Revue littéraire du mois (1834)

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REVUE
LITTÉRAIRE

DU MOIS.


i.

On a semé dans notre époque des schismes qui la divisent, qui l’affaiblissent. Les arts s’éparpillent dans ces dissensions. Il faut que la critique s’assouplisse et s’étende ; il faut qu’elle mette dans son intelligence la variété qui s’établit dans les choses ; il faut qu’elle apprenne l’humilité et la compassion des misères les moins illustres ; il faut qu’elle aille à toutes les infirmités pour les redresser, si c’est possible. Après cela, nous ne voudrions pas qu’elle perdît son austérité dans ces complaisances ; et nous saurons bien maintenir la fierté de ses menaces, où ses prières seraient inutiles.

Mais en vérité, nous craindrions qu’en s’isolant dans quelques admirations et dans quelques invectives supérieures, la critique ne satisfît point à la grandeur de son œuvre, et n’altérât le sens de la littérature contemporaine. Si toutes les opinions se dispersent aujourd’hui ; si les partis se retranchent ; si les écoles se séparent ; si les artistes se retirent ; s’il s’ouvre, sur le terrain où nous sommes, des fentes qui s’élargissent chaque jour et qui en disjoignent de plus en plus les fragmens ; si, dans la grande division de travail qui s’opère, le lien de l’autorité et l’unité de l’ensemble se perdent, il est nécessaire que la raison, appelée au gouvernement des affaires modernes, secoue son repos magnifique, s’enquière fidèlement de toutes les pensées, s’arrête sur tous les symboles. Elle doit s’interdire le dédain, quitter là son manteau de reine, sortir de son palais solitaire, et s’en aller quêter la vérité en tous lieux et distribuer partout sa justice. C’est à elle qu’il est réservé de découvrir et de raffermir l’unité qui s’oublie sous les dissemblances infinies de notre civilisation.

Il n’y a pas bien long-temps qu’un pirate littéraire nous a rapporté d’outre-mer une satire véhémente dirigée contre l’état présent des lettres françaises. Ce manifeste n’avait pas plus de force et de pénétration que n’en peuvent montrer les whigs de la Revue d’Édimbourg ; il était même peu digne de la sévérité anglaise ; il mêlait des œuvres et des noms qui ne s’étaient encore trouvés ensemble nulle part ; il mettait à froisser des chefs-d’œuvre la même légèreté qu’à ramasser des nullités authentiques ; il laissait à découvert une ignorance si grande des faits, et une inexactitude d’informations si contraire aux préceptes de l’analyse puritaine, qu’on s’explique facilement le peu d’inquiétude qu’il a excité parmi nous.

Cet article de la Revue d’Édimbourg contenait pourtant un reproche grave dont nous avons peut-être trop méprisé l’avertissement, et dont il convient de mesurer mieux la portée. Il nous blâmait de n’avoir point conservé la communauté de désirs et de tendances qui a donné à la littérature du xviiie siècle son influence et sa gloire irrésistibles. Il exaltait ainsi la mission illustre de nos devanciers, pour faire plus efficacement ressortir la vanité de nos efforts.

Le respect que cette comparaison exprime pour les monumens antérieurs de notre littérature nationale, doit nous rendre indulgens pour l’injustice qu’elle nous réserve. Et puis nous ne pouvons refuser le jugement de nos pères. Si vraiment ils sont inquiets dans leur tombe, s’ils ont soulevé leur pierre tumulaire pour accuser l’impiété des vivans, qu’importe la voix qui a évoqué leur colère ?

Assurément, nous découvrons aujourd’hui des divisions qui n’étaient pas au dernier siècle ; mais peut-être sont-elles plus apparentes que fondamentales, peut-être notre esprit a-t-il séparé des choses qui se tiennent dans la réalité ; peut-être nous sommes-nous complu à isoler des œuvres, des hommes et des écoles qui, sous des diversités accidentelles, cachent une action concentrique ; peut-être l’unité existe-t-elle en effet dans notre société et dans notre littérature, où nous sommes coupables de ne l’avoir point vue ; peut-être notre raison a-t-elle tort contre la nature ; peut-être la critique est-elle responsable des discussions extérieures de l’art et du blâme que les étrangers jettent violemment sur nous.

Nous croyons bien que le procédé qui a engendré les œuvres d’art de notre temps diffère en des points capitaux de la méthode poétique du dernier siècle ; nous mettons au travail moins de raison, moins de volonté, plus de fatalité aveugle, plus de fantaisie indépendante que les poètes encyclopédistes. Chacun de nous s’enferme dans son orgueilleuse rêverie et dans la contemplation de sa personnalité. Nous tenons notre muse secrète et mystérieuse ; nous craignons que les regards des passans ne la souillent, et que la jalousie de nos amis ne la dérobe ; nous nous abstenons d’admettre qui que ce soit en sa familiarité. Nous ne voudrions pas non plus discipliner notre muse, de peur qu’elle ne perdît à cette contrainte l’ardeur et l’emportement de ses caresses. Nous ne pourrions consentir à faire de cette muse hautaine le soldat de quelque armée allant au loin, ni la réduire à mériter par de longs sacrifices une grande victoire. — Sans doute aussi nous avons moins d’ennemis à vaincre que n’en avaient nos pères, puisque nous ne sentons pas, comme eux, l’aiguillon du devoir commun.

Mais enfin nous vivons tous sous l’empire de mêmes évènemens et sous la loi de la même civilisation. L’esprit du siècle présent est aussi universellement pénétrant qu’aucun autre. Murez-vous bien dans votre égoïsme et dans votre vanité ; le vent des orages qui grondent n’épargnera pas votre solitude ; il ébranlera votre porte ; il s’acharnera sur toutes les ouvertures de votre retraite ; il s’insinuera par des fissures imperceptibles ; il ira remuer sous vos pieds la cendre de votre foyer ; il ennuiera vos oreilles, et vous ne pourrez éviter l’éclair jaillissant des nuages qu’il a entassés dans le ciel. Toutes les passions de votre ame livreront aux fatalités sociales les issues que votre intelligence croit avoir fermées. Et on lira l’histoire du siècle aussi bien dans vos effrois qu’on pourrait le faire dans votre enthousiasme.

Quelle doit donc être la préoccupation première de la critique de notre temps ? C’est de soulever les voiles particuliers qui dérobent l’unité de la vie actuelle ; c’est de dégager dans toute cette foule de conviés, sous tous leurs costumes originaux, sous tous leurs masques, dans toutes leurs allures diverses, le sentiment général qu’ils portent au cœur ; c’est de montrer notre époque, non pas désunie, brisée, prostituée au hasard et à la mode, mais usant de mille moyens pour une même action, et composant le faisceau de sa puissance d’une infinie variété d’attributs. Si les nations étrangères tournent à notre honte les bienfaits qu’elles ont reçus de nos pères, c’est qu’elles ignorent comment nous entendons continuer notre tradition. Certes, nous n’aurons pas besoin d’atténuer la gloire du xviiie siècle pour nous faire grands. Notre mérite consistera à augmenter l’héritage qu’il nous a laissé ; et quelle qu’ait été jusqu’à présent l’étourderie de notre jeunesse, nous n’avons pas épuisé en vaines prodigalités la sève de notre tronc héréditaire. Toutes les discussions qui ont été élevées, toutes les frivolités qui ont été brodées, toutes les fureurs qui se sont déchaînées, tout ce qu’on a imaginé de vertus ou de vices, tout ce qu’on a essayé de mouvemens et même de réactions, toute la poésie et toute la métaphysique que le xixe siècle a faites, ont un sens dont on peut montrer l’avenir. La France a toujours été en possession de dire aux nations européennes le dernier mot de chaque siècle.

La critique française doit prendre des termes plus généraux pour apprécier fidèlement l’ensemble de notre mouvement littéraire. Elle a établi des distinctions qui, à un certain point de vue, s’effacent ; elle a érigé des suprématies dont elle peut comparer la valeur sous des faces nouvelles. Après s’être si habilement, si puissamment servie du procédé analytique et de la contemplation individuelle, il ne sera pas inutile qu’elle use quelquefois un peu de la vue d’ensemble et de l’étude des parallélismes, qu’elle rapproche les écoles et les partis, qu’elle rattache les étoiles naissantes aux constellations déjà formées, qu’elle compte les troupes, qu’elle assiste à la mêlée et raconte les batailles, qu’elle nomme les héros du jour à côté des guerriers éprouvés depuis long-temps. La critique se placera ainsi sur le terrain de la réalité complète et vivante.

