Revue littéraire de l’Allemagne — 31 décembre 1834
DE L’ALLEMAGNE.
Avant de commencer cette Revue des ouvrages nouveaux publiés en langue allemande, il nous avait paru rationnel de présenter au moins un tableau de la littérature actuelle d’outre-Rhin. Il nous semblait nécessaire qu’on fût bien fixé sur notre point de départ, quoique ce fût là une tâche difficile dans un moment d’incertitude et de fluctuation tel que celui qui s’offre aujourd’hui en ce pays. Il est des gens qui pensent qu’un état de situation de la littérature allemande ressemblerait beaucoup à présent à un bilan de faillite. Nous ne partageons pas cette opinion ; mais nous croyons qu’il s’agit pour l’Allemagne d’une époque de transformation et de transition, dans laquelle les formes nouvelles ne se dessineront pas de si tôt. Au surplus, nous n’avons plus à nous occuper de pareilles généralités. Nous y avons renoncé en réfléchissant que le plan adopté par notre collaborateur Henri Heine devait le conduire infailliblement à envisager l’Allemagne moderne également sous le rapport littéraire ; et dès-lors un travail du même genre, quoique bien moins complet, devait gêner sa marche, peut-être gauchir ses idées, ou lui faire craindre une solidarité embarrassante. Assez d’occasions de contradictions ou de consonances se présenteront dans le cours de ces analyses, pour que nous évitions celle-ci.
Voici un livre bien allemand, fait surtout comme on les fait en Allemagne. L’auteur aurait pu tout aussi bien commencer à la page 62, où il trace les limites géographiques de la langue allemande et des langues dérivées : son travail n’aurait même guère été plus incomplet, s’il eut encore supprimé d’autres pages et des matériaux qui n’ont avec son sujet qu’un rapport indirect ; mais un écrivain allemand, pendant ses heures de travail consciencieux et de réflexions solitaires, ne croit pouvoir faire autrement que de traiter tout ce qui se rattache de près ou de loin au thème qu’il a choisi. En poussant ce système à ses dernières conséquences, nous ne sachions pas de livre qui ne pût devenir une encyclopédie, et il faut dire que nous connaissons en Allemagne beaucoup d’ouvrages spéciaux qui tournent à cette forme. Toutes les notions jugées nécessaires sont recueillies, classées, intercalées sous une foule de titres, sections, divisions et subdivisions, en tel nombre, qu’on ne sait où se prendre dans ce pêle-mêle d’ordre méticuleux. C’est vraiment bien la peine de faire, dans les universités, des cours sur la méthodologie de chaque science.
M. Meidinger a donc commencé son travail sur l’origine des tribus germaniques, par déterminer la position de tous les pays où se parle un idiome d’origine germanique, puis il en donne la géographie détaillée, la géologie, la minéralogie, les hauteurs des montagnes, et enfin tout ce qu’on peut trouver déjà dans les petits atlas à l’usage des gymnases et même des realschulen. Il faut enjamber tout ce fatras pour arriver aux hommes, véritable sujet du livre, et quand on en a fini avec ceux-ci, l’on retrouve une masse compacte de citations des auteurs anciens qui ont parlé de la Germanie.
L’ouvrage même de M. Meidinger n’est au fond qu’un rapprochement de citations discutées, appuyées de preuves, ou contrôlées l’une par l’autre. C’est ici que se montre le mérite de l’esprit allemand, et qu’on peut choisir entre les hypothèses de l’auteur et celles des savans qui ont traité avant lui la question des origines germaniques. Pour ces origines comme pour celles de la Gaule, les renseignemens antérieurs aux guerres de la conquête romaine sont rares et peu concluans, et manquent depuis Tacite jusqu’à Jornandes. Pendant cet espace de temps, de nouvelles populations ont surgi, d’autres ont été amenées par le flux de l’émigration des peuples. Quelques-unes auparavant inaperçues ont pris de l’importance avec les évènemens ; le nom des autres a été altéré : il ne faut donc pas moins que la hardiesse des savans pour essayer d’établir complètement et presque tout d’une pièce le plan de ce terrain mobile, et de reconstruire l’histoire des peuples qui n’ont eu d’histoire que lorsqu’ils se sont mis en contact avec la civilisation. On peut même dire qu’ils n’ont eu d’histoire que sous le bon plaisir de la civilisation, tout injuste que cela puisse être. Nous regardons comme une entreprise peu utile, parce que le succès est moins que problématique, celle qui a pour but des travaux de ce genre, et nous regrettons la perte de tant de science véritable. Voyez, par exemple, à quoi l’on est réduit en pareil cas. On prend dans les auteurs anciens les noms d’une vingtaine de hordes et ceux de quelques contrées, tous noms insolemment altérés par les Grecs et par les Romains ; puis on les compare avec d’autres noms connus plus tard, même avec ceux de nos jours, on leur cherche une analogie avec tous les mots possibles, et toujours on leur en trouve une. Seulement elle varie assez ordinairement avec chacun des historiens qui ont de bonnes raisons pour proposer d’autres origines.
Ainsi a fait M. Meidinger, et il n’est pas difficile en fait de preuves. Rien de plus juste, et il fait en cela son métier d’étymologiste ; car il est étymologiste avant tout. Il a déjà publié un dictionnaire comparé des dialectes germaniques, et c’est alors qu’un dictionnaire peut devenir un livre d’imagination. La tentation était grande, et j’ai la preuve que M. Meidinger n’y a pas résisté. Heureusement il n’est pas ici question de son dictionnaire, mais seulement de quelque vingtaine d’hypothèses que nous nous permettrons de ne pas toujours admettre. Par exemple, préoccupé comme tous les historiens de peuples inconnus, de l’importance de chacune des hordes dont il recherche la filiation, il trouve sa trace partout, et il lui est difficile de ne pas la confondre avec d’autres. Nous avons aussi chez nous des gens qui consentiraient à laisser croire que les premiers Gaulois ont fondé la plupart des empires d’Asie. M. Meidinger fait des Juifs un peuple de race gothique, toujours par étymologie : Joten et Juden, cela se ressemble si fort ! Les Thraces sont aussi une vaste branche de l’arbre gothique. Cela est très possible, mais il y a là une singulière déduction de preuves. L’auteur veut que la terminaison thracique bria dans les noms de villes Mesembria, Selymbria, etc., soit la même que briga des Goths, burg des Allemands. Nous l’accordons. Alors il trouve des vestiges d’une invasion de l’Espagne par les Thraces, dans les noms de villes Segobriga, Nertobriga, etc. Mais cette terminaison briga étant gothique, il nous semble que les Goths ont suffi pour donner de tels noms aux villes espagnoles. Les Allemands sont appelés par les Italiens Tedeschi ; donc il y a quelque raison de croire que les Tusci étaient une colonie allemande, et peut-être même les Osques, quoique Niebuhr assure positivement que les langues de ces deux peuples n’avaient aucune affinité. Je suis étonné que M. Meidinger n’ait pas fait aussi des Ombriens une peuplade de Cimbriens ou Gimbres. Il ne veut pas trouver dans le mot visigoth la traduction si naturelle du westgoth : visi doit nécessairement venir de vasa (en hollandais seigneur), ou du nom des Ases. Allemani a paru de temps immémorial le composé des deux mots all et mann dont la très grande ancienneté est peut-être le mieux établie. M. Meidinger n’accorde pas que les Allemands dussent leur origine à la fusion d’un grand nombre de races émigrantes : ils doivent avoir été les mêmes que les Helvètes ou Hilbeten, Hilwonner (Hill-Bevohner, habitans des montagnes). Voyez en effet comme ce dernier nom ressemble à Allemani ! Selon lui, le nom de Frank doit venir de frech, audacieux, prononcé avec l’u nasale à la manière romaine. Cette supposition serait admissible, si l’adjectif frank n’existait pas tout fait dans la langue teutonique avec la signification d’homme hardi, ouvert, et de cœur droit ; et puis, quelle nécessité y a-t-il que le nom d’un peuple signifie toujours quelque chose ?
Avec une telle méthode, il n’est pas impossible de rencontrer juste quelquefois, car les maniaques d’étymologie ressemblent un peu aux plaisans qui risquent de trouver un bon trait en se permettant toutes les sottises. Ainsi nous admettrons volontiers avec M. Meidinger que les Wendes, peuple agriculteur et essentiellement paisible, auront été chassés devant les Alains et confondus avec eux, d’où leur est venu le nom de Vandales, Vendi-Alani. Nous lui accorderons sans peine aussi que les Sicambres étaient parmi les Franks ceux qui les appuyaient par des expéditions sur le Rhin, See-Kœmpen, combattans des eaux.
