erquy, chez un de ses amis, il trouva une bibliothèque très bien garnie de vieux volumes, « un affreux nid de serpents du XVIIIe siècle, charmants de peau, de dorure, d’impression ; quant au surplus, de quoi pourrir la Bourse. » Il y avait Parny et d’autres poètes ou conteurs qu’il ne nomme pas. Il ne décrit pas davantage ces petits volumes, imprimés fin sur du papier bleuté, si agréables à l’œil et à la main ; la dorure en est plus jolie qu’au premier jour : les vignettes ont une grâce démodée, le style aussi. « Nous en avons fait un beau bûcher, lit Veuillot, pour solenniser la fête de saint Vincent de Paul. » Avait-il la haine de la littérature ? Il l’adorait ! Il écrit un jour à sa sœur : « Tout pour Pierre... » C’est le Pape et la littérature est Pétronille .. « Rien pour Pétronille. Seigneur, vous savez si j’ai aimé cette femme-là ! » S’il ne l’avait pas aimée, serait-il un si grand écrivain, si habile et si attentif, non seulement à ses idées, mais encore à ses phrases, à la couleur et à la musique de ses mots ?

Il raconte qu’un jour un de ses camarades vint le voir, qui partait pour le tour de France et qui, dans son sac, emportait un livre, Gil Blas... Tu lis cela ?... Je le relis : « on y voit quantité de figures plaisantes, tout y est raconté drôlement et la vie y est peinte d’une manière qui amuse et qui instruit. Un seul chapitre de Gil Blas me repose ; par ce moyen, je suis seul ou en compagnie comme il me plaît. » Ce n’est pas Veuillot qui parle : c’est le camarade ; mais Veuillot prête la formule, qui est juste et bien aimable. Le camarade et Veuillot, là-dessus, commencent de lire ce Gil Blas et ont résolu de n’en prendre qu’à leur gré, comme dit Veuillot : « nous prîmes tout. » Le camarade avait son existence habituelle dans le monde politique : il y eut ainsi bien des remarques de Gil Blas qu’il se plut à commenter. Et Veuillot ? « Doué de plus de sens littéraire que lui, je commentais à mon tour des saveurs qu’il n’avait pas dégustées... «  C’est d’un amateur ; et l’on s’attend que Lesage soit exclu de la chiennaille ? « Gil Blas est un mauvais livre, plein de misanthropie, avec du venin contre la religion. Vivre et penser en dehors de la religion n’est pas possible sans la haïr un peu... » Mais, « la grâce du style, l’observation fine et vraie, » le talent de raconter ?... « Gil Blas est un livre mal fait. Qu’est-ce qu’un tableau de la vie humaine où ne paraît pas un véritable homme de bien ? Ce défaut est radical. L’absence de la vertu préserve le vice du contraste qui fait ressortir sa laideur ; le vice n’est pas châtié, le lecteur reste privé de leçon. L’œuvre, dès lors, manque aux conditions fondamentales de la bonne création littéraire : elle n’est pas vraiment honnête. Ce qui n’est pas vraiment honnête n’est pas vraiment beau. « Reste le « charme » de Gil Blas : oui ; et, pour avoir goûté le charme de Gil Blas, Veuillot cessa de lire Lélia et fut des années avant de pouvoir revenir à Mme Sand et à son immense faconde.