La supériorité du mouvement intellectuel qui s’accomplit en France s’est révélée particulièrement depuis deux ans par l’unité démocratique où convergent les génies suprêmes du temps, La Mennais, Châteaubriand. Béranger les attendait déjà sur ce sommet ; George Sand est allé les y chercher.

Mais ce n’est pas seulement de ces hauteurs qu’on découvre quelle vie nouvelle et inextinguible les arts se sentent venir. Ce n’est pas seulement dans ces têtes sublimes qu’on peut lire notre prédestination. Tout ce qui pousse d’espérances autour de ces grands feuillages, tout ce qui naît çà et là d’inconnu, d’anonyme, même de trop imparfait, porte le signe de cette promesse générale, et contient dans son éphémère existence un reflet de la force qui anime tout l’ensemble.

Aussi nous oserons descendre dans le courant de la bibliographie ordinaire, sans craindre que le trouble ou la faiblesse de ses inexpériences nous fasse jamais regretter le passé, ni désespérer de l’avenir des arts. Nous pourrions même sans danger ne pas choisir les œuvres avec lesquelles nous voulons constater les progrès de la littérature française. Les livres que nous trouvons sous notre main suffiront certainement à notre preuve. Et ce n’est point sur notre raison, mais sur les desseins infaillibles du siècle, que nous comptons.


Remercions tout d’abord M. Reveillé-Parise de s’être si complaisamment dévoué à la santé des gens de lettres, et d’avoir mis dans ses deux volumes[1] une recherche si éclairée des anecdotes du passé, une scrutation si délicate de la physiologie du tempérament artiste, un soin si minutieux de l’hygiène littéraire. Voilà donc que notre littérature aussi a son médecin, et non pas un docteur noir et diabolique, comme celui dont vous connaissez l’humour et les spirituelles leçons, mais un médecin qui s’occupe de votre corps négligé pour des spéculations moins vulgaires, qui vous tâte le pouls avec une main fraîche, qui vous égaie par une historiette, qui vous prie de lui lire vos vers, et qui règle votre régime en riant.

Le point de vue auquel M. Reveillé-Parise se place pour apprécier la physiologie des personnes livrées aux travaux de l’esprit, n’est pas exclusivement matérialiste. Cependant, sans récuser la vérité des faits observés sur lesquels il base sa loi fondamentale du tempérament artiste, nous eussions souhaité qu’il ne les eût pas justifiés par eux-mêmes, et que, pour les expliquer, il fût entré plus avant dans la recherche des relations de la pensée et de ses organes. M. Reveillé-Parise compose l’idiosyncrasie de l’homme de lettres avec une sensibilité nerveuse originelle, capable de recevoir des impressions plus vives, mais provoquant une diminution graduelle et presque absolue de la contractilité, principe de toute l’action humaine. Selon ce système, la passivité détruirait l’activité chez les hommes d’intelligence. Mais il nous semble que c’est faire la part des fatalités objectives trop grande, que de placer en elles le motif principal de la destruction, et de leur donner une influence si invincible. L’activité ne serait-elle pas au contraire la source de la gloire et des infirmités de l’artiste ? Et, pour parler le langage de la science, les maladies des gens de lettres ne se rapporteraient-elles pas beaucoup plus à l’hypersthénie qu’à l’hyperesthésie ?

Le second volume est divisé en deux parties. L’une contient la physiologie-pathologique de la vie littéraire ; l’autre est réservée à l’hygiène convenable. Précisément dans ces deux dernières parties, M. Réveillé-Parise, soit qu’il analyse les maladies des gens de lettres, soit qu’il indique les moyens de s’en défendre, donne aux excès de la contractilité et à ses effets plus d’importance qu’aux influences de la sensibilité. S’il remarque une altération organique, elle est causée par l’abus de la volonté, et non par l’action atténuante que les sensations peuvent exercer. Le régime qu’il ordonne consiste dans une certaine abstinence, ou dans un exercice déterminé du libre arbitre. Ceci ne nous paraît point s’accorder facilement avec la prééminence accordée tout à l’heure à l’influence de la passivité humaine.

Indépendamment de tous les faits observables possibles, en vertu même du sentiment psycologique de la vie que chacun porte en soi, nous oserons affirmer a priori que la loi fondamentale du tempérament des artistes ne peut être appréciée complètement au point de vue physiologique. C’est qu’en effet le sentiment de l’art nous paraît être bien plus un mouvement du dedans au dehors, qu’une impression du dehors au dedans. Au reste, la vie normale des hommes se produit généralement ainsi. M. Reveillé-Parise le reconnaît : « Possesseur du corps, le moi, ou l’homme ordonne à son sang de circuler plus lentement, à ses nerfs d’être moins irritables, au cerveau de méditer telle idée plutôt que telle autre. Le moi, par sa force intrinsèque, ou aidé de l’éducation et des secours de la philosophie, de la médecine, commande, régit souverainement l’économie ; en définitive, comme on l’a dit, l’homme est le maître chez lui. » — S’il est vrai que le génie soit un développement extraordinaire de la vie, il faudra bien convenir qu’il est l’expression d’une liberté particulièrement impérieuse. Mais cette définition, une fois admise, nous semblerait exiger qu’on déplaçât les bases sur lesquelles M. Reveillé-Parise a fondé le tempérament de ses malades.

Après tout, ce livre est un travail très-distingué et profitable. Même, sur le terrain métaphysique où nos chicanes l’ont attiré, il est infiniment plus remarquable que les ouvrages ordinaires de la science. C’est un pas fait au-delà de l’analyse vers une estime plus générale des causes originelles.


Nous ne pourrions accorder les mêmes éloges au Sourd-Muet de M. Paulmier[2]. C’est un beau livre sans doute, puisqu’il parle d’humanité souffrante et soulagée. Mais on est aussi trop forcé de lui chercher ce mérite-là.

Il y a plusieurs années déjà que M. Bébian, professeur à l’Institut des Sourds-Muets, publia un ouvrage clair et court, ou étaient exposés les principes de la méthode d’enseignement perfectionnée par l’abbé de l’Épée. Cet ouvrage était enrichi de notes curieuses sur l’histoire de l’éducation des sourds-muets, dont les premiers essais publics remontent à la fin du seizième siècle ; il reproduisait fidèlement tout ce que la science actuelle possède de notions exactes sur l’étude des sensations et des relations de l’homme avec le monde extérieur ; il était écrit simplement, avec la naïveté de bienveillance qui caractérise les écrivains de cette école philantropique ; il était divisé convenablement et selon toutes les rigueurs de l’évidence philosophique.

Toutes les qualités que nous avions remarquées au livre de M. Bébian, se sont tournées en défauts dans celui de M. Paulmier. Ici l’accessoire absorbe le fonds, l’anecdote étouffe le raisonnement, la disjonction remplace la division, la puérilité et l’embarras vous arrêtent à chaque page. Et puis ce terre-à-terre a encore une emphase qui irrite et des sinuosités importunes qui fatiguent. C’est faire un reproche accablant à ce livre que de dire qu’il est inutile, — trop surchargé de détails oiseux pour se laisser saisir par les intelligences simples des sourds-muets, — trop privé de grands aperçus pour intéresser les lecteurs ordinaires.

Jusqu’à ce jour, l’éducation des sourds-muets a été personnelle, c’est-à-dire qu’on commence leur langue avec le côté individuel des sensations de chacun d’eux. Et au lieu de faire de cette particularité une initiation à une langue commune, il est arrivé souvent qu’on l’a arbitrairement érigée en généralité. C’est ainsi, par exemple, que, dans le langage figuratif des sourds-muets, la ville de Rouen est désignée par le signe employé originellement pour nommer un jeune élève qui y était né. Une si grande liberté dans la relation des signes et des choses nous paraît effrayante. Et il serait à désirer que les professeurs s’occupassent sérieusement de la composition d’un vocabulaire de signes plus rationnel et plus assuré.