L’auteur ne se borne pas à établir des origines sur des ressemblances plus ou moins éloignées de noms ; il prétend que les Goths n’ont point fait par terre leur grande irruption en Scandinavie, par la raison qu’Hérodote et quelques autres auteurs anciens ont écrit, sur la foi de ouï-dires, que les pays qui séparaient la Sarmatie de la Scandinavie étaient, ou impraticables à cause des bois et des marais, ou défendus par des peuplades aguerries. Il ne peut admettre qu’un peuple que la nécessité forçait à émigrer au nombre de plusieurs centaines de mille, ait méprisé des obstacles que les masses surmontent toujours. Il trouve donc plus rationnel de les faire descendre la mer Noire et celles de Grèce, côtoyer les rives de la Méditerranée, puis remonter par l’Océan jusqu’à la mer du Nord, sauf à employer plusieurs années à cette pérégrination. Ses seules preuves sont des textes qui disent que les Goths étaient habiles en navigation. Du reste, il n’en rapporte aucun, ni même une seule tradition qui atteste l’apparition des expéditions gothiques sur cette immense étendue de côtes.
Quant aux institutions des peuples d’origine germanique, M. Meidinger a été plus heureux, parce qu’il s’appuyait sur des points de comparaison écrits et complets, sur les documens de législation anglo-saxonne : sous ce rapport, son travail est fort intéressant, mais il eût pu, à notre avis, l’étendre davantage ; car, si nous nous défions de la science conjecturale, nous ne saurions trop encourager celle qui s’appuie sur des textes, ces textes fussent-ils écrits sur la pierre ou sur le bois, comme les runes et les hiéroglyphes.
Au total, ce livre, qui indique les sources où peuvent puiser ceux qu’intéressent ces curieuses questions, peut être considéré comme un guide complet sur cette matière. Le style en est raisonnable, sauf quelques velléités sublimes auxquelles nous n’avons pas fait attention.
Le Nord n’a point cessé de soupirer après le soleil du Midi, après la terre des orangers. Si, grâce à la civilisation et aux jalousies des puissances rivales, il ne peut plus prouver son amour par de fréquentes invasions, si les monarques n’osent plus exercer dans ces pays qu’une protection honteuse et dissimulée, leurs sujets continuent d’y suivre l’impulsion du moyen-âge, et perpétuent une sorte d’irruption, argent comptant. Malheureusement, les Allemands, gens économes, en veulent avoir pour cet argent, et, non contens de la jouissance réelle, ils prétendent la renouveler par les souvenirs. De là cette foule incessante de livres sur l’Italie. En France, le voyage en Italie n’est plus de rigueur ; c’est un luxe qui ne rehausse plus, un dandysme dont on ne vous tient guère compte, une preuve d’élégance qu’on ne vous demande pas. Avez-vous réellement fait ce pélerinage, vous n’êtes pas toujours bien venu à en parler ; vous l’êtes presque certainement mal à en écrire.
En Allemagne, c’est tout autre chose ; c’est de bonne foi que l’auteur publie et que le public lit un voyage en Italie. Celui-ci ne se lasse pas plus d’entendre les récits qu’on lui fait sur cette sensuelle Jérusalem, objet de son culte et de ses vœux, que les artistes, les savans, les gens du monde, les écrivains et les étudians ne se lassent de la visiter et de la décrire.
L’auteur anonyme du volume que nous avons sous les yeux a, sous ce rapport, bien mérité de ses compatriotes. Pour plus d’exactitude, il s’est borné à une spécialité qu’il a étudiée consciencieusement pendant plusieurs années, et traitée avec autant de talent que de soin. Nous nous sommes étonnés d’abord de le trouver sans aucune passion, ce à quoi nous nous attendions d’autant moins qu’il est, Dieu merci, bien au-dessus des facultés du cicérone et du style d’itinéraire. Nous avons parcouru bien des pages, espérant voir surgir d’entre les descriptions séduisantes ou moqueuses, et les appréciations finement touchées, quelque bon élan d’amour ou d’indignation. Ce n’est qu’à la fin du livre que nous avons compris la position d’un esprit juste et d’un observateur de bonne foi au milieu de la Rome de 1833. Les États Romains, tels que le temps les a faits, déconcertent également l’enthousiasme et la haine. Comment admirer cette belle nature sans faire un triste retour sur la laideur morale de la population qui la dépare ? Ces laboureurs qui s’engagent à travailler avec l’intention de voler leur salaire, et que le fermier ne peut diriger sans être armé jusqu’aux dents ; cette paresse qui veut composer presque universellement avec le sort au moyen du vol et de la rapine ; cette population qui méprise un pouvoir dont ses vices autorisent et justifient en quelque sorte l’existence et les moyens, ne sont-ils pas un réfrigérant bien puissant pour l’exaltation de parti pris ? Mais dans ces affligeantes défectuosités, dans cette incurie fatale, dans cette décadence des facultés artistiques, les derniers des sentimens qui consolent de la corruption, dans ces routines coupables, ne voit-on pas bientôt qu’il faut faire la part du temps, des circonstances et de cette éternelle faiblesse qui pèse sur la Rome du christianisme comme une expiation de la puissance brutale de Rome païenne ? À la fin d’une enquête minutieuse, telle que l’auteur l’a faite, on ne trouve plus guère que de la pitié pour tout le monde. Ces bourgeois de Rome sont des pères de famille honnêtes comme on en voit tant, mais beaucoup d’entre eux attendent leur fortune du tirage de la loterie. Tous ne rêvent qu’aux moyens de faire des affaires, c’est-à-dire de remuer l’argent des autres de manière à en retenir beaucoup pour eux-mêmes, et surtout à se donner peu de peine. Quelle supériorité de talens et de vertus les autorise donc à dédaigner leur triste gouvernement et à souhaiter sa chute ? Le plus grand crime de la papauté en 1834 est peut-être de ne plus savoir enrichir, aux dépens du reste du monde, la population voluptueuse et oisive de l’état pontifical. Si le successeur de saint Pierre reprochait aux Romains de vouloir le quitter comme des parasites abandonnent un Lucullus appauvri, les Romains ne seraient pas à court de réponses : on leur sait toujours assez d’esprit pour cela, mais nous ignorons s’ils en trouveraient de bonnes. Ils veulent aujourd’hui se gouverner eux-mêmes ; nous les approuvons en ceci ; mais le gouvernement sacerdotal, qui connaît parmi les capacités beaucoup d’hommes cupides et corruptibles, se croit en droit de retenir le pouvoir, à titre d’ancienneté. Les prêtres, blanchis dans les intrigues, prétendent être plus propres aux affaires publiques que des laïques insoucians et dépourvus d’une éducation spéciale. Il est vrai que cette éducation, l’on a grand soin de ne pas la mettre à la portée des gouvernés, et que ceux-ci, d’un autre côté, ne semblent pas toujours fort empressés de profiter de celle qu’on leur offre. Disons, pourtant, que sur cette terre féconde, les professions qui demandent avant tout le concours de l’esprit et de la réflexion sont, au témoignage de notre auteur, bien remplies. Les avocats romains sont gens adroits, habiles à tourner à leur profit la faiblesse et la corruption des gouvernans, et l’oisiveté processive des gouvernés. Les médecins sont prudens, observateurs, et font avec grand succès la médecine expectante. Ils font cas de l’homœopathie, mais seulement à cause de son régime diététique.
Voici quelques-unes des réflexions de l’auteur sur le système d’éducation qui prédomine dans les États Romains.