Si Veuillot n’aimait pas la littérature, les duretés qu’il a pour, elle seraient peu intéressantes. Voyez comme il a joliment parlé du Cid, qu’en sa jeunesse il préférait : « J’y trouvais, dans le langage, dans la passion, dans l’aventure, une fleur indicible. C’était la même sensation que j’éprouvais en me promenant seul, de grand matin, à travers la campagne où se mêlaient la rosée, le brouillard et le soleil naissant, tandis que mon âme, pleine d’ardeurs et de tristesses confuses, cherchait l’impossible par des chemins inconnus, voulait jouir de tout, voulait sacrifier tout et pleurait également ou d’abandonner Chimène ou d’abandonner l’honneur. » Plus tard, mais on vieillit, les Navarrais, Maures et Castillans l’ont moins ému ; et don Rodrigue prompt à exterminer tout seul une armée lui a semblé un peu absurde. Alors il a préféré Polyeucte. Il en est content : « Je donne le premier rang à Polyeucte, parce que je suis chrétien, et c’est un progrès ; autrement, je le donnerais à Cinna, et ce serait une décadence. » Oui ! mais, d’avoir aimé Chimène, il garde un souvenir de tendresse alarmée. Au temps où, dans Corneille, il préférait le Cid, ses préférences, dans Racine, étaient pour Andromaque et Bajazet. Maintenant qu’il est chrétien, son progrès ne serait-il pas d’aimer Athalie davantage ? Eh ! bien, non ; et, si l’on dit que c’est une décadence, il n’y peut rien : c’est Phèdre qu’il aime. Il lit encore Iphigénie : et, de l’avoir lue, il a « le cœur chargé, les yeux humides. » Bientôt, il « n’osera plus » lire Racine : et c’est à cause de tant d’émoi qui le bouleverse et lui rend l’âme et le cœur déraisonnables-Il estime Boileau, qui est si raisonnable. Mais il l’estime un peu froidement, pour la justesse de son esprit, et l’appelle un homme « qui n’est pas venu au monde pour consoler ni pour attendrir, » et enfin le trouve extrêmement « pauvre d’élévation et de je ne sais quoi qu’on s’est accoutumé à nommer poésie. » Sa grande amitié fut Mme de Sévigné, dont il avait toujours un volume de lettres sous la main : « Heureux livre ! qui ne se compose que de pages charmantes et pures, semblable à une campagne pleine partout d’épais gazons, de grands arbres et d’eaux vives, où l’on s’aventure sans aucune appréhension de rencontrer ni reptiles, ni mares infectes, ni chiens enragés, pas même un seul visage désagréable, puisque cette marquise est toujours là, vive, fine, joyeuse ou attendrie, pour donner un tour plaisant aux importuns et les congédier avant qu’ils ennuient. » Sans doute, elle a « des mots désobligeants, » elle a de « petites erreurs de jugement, » regrettables quelquefois ; mais voyez l’indulgence de Veuillot : « Qu’est-ce que nous pardonnerons, si nous ne pardonnons cela ? » Il le pardonne à elle et ne le pardonne pas à d’autres. Elle se trompe de temps en temps ? Alors, il s’amuse à penser qu’il aurait pu lui tenir tête, lui prouver qu’elle n’aimait pas tant M. Nicole et qu’elle avait beaucoup plus d’esprit que « le bon Coulanges. » Il dit le bon Coulanges et le dit par complaisance pour son amie ; mais il n’a pas lu les chansons de Coulanges, probablement : s’il les avait lues, il devrait se fâcher. Et qu’importe ? Rien ne lui gâte son amie : w Ce charme, cette grâce et ce cœur simple, comment ne pas les chérir ? Comment ne pas aimer cet air de raison, de politesse et de bonté ? « Ces lignes encore sont jolies : « La grâce et la fleur de l’intelligence, plus délicieuses qu’ailleurs chez Mme de Sévigné, à cause de son perpétuel épanouissement d’honnête joie... » Les mois sont ici pour dire exactement ce qu’on veut dire, et pour noter un fait, et aussi pour rendre, par le son, l’image et enfin la poésie, une impression plus vraie et persuasive qu’aie idée. Jamais critique n’a été plus sensible que ne l’est Veuillot quand il aime.

Quand il n’aime pas... Le voici, fonçant sur la chiennaille.