Cette question, capitale entre toutes celles qu’on peut poser à ce sujet, semble n’avoir arrêté M. Paulmier que légèrement : « Tous les gestes des sourds-muets sont des mouvemens du corps et de la physionomie. Si l’on pouvait réduire ces mouvemens en petit nombre et les représenter par des caractères radicaux, on aurait fixé le langage d’action, on en aurait fait une langue. Ce système nous paraît difficile à trouver. » Et voici la raison avec laquelle M. Paulmier console sa paresse : « Les signes sont enfans de l’imagination et de la poésie ; ils doivent en avoir la mobilité (pag. 114). » M. Paulmier ne sait-il donc pas que la nature physique, symbole et vêtement de toute poésie, est aussi la base des sciences exactes et mathémathiques ? Au lieu d’enfler le succès de sa méthode par la biographie de ses élèves, M. Paulmier aurait dû songer à la perfectionner en l’appuyant sur les véritables notions de l’entendement humain.

Si ce livre ne contenait deux tableaux synoptiques et deux planches de signes gravés, nous aurions peut-être douté que l’intention de M. Paulmier, en le publiant, fût digne de ses fonctions. Il nous paraît effectivement avoir été inspiré bien moins par la méditation et par un dessein grave, que par l’envie de recueillir en un volume les manifestes auxquels M. Paulmier confie assez fréquemment l’emploi de rappeler au public sa qualité d’instituteur des sourds-muets. C’est que vous visiterez l’établissement de la rue Saint-Jacques du haut jusqu’au bas, sans avoir jamais affaire à M. Paulmier, et sans qu’on vous parle de lui. Les élèves que vous interrogerez, écriront bien vite sur leur cahier l’éloge de M. Itard, leur médecin, dont l’ingénieuse patience a donné la parole à quelques-uns d’entre eux, l’éloge du professeur Bébian que l’administration tient en disgrâce, peut-être même l’éloge de M. Ordinaire, directeur de l’établissement. Jamais on ne vous saura dire à quoi sert M. Paulmier, instituteur des sourds-muets. Et si vous demandez ce qu’il est, on vous répondra qu’il est élève de l’abbé Sicard. Ensuite vous pourrez lire la préface que M. Paulmier a mise à la troisième édition de son livre ; vous y verrez que l’auteur « croit pouvoir dire, sans blesser la modestie, qu’il a eu quelques succès littéraires. » Pour croire un mot de cela, vous vous souvenez trop bien de n’avoir pas lu, dans le livre des Cent-et-Un, la description d’une Séance des sourds-muets de naissance, signée Paulmier, instituteur des sourds-muets, élève de l’abbé Sicard depuis trente ans.

Aurons-nous bientôt fini avec ces livres qui côtoient péniblement la science, sans y aborder jamais, qui ont des passions littéraires pour la psycologie, et qui émiettent le sensualisme de Condillac ? Aurons-nous bientôt fini avec ces mélanges d’analyses arides et de banalités anecdotiques ? Aurons-nous bientôt fini avec la philosophie tempérée ? Il serait temps en effet que le mouvement encyclopédique de recomposition, qui se fait au cœur de la société, commençât à marquer ses oscillations à toutes les extrémités de la connaissance actuelle, et que les généralisations nouvelles transmissent leur vie à tous les détails de la science. Serait-ce donc en vain que les penseurs hardis souffriraient le martyre de la tristesse et de l’ironie ? La rénovation, qui éclate par les génies les plus profonds, n’aboutirait-elle qu’à déchirer les entrailles qui la portent ? Non, les audaces de la pensée moderne ne seront pas perdues ; rarement nous trouverons à balayer sur notre seuil de ces débris ignorans des anciennes idolâtries. Au contraire, les inspirations de l’esprit nouveau et les imitations de ses chefs-d’œuvre viennent en foule s’y offrir.


La régénération tentée par M. de La Mennais au nom de la doctrine ésotérique du christianisme, est, sans contredit, une des pensées les plus grandes et les plus parfaitement synthétiques de ce siècle-ci. On a déjà apprécié dans la Revue la haute portée de ce prêtre démocrate ; on a foudroyé ses adversaires éloquemment. Mais si son enthousiasme, soudainement emporté, a rencontré des résistances, il a éveillé aussi par toute l’Europe des échos sympathiques dont le bruit n’est pas encore apaisé.

La ville de Lyon, dont le sac avait ensanglanté les rêves du Croyant, et remué jusqu’au fond son ardente charité, lui a renvoyé, la première, une salutation digne de lui. M. Jules Favre[3] a résumé, au milieu des douleurs de son pays, ce que M. de La Mennais leur apportait de consolations ; il maudit la brutalité de la force avec une énergie que soutiennent d’effroyables souvenirs. Le mal que les systèmes ont causé à sa patrie lui fait envier pour l’œuvre de notre rédemption politique un secours plus puissant que celui des idées. L’amour, dit-il, vaut mieux que l’intelligence. Puis son imagination s’exalte encore ; il ajoute : « Les philosophes, troublés, n’ont plus que des paroles vagues et creuses, et prophétisent un avenir dont ils n’ont pas la première idée. » Alors il tombe aux pieds de la Charité, et demande à cette fille de Dieu le bonheur que les fils des hommes sont impuissans à organiser. L’incendie de Lyon a été trop horrible assurément pour que nous ayons sitôt oublié ce désastre et la dureté impitoyable du pouvoir. Nous savons bien que la miséricorde est absente de certaines ames, et que la mansuétude a encore besoin d’apôtres. Mais enfin, est-ce la charité qui résoudra les problèmes posés par les massacres de Lyon, ou bien est-ce la justice ? Et quelle force le cœur humain trouverait-il dans ses tendresses, s’il dédaignait les lumières de l’esprit ? M. Jules Favre a montré déjà, au barreau, un don trop puissant d’âpreté véhémente, pour que nous ayons le droit d’exiger de lui une rigueur incompatible peut-être avec les mélancolies de son tempérament.


Il nous est venu de Nancy un pamphlet plus leste, ayant une fronde plus joyeuse et un épanouissement plus libre. Le Sceptique moderne[4] a vu le désir ardent de foi que le siècle n’a pu encore satisfaire ; il se laisse aller à un dernier criticisme, vif, impétueux ; il se glisse à travers tous les détails de la société actuelle avec franchise ; il en rassemble les antithèses, et établit rapidement le duel universel de vérité et de mensonge où nous sommes engagés. La guerre, la justice, l’histoire, les arts, la raison, la foi, les institutions sociales et domestiques, les mœurs, l’éducation, les partis, lui offrent un mélange semblable de bien et de mal. Ce sceptique a deux miroirs, où les choses prennent deux apparences différentes ; il poursuit les antinomies de l’ordre présent. Les contradictions proverbiales, les incertitudes les plus vulgaires empruntent une certaine force au cadre où elles sont ainsi entassées. La vérité de ce doute est dans l’époque actuelle. Nous ne pouvons que louer beaucoup la solution à laquelle il aboutit ; mais nous eussions désiré qu’il y fût amené par des transitions plus élevées selon la raison et selon le cœur.


Toute cette révolte de la pensée que le génie propage, acquiert encore une valeur plus significative par la coïncidence des défis que portent chaque jour à la réalité des ambitions plus modestes. Pendant que de nouvelles généralités outrepassent la métaphysique ancienne, il est aussi des souffrances particulières qui transgressent la sociabilité reconnue. La tête et le bras de l’époque présente ne peuvent avoir tort ensemble, sans que ce soit une justification de leur violence.