« Rome se trouve dans une fâcheuse période de transition, même sous le rapport de l’éducation : on entrevoit que les idées anciennes ne suffisent plus, et l’on ne sait rien de meilleur à mettre à la place… En général, l’éducation se propose l’enseignement de formes douces et polies, le respect extérieur des usages religieux, et plutôt un savoir inutile et l’exercice de quelques talens d’agrément que le développement du caractère et de la force. On ne pratique point les exercices gymnastiques, qui seraient à peine tolérés, sauf un peu d’escrime. On ne trouve pas un maître d’équitation passable ; en revanche, on favorise beaucoup la musique, le dessin et la versification. Quelques parens envoyaient en conséquence leurs fils au collége de Fuligno où l’on donnait plus de soins à l’éducation physique, mais l’établissement aurait probablement été mis en interdit, si le tremblement de terre de 1832 n’eût dispersé tous les élèves… Si une révolution doit se faire en Italie, il faut, avant tout, donner à l’éducation de la jeunesse une direction différente, très grave, et qui habitue à une obéissance aveugle sous l’empire de lois raisonnables. Dans l’état actuel, tout travaille à la destruction du présent, et si le mors suffit à peine à retenir la jeunesse d’aujourd’hui, les entraves seront vaines un jour pour ceux qui sont encore enfans à cette heure. »
Voici maintenant le résultat :
« La belle jeunesse de la classe moyenne est en pleine opposition contre le gouvernement, turbulente, mais non pas à la manière de nos étudians. Avec l’avenir qu’elle se fait, c’est un vrai miracle qu’elle ne soit pas dix fois pire. On ne peut nulle part voir plus clairement que par elle combien sont misérables tous les moyens que les gouvernemens emploient pour étouffer l’esprit du siècle. Ici, où l’éducation est remise aux jésuites, où l’on ne souffre aucun club, aucune gazette libérale, aucun livre qui ait pour objet l’état actuel du corps social et de l’église, ici où tout vit de l’église et du gouvernement, celui-ci n’a d’influence qu’autant qu’il a de l’argent à répandre et des places à donner. On s’arrangerait volontiers avec lui s’il possédait encore ses anciennes ressources ; mais il ne peut plus satisfaire désormais ; il blesse trop la vanité nationale, mobile si puissant dans les temps modernes, et pourtant si peu ménagé, mobile de la volonté et de l’action des peuples. »
« … L’égalité dans la vie pratique à côté de l’immense inégalité écrite dans les lois ; cette possibilité d’arriver promptement aux richesses et aux dignités par l’appui d’un parent ecclésiastique ou par la protection occulte des femmes, auprès de l’insignifiance politique de la noblesse considérée comme noblesse, produisent aussi dans Rome cette bizarre contradiction, qu’on méprise ce qu’on ambitionne et qu’on ambitionne pourtant ce qu’on méprise ; que chacun cherche son point de vue plutôt en dehors qu’au dedans de sa sphère, et que, pour le cas au moins possible d’un mouvement politique, les élémens de désordre s’offrent en foule, mais pas un pour le maintien de l’ordre et pour l’établissement d’un nouvel état politique au moins supportable, sans le pouvoir de fer d’un despote. »
Nous avons été entraînés par la force des préoccupations actuelles, et peut-être à notre insu, à ne considérer que sous une seule face le livre que nous avons sous les yeux. C’est donner sans doute une idée incomplète d’un tableau aussi complet qu’on peut le désirer ; mais l’espace nous manque pour étendre nos citations sur d’autres objets. Depuis long-temps nous n’avions rien lu qui fut aussi impartial, aussi net et aussi précis.
D’un auteur libéral nous passons à un autre qui ne l’est guère, ou du moins ne l’est qu’à son corps défendant. M. Willibald Alexis, ou, pour parler plus exactement, M. Hœring, est l’un des plus distingués de cette classe d’écrivains qui ont fleuri à l’ombre du sapin royal de Brandebourg, et craignent toujours une atteinte au système qui leur a fait de doux loisirs. Ils ne peuvent espérer, dans une lutte des forces sociales, une fermentation favorable au développement des idées artistiques ; ils s’effraient de la tendance parcimonieuse, vulgaire et matérielle de certaines assemblées représentatives, et n’accordent pas que le public se chargera d’encourager l’art qui ne serait plus protégé par les rois. Ils redoutent surtout l’esprit d’imitation qui s’empare si facilement des masses, et la réaction prosaïque dont les symptômes éclatent dans maint état constitutionnel. Le système exclusif de l’utilité leur est particulièrement antipathique. Il y a quelque chose de vrai dans ces suppositions, et des motifs suffisans à ces terreurs d’ailleurs exagérées. Il est certain que, dans les temps de collision, l’on ne peut guère songer à l’ornement de la vie sociale et aux charmes des loisirs domestiques. Nous regrettons autant que tous les poètes royaux ensemble ces terribles catastrophes, et si nous étions capables de haine, nous la réserverions surtout pour les hommes qui rendent ces catastrophes inévitables. M. Hœring dit entre autres choses : « C’en serait fait de tout ce qui relève et anoblit la vie, de tout ce qui nous donne du courage pour vivre, s’il fallait attendre, pour penser aux belles et grandes choses, qu’on eût mis fin à toutes les misères de ce monde. » Il a parfaitement raison : le mal existe dans une telle proportion et de telle sorte, que nos efforts pour le détruire d’un côté ne servent trop souvent qu’à l’augmenter de l’autre. Nous ignorons pourquoi, et c’est la pierre d’achoppement de toutes les philosophies. Mais le sentiment de justice qui nous porte à atténuer le mal par tous les moyens qui sont à notre disposition, n’a dans la vie pratique rien de commun avec la renonciation au sentiment du grand et du beau. L’esprit d’amélioration libérale, c’est-à-dire l’esprit de justice dont le monde est présentement en travail, accomplira sa mission en recherchant tout ce qui peut contribuer au bonheur des hommes, et en se servant des moyens que le présent lui offre déjà. D’ailleurs, dans quelque position que se puisse trouver la race humaine, vers quelque but qu’elle soit entraînée, le réel ne suffira jamais à occuper toute son activité. Une surabondance d’ardeur reste dans chaque homme à employer hors de la sphère des besoins et des habitudes vulgaires ; surabondance de sève qui a créé l’art sous toutes ses formes, et qui suffira à le défrayer toujours. Que l’art subisse une transformation, qu’il se déplace, se subdivise, s’amoindrisse, s’éparpille pour se généraliser, qu’il aille à la foule comme il nous semble que c’est sa tendance actuelle, au lieu de se révéler avec un mystère dédaigneux à quelques rares organisations d’élite, il ne peut plus périr. Il peut, à certaines époques de la vie de l’humanité, disparaître un moment comme le fleuve qui bondit dans le lit étroit du précipice, et se perd sous des antres inexplorables ; mais vos yeux le retrouvent plus loin s’épandant au large sous un soleil de paix, et reflétant dans ses ondes la prospérité de vastes contrées.
Telle doit être infailliblement la destinée de l’art que nous chérissons comme l’ame de la vie sociale, comme l’aliment de ce besoin que l’homme éprouve encore après avoir vécu de pain, destinée dont nous gémirions de douter, et qui, dans notre conviction, doit avoir une durée commune avec la destinée de l’humanité.
Aussi nous affligeons-nous quand nous voyons obsédés de doutes pareils des esprits avec lesquels nous aurions grand plaisir à sympathiser. M. Hœring est moins autorisé qu’un autre à désespérer de l’avenir. Qu’il se rappelle que son roman de Walladmore a été attribué à Walter Scott, du vivant même du célèbre Écossais, et qu’on l’a lu en Angleterre avec un empressement égal à celui qui l’a accueilli en Allemagne. C’est là une preuve que les préoccupations politiques les plus graves gardent le silence au moins pendant quelques heures devant l’inspiration de l’esprit. Et pourtant M. Hœring fait, dans l’Allemagne méridionale et sur les bords du Rhin, un voyage, sans doute pour se rafraîchir le sang et l’imagination, et il n’y trouve qu’à s’échauffer contre le libéralisme et les constitutions ! Que lui ont fait ces choses, sinon de lui fournir de bonnes plaisanteries qui l’emportent de beaucoup sur les mauvaises semées çà et là dans son livre ? Mais tout cet esprit qui paraîtrait charmant chez un écrivain impartial, prend une teinte de monotonie chagrine dans la bouche d’un stationnaire quand même. Ce n’est pas que M. Hœring soit ultrà. Vraiment non ! Adepte complet du système prussien, il rit également des prétentions surannées de la noblesse et des congrégations, et conclut que la monarchie prussienne est le meilleur des mondes possibles. Il en est encore, qui le croirait d’un tel esprit ? il en est quelquefois à douter si l’on n’a pas fait une faute de laisser à la France la Lorraine et l’Alsace ! Il est vrai qu’à sa dernière visite à Strasbourg, l’an passé, il a été saisi d’un douloureux étonnement en voyant les citadins lui avouer qu’ils ne savaient plus l’allemand, et les femmes vêtues à la mode de Paris. Peut-être aura-t-il pensé alors, comme nous, qu’il suffirait d’une armée de Lorrains et d’Alsaciens pour défendre l’Alsace et la Lorraine, même contre la Prusse. En somme, M. Hœring devrait reconnaître, à sa crainte même de la tendance du siècle, ce symptôme de nécessité fatale et irrésistible qui a toujours rendu les événemens plus forts que les hommes. Qu’il se résigne donc en se souvenant que les masses ont la conscience du but même qu’elles ne connaissent pas, et que les intérêts généraux font toujours justice des extravagances excentriques. En attendant l’avenir, qu’il continue à faire de bonne critique et des livres amusans, et nous lui promettons, quels que soient les possesseurs de la rive gauche du Rhin, qu’il y aura toujours pour lui quelques bouteilles de ce vin auquel il va demander des inspirations avec une bonhomie fort aimable et une naïveté de bon goût.