Il prend la race de Caïn dès le XVIe siècle où elle prélude à ses forfaits. Il considère comme les « fondateurs du langage » Rabelais, Bonaventure Desperriers, Clément Marot et leurs disciples, « beaux diseurs de philosophie et d’érudition, railleurs, chansonniers, plaisants sournois et implacables ; » il loue leurs « pages nettes, vives et élégantes : » il les déteste, » si habiles à réveiller les instincts mauvais du cœur, à les pousser à la révolte contre l’ennemie de toutes les concupiscences, » l’Église. Il écrit : « La littérature proprement dite, en France, n’est pas de bon lieu. Elle est (ille du protestantisme, elle a des origines païennes ; le scepticisme, la raillerie, l’impureté sont ses caractères principaux. Origine impure et malheureuse, dont elle s’est toujours ressentie ! » La Bruyère distingue en Rabelais le meilleur et le pire ; Veuillot le trouve « encore ignoble dans les rares instants où il n’est pas obscène et ordurier. » L’on voit, à Versailles, le portrait de Rabelais et, quel assemblage ! auprès du portrait de Luther. Regardez-le : « Jamais la pensée n’a pu sortir majestueusement de ces lèvres d’où le blasphème semble s’exhaler en fumée livide avec une odeur de fromage et de gros vin. » Montaigne, sa douceur ne va-t-elle pas obtenir l’indulgence de Veuillot ? Montaigne, c’est toute « l’espèce philosophique et littéraire. » Il était maire de Bordeaux ; à Bordeaux, il y eut la peste. Que sais-je ? disait-il et que faire ? « Il prit la porte et alla dans sa campagne peindre la peste qui n’y était pas. Ses adjoints le conjurèrent de revenir : serviteur ! Il resta chez lui, ruminant Épictète. » A propos de Montaigne, Veuillot se demande ce qu’est le don d’écrire. Ce don signale un homme que Dieu a destiné à quelque besogne importante : « Cet homme est donc à honorer, comme quiconque est revêtu d’un grade. Mais s’il se dégrade ? s’il manque à sa fonction, ou par trahison formelle, ou par inintelligence ou lâcheté ? Il me parut que la plupart des capitaines de littérature et de philosophie ressemblent à des capitaines de troupe régulière qui se feraient capitaines de brigands. » Voilà Montaigne, ou peu s’en faut, capitaine de brigands.

Au XVIIe siècle, Veuillot ne voit pas beaucoup de chiennaille. Mais il y a Molière. Et, sur le génie de Molière, tout ce que vous voudrez ! Mais enfin Molière « ne répond pas à l’idée qu’on doit se faire d’un homme de bien. » C’est à cause de sa servilité à flatter les passions de Louis XIV ; et puis c’est à cause de Tartuffe. Il y a un petit volume de Veuillot, Molière et Bourdaloue : et l’on s’attend bien que Veuillot reconnaisse en Bourdaloue des vertus que Molière ne pratiquait pas constamment. Au carême de 1675, Bourdaloue prêcha, devant le Roi, la favorite et la cour, le sermon sur l’impureté. Le Roi fit ses pâques, et Mme de Montespan fut éloignée. Le Roi dit à Bourdaloue : « Mon Père, vous devez être content de moi ; Mme de Montespan est à Clagny. » Et Bourdaloue : « Oui, Sire ; mais Dieu serait plus satisfait si Chigny était à soixante et dix lieues de Versailles ! » Veuillot doute que « le héros des libres penseurs, Molière, recevant du Roi la même parole, eut répondu avec le même courage. » Parbleu ! Et Veuillot n’a pas tort de supposer que Molière n’aurait pas donné au Roi cette leçon ; mais il a tort de le regretter. Ce n’était pas l’allaire de Molière : c’était bien celle d’un prédicateur. Aussi le Roi s’adressait-il à son prédicateur, non point à son poète comique : le roi n’aimait pas le désordre. Il y a du désordre à vouloir que tout le monde se mêle de toutes choses ; et, n’en déplaise à Veuillot qui n’est pas un homme de désordre, il y a du désordre pourtant à réunir, pour les juger, Molière et Bourdaloue. Veuillot ne peut souffrir Tartuffe ; il accuse Molière de fourberie, n’admet pas qu’on distingue la vraie et la fausse dévotion : du moins, il n’admet pas que Molière ait bien distingué l’une et l’autre. Molière avait, dit-il, le « parti pris de diffamer la piété : » l’imposteur, c’est Molière. Après cela, glorifiez Molière : vous êtes « de vains et ridicules rhéteurs, esclaves de la popularité du mal ; » entassez vos « phrases farcies d’adjectifs pour faire un piédestal de courage à ce flatteur, une couronne de franchise à ce menteur, une renommée de vertu à ce corrupteur. » Veuillot, ce n’est pas bien !