Hippolyte Raynal[5] était si peu né pour le crime, que la pénétration de Béranger et une prévoyance plus auguste n’ont pas craint de le secourir. Et cependant le malheureux poète a été conduit deux fois sur le banc fatal pour y être deux fois convaincu de son impuissance à rester en deçà des limites de la législation pénale. Venu ainsi jusqu’à l’âge de trente ans, sans connaître le talent qui pouvait le soustraire aux mauvais conseils de la faim, ce jeune homme vous raconte la fatalité de ses misères avec une naïveté qui force au pardon. « En revoyant l’empreinte de mes petits pieds nus, dit-il, je ne puis m’empêcher de m’attendrir en songeant que ce n’était point au mal qu’ils allaient, et que c’est là qu’ils ont été contraints d’arriver ! »

Aussi, lorsque la gendarmerie le saisit, dormant dans la forêt de Chantilly, il demande à la loi, qui n’a rien pu pour son bien-être, pourquoi elle le punit d’un dénûment qui prouve son respect pour elle. Et puis quand la loi l’a frappé et traité inhumainement, il s’écrie : « Il y aura bientôt deux mille ans que Jésus a été un Dieu pour avoir dit : Je suis la loi faite homme. Qu’êtes-vous, vous qui n’avez rien laissé de l’homme dans la loi ? »


Le droit imprescriptible de la faim avait jeté Raynal dans la prison de Poissy. Le droit non moins irrécusable de la pensée a fait écrouer M. Antony Thouret à la prison de Saint-Waast. L’un désirait du pain ; l’autre croyait que les idées n’ont à supporter d’autre épreuve que celle de la vérité. La loi a condamné dans ces deux hommes les deux besoins les plus impérieux de la nature humaine.

M. Antony Thouret a consacré les loisirs de sa peine politique à écrire un roman. Il y a peint trop de souffrances réelles pour qu’on n’excuse point un peu son inexpérience première de l’art. Toussaint-le-Mulâtre[6] est une esquisse de passions actuelles fortement empreintes d’amertume et de criticisme. Les caractères de ce livre sont mieux constitués que l’action n’est conduite ; ils manquent cependant de l’illusion idéale, qu’une méditation plus exquise aurait pu achever de leur donner.

M. Thouret a écrit son livre avec une exagération de réalisme, qu’il a empruntée à la manière de M. Hugo. Lorsqu’il l’applique purement à des descriptions extérieures, aux révélations des ténèbres de la police, aux réminiscences du cachot, aux souvenirs du journalisme, il donne vraiment à son matérialisme une verve et une chaleur originales.


Notre époque est ainsi faite. Elle a des périls dont la chance séduit les ames fortes ; elle entraîne dans l’action des natures que l’art se fût réservées en d’autres temps ; elle les y compromet si bien qu’elle les brise pour toute la vie ; elle ne leur rend qu’au milieu des douleurs le repos et la faculté poétique. Ces âmes d’artistes s’éveillent ou se retrouvent sous le poids des anathèmes de la société ; elles aigrissent encore leur énergie dans cette proscription. Désormais elles ne sauront plus que nier et maudire.

Pendant ce temps-là, l’éducation et l’opulence donnent à quelques organisations ébauchées une littérature factice et fade. L’oisiveté crée chez nous des poètes, presque autant que la nature. L’aristocratie fait les frais de ces renommées, et la librairie ceux de leurs livres. Les rigueurs du feuilleton savent s’amollir encore aux sollicitations d’un noble titre. Mais il est merveilleux de voir quelle insouciance de tout sentiment sérieux s’est emparée de cette littérature des grands salons, et quel vertige la domine. C’est peut-être dans les écrivains du parti légitimiste qu’on reconnaît plus aisément les destinées contraires du siècle.


Voici le Voyage en Suisse[7] de M. le comte Théobald Walsh, rédacteur de la Gazette de Normandie. M. le comte, entré en Suisse, semble oublier complètement les préventions de parti qu’il soutenait, tant bien que mal, en France. S’il rencontre un portrait de Luther à Bade, une petite république à Gersau, la date et le lieu d’une héroïque insurrection dans la vallée du Prettigau, et partout les noms de Guillaume Tell, de Jean Huss, de Zwingle, il prend aussitôt feu contre l’hérésie et la révolte. Il apprécie gravement à Genève la haute puissance politique de Calvin. Quelquefois, pourtant, il veut rappeler les opinions de sa coterie, et renouer les concessions involontaires de son présent aux principes de son passé. La nonchalance et la singularité qu’il met à ces ressouvenirs sont piquantes. Retrouvant à Lucerne les traces de Paul-Louis Courier, il argumente sur la dualité de son talent et de son caractère avec un admirable sang-froid. Il a peine à croire que Courier ait été bon. Puis il se reproche la hardiesse de ce jugement : « Je crains, dit-il, qu’il ne s’y glisse, à mon insu, un reste de rancune politique ; ce qui, j’avoue, serait possible. Car Courier est, après Béranger et M. de Blacas, l’homme qui a fait le plus de mal à la restauration. » Par quel horrible forfait M. de Blacas a-t-il donc mérité de coudoyer la gloire au bout de ce paragraphe ?


M. Jules de Saint-Félix, dont nous voudrions rappeler le talent à des préoccupations plus graves, voyageait aux bords de la Méditerranée lorsque lui vint l’idée du roman d’Arabelle[8]. M. Jules de Saint-Félix ne nous paraît pas avoir une assurance bien vive dans la bannière politique sous laquelle il s’est engagé ; il a senti le besoin d’avoir une autre religion que celle de son parti ; il s’est réfugié dans l’amour de l’art pour lui-même, et lui a voué un culte secret, comme il le dit dans sa préface. Il n’a point tenu toutefois sa parole. Arabelle est bien l’image de l’aristocratie présente, à laquelle nous regrettions que M. de Saint-Félix ait consacré sa jeunesse. Arabelle est une courtisane. Elle reçoit à Florence, dans son palais, toute la noblesse d’Europe. Elle a l’audacieuse splendeur de la prostitution dont les femmes du monde n’ont que les douceurs timides. Le comte Edmond aime Arabelle plus qu’homme n’a fait avant lui. Cet amour inoui, gagnant Arabelle peu à peu, lui sert de transition entre les débauches et le cloître. Voilà tout.

L’aristocratie n’est-elle point comme Arabelle, aujourd’hui ? Tentée par les débordemens nouveaux du siècle, elle s’y plonge passionnément. Ses loisirs se prennent aux plus excentriques manifestations de l’esprit moderne. Elle se noircit volontiers comme Byron, et cherche les ivresses où l’on oublie. Mais elle ne peut ordonner à sa raison de suivre son cœur ; elle en exagère au contraire les reproches à mesure que la vie lui échappe. Elle se jette alors stoïquement dans les extrémités de sa première destinée, et compte racheter par le repentir la part qu’elle a prise aux folies du temps. Cela met dans sa biographie un mélange absurde des désirs les plus insensés et des plus imbécilles remords. Ne comptez point nous tromper, poète ; vous préférez les péchés de votre Madeleine à ses larmes.

La versification de M. Jules de Saint-Félix, quoique assez abondante et limpide, a pourtant un signe frappant d’extériorité et de matérialisme. Ne dirait-on pas qu’il n’a point trouvé dans son opinion la vie nécessaire pour animer ses caractères, et qu’il s’est trouvé forcé de dépenser sa poésie sur le costume de ses statues ? Toutes ces vieilles convictions sont ainsi devenues impuissantes ; les artistes qu’elles inspirent, pourront bien encore tailler des marbres ; ils ne sauront plus entr’ouvrir le ciel pour lui dérober le feu souverain.

Nous ne parlerons des fragmens qui terminent le volume, que pour en citer les quatre derniers vers, où semble se dévoiler l’arrière-pensée d’une heureuse conversion :


Eh bien ! vos ducs ont-ils le front moins triomphant,
Depuis qu’un écusson est un jouet d’enfant ?
Passez, ducs et châteaux et donjon feudataire…
Tout va vite, voyez, tout passe sur la terre.


Pendant que la poésie aristocratique se perd ainsi dans des sentiers qui la trompent, M. Henrion, avocat à la cour royale de Paris, dresse une statistique de parti, pour recueillir la vie des hommes célèbres que la mort enlève chaque année.