Quant à celui-ci, vous le connaissez déjà. Il ne fait de politique au moins que pour son plaisir, et pour l’amusement des autres ; encore la fait-il fort courte et presque toujours indirecte. C’est un homme trop habitué à choisir dans les choses qu’il veut prendre au sérieux ; il n’aime pas agiter sa vie d’une manière maladroite. Nous avons tout lieu de croire qu’il en est trop satisfait. Prince par la naissance, ce qui aiderait encore, s’il en était besoin, sa fantaisie périodique d’être prince par l’esprit, il goûte la vie bonne, douce, confortable, la vie avec les émotions qui la font sentir, sans aller jusqu’à celles dont la violence relâche et affaiblit les facultés par une tension imprudente. C’est le Démocrite des princes et à la manière princière. Sa plaisanterie est toujours réservée et prévoyante, sauf avec quelques pauvres diables d’aubergistes ou de cicéroni dont il s’amuse à cœur-joie, sans doute parce qu’on ne dépend guère de chacun de ces gens-là qu’une fois en sa vie. Vis à vis de la Prusse, c’est autre chose. Le prince auteur est propriétaire en Lusace ; or, la Lusace, dit-il à un douanier, était autrefois en Saxe, elle est aujourd’hui en Silésie. — Vraiment ? — Oh ! mon Dieu, oui, un tremblement de terre l’a détachée, il y a quelques années, du premier de ces pays pour la jeter dans l’autre. » Il ne peut donc pas plaisanter avec la Prusse comme avec le reste du monde. L’administration provinciale prussienne est la très petite monnaie d’un Richelieu ; billon d’environ cent mille têtes. Elle fait consciencieusement de l’égalité à la turque au profit du gouvernement, qui n’aime pas les grandes et puissantes existences. On trouve toujours mille ressources pour empêcher les propriétaires terriens de s’enrichir, ressources dont la plus curieuse est une certaine caisse de secours à l’usage des propriétaires entreprenans qui ont besoin d’argent pour quelque spéculation hardie. L’argent leur est prêté de grand cœur ; mais, grâce à certaines combinaisons, l’emprunteur est souvent mis dans l’impossibilité de rendre. Alors, séquestre par l’administration, puis subhastation dans le moment le plus défavorable à la vente, moment qu’on attend long-temps pour enfler plus sûrement les sportules de la justice administrative. Un émigré français de beaucoup d’esprit, devenu baron de Frauendorf, lequel avait entrepris de doter d’établissemens industriels la province de Brandebourg, éprouva de la manière la plus cruelle les effets de la paternelle bonté de cette caisse, dont nous ne savons plus le nom. Il publia, il y a quelque six ou sept ans, des lettres fort curieuses qui causèrent grand déplaisir au gouvernement prussien. Exagération possible à part, ce fut une récrimination très divertissante et qui méritait un retentissement plus étendu. Le prince de Puckler-Muskau court de très grands risques de la part de la Prusse, car il produit en Lusace de l’avoine et des pommes de terre qu’il convertit en eau-de-vie. Il a donc pris le parti de ménager le gouvernement de son royal suzerain, et même de l’accabler d’éloges qu’on pourrait soupçonner de perfidie, parti d’autant plus sage, qu’il reste toujours assez de gens pour harceler la Prusse. Pourtant, propriétaire et rieur, il ne peut renoncer entièrement à sa rancune, et charge assez souvent les interlocuteurs de ses contes d’exposer en leur nom ses propres griefs et ses doléances, qu’il a grand soin de réfuter, mais le plus faiblement du monde. Sans avoir l’air d’y toucher, s’il voit, pendant son voyage, un beau château, une terre vraiment royale, où les princes prussiens furent reçus jadis avec magnificence, où l’on donna en leur honneur un tournoi, où la reine de Prusse remit le prix au vainqueur, il observe que ce beau château tombe dans le délabrement, que les mauvaises herbes couvrent les allées du parc, car toute la terre est au pouvoir du terrible séquestre, et le pauvre vieux gardien, seul habitant de cette ruine, ne reçoit pour vivre que des demi-gages, au nom du séquestre conservateur. S’il rencontre une route plantée de peupliers, il ne peut concevoir la prédilection qu’on a dans toute la monarchie pour cet arbre qu’il déteste du fond de l’âme. Parle-t-il d’un officier prussien du pays de Clèves, il l’a connu autrefois avec la décoration de la Légion-d’Honneur qu’on l’a forcé de remplacer par des croix prussiennes. Il fait quelque part le portrait d’un référendaire prussien qui vient continuer une enquête chez un propriétaire en procès avec l’administration prussienne, cela va sans dire. Celui-ci ne manque pas d’héberger convenablement son juge, et de le faire reconduire avec ses propres chevaux, ce qui n’empêchera pas l’administrateur de compter sur le mémoire de frais, à la charge du plaideur, la dépense de deux journées d’auberge et d’une chaise de poste à trois chevaux. Le prince auteur s’oublie même une fois jusqu’à dire sans détour : « La bierre de Stettin, tout excellente qu’elle puisse être, ne vaut pas le vin de Hongrie, et puis l’ivresse qu’elle procure n’est pas aussi gaie ; mais soyez juste, la Prusse ne peut pas tout avoir. Si l’on ajoutait encore aux éminens avantages qu’elle possède actuellement, par exemple, au lieu de sable, de beaux rochers ; au lieu de pinastres, des pins parasols ; au lieu de pommes de pin, des oranges ; au lieu de bierre, du vin ; au lieu de la mélancolie du nord, la gaîté méridionale, vous auriez par avance le paradis sur cette terre : Suum cuique, comme dit votre aigle noir. »
Vous connaissez déjà par son ouvrage sur l’Angleterre la manière du prince Puckler. Esprit d’observation, surtout de cette observation qui procède plus volontiers de l’expérience que d’une réflexion profonde, absence d’emphase, complaisance adroite pour les idées en faveur, gaieté, souplesse et sobriété de style, sont les qualités qui le distinguent. Ces qualités partent, à vrai dire, d’un principe négatif qui naît de la position de l’écrivain. On voit clairement, comme nous l’avons déjà dit, qu’il n’aime pas à troubler sa vie, qu’il fait rire ses lecteurs, parce qu’il a ri le premier, par suite de cette disposition des heureux qui les porte avant tout à choisir le côté agréable de toutes choses. Et puis il a trop vu, trop éprouvé pour s’abandonner à la déclamation, comme les gens qui ne connaissent rien, qui n’ont vécu que dans le monde des idées. Il se garde bien de choquer par des prétentions aristocratiques, sûr qu’il est de retrouver par quelque côté cette supériorité dont il fait bon marché de l’autre. C’est là presque une autre sorte de fatuité ; au moins n’a-t-il en cela aucun mérite. À tout prendre, c’est un bon et aimable compagnon. Les fruits qu’il offre aux lecteurs dans ces deux volumes sont des contes, voyages, dissertations plaisantes, lettres, etc. ; enfin la macédoine la moins fatigante. C’est là surtout que le ton d’un homme bien élevé est à sa place, et bien préférable à la prétention pesante, à la profondeur obscure de beaucoup de littérateurs de métier. Aussi souhaitons-nous aux amateurs de lectures faciles d’autres volumes du prince Puckler, que Dieu veuille garder de la paralysie cérébrale et du séquestre prussien !