Le siècle des philosophes, c’est là que Veuillot ne manque pas d’ouvrage. Il n’épargne personne... « Une vanité rare, un égoïsme triomphant, des mœurs ignobles à travers beaucoup de pompe, un esprit grossier, une hypocrisie raisonnée, raffinée et persévérante ; en un mot, l’un des plus répugnants hypocrites que contienne le Panthéon des libres penseurs, » qui est-ce ? M. de Buffon, tout, simplement. Et, si Veuillot traite ainsi le malheureux Buffon, c’est qu’il a pris toute son information dans le pamphlet, si amusant d’ailleurs, du frivole Hérault de Séchelles. Et, s’il traite ainsi Buffon, comment va-t-il arranger de bien autres fils de Caïn, Rousseau et Voltaire ?

Il vous concède volontiers que ce Voltaire était un écrivain très habile. Mais il lui reproche sa philosophie anticatholique et antifrançaise. Anticatholique, on le sait à merveille. Antifrançaise, il est évident que les badinages de Voltaire relativement à la bataille de Rosbach ne sont pas d’un bon patriote. Et Sainte-Beuve, qui est si dur, implacable même, pour Talleyrand, n’a plus de sévérité pour Voltaire ? Talleyrand « peut avoir commis le plus grand crime, puisqu’enfin il abjura son sacerdoce : mais le vil et obstiné coquin, le menteur, le souilleur, le haineux, le lâche, c’est Voltaire. » Bien !... Mais il avait de l’esprit : c’est le moins qu’on lui accorde ?... Veuillot répond, sans plaisanter : « Il est à peu près de foi, par déduction, que les libres penseurs, ne peuvent pas avoir complètement Ce qui s’appelle de l’esprit. » Mais Voltaire ? « Voltaire ? Voilà un homme d’esprit, n’est-ce pas, et une réputation incontestée ? Voltaire néanmoins est un sot... Voltaire fut un véritable sot, qui travailla, vécut et mourut sottement. » Les personnes que cette opinion dérouterait sont priées de se rappeler que Tertullien ne craint pas de nommer « sots éternels » Aristote et Platon.

Veuillot, qui exècre Voltaire, le préfère encore à J.-J. Rousseau. Celui-ci : « c’est ma bête noire. Tous mes instincts se piètent contre lui. Il me répugne dans ses raisonnements, dans ses sentiments, dans ses agréments. Ce Rousseau est l’effronterie incarnée, l’ingratitude incarnée, l’emphase incarnée. Il est sale. Il est de cette nature de domestiques qui souillent les maisons. Je n’admire rien de ce qu’il a dit, j’ai le dégoût de tout ce qu’il a fait. Quand il est dans le vrai, j’attends qu’il en sorte. Je ne le plains d’aucun de ses malheurs. Il a couru après toutes ses disgrâces, et toutes sont de légitimes punitions ou de sa bassesse ou de son orgueil. Le vilain être, avec son habit arménien, sa sonde, sa Julie, sa Thérèse, ses pleurs, sa pose, son droit de cité dans Genève, sa noire et méchante folie ! » Eh ! bien, ce n’est pas juste.

Veuillot qui n’épargne pas les morts, voyons-le parmi ses contemporains : c’est là qu’on est injuste le plus facilement.