Cet avocat prétend qu’Andrieux, apôtre très ardent de l’impiété, est un des hommes qui ont le plus contribué à égarer la jeunesse ; que Bentham avait peu d’estime pour l’espèce humaine ; que M. Bichon, supérieur du séminaire de Mende, après avoir joui d’une éloquence entraînante, s’est endormi du sommeil des justes au sein du calme et de la sérénité ; qu’il n’y a rien de plus gracieux, de plus noble, de plus naïf que la Didon de P. Guérin ; que Lafayette était un homme de bon ton dans les rangs du désordre, et rappelait l’ancienne cour à des partis de sale démagogie ; que M. de Martignac était un grand tribun qui avait fait représenter plusieurs vaudevilles. Lorsque M. Henrion ne sait point courber une biographie jusqu’à l’humilité de son point de vue, il la restreint à ses deux dates extrêmes ; de telle façon qu’aux endroits où il ne peut mettre une déclamation, il laisse une aridité qui n’a rien à lui envier. Il est plus commode encore d’omettre les tendances du siècle, que de les insulter. Du reste, le sublime projet réalisé par M. Henrion avait reçu un commencement d’exécution par les soins doctrinaires de M. Mahul. Toutes les infirmités se tiennent.


Nous savons une candeur aussi énorme que ces hypocrisies. Un ancien préfet du Gard[9], destitué en 1824 pour des motifs qu’on a peine à deviner dans des strophes à moitié effacées, s’était retiré près du Luxembourg. Il ne paraît pas que l’émeute de décembre 1830 l’ait fait déserter, comme il dit lui-même, le nid modeste et studieux où il avait assemblé sa couvée. Mais, aussitôt l’émeute passée, en janvier 1831, M. de Sémonville, grand-référendaire près la chambre des pairs, reçut de lui quatre stances, signées par un promeneur ami de la paix et des roses, qui l’engageaient à faire enlever du jardin du Luxembourg les échafaudages dressés à l’occasion du procès des ministres. Le poète anonyme promettait, en échange de cette complaisance, de ramener sa muse dans l’enceinte long-temps profanée. M. de Sémonville n’était peut-être pas fâché d’épier une muse, pour savoir ce que c’était. Il fit enlever les planches fatales. Mais le promeneur ami de la paix et des roses, par de nouvelles strophes, demanda compte au grand-référendaire de la mousse qu’il laissait pousser au menton de la Diane chasseresse, et du limon fangeux qui faisait frémir les muscles du fier gladiateur. Il pria le noble pair de faire couvrir les statues du vernis protecteur d’un bouillant encaustique.

Il paraît que M. de Sémonville trouva la muse trop divertissante pour ne pas se rendre à ses nouvelles sollicitations. Tout cela amena entre le promeneur et le grand-référendaire une bataille de complimens et de bouts-rimés qui se trouvait consignée avec mille autres petits poulets paternels sur l’album de Mme la baronne **, fille du promeneur. La publication de cet album a rempli un énorme volume.

La critique n’a pas de prise, comme on pense bien, sur ce recueil de poésies domestiques, qui est du nombre des choses qu’on n’a pas besoin d’outrager. Nous ne pouvons taire cependant combien la fadeur de toutes ces sensations privées est générale aujourd’hui. Nous aurions été fâchés de ne pas rencontrer les loisirs de M. le vicomte Villiers du Terrage ; ils nous donnent la mesure de la vie puérile et peureuse qu’on mène autour de certains foyers. Nous ne voulons pas nous dissimuler les superstitions insensées que les troubles du siècle jettent dans une multitude d’esprits faibles. La honte de cette couardise servira à raffermir nos ames.


Nous ne croyons pas que l’esprit de parti soit assez puissant pour assurer une renommée véritable aux Pensées de M. de Peyronnet[10]. Ce livre, plus grave et meilleur que ceux dont nous venons de parler, n’a point cependant la marque de grandeur que lui pouvait donner l’infortune. Nous ne devons pas montrer plus de miséricorde pour la métaphysique du prisonnier, que nous n’aurions eu de patience pour les prétentions du ministre. L’adversité n’a point élargi, le moins du monde, les systèmes étroits de ces derniers et impuissans défenseurs de la vieille monarchie.

L’envie que tous les ministres déchus ont eue de mettre au grand jour le talent vanté en eux par leur coterie, a tourné à la dérision de ce parti, qui ne sait même plus discerner ses faiblesses. Vieillard près de s’éteindre, il est tombé dans l’atonie de l’enfance. Le livre de M. d’Haussez sur l’Angleterre était aussi ignorant que possible. L’ouvrage de M. de Montbel n’aurait pas été lu, s’il n’avait parlé du duc de Reichstadt. Ce que nous reprocherons au livre de M. de Peyronnet, c’est l’absence de toute passion ; une raison bornée, incapable d’émotions, voilà le secret de cette fausse grandeur que le malheur n’a pas ennoblie.

Lorsque l’antique et féodale monarchie était déjà chancelante, lorsqu’elle s’affaissait avec les croyances religieuses qui la soutenaient, lorsque le vaste réseau du catholicisme tombait peu à peu au-dessous du niveau de l’humanité, lorsque le xvie siècle approchait, lorsque l’ancienne communion des idées et des passions était déchirée par le rationalisme de l’hérésie, si quelques hommes d’état se levaient, impassibles devant les choses qui tombaient, trop loin encore des choses qui allaient être pour les attendre, insoucians du droit, profitant du fait, mettant toute leur sagesse à naviguer habilement dans la tempête de leur siècle, relevant de leur raison individuelle, et n’ayant pas le temps de l’agrandir à des usages généraux ; certes, ces hommes étaient assez différens de ceux qui les environnaient, ils avaient dépensé assez d’énergie à chercher en eux-mêmes leur point d’appui, ils étaient d’assez héroïques lutteurs pour que nous devions les estimer encore. Aussi, que Philippe de Commines se voue tour à tour au droit de Bourgogne et au droit de France, que Machiavel paraisse osciller entre la démocratie de Florence et la tyrannie des Borgia, on tolère ces incertitudes. L’absence de croyances n’est pas nuisible à ces hommes ; elle faisait leur force et leur gloire : car ce n’est point par les origines de leur raison, mais par les applications, qu’ils brillent.

Cette froideur dans les grandes aventures de la vie, qui caractérise le génie des ministres du xvie siècle, ne nous paraît point convenir aux hommes d’état d’aujourd’hui. Les questions générales sont, grâce à Dieu, mieux posées en ce temps-ci qu’en celui-là ; elles ne permettent plus l’indifférence ; et si nous trouvions dans un homme de parti la sécheresse des premiers politiques, nous devrions penser bien mal de l’opinion qui aurait été contrainte de se choisir un tel représentant.

M. de Peyronnet est ainsi. Il argumente sur les politiques diverses avec un sang-froid intolérable, il cherche les conséquences, et ne s’inquiète pas des bases. Il a une dialectique peu variée, mais opiniâtre ; il déduit de la souveraineté du peuple son absolution, et de la légitimité son panégyrique ; il raisonne sur les petits détails et s’abstient des grandes affaires ; il discute, il dialogue ; il ferraille avec la pensée, comme avec une arme terne ; il m’a tout-à-fait l’air d’un homme qui perce le mur de sa chambre avec la moitié d’un fleuret. Il était fait entièrement pour les chicanes obscures du parquet, et toute espèce de régime devait trouver en lui un excellent avocat-général.

La dialectique dont use M. de Peyronnet est mesquine. C’est un petit sentier épineux qui n’ouvre jamais de perspectives. Quelquefois il conduit à des précipices ténébreux, vers des antres où aucune lumière ne luit, et où l’on tombe dans la terreur du néant. Voulez-vous voir par quel dogme la restauration prétendait remplacer le consentement du vote national ? C’est par la guerre civile. M. de Peyronnet établit la nécessité de ces dissensions fratricides ; il voudrait seulement les faire plus rares et moins féroces. Voulez-vous savoir pourquoi on ne doit pas abolir la peine de mort ? C’est qu’il y a des hommes dont la misère est si grande, que les plus affreux supplices, hormis celui-là, ne leur sont point suffisamment cruels.

Toutes les premières pages sur la justice, composées par le ministre pendant l’instruction de son jugement, ont bien l’air d’avoir été écrites devant l’échafaud ; mais, malgré les infortunes de l’auteur, ces pages sont empreintes d’une telle dureté, qu’en vérité ce n’était pas Cinq-Mars qui eût pu les écrire, mais plutôt Laubardemont.