On n’a pas cessé à Berlin de s’occuper de recherches historiques sur le règne du grand Frédéric, ce que nous approuvons fort, quoiqu’on puisse ne trouver dans beaucoup des livres de ce genre qu’une intention de flatterie pour la famille régnante ou pour la vanité nationale. Ceci ne s’applique nullement à l’ouvrage de M. Varnhagen. L’auteur est un homme de conscience et d’un talent incontesté, dont les idées, sans être toujours les nôtres, nous apparaissent au moins comme de respectables convictions. La vie du général Seydlitz, l’un des compagnons d’armes de Frédéric, comprend deux périodes fort distinctes, les travaux guerriers d’abord, et le repos occupé pendant la paix. Dans la première, qui contient surtout des faits précieux pour l’histoire militaire, on voit Seydlitz déployer les merveilleuses qualités du cavalier cassecou, la promptitude du coup d’œil et la décision qui l’élevèrent promptement au faîte des distinctions militaires et en firent le premier général de cavalerie du temps. M. Varnhagen ne flatte pas son héros, et réfute même ceux qui lui prêtent une instruction qu’on n’exigeait pas des officiers à cette époque, encore moins des pages de certains petits princes allemands, qui les élevaient très mal. Seydlitz fut avant tout un sabreur très intelligent, doué de l’instinct le plus militaire, auquel l’instruction n’aurait probablement rien donné, si même elle n’avait pas refroidi sa brillante ardeur. Dans la seconde partie du livre, c’est un homme qui n’appartient plus seulement au militaire, mais à tout le monde, un brave original avec de solides qualités, des préjugés honorables, des caprices, de nobles vertus, des vices de position, et toujours une vocation intraitable pour le métier de cavalier. Cette partie est la plus curieuse pour nous. L’histoire des intermittences de jalousie mesquine et de reconnaissance que Frédéric ressentit toujours à l’égard de ce précieux serviteur, est fort intéressante. M. Varnhagen y a fait preuve d’impartialité et peut-être d’indépendance. Nous ne sommes pas très fixé sur ce point. Nous savons seulement qu’on se sert à Berlin du nom du grand Frédéric, comme la restauration voulait se couvrir chez nous de celui d’Henri iv. Le style de cette biographie est simple, convenable, sans prétention, comme il convient à un homme de goût, sûr de lui et des gens auxquels il s’adresse. Cela repose singulièrement du fatalisme pindarique de nos philosophes historiens.
M. de Rumohr, qui est principalement connu comme gentilhomme de Holstein ou de Mecklembourg, a voulu se faire une réputation comme écrivain ; il a fait et publié plusieurs voyages en Italie, et puis il a écrit un livre sur l’esprit de la cuisine (Der Geist der Kochkunst). Avec tant de vocations diverses, c’eût été miracle que les idées ne se confondissent pas. S’il a donc introduit l’art dans la cuisine, il a reporté dans ses intuitions d’art l’esprit d’une cuisinière ; tout en voulant faire de l’esthétique et de la philosophie, il n’a jamais pu s’élever au sens tel quel d’un tableau, et n’a rien trouvé de mieux que l’énumération sèche des termes techniques, accompagnée de l’histoire des objets d’art, avec les prix auxquels ils ont été vendus à différentes époques. Aujourd’hui, il se fait professeur de l’art de vivre, car il ne veut pas moins que féconder avec une science systématique l’idée dont le mot Hœflichkeit n’est que la représentation bornée. Les professeurs font de la méthode : M. de Rumohr a donc divisé son livre en deux parties, dont l’une traite des Instrumens de la politesse ou de la personne de l’homme, et l’autre, de l’Application de la politesse aux différentes situations et circonstances de la vie.
Les instrumens de la politesse sont les parties du corps, comme qui dirait les outils de la profession d’homme poli : l’ame est aussi au nombre de ces outils ; le professeur enseigne, avec un soin précieux, la manière de s’en servir. Nous avions cru trouver dans la seconde partie une savante amplification de cette bonne et simple Civilité puérile et honnête que nous voyions naguère avec ses caractères gothiques entre les mains des petits enfans. Nous nous attendions à voir dévoiler par un des adeptes ces riens importans, ces lois de convention, ces nécessités incroyables, ces plaisirs et ces besoins contre nature, qu’on croit, à tort ou à raison, être le code de la société aristocratique. M. de Rumohr se borne, dans les chapitres les plus importans, à recommander aux femmes de prendre dans un salon, l’air pensieroso qui fait bon effet, et aux députés d’avoir de l’esprit. Mais il nous tarde pour nos lecteurs d’en venir aux citations ; nous prévenons que M. de Rumohr écrit avec un grand sérieux, et qu’il a trop d’urbanité pour se permettre l’ironie.
« … On a coutume de résumer la bonne tenue du corps dans cette simple formule : Rentrez les épaules et le ventre, la poitrine en avant ! De tels aphorismes ne se trouvent point par hasard, et sont plutôt le produit des réflexions de plusieurs siècles… »
« … Il faut, pour la grâce, changer quelquefois la position du bras : si les occasions manquent, on peut assez bien remplir cette lacune par l’invention. Portez la main au front comme si vous sentiez un léger mal de tête ; élevez la main en l’air comme pour chasser un insecte, ou pour ôter un peu de poussière sur votre habit, et ainsi de suite… »
« … On peut toucher un frais et gracieux paysan plus rudement et avec plus de cordialité que le fils d’un ministre. On ne doit plus toucher celui-ci passé sa huitième année, on peut toucher l’autre aussi long-temps et aussi tard qu’on le veut. Il ne faut pas caresser sa femme ou sa maîtresse avec une telle rudesse, qu’il en puisse résulter un dommage pour sa beauté, ce qui arrive quand on lui tire ou pince la figure, ce dont on doit en conséquence s’abstenir. » (De l’usage de la main et des doigts, p. 26.)
« … Tourner vivement la tête donne la facilité d’apercevoir promptement les objets : ainsi la réussite des entreprises, l’éloignement des dangers, et tout ce qui en dépend, sont la conséquence naturelle de cette facilité… »
« … Les nourrices ne doivent point ficher trop profondément des épingles dans les langes des enfans, de peur que ces épingles ne pénètrent dans la chair… »
Ces savantes recherches sont appuyées d’appels aux lois de l’esthétique, et à l’intuition artistique (Kunstbegriff).
Voilà où en sont certains nobliaux d’Allemagne en 1834.
Il y a environ deux ans que les correspondans berlinois de quelques journaux allemands et de la Gazette d’Augsbourg en particulier signalèrent l’apparition de Scipio Cicala comme un événement d’une grande importance. À les entendre, toutes les préoccupations politiques s’étaient tues devant ce livre : ce n’était pas moins qu’un météore qui faisait rentrer dans l’ombre la question turco-égyptienne et l’alliance anglo-française. On eût pu même croire, d’après certaines réticences mystérieuses, que cette création était le fait d’un amateur de haute volée. Nous n’avons pas eu l’occasion de lire Scipio Cicala, mais nous avons aujourd’hui celle de juger la manière de l’auteur. Le Siège du château de Gozzo, ou le dernier des Assassins (le titre n’est pas moins long), nous paraît en effet un roman d’amateur, ce qui, en certains cas, ne ferait rien à l’affaire.
Camillo, beau jeune homme, fier et courageux, époux envié d’une femme ravissante, père de deux jolis enfans, est forcé, par l’approche des Turcs, de se réfugier avec sa famille dans le château de Gozzo, petit îlot dépendant de Malte. Le commandant du château, don Galaziano, chevalier de Malte plus cupide que brave, a fait de l’argent depuis long-temps avec les moyens que l’ordre mettait à sa disposition pour la défense de la place ; il se trouve donc, au moment du danger, sans garnison et sans provisions. Il est vrai qu’il ne s’en inquiète guère, qu’il espère vendre aux Turcs la population réfugiée derrière les murs de la place, et se retirer en sûreté avec ses trésors. Camillo, qui veut se défendre, prend bientôt, par sa force morale, un tel empire dans la forteresse, qu’il devient commandant de fait. Il n’a pu réunir qu’une douzaine de braves, mais cela lui suffit pour tenir en respect cette foule de lâches. Galaziano négocie secrètement avec les Turcs, et profite du moment où la faim se fait sentir pour exciter une émeute contre Camillo, qui veut, dit-il, sacrifier toute la population de l’île à sa propre femme que demande le pacha assiégeant. À cette seule condition, dit Galaziano, nous sommes tous libres. Camillo en impose quelque temps à la multitude, mais voyant qu’il ne peut plus espérer de secours, il empoisonne sa femme et ses enfans. Il apprend bientôt après qu’il eût pu les sauver par des issues souterraines. Désespéré, il se fait tuer dans une sortie avec ses braves.