Que Victor Hugo ait du talent, Veuillot ne dit pas non. Même, il l’appelle « le premier parmi les poètes de ces jours-ci ; » et, s’il ajoute : « qui sont, sous ce rapport, de tristes jours, » une autrefois il reconnaît le génie de Victor Hugo. Certains poèmes des Contemplations lui arrachent ce compliment : « Il n’y a pas de plus beaux vers dans la langue française, ni dans la langue chrétienne. » Seulement, Victor Hugo fait d’habitude le pire usage de son génie ; et Veuillot lui reproche cinq défauts ou péchés : l’orgueil, la haine, l’esprit d’anarchie, l’obscénité, le blasphème. Quant à l’obscénité de Victor Hugo, peut-être sait-on par cœur la chanson de Doña Sabine : le roi disait à son neveu que, pour un sourire d’elle, pour un regard, pour un cheveu, il donnerait l’Espagne et le Pérou. Évidemment, ce n’est pas d’un roi très sérieux ; mais enfin, l’on a pu lire et peut-être chanter cette romance avec une étourderie innocente. Veuillot se fâche et crie au scandale : « Or, dit-il, quand M. Hugo chantait ainsi, il était père de famille, et nous le savions ! » Conclusion : « Le sentiment que M. Hugo nous inspire ne ressemble en rien à la haine et nous ne lui souhaitons qu’une chose : c’est de faire meilleur usage, pour lui-même et pour la patrie, du don qu’il a reçu de Dieu ; » car « le spectacle est triste au chrétien de voir le génie avorter dans le cœur ingrat de l’homme. » Déranger, poète impie et ordurier, « a fait le mal, sachant qu’il le faisait, voulant le faire. « Il est « le poète de l’orgueil envieux. l’Horace des commis-voyageurs, le Tyrtée des Catilinas d’arrière-boutique, l’Anacréon des boudoirs-omnibus ; c’est la maison Laffite et toute sa clientèle qui veut l’emporter sur la maison de Bourbon et la maison de Dieu, et qui les diffame grossièrement et méchamment. » La princesse Hélène de Mecklembourg-Schwerin était fanatique d’Hugo et de Lamartine : « c’était un peu moins sale que Béranger. » Musset, « le pauvre charmant Musset, » son Fantasio est « une rêverie, mais de la pire espèce ; une rêverie préparée, combinée, machinée, fardée et fatiguée. » Veuillot ne déteste pas Musset continûment : « Quelquefois Musset poussait un cri sublime. L’âme se réveillait un instant, étendait son aile brisée, mais immense, versait une larme, jetait un rayon et de pures étoiles venaient luire encore à ce front souillé. Quelques-unes sont impérissables... » Cependant, « ce Musset est très salissant ; il est flandrin, vaurien, goujat même ; il fusille la Croix. » Lamartine ? « L’homme qui, après avoir reçu la harpe sainte, en a tiré, au gré de ses flatteurs, des chansons pour Elvire, des outrages pour le Dieu du Sinaï, des blasphèmes contre le Dieu du Calvaire. » Un sceptique, « sous une enveloppe de fade religiosité. » Un sensuel : et, son Elvire ou Frétillon, c’est à peu près la même chose. Un mercanti ; car « il a promené partout sa grasse pauvreté, tendu sa sébile au coin de tous les feuilletons, employé toutes les ruses pour obtenir, par cette industrie de la mendicité poétique dont il est le créateur, tout l’or et tout le billon que la compassion et la vanité se peuvent laisser traire. Sa poésie ? Il « ne raisonne jamais, ne chante même pas : il vocalise. »

Voilà comment Veuillot fonce avec entrain sur la chiennaille. L’ennui, c’est qu’il a mis dans la chiennaille plusieurs écrivains et poètes qu’on n’arrive pas à mépriser ou qu’on admire. L’ennui, c’est qu’il fonce toujours et que jamais il n’éprouve aucune fatigue ou le doux besoin d’un repos durant lequel se calmerait sa fougue et deviendrait plus conciliante un peu sa rude pensée. L’ennui, c’est que la perpétuelle injure, à la fin, cesse de porter coup. L’on dirait que le critique a modifié, par jeu, les habitudes anciennes du langage et qu’il s’amuse à prendre le ton plus haut comme ferait un fantasque musicien. Quand Veuillot vous accuse tel ou tel d’infamie ou de trahison préméditée, l’on entend qu’il n’est pas du même avis que le pauvre garçon et qu’il a deux ou trois objections à lui faire.

Ce n’est pas cela ; et les mots qu’il emploie, il les a choisis sans badinage ou maladresse : car il ne badine pas et il est excellent écrivain. Mais il défend sa cause et il défend la religion. Vous aimez la littérature et vous lui reprochez de la sacrifier aux besoins de sa polémique : il aime aussi la littérature ; mais il préfère sa religion. Vous demandez grâce pour de beaux vers : eh ! de beaux vers où la morale est offensée ne méritent pas l’indulgence ; « ou bien il faut nier la morale, qu’il est important d’honorer plus que les beaux vers. » Dites le contraire, osez le dire !... Et, si vous prétendez qu’une telle rigueur a passé de mode et ne convient pas à notre époque si tolérante, Veuillot vous répondra que vous mentez, que notre époque n’est pas si tolérante et précisément ne l’est pas pour les idées auxquelles Veuillot se dévoue. D’ailleurs, il ne réclame aucune tolérance en faveur de ses idées, qui sont « la vérité : » ce qu’il veut, c’est la soumission. Veuillot vous répondra, et d’une voix impérieuse et pathétique : « Nous avons, comme nos pères, une âme à sauver ! » Alors, que répliquerez-vous ?