Le traité du serment politique qui suit est une controverse sans conclusion. Nous n’y avons remarqué qu’un chapitre sur la souveraineté populaire ; l’écrivain aborde enfin le principe de la politique, mais sa logique exercée se montre impuissante à combattre le dogme fondamental conquis par nos révolutions.

Ce qui reste, après cela, est une série d’articles, dont quelques-uns ont été envoyés aux journaux légitimistes, et qui tous sont trop empreints du cachet d’une personnalité aveugle et égoïste pour solliciter une réfutation. Et pour finir par une observation qui rentre mieux dans la spécialité de nos études, nous signalerons les paragraphes de M. de Peyronnet sur les actes, comme la révélation parfaite de toute sa personne. La stérilité de sa politique et les limites de son esprit s’y laissent facilement deviner.

Au cinquième siècle de l’ère chrétienne, le philosophe Boëce, après avoir essayé de reconquérir le monde à la métaphysique d’Aristote, expiait dans son cachot le tort de son antiquité. Le livre qu’il écrivit dans les fers est resté, parce qu’il porte un sentiment très élevé de contemplation. Boëce était vraiment assez grand pour être insensible à ses souffrances avant qu’il songeât à leur administrer les consolations de la philosophie. Boëce vivait entre deux grands mondes, digne de tous les deux.

M. de Peyronnet est tombé d’une petite position dans une infortune qu’il n’a pas su convenablement apprécier. Son livre n’a ni grande passion, ni grande idée. Ce n’est presque pas un regret, ce n’est pas du tout une conversion, c’est une plainte dans une bouche qui se fait appeler stoïque. Nous eussions mieux aimé trouver dans les Pensées une protestation vive et hautaine contre les innovations du temps ; mais encore une fois le parti légitimiste a perdu ses fortes émotions. De Maistre a enterré avec lui son éloquence.


Si vous voulez vous reposer de ces vieilles choses, cherchez dans les livres de la jeunesse une émotion plus sérieuse. Les jeunes gens travaillent hâtivement ; mais ils ont au moins à dépenser de la chaleur et de l’intelligence.

Paris moderne[11] et Paris révolutionnaire[12] ont ouvert leurs pages à la foule des écrivains. Le premier de ces deux livres s’est proposé de reproduire la physionomie visible de Paris ; le second, les tendances de sa spiritualité. Le but de celui-là, moins ardent, est plus facile à atteindre. Du reste, ils ont tous deux le tort grave de n’avoir point été dirigés selon des plans précis et fermes. Aussi, nous craignons que l’un ne reste incomplet dans sa réalité, comme l’autre dans sa logique.

Mais nous croyons pouvoir affirmer que, de tous ces tableaux du présent et du pays, ressort l’avertissement d’une unité prophétique, dont les hommes peuvent laisser au temps la charge de développer les conséquences inévitables. Dans toutes ces voix particulières que nous avons essayé de caractériser, on retrouve des notes communes et des cris involontaires qui présagent d’heureuses destinées. L’angoisse de la douleur, l’ennui de l’oisiveté, l’impuissance du fanatisme, sont des indices aussi certains des grandeurs de l’avenir que l’ardeur et la raison de la jeunesse. Mais nous pouvons trouver les mêmes signes dans la direction des études actuelles vers le passé de l’histoire et vers les nations extérieures.


L’histoire du xvie siècle, par le bibliophile Jacob, est ainsi faite qu’elle doit s’attirer à la fois l’approbation et les blâmes de la critique. M. Paul Lacroix, dit le Bibliophile, semble avoir surtout le goût des recherches et des compilations historiques ; il aime à découper les chroniques, à les reproduire, à les copier ; il se plaît, par une érudition patiente et quêteuse, à retrouver le passé dans sa physionomie la plus servilement calquée sur certains monumens et sur certains témoignages ; il annote, il exhume, il coud ensemble les lambeaux exhumés ; c’est ainsi qu’il a composé les deux premiers volumes de l’histoire du xvie siècle, en transcrivant à la suite de nombreux passages des chroniques et des vieilles histoires. Eh bien ! ce genre de labeur est estimable et mérite qu’on le loue. Dans la vaste distribution de travail qui doit présider à l’œuvre historique de notre siècle, il faut des écrivains que la nature de leur esprit porte plus particulièrement à recueillir les faits, à mettre en lumière les autorités, les récits authentiques, les mémoires originaux, sans but, sans idée, sans dessein, qui fassent des recherches pour l’amour des recherches elles-mêmes, qui ne veuillent rien élever eux-mêmes, mais qui amassent le plus de matériaux possible, et qui se délectent avec une ardeur infatigable dans la compilation. Nous sommes de l’avis de M. Paul Lacroix, compiler est une bonne chose, mais dans son ordre et à sa place ; aussi nous ne chercherons nullement à le détourner des recherches et des compilations ; nous louerons même de grand cœur son aptitude véritable pour ce genre de travail ; mais nous lui demanderons pourquoi, compilateur utile, il s’attache à dégrader l’histoire ou plutôt à la nier, pourquoi il manifeste dans sa préface une indifférence si railleuse pour les idées. Que signifie cette lutte qu’on voudrait établir entre les faits et les systèmes ? existe-t-il donc un fait que l’homme ne voie à travers son idéalité ? existe-t-il un système qui ne repose pas sur une observation ? L’idéal absolu est aussi impossible que le positif absolu est impraticable.

Vous rassemblez les notes que vous avez prises sur les manuscrits de la Bibliothèque du roi et sur les chroniques vulgaires ; vous classez les dates et les anecdotes que vous avez amassées. C’est bien, vous êtes un chroniqueur ; vous vous piquez de ne mettre à votre travail aucune intelligence. Vous vous vantez de n’avoir discerné, ni les hommes, ni les temps. Vous exaltez vivement le mérite que vous avez de manquer de raisonnement et de pénétration.

Mais à qui l’auteur fait-il tort par ces vues étroites ? à l’histoire, ou à lui-même ? M. Paul Lacroix a décelé dans sa préface un esprit auquel manque la grandeur, et qui semble s’obstiner et se complaire à rester mesquin ; il s’est montré destitué de ce sens large et profond qui sait assigner à chaque chose sa valeur et sa portée. Comment l’auteur n’a-t-il pas compris que plus il se vouait à la chronique, plus il devait respecter l’histoire, que ce respect même eût rehaussé son propre travail et ses efforts, qu’il en eût fait un ouvrier intelligent concourant à l’œuvre générale, tandis que, par les étranges affirmations de sa préface, il s’est montré manœuvre prétentieux et révolté. L’histoire ne sera pas ébranlée sur sa base par les singuliers anathèmes de M. Paul Lacroix ; elle attend toujours les artistes et les penseurs ; comme il est de sa destinée de se renouveler de siècle en siècle, et de changer de point de vue en s’élevant toujours, elle offre incessamment des champs nouveaux et des perspectives inconnues. L’histoire ne se contente pas d’être une chronique ; elle ne serait pas non plus satisfaite de la sécheresse d’une dissertation ; pas davantage elle ne songe à dégénérer en plaidoyer passionné : mais, s’attachant à comprendre la vie entière de l’humanité et de l’homme, elle mêle ensemble le réel et l’idéal, le drame et le système, les faits et la loi générale qui les mène et les coordonne. Cette histoire indestructible semble une des plus nobles préoccupations de notre siècle ; elle réclame de nouveaux efforts et d’énergiques tentatives. En attendant, nous engageons M. Paul Lacroix à continuer sa compilation, sans davantage insulter l’histoire.


Tout concourt dans notre époque à éclaircir les fastes du genre humain, ses mœurs et ses destinées dans les civilisations les plus différentes : voici les Chants populaires des Serviens[13], traduits par Mme Élise Voïart sur la version allemande de Mlle Thérèse Jacob. La guerre est le sujet principal des rapsodies nationales de la Servie, parce qu’elle est la trame de toute son histoire. Parqués entre le Danube, l’Adriatique et le Balkan, les Serviens ont lutté successivement contre les Bulgares de l’est, contre les monarchies militaires du nord, contre l’invasion et la souveraineté ottomanes. Aussi le caractère de leur littérature est-il spécialement héroïque. Mais l’amour s’y joint plus souvent et plus affectueusement qu’à l’épopée homérique. On sent que le christianisme et la Germanie ont passé par là et s’y conservent.