L’idée principale de ce roman était belle et dramatique, si elle eût été fécondée par une main habile ; les détails interminables ne sont que les lieux communs qui traînent depuis dix ans dans tous les romans de moyen-âge. Nous avons ici les personnages obligés du nain, de l’alchimiste, du moine pervers, dont l’auteur protestant a fait un bouc émissaire du christianisme, puis un accapareur, de lâches assassins, un saint prêtre, un fou qui a autant de sens que celui du roi Lear ; enfin la foule avec ses milles lazzis, coulés, comme toujours, dans le moule que Walter Scott avait emprunté à Shakspeare. Le style est diffus ; les réflexions, traînantes et naïvement vides, ne sont soutenues par aucune poésie ; le défaut d’idées n’est suppléé que par un luxe de mots et d’effets du plus mauvais goût ; ajoutez à cela de l’érudition de toutes mains et la connaissance des hommes par les livres. Et pourtant la situation principale est souvent d’un vif intérêt : c’est grand dommage pour l’auteur qu’on ne puisse apprendre à être poète.
Voici venir la littérature de nouvel an, littérature estimée chez nos voisins, attendue par les dames avec impatience, et qui ne se borne pas à mettre le génie et l’esprit en gravures, comme on le fait à cette époque chez nous et en Angleterre. Nous ne disons pas pour cela que les Keepsake et Taschenbücher d’outre-Rhin aient très grande valeur, mais on leur en attribue, et c’est déjà beaucoup. D’ailleurs plusieurs de ces recueils ne publient pas de petits vers, et c’est un avantage immense. Et puis, les gravures sont rarement faites pour soutenir les contes et nouvelles, ce qui force les écrivains à ne compter que sur eux-mêmes. Tant il y a que tous les auteurs de quelque renom passent par là, et personne ne s’imagine qu’ils dérogent plus que M. de Boufflers, dans notre bon temps des almanachs des Muses, des Dames, du Parnasse, d’Apollon, etc., etc. L’Urania est distinguée depuis long-temps dans cette littérature annuelle ; c’est le recueil privilégié de M. Tieck, dont la nouvelle est de fondation. Toutes les autres y peuvent manquer, à l’exception de celle-là. M. Tieck pourrait poétiquement compter ses années, non par été ou par hiver, mais par Urania. Il fut un temps où ce conte était remarquable, temps que nous avons peine à nous rappeler. Cette année, M. Tieck, mieux avisé que naguère, a repris son vieux dada, l’éternelle haquenée blanche de la princesse féerique ; c’est toujours la même chose, si vous voulez, mais c’est là qu’il réussit le mieux ; donc il a fait avec bonheur promener dans les vallées, danser sur les montagnes et sous les montagnes, les sylphes, les gnomes, les belles fées, les beaux génies. Il leur a tissu des robes d’or, d’azur et de soleil couchant ; il les a suspendus aux calices des fleurs, bercés dans le souffle des zéphirs, endormis dans les parfums éthérés, dans les vibrations des harmonies célestes ; et pour l’encouragement des imaginations rêveuses auxquelles le monde réel ne suffit pas, il a fait passer roi de ce monde fantastique, un jeune échappé de château, un mortel coureur de fortune poétique, lequel, en rencontrant le cortége de la belle fée Titania, lui saute hardiment au cou, ce qui suffit pour devenir Oberon. On ne peut conquérir à meilleur marché la plus belle des épouses, la souveraineté des intelligences, la science universelle et une immortalité d’un millier d’années. Les fonctions de ce roi parvenu, dieu viager, consistent uniquement à présider à la poésie de l’univers ; il s’acquitte du métier en dieu qui avait une vocation décidée. La terre n’a pas eu depuis mille ans d’autres poètes que de sa main. Tous ceux qu’il a voulu privilégier, il les a embrassés. Pour peupler son conservatoire de poètes, il a parcouru toute l’Europe, embrassant Dante, Pétrarque, Arioste, Shakspeare, Cervantès, Gottfried de Strasbourg, Schiller, Goethe et M. Tieck : mais il a dédaigné d’entrer en France, qui ne lui offrait pas de sujets, apparemment. C’est bien injuste à Mme Titania d’avoir fait dieu de la poésie un Allemand partial qui se décide par les mouvemens haineux d’une nationalité étroite. Ce n’était pas assez pour nos pauvres grands hommes d’avoir à lutter contre une langue peu poétique, il leur a fallu se passer même de poésie. Eh bien ! vraiment, nous n’en voulons pas à M. Tieck, quelque désolant que cela soit pour nous. Son conte est joli, très attrayant. Nous n’examinerons pas si les couleurs qu’il prodigue à pleines mains, ne lui sont pas fournies gratuitement par la magnificence inépuisable de la langue allemande, riche palette également à la disposition du premier venu, comme des gens sans idées nous le prouvent tous les jours. Il nous suffit qu’il fasse de chaque feuille d’arbre de la vallée enchantée une langue de rossignol, que sa lumière ternisse notre soleil, que ses murmures aériens donnent aux mortels privilégiés de délicieux tintemens d’oreilles. À lui tout ce mérite, nous n’en voulons rien rabattre, quoiqu’on l’accuse de surfaire à l’aide de grands mots harmonieux. Mais nous le supplierons de ne pas faire de comique, car il paraît que ce n’est pas de la poésie, puisque Oberon n’a pas embrassé Molière. Que M. Tieck abandonne le comique aux malheureux Français déshérités de poésie, et qu’il ne risque pas de rester au-dessous de gens aussi prosaïques. Qu’il lui suffise, à lui et aux gens de son école, de ne pas comprendre Molière, et qu’il ne se compromette pas dans une lutte où il ne recueillerait que désagrémens. Car M. Tieck ne s’est pas borné à son conte fantastique : il en a fait un vieux manuscrit retrouvé, comme chez tous les hommes d’imagination, par un personnage bien ridicule qu’il a jeté au milieu du prosaïsme du ménage. Il y a là une certaine histoire de beurre qui est bien la plus dégoûtante platitude que vous puissiez supposer. Après quoi, M. Tieck parle un instant de la France pour déclarer immorale toute notre littérature actuelle ; et il cite des noms de manière à prouver qu’il ne sait ce dont il est question. Nous ne lui en ferons pas un crime, car il n’est pas à l’étranger le seul qui apprécie mal la France. Si nous jugions ainsi nos voisins, il n’y aurait pas assez de voix contre l’ignorance et la fatuité françaises. Au surplus M. Tieck n’est plus d’âge à nous comprendre ; de nouvelles générations s’avancent en Allemagne, auxquelles une sociabilité modifiée, un mouvement d’assimilation européenne, donnent la véritable intelligence de notre époque. Ces jeunes hommes viennent à nous, et nous allons à eux. En attendant le moment de la fusion, c’est par eux que nous voulons être entendus, par eux que nous voulons être jugés.
Après cette nouvelle vient un Voyage dans les Abruzzes, fragment, par l’auteur de Scipio Cicala et du Siége du château de Gozzo. Ce morceau paraît être une étude d’après nature : l’auteur, qui était sur un terrain de prédilection, a été beaucoup plus heureux que dans son dernier roman. Ses personnages sont un peu plus naturels, à l’exception de son soldat anachorète qui n’est qu’un mannequin de bravoure. En général, le paysage et les incidens qui tiennent à la nature du pays sont bien-venus, comme disent les peintres. Il est possible que les défauts actuels de cet écrivain ne tiennent, pour la plupart, qu’à l’inexpérience. Ce volume se termine par les Alchimistes, nouvelle par le baron de Sternberg. C’est une nouvelle de baron qui n’est ni meilleure ni pire que celles de beaucoup de nos conteurs de profession, auxquels le plus grand don conféré par le dieu de poésie est le don de roture.
Encore de la littérature annuelle, mais celle-ci est tout autre chose. Nous croyons qu’un essai de ce genre a été fait chez nous : pour le moment, nous n’en connaissons pas l’existence. Aujourd’hui que les études ont pris un notable accroissement, et que le goût de pareils travaux est passablement répandu, un semblable recueil de mémoires historiques, publié par un homme qui aurait un nom dans la science, obtiendrait sans doute du succès ; mais il faudrait, avant tout, que le savant, qui consentirait à s’en rendre le garant, fût un centre, une autorité assez forte pour résister aux exigences des médiocrités, et à qui personne n’eût à demander compte de ses choix ni de ses exclusions. Autrement, le volume deviendrait bientôt le pis-aller de gens auprès desquels un homme de mérite ne voudrait pas se compromettre.
M. de Raumer, qui prête son nom au Manuel en question, est avantageusement connu dans un certain monde comme historien. Il l’a été encore plus, il y a quelques années, comme censeur royal de Prusse ; mais censeur révolté contre l’autorité de sa corporation, censeur quasi-libéral, quasi-indépendant. Il y eut grande rumeur, puis enquête, puis l’affaire traîna avec une longueur tellement allemande, que nous ne savons plus ce qu’il en advint.