La certitude où est Veuillot de posséder la vérité est admirable et vous incline au respect. Si vous cherchez encore la vérité, vous serez sensible au bonheur de cet homme qui l’a trouvée ; et, bien qu’il vous malmène, vous aimerez son désir de bous amener à son parfait contentement. Si vous êtes venu à la même vérité, il vous fera songer à tant de frivolité qui vous rend tièdes, indignes de votre bonheur, si peu émus de charité apostolique. Vous croyez en Dieu et vous le défendez mal. Vous n’y croyez pas : mais regardez avec envie et sympathie comment se bat le bon soldat du Christ.

Il est beau, quand il refuse toute patience à la Pucelle de Voltaire, aux Confessions de Jean-Jacques et au Diderot de la Religieuse, quand les grands noms des écrivains ne l’empêchent pas de voir la fausseté de leurs doctrines et quand les grâces tant célébrées d’un siècle charmant ne lui dissimulent pas les torts d’un siècle fou : « Mon parti est pris : je m’insurge contre ces cuistres faufilés à des drôlesses... J’honore ce qu’ils ont insulté, je sers ce qu’ils ont haï... J’appartiens à Celui que les rédacteurs du Siècle appellent hypocritement le Christ, mais que leur Déranger appelle un Fou, que leur Voltaire appelait l’infâme, et que j’appelle mon Dieu, Dans cet âge pervers qui l’a injurié, qui l’a trahi, qui l’a renié, partout où je vois ses confesseurs et ses martyrs, là sont mes héros : suppliciés par l’injure ou abattus par le fer, ce sont eux que je salue. Quel chrétien ne préférerait la part de ces humbles athlètes frappés aux pieds de Jésus-Christ à toutes les couronnes de leurs vainqueurs ? » On peut imaginer une autre joie religieuse, plus discrète, et fière avec un peu plus de réserve, et qui n’ait pas cette exubérance ou, quelquefois, cette insolence magnifique. Mais l’insolence est magnifique, aux endroits mêmes où Veuillot, manque à toute mesure. Il avait toute sa jeunesse et jusqu’à vingt-cinq ans vécu loin de la religion, dans l’ignorance du catholicisme : sa conversion soudaine excita en lui une ardeur extraordinaire et qui jamais ne diminua.

Ce qui me déplaît, je l’avoue, c’est la dureté avec laquelle, trop souvent, il ne craint pas de secouer et d’accabler, au nom de Dieu, les mécréants qui n’ont pas reçu la même révélation que lui et qui durent dans l’état où il a vécu vingt-cinq ans. Il combat leur doctrine : et c’est à merveille, quand la fausseté de leur doctrine lui fait horreur. Mais il n’a aucune pitié de l’erreur où se trouvent ces pauvres gens ; il ne leur attribue aucune bonne foi et les livre pieds et poings liés à la vengeance du Seigneur : voire, il exerce lui-même la représaille divine Voici Lamennais, Hugo et Lamartine : ces trois-là, dit-il, l’Église, la monarchie et la poésie devaient compter sur eux. Or, ces trois-là ont failli à leur destinée : ils appartiennent à « Celui qui venge tout de suite la vérité abandonnée ; » et l’on refuse de les plaindre. Voici Heine allant à la mort dans les plus terribles souffrances : « Durant huit années, Dieu, appesantissant sa main sur sa chair et sur ses os, le tient suspendu au-dessus de l’abîme et lui laisse toute son intelligence pour le considérer et se sauver. La douleur lui arrache des rugissements et des blasphèmes, pas un mot de repentir, pas un appel à la clémence. La miséricorde fut moins offerte à Voltaire et il la refusa moins. » Bref, s’il est damné, tant pis pour lui ! Et voici Rousseau, défunt Rousseau, dans le temps que Genève se permet de lui élever un monument : « Tristes fêtes dont nous n’osons plus rire, quand nous songeons qu’il est une autre vie et que probablement ce malheureux Rousseau, mort dans l’hérésie, sans sacrements et, selon toute apparence, sans repentir, a plus affaire à la justice de Dieu qu’à sa clémence. Hélas ! là où il est maintenant, quel supplice pour lui que toute cette misérable et fausse gloire, s’il est vrai qu’une peine est ajoutée aux peines des maudits à mesure qu’une âme est perdue par eux. « Il me semble que la religion ne commande pas, et défend plutôt, de préjuger ainsi la décision divine, d’épiloguer sur un cas de repentir et de miséricorde, et enfin d’appeler un mort un maudit. Et Veuillot qui, ayant comparé son aventure d’ici-bas — quelle étrange idée ! — à celle de Heine, écrit : « J’ai grand’chance de me tirer mieux d’affaire au jugement dernier, » ce Veuillot, n’allons-nous pas lui reprocher quelque pharisaïsme ?