La condition misérable des Serviens explique suffisamment la brièveté de leurs récits populaires. Ces chants de l’esclavage n’ont pas la longue haleine des libres poésies de la démocratie grecque. Rien n’empêcherait toutefois qu’on ne groupât les plus indifférentes de ces ballades autour des plus considérables. Les aventures de Marko, fils de roi, pourraient, par exemple, servir de centre à toute une fable épique qui rallierait facilement en un faisceau les témoignages dispersés du patriotisme servien. C’est probablement ainsi qu’on a fait à l’égard des chants homériques. Mais cette falsification, qui ne gâterait pas sensiblement la vérité, n’accroîtrait pas non plus la valeur de ces admirables poésies.

Et si la grandeur d’une littérature se mesure à l’influence qu’elle exerce sur les destinées humaines, quelle littérature pourra se dire plus grande que celle des Serviens ? Elle a tiré un peuple de la servitude. Ces chants, colportés sur les montagnes de la Bosnie et de l’Herzégowine, y entretenaient le souvenir de la vaillance antique et la haine héréditaire contre le despotisme musulman. Depuis plus de deux siècles, les Turcs étaient établis en maîtres dans les villes et dans les forteresses serviennes, lorsque, au commencement de celui-ci, les guerres de la Russie et de la Porte permirent aux peuplades opprimées de recueillir leur part de l’insurrection que la révolution française venait de semer à travers les nations. Le héros George Pétrowitch commença la délivrance de son pays. Le prince Milosch la mena à terme. Le 22 novembre 1833, le sultan Mahmoud l’a reconnue. La Servie est actuellement admise à s’administrer elle-même par une assemblée nationale, plus démocratique que nos chambres constitutionnelles. Il est vrai qu’elle doit cet affranchissement à la promesse d’un tribut annuel de 13,000,000 piastres turques, réparti par l’assemblée. Voilà comment, dans l’ère moderne, toutes les voies conduisent à la liberté. La poésie et l’or rompent leur ancien divorce pour conspirer à l’émancipation du monde.


La Philosophie de la tradition[14] est un livre très important et très significatif : il dérive des tendances qui poussent l’Allemagne à sortir du christianisme en l’exagérant ; c’est une vue théosophique touchant l’origine et les développemens de l’humanité. Le procédé de ce mysticisme est bien simple ; il consiste à emprunter à l’époque présente ses désirs et ses idées, et à les légitimer non point par la force actuelle et vivante de l’humanité, mais par les comparaisons et les interprétations des anciennes sectes. Les vérités de notre temps ne peuvent conserver leur intégrité en passant de la sorte au tamis des traditions mystiques ; et cette seconde vue des superstitions qui tombent sera aussi inhabile à les soutenir, que les efforts analogues de Julien pour aviver le paganisme furent impuissans à intercepter la foi chrétienne.

Le mysticisme de M. Molitor est particulièrement judaïque ; il argumente de la thorah et de la m’sorah beaucoup plus que des évangiles ; il fait disparaître Jésus sous Moïse, et Moïse sous les rabbins. En établissant l’équation de la cabale et du christianisme, M. Molitor a restitué l’une et l’autre à leur place historique ; il a retrouvé au point de vue de la foi l’identité de la philosophie et de la religion, qu’on a reconnue en France au point de la raison. L’école dont M. Molitor relève aspire à conduire le christianisme à une philosophie idéale-réelle ; d’autres écoles travaillent à amener l’humanité au même terme. Cette dernière mission nous semble plus sérieuse, parce qu’elle est plus positive.

À en juger par ses antécédens, l’Allemagne ne prendra part à l’action politique de l’Europe qu’en vertu de la philosophie. Nous devons regarder l’acharnement qu’elle met à condenser tous les systèmes comme le signe précurseur d’une réalisation. Or, il est bien certain que le judaïsme doit opérer pour sa part dans le mouvement philosophique qui travaille l’Allemagne. M. Molitor représente dignement la science hébraïque au congrès des opinions contemporaines. En France, la savante traduction de la Bible, publiée par M. Cahen, a marqué l’heure d’une semblable élaboration ; mais nous avons l’heureuse hardiesse de soumettre toutes les études à l’unité moderne que nous portons dans nos entrailles, et de faire d’ensemble ce que l’Allemagne ne peut mener à bien avec plus de savoir, parce qu’elle a moins de discernement ou trop de prudence.

M. Molitor appartient à l’école des Baader et des Gœrres, dont l’idéalisme élevé passe de l’étude des traditions aux spéculations les plus abstraites de la pensée, et pour laquelle Schelling ne dissimule pas de généreuses sympathies. Les relations suivies que M. X. Quris a eues avec les professeurs des universités allemandes, le rendaient tout-à-fait digne d’introduire en France une connaissance plus parfaite de ce nouveau mysticisme.


Aucune nation ne manquera au banquet de la démocratie ; l’Allemagne s’est mise en route pour y venir. Nous avons sous les yeux une traduction de la tragédie de Struensée, que Michaël Beer, le frère du célèbre compositeur Meyer-Beer, a fait représenter à Munich peu avant sa mort. Cette tragédie n’a point, comme on pense, la raillerie aristocratique dont M. Scribe a usé peu agréablement dans sa comédie ; elle est une justification de l’alliance démocratico-monarchique rêvée par quelques hommes d’état du xviiie siècle. Struensée, avant de monter sur l’échafaud, prononce la formule sacramentelle des royautés constitutionnelles : « Ce jour arrivera ;… il est inévitable, assuré comme l’éternelle sagesse. Les peuples ne sont puissans que par les rois, les rois ne sont grands que par les peuples. » Nous doutons moins de l’éternité de cet axiome que des résolutions de l’Allemagne.


C’est par les voies matérielles que l’Angleterre accomplit son progrès. L’économie politique est la seule philosophie non dérisoire qu’on fasse à Londres. Les Contes populaires de John Hopkins[15], composés par Mme Marcet, sont un résumé assez fidèle de l’état actuel des idées économiques de la Grande-Bretagne. John Hopkins, c’est une nouvelle façon de John Bull, façon plus patiente et plus débonnaire. John Hopkins vit dans le dénuement le plus absolu ; il ne connaît l’abondance que dans le nombre des membres de sa famille. Il se laisse pourtant faire dix petits contes bénins, par lesquels on lui persuade que sa pauvreté est heureuse, que la richesse des seigneurs entretient cette félicité, que la taxe des maîtres doit être respectée aveuglément ; que, s’il ne se trouve pas à l’aise dans son comté, il peut aller fonder une colonie dans le Nouveau-Monde ; que, s’il n’a pas de quoi nourrir ses enfans, il ne doit pas compter sur l’aide de ses concitoyens ; que les machines et l’exportation étrangère, qui le ruinent, pourront bien finir par l’enrichir, et qu’ainsi, de progrès en progrès, il saura l’économie politique aussi bien qu’Adam Smith, ce qui ne l’empêchera pas de mourir de faim. Nous comprenons tout ce que le privilège de la possession a de timoré, d’intolérant, peut-être même de juste ; mais nous ne savons pas quelle simplicité rustique se laisserait prendre à l’artifice d’une logique si naïve.

Ce qui perce de démocratique dans l’enseignement de ces contes étonne d’autant plus, que l’aristocratie y a toujours la dernière parole, pose les questions et les résout. Aussi l’on cherche toujours une hypocrisie dans ses discours, et, lorsqu’à la fin elle propose la liberté du commerce du blé, comme la seule concession qu’elle puisse faire, on est tenté d’y voir bien moins un moyen de mettre le pain à bon marché, qu’un désir du monopole de la richesse, et une espérance nouvelle d’exploitation. Du reste, ce livre contient sur la question politique des expressions hardies, qui sembleraient encourager les progrès de la liberté plus que ceux du bien-être. Ces distinctions pourraient devenir fort inutiles, si une révolution importante s’accomplissait en Angleterre. Le paupérisme y est trop considérable pour qu’il n’entraîne pas les solutions économiques dans les insurrections populaires.