Le principal est que le censeur prussien ne censure pas rigoureusement les mémoires qu’il édite, et qu’il fait imprimer fort sagement à Leipzig. Le premier des mémoires du volume de 1835 est une bonne et mâle composition. Le sujet, la Guerre des bourgmestres, est plein d’intérêt et profondément attachant. L’auteur, M. Barthold, a entrepris de mettre en lumière un des coins négligés de ce vaste et magnifique tableau du XVIe siècle, et surtout la figure du plébéien Wüllenweber auquel il n’a manqué peut-être qu’une patrie plus étendue pour devenir un très grand homme. Quand la réforme de Luther commença à gagner le nord de l’Allemagne, les patriciens qui gouvernaient alors la république marchande de Lübeck, pressentant vaguement tout ce que cette doctrine renfermait de démocratie et de liberté, ne négligèrent rien pour l’étouffer. Le peuple gémissait sur la perte des prédications protestantes qui étaient déjà devenues un besoin pour lui ; mais habitué à respecter le pouvoir des chevaliers, il n’osait rien entreprendre contre eux. Peu à peu cependant la commune de Lübeck profita des demandes d’impôts que faisait le gouvernement aristocratique pour lui arracher le rappel des prédicateurs exilés et l’augmentation du comité de la commune. Le peuple se fit alors entendre. Au milieu de lui parut Jürgen Wüllenweber qu’on sait seulement avoir été un marchand obscur. Utilisant habilement le réveil de la force populaire, il arriva en peu de temps à mener la démocratie à la conquête du pouvoir. Les gentillâtres cédèrent, mais on exigea davantage. Le bourgmestre s’enfuit. Le peuple, par la voix de Wüllenweber, demanda au noble conseil compte de cette défection. On arrêta les conseillers et les sénateurs, et le conseil fut complété par des plébéiens ; en moins d’un an, la constitution de Lübeck était devenue toute démocratique, et les gentilshommes avaient fait place aux hommes du peuple, commandés par Wüllenweber. Ils furent réduits à aller mendier la colère de l’empereur, qui ordonna inutilement le rétablissement de l’ancien ordre de choses à Lübeck. La riche et orgueilleuse cité se moqua des menaces de Charles-Quint, et son exemple profita aux autres villes anséatiques.
Dès ce moment, la fortune de Wüllenweber ne cessa de croître, et il ne cessa de travailler au bonheur et à la gloire de sa ville natale. Dictateur ou plénipotentiaire, il eut toujours présent à l’esprit l’intérêt de la patrie, et poursuivit le gigantesque projet de former dans le nord une ligue d’états libres dont la puissante Lübeck eût été le chef. Peut-être, si les circonstances n’eussent point été infidèles à ses prévisions, verrions-nous aujourd’hui une république à la place de la Prusse qui a dévoré plusieurs petites républiques anséatiques, et Napoléon eût-il trouvé tout affaiblie la puissance impériale de l’Autriche que cette confédération devait contrebalancer.
À cette époque du moins, si Lübeck ne donnait pas précisément de couronnes, elle aidait à les prendre, et celles de Danemarck et de Suède ne furent véritablement conquises que par le secours des soldats et des marins payés par elle. Gustave Erikson, fugitif, avait trouvé à Lübeck la plus noble hospitalité au temps de la persécution, et des flottes et de l’argent pour s’ouvrir le chemin de Stockholm. Frédéric Ier ne fut certain de son affermissement sur le trône de Copenhague, que lorsque les vaisseaux de Lübeck lui eurent renvoyé de la Norwége son compétiteur Christiern ii, qu’il put, au mépris des capitulations, enfermer dans la prison de Sonderbourg. Les deux rois ne se souvinrent des services de la république marchande que le temps nécessaire pour n’en plus avoir besoin. Au moment du danger, Frédéric avait promis aux Lübeckois de fermer le passage du Sund aux Hollandais, leurs rivaux de commerce, qui avaient fourni des secours à Christiern ; mais à peine les fenêtres de la prison avaient-elles été murées sur celui-ci que déjà Frédéric manquait de parole à ses alliés, à ses bienfaiteurs. Il fit en effet un traité de commerce avec les Pays-Bas, leur rendit les vaisseaux capturés par les Lübeckois, et ne répondit aux représentations de ces derniers que par des reproches.
Il mourut bientôt après. La noblesse et le clergé de Danemarck ne purent s’accorder sur le choix de son successeur, parce que les évêques voulaient écarter du trône son fils aîné Christian, imbu des doctrines luthériennes. Les deux ordres convinrent donc de remettre à quinze mois plus tard l’élection du roi, et s’entendirent d’autant plus facilement, que chacun gagnait le temps nécessaire pour organiser ses intrigues, et trouvait en outre l’occasion d’exercer pendant ce temps une portion notable de souveraineté.
L’interrègne, une fois décrété au profit de toutes ces ambitions honteuses, on donna enfin audience aux ambassadeurs que Lübeck avait envoyés pour se plaindre de la violation des traités. Wüllenweber parla, et ses réclamations embarrassèrent ce gouvernement provisoire qui parvint pourtant à donner une réponse évasive. Cependant Gustave Wasa n’avait pas montré moins d’ingratitude à l’égard de Lübeck. Il avait fait un traité de commerce avec la cour de Bruxelles. Les Lübeckois voulurent lui donner une leçon en saisissant chez eux, comme gages de créances arriérées, des vaisseaux frétés pour le compte de Gustave. Celui-ci usa de représailles, en disant, pour affaiblir le reproche d’ingratitude, que les services rendus à sa personne, par les gens de Lübeck, ne l’avaient été que dans leur propre intérêt.
Wüllenweber, apprenant ces évènemens à Copenhague, paraît avoir dit que sa ville pourrait bientôt faire descendre du trône un roi qu’elle seule avait pu y faire monter. Toujours est-il qu’il conçut alors le plan hardi de s’attaquer à toute la royauté du Nord, et d’employer pour son projet les élémens révolutionnaires que son œil d’aigle apercevait déjà de toutes parts. En effet, le clergé catholique, dont la noblesse danoise avait besoin, avait obtenu l’oppression et la persécution des ministres luthériens. On allait même à Copenhague condamner à l’exil un prédicateur vénéré, si une émeute populaire, que Wüllenweber ne manqua pas de faire soutenir par les équipages de ses vaisseaux, n’avait commandé la modération. De son côté, la noblesse exploitait largement l’interrègne, et affermissait sa tyrannie. Le peuple danois, blessé dans ses croyances et dans ses intérêts, se rappelait la cruelle guerre des paysans en Souabe, et n’attendait qu’un signal pour les imiter. Ce signal, Wüllenweber entreprit de le donner, de le donner au profit des doctrines de liberté religieuse et politique, au profit de la démocratie et des villes libres, contre l’aristocratie du glaive et de l’encensoir.
La Suède, quoique placée dans des circonstances moins critiques que le Danemarck, offrait pourtant aussi à Wüllenweber de grands élémens de fermentation dont il pouvait tirer parti. Le roi de la noblesse ne plaisait pas aux bourgeois et aux paysans, aux partisans de la vieille église pas plus qu’à ceux de la nouvelle. Les bourgeois de Stockholm, surtout les Allemands, auraient échangé volontiers l’éclat de leur résidence royale contre leur admission dans la Hanse, et ne répugnaient nullement à des innovations hardies. Lübeck était rempli de mécontens Suédois, parmi lesquels on remarquait le beau-frère de Gustave. Le roi, rompant ouvertement avec cette république, avait ouvert aux Hollandais, qui combattaient leur rivale, un refuge dans ses ports : le Danemarck allait évidemment en faire autant. Il fallait que Lübeck se résignât à l’humiliation ou tentât un coup hardi : Wüllenweber se décida pour la guerre avec la Hollande, le roi de Suède et le gouvernement de Danemarck.
Cette guerre, il fallait la faire faire. Wüllenweber trouva des condottieri, et comme le siècle avait encore foi à la vocation militaire des chevaliers, ce furent de nobles aventuriers, des condottieri princes, qu’il lança sur le Danemarck, pour commencer. Christophe d’Oldenbourg, cousin du roi captif Christiern, se laissa enrôler le premier. Prince pauvre, d’ailleurs homme de cœur et d’esprit, brave et aimable chevalier, zélé protestant, savant docteur, aimant également la guerre, les femmes et les livres, il était ce qu’il fallait pour donner à l’entreprise le lustre nécessaire. Il ramassa, avec l’argent de Lübeck, une armée raisonnable, somma Christian, duc héréditaire de Holstein et de Schleswig, prétendant au trône de Danemarck comme fils aîné de Frédéric, de délivrer Christiern, au nom duquel devait se faire la guerre, et sur le refus de Christian, ravagea ses duchés, uniquement pour appeler sur ce point les forces danoises alliées, puis s’embarquant, alla commencer par la Seelande la conquête du Danemarck.