Eh ! bien, non : ce n’est pas cela. Veuillot n’était pas pharisien, Veuillot de qui Sainte-Beuve a reconnu la bonté, Veuillot qui écrivait avec une sincérité absolue : « Non, je n’adresse point à Dieu les coupables actions de grâces du pharisien. Je ne me crois pas meilleur que cette foule qui rampe autour de moi, cherchant l’or et la volupté. Les mêmes instincts sont dans mon âme ; ils me pressent, ils me tourmentent. Lorsque, paisible, je regarde avec pitié le triste troupeau qui se rue, à travers la fange, sur l’appât des convoitises humaines, tout à coup mon pied glisse, d’humiliants désirs se soulèvent et me rappellent la boue dont je suis fait. Plusieurs, m’écoutant parler, disent : Celui-ci gagnera le ciel. Et moi, je voudrais monter sur une tour et crier d’une telle voix que tous les chrétiens qui sont dans le monde puissent l’entendre : O mes frères, mes frères, priez pour moi, je vais périr ! Mais, si mon âme est faible, elle a du moins embrassé une loi forte… » Veuillot n’est pas pharisien, parce qu’il n’attribue pas à lui-même, à son génie, à son mérite, le bienfait de la foi qu’il a reçu et qui lui permet de compter qu’il sera sauvé : sa force, il l’attribue à sa croyance.

Or, dit-il, la même croyance est à la disposition de tous les hommes. Dieu l’a offerte et l’offre à tous les hommes. Pourquoi ne l’ont-ils pas tous adoptée ? Veuillot, qui est bon, le déplore ; et Veuillot, que sa fougue anime, rage de voir que la vérité est là toute proche, avec le salut : maison la néglige. Et pourquoi la néglige-t-on ? C’est qu’il y a, pour détourner les esprits et les perdre, la bande abominable des corrupteurs, mauvais maîtres et apôtres de l’erreur. Il se souvient de son enfance ; il se souvient d’avoir été, dans Paris, un adolescent du peuple et que l’erreur pouvait séduire : « Et nous autres, enfants délaissés d’une société marâtre ; nous qu’elle déposait dans nos langes au coin ténébreux des carrefours, sans nous dire le nom de notre père et sans nous indiquer la route du bien, nous écoutions ces voix que comprenait notre ignorance et qui caressaient les instincts de la mauvaise nature, les seuls qui se fussent développés en nous. Nous disions : Voilà les poètes, voilà les inspirés ! Toute flamme était douce à nos yeux dans l’absence du jour et les vapeurs des marécages obtenaient l’hommage de notre idolâtrie. » À la pensée de ce qu’il a risqué, Veuillot frémit ; toute sa vie, il a senti ce frémissement du péril : et une immense charité l’a porté à vouloir préserver le prochain, d’abord ses frères en roture. Voilà ce qui rend poignantes et belles ses colères : et sa critique, même injuste, n’est pas inutile, si elle avertit les littérateurs et lettrés de prendre garde aux idées qui font dans les âmes de si terribles dégâts.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Louis Veuillot et les mauvais maîtres des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, par G. Bontoux. Du même auteur, Louis Veuillot et les mauvais maîtres de son temps (Librairie Perrin).