Wüllenweber lui avait préparé les voies : les bourgmestres influens de Copenhague et de Malmoë, chauds protestans et peu amis de la noblesse, avaient été attirés par lui dans cette croisade démocratique, dont ils ignoraient toute la portée. Ils suffisaient d’ailleurs à Wüllenweber, qui voyait bien qu’on ne pouvait demander pour le moment rien de plus que l’affaiblissement de la royauté, l’abaissement de la noblesse, et l’avènement du peuple. Christophe d’Oldenbourg, trouvant les provinces travaillées par les deux bourgmestres, fit de rapides progrès, s’établit dans la capitale, et s’empara de presque tout le Danemarck, avec ses auxiliaires, les paysans et les bourgeois, qu’il déchaînait contre les nobles et le clergé catholique. Les horreurs et les cruautés de toute espèce ne manquèrent pas à cette guerre, comme on peut bien le penser. Pourtant, aucune réaction ne s’annonçait pour arrêter ces triomphes, si un événement imprévu, amené par les compatriotes mêmes de Wüllenweber, ne fût venu renverser les projets de cet homme de génie.
Christian, ne trouvant plus d’ennemis après le départ de Christophe d’Oldenbourg, était allé assiéger Lübeck, à laquelle il ne pouvait faire un mal bien décisif, quoiqu’il lui fit éprouver une gêne importune. C’était tout ce que pouvait demander le triumvirat des bourgmestres. Pendant ce temps, la révolution s’accomplissait presque sans obstacle en Danemarck, et faisait déjà frémir le peuple de Suède. Les gens de Lübeck, accoutumés à payer la guerre, mais non à la supporter à leurs portes, ne purent y tenir, et firent la paix avec Christian. Celui-ci se trouvant libre de justifier par la conquête ses prétentions au trône de son père, entra en Danemarck, donna la main au roi de Suède, réunit autour de lui les forces de la noblesse, et les affaires changèrent bientôt de face. Trop faibles pour résister à cette triple alliance, les champions de la démocratie reperdirent presque tout le terrain qu’ils avaient gagné, et se trouvèrent réduits à la possession de deux villes. Ce fut en vain que Wüllenweber épuisa toutes les ressources de son génie, en vain qu’il envoya de nouveaux renforts, en vain qu’il suscita de nouveaux prétendans au trône, aventuriers pauvres, hardis et courageux ; en vain qu’il excita l’ambition de François Ier et de Henri viii ; en vain qu’il ameuta toutes les rivalités, toutes les jalousies secrètes de l’Europe : ses généraux, cernés dans un petit coin du nord, durent succomber, et son projet plein d’avenir, cet édifice admirable de hardiesse et de prévision, croula parce que le peuple de Lübeck n’avait pu soutenir que ses jardins fussent ravagés. C’était moins que le caillou dans l’urètre de Cromwell.
Les patriciens de Lübeck profitèrent de ces événemens pour enlever à Wüllenweber la faveur de la foule inconstante. En peu de temps toutes ses conquêtes au profit du peuple furent perdues à Lübeck comme elles l’avaient été en Danemarck, et le ci-devant dictateur fut forcé de se démettre de ses fonctions de bourgmestre. Arrêté pendant un voyage, par un ministre de paix, par l’archevêque de Bremen, il fut livré à Henri-le-Jeune, duc de Brunswick, Henri, cruel champion du catholicisme, espèce d’inquisiteur couronné, qui argumentait en face de l’échafaud avec ses victimes, à la grande édification du bourreau. L’aristocratie de Lübeck, heureuse de régner dans une patrie humiliée et ruinée à toujours, loin de réclamer son grand concitoyen, n’eut pas honte de presser son jugement auprès du prince incompétent ; elle envoya même des délégués pour la représenter au procès. Quand Wüllenweber, auquel les tortures secrètes avaient arraché l’aveu de crimes imaginaires et ridicules, vit arriver la procédure au grand jour, il rétracta ses aveux et demanda noblement pardon à ceux qu’il avait compromis. « Nous ne t’accordons pas ta rétractation » (wir sind deines Widerrufs nicht gestændig), s’écrièrent les délégués de Lübeck, et ils conclurent à ce que le bourreau, qui était présent, écartelât sans désemparer le digne plébéien qui avait voulu faire d’eux les souverains du nord. Le duc Henri se montra moins cruel qu’eux, et il accorda une mort passable (einen ziemlichen Tod ). Jürgen Wüllenweber ne fut écartelé qu’après avoir été décapité.
M. Barthold, qui a réuni avec une ardente sympathie tous les élémens de cette belle histoire, n’a pas renoncé pourtant à l’impartialité, et il stygmatise plus d’une fois les honteux excès de la populace, comme il rend hommage à tous les nobles caractères, même parmi les patriciens. Son style est digne et ferme : mais en faisant de louables efforts pour éviter les interminables longueurs de la prose allemande, il tombe quelquefois dans l’obscurité de la concision.
Nous nous sommes arrêtés long-temps sur ce Mémoire qui est le plus important des trois que contient le volume. Le second, dont M. Voigt est l’auteur, présente un tableau assez curieux, quoique incomplet, de la vie privée des princes allemands au xvie siècle. Ce serait une si bonne fortune pour les faiseurs de romans moyen-âge, que nous regrettons presque de la leur avoir indiquée. Le troisième traite de l’état des hommes et des mœurs en Islande avant l’introduction du christianisme. L’auteur est le docteur Léo, qui fait quelquefois des réflexions incroyables et surtout bien longues.
Qui a été à Berlin sans connaître Mme Varnhagen de Ense, sans entendre au moins beaucoup parler d’elle ? Cette dame fut presque un phénomène en Allemagne, où la sociabilité reçue semblait jusqu’alors refuser aux femmes une activité et une influence que Mme Varnhagen s’appropria de la manière la plus remarquable. Elle eut un salon qui n’offrit rien d’analogue à l’hôtel de Rambouillet et aux réunions de Mmes Geoffrin et du Deffant. Douée de presque toutes les qualités de l’esprit, liée avec les notabilités intellectuelles de l’Europe, elle n’eut rien de commun avec le pédantisme et la prétention de Mme de Staël. Sa maison pouvait être quelquefois à son insu un bureau d’esprit ; mais c’était, avant tout, un bureau d’affectueuse amabilité et de bon goût. Comment décrire à Paris cette originale personnalité de Mme Varnhagen, femme spirituelle, modifiée par la sensibilité allemande, faisant servir l’instruction à favoriser ses élans d’imagination capricieuse, pouvant être vaine, vaine d’elle et de son époux, et n’étant jamais que bonne ? Que les Français imaginent le caractère de femme le plus curieux pour leurs idées habituelles, il leur restera encore à le teindre de cette couleur particulière à l’Allemagne. Le plus bel éloge qu’on puisse faire d’elle, c’est que, pouvant prétendre à la gloire littéraire, elle n’a laissé, comme titre au souvenir de ses contemporains, que ses lettres, témoignages de piquante sympathie, réunies par son époux dans le recueil que nous avons sous les yeux. Cette originale succession devant être l’objet d’un travail spécial dans la Revue des Deux Mondes, nous nous bornerons, pour aujourd’hui, à cette incomplète appréciation.
Cette brochure est moins un Mémoire scientifique, comme semblerait le faire croire le lieu où elle a été lue, qu’une opinion philosophique, le germe d’un système, une de ces idées tout d’une pièce qu’enfante sans se lasser la méditation allemande. Comme on le peut entrevoir par le titre, M. Lindner prétend que la terre a un organisme vivant, agissant, dont l’action continue concourt avec l’organisme général de l’univers dont il n’est qu’une partie, et que cet organisme général, qui se révèle dans les actes des créatures, dans la succession des événemens historiques, conduit la création entière à un but que nous ne pouvons connaître. On sent que notre analyse ne peut aller plus loin, d’autant plus que M. Lindner prend le ton noble et inspiré de l’hiérophante plus souvent que la méthode pratique et démonstrative du savant. C’est une grande et poétique idée qu’il faut suivre tout entière dans le mémoire original.
- ↑ Tous les ouvrages allemands dont il est ici question, se trouvent également à la librairie de Heideloff et Campé, rue Vivienne, no 16.