Mistress Trollope a promené, l’année dernière, ses ironies aristocratiques en Belgique et dans l’ouest de l’Allemagne[16], comme elle avait fait auparavant en Amérique. Elle avait usé suffisamment son aversion de la démocratie ; elle avait assez ridiculisé les essais de la liberté moderne. Elle est devenue moins gaie et moins satirique ; mais elle a perdu aussi un peu de son esprit, en perdant ses dédains. Son voyage des bords du Rhin est un excellent indicateur. Il enseigne fort scrupuleusement le nom et le prix des auberges. Si jamais vous avez affaire en Flandres et dans les provinces rhénanes, emportez le livre de mistress Trollope et un bonnet de soie.

Les voyages que fait le torysme anglais sont, malgré tout, plus amusans que ceux entrepris par le légitimisme français. Ils ont dans le récit une gravité moqueuse qui déguise la naïveté de tous les étonnemens. Il semble que les royaumes du continent soient les provinces de la Grande-Bretagne ; ces impassibles voyageurs anglais les visitent avec l’autorité du commandement. Mistress Trollope nous annonce en finissant qu’elle est contente de sa province d’Allemagne, « qui instruit le peuple, et ne permet ni à l’ignorance, ni à l’esprit de désordre, de bannir du pays la sage discipline, source d’une constante prospérité. » Nous serions tentés, mistress, de préférer votre aristocratie précédente à l’humilité actuelle de ces concessions mitoyennes.

Nous devons à un Anglais, M. Th. Maccree, une histoire de la réforme en Italie[17], pleine de révélations curieuses, savamment recueillies. L’Italie a souffert pour toutes les causes de la liberté moderne sans jamais en jouir pleinement : nation dévouée, elle n’a point gardé le souvenir de son martyre, mais seulement de son honneur. Quand donc pourra-t-elle rassasier sa soif au fleuve dont les eaux la fuient ? Quand donc brisera-t-elle la coupe sanglante où on l’abreuve ? La réforme trouva l’Italie passionnée partout, prête en plusieurs endroits : à Venise, à Ferrare, à Bologne, dans les principautés du nord, la science était trop grande pour que le libre examen ne fût pas accueilli ; dans la Calabre, il y avait les colonies hérétiques des Vaudois ; à Naples, il y avait des vice-rois d’Allemagne qui admiraient Luther par patriotisme. Dans la première moitié du xvie siècle, la révolte s’accrut vite ; après ce terme, la proscription et les bourreaux l’étouffèrent longuement. Le récit des exécutions qui dépeuplèrent la Calabre est d’un effet horrible ; les catholiques se voilaient la face devant ces boucheries papales : à Montalto, le même bourreau coupait avec son couteau la gorge à quatre-vingt-huit luthériens en un jour. Ces atrocités faisaient haïr le froc aux moines eux-mêmes.

Tous les développemens de cette histoire ont été très fidèlement retrouvés par M. Maccree. On pourrait désirer dans son livre des vues plus générales, et un ressouvenir moins mesquin du méthodisme anglican ; mais on ne peut qu’y louer beaucoup la multitude claire des détails. Cet ouvrage doit être cher aux Italiens. C’est l’épopée complète des tortures que la papauté a infligées à leurs pères. Les illustres martyrs de la tyrannie autrichienne, en retrouvant ainsi dans l’histoire la suite non interrompue des aspirations violentes de leur pays à la liberté, doivent puiser dans le récit de ces hécatombes l’assurance de l’avenir.


M. le comte Ferdinand dal Pozzo[18], ancien maître des requêtes, et premier président de la cour impériale de Gênes, a trouvé un excellent moyen pour raffermir les Italiens dans le bonheur du statu quo. Il a prétendu démontrer à ses compatriotes que l’Autriche les gênerait infiniment plus en dehors de leurs frontières qu’au dedans, et que l’esclavage où ils se débattent si violemment est plus profitable à l’unité de l’Italie que ne pourrait l’être la liberté. Assurément M. le comte dal Pozzo accepterait une présidence de l’Autriche, aussi volontiers qu’il l’a fait de l’Empereur. Il a contracté l’habitude des obséquiosités et de la tyrannie.

Mais qu’importe l’unité de l’Italie, si l’Italie n’existe pas ? Qu’importe le lien des peuples sans leur liberté ? Qu’importe la force d’un gouvernement sans la dignité des nations ? Qu’importe l’ordre sans le libre arbitre ? Non, que l’Italie garde sa haine des Tedeschi ; qu’elle ne mendie pas de leur pitié une part de ce que sa force lui donnera un jour largement. Qu’elle ne fatigue pas ses espérances dans les palais des ambassadeurs de Vienne. Qu’elle verse des larmes sur le pain noir de la servitude. Ces épreuves valent mieux que des pactes honteux. Les grandes adversités préparent l’âme à soutenir les grands triomphes.


Les réfugiés italiens consolent leur exil par les plans de l’avenir. La jeune Italie, toute pleine des espérances de son âge et de son talent, n’attend le salut de la patrie que de l’énergie du peuple. Les esprits que l’expérience a rendus plus chagrins et plus défians, demandent à la diplomatie l’amélioration du sort de leurs frères.

Dans un ouvrage publié en 1830, sur l’Indépendance de l’Italie, M. Marochetti proposait aux souverains de l’Europe de faire de l’Autriche une puissance entièrement danubienne, en lui donnant une partie de l’empire ottoman en échange de la libération de l’Italie. Cette utopie, toute grande et belle qu’elle puisse être, n’en restera pas moins impraticable. Les souverains de l’Europe ne font entrer pour rien dans leurs calculs le bonheur des peuples. Leurs ruses n’ont d’autre but que leur despotisme. Les nations sont trop peu de chose, pour qu’ils se dérangent à leur intention, ou bien elles sont trop à craindre pour qu’on ouvre la voie à leur ambition par un changement.


Et voici la dernière preuve que nous pouvons donner de l’émancipation certaine des peuples. L’Histoire de Russie[19], publiée par M. L. Paris, d’après les chroniques nationales, nous montre le despotisme et l’esclavage disparaissant peu à peu de ce terrible empire ; ce n’est qu’en introduisant la liberté en Russie que Nicolas a pu la détruire en Pologne. Nous pensons bien que ce n’est pas en vain que Dieu a établi ce majestueux concert des pensées européennes.


H. Fortoul.
  1. Physiologie et hygiène des hommes livrés aux travaux de l’esprit, par J.-H. Reveillé-Parise, docteur médecin.
  2. Le Sourd-Muet, par L. P. Paulmier, 1 vol. in-8o.
  3. Anathème. Lyon, chez Babeuf.
  4. Le Sceptique moderne, 1 vol. in-8o ; Paris, Chamerot.
  5. Malheur et poésie, 1 vol. in-8o ; Paris, Perrotin.
  6. Toussaint-le-Mulâtre, 2 vol. in-8o ; Paris, Levavasseur.
  7. Paris, chez Hivert, quai des Augustins.
  8. vol. in-8o ; Paris, Guyot.
  9. Loisirs d’un ancien magistrat, par le vicomte de Villiers du Terrage.
  10. Pensées d’un prisonnier, 2 vol. in-8o ; chez Allardin.
  11. Paris moderne, nouveau tableau de Paris au xixe siècle, 4 vol. in-8o ; chez Mme Charles Béchet.
  12. Paris révolutionnaire, 4 vol. in-8o ; chez Guillaumin, rue Neuve-Vivienne.
  13. Chants populaires des Serviens, recueillis par Wuk Stephanowitsch, et traduits d’après Talvy par Mme Élise Voïart. 2 vol. in-8o ; Paris, chez Mercklein.
  14. Philosophie de la tradition, par J.-F. Molitor, traduit de l’allemand par Xavier Quris, 1 vol. in-8o ; Paris, chez Gaume frères, rue du Pot-de-Fer.
  15. John Hopkins, contes populaires, par Mme Marcet, traduit de l’anglais.
  16. Belgium and western Germany, chez Baudry, rue du Coq. La traduction de ce livre a paru chez Fournier.
  17. La Réforme en Italie au xvie siècle, ses progrès et son extinction, par Th. Maccree, traduit de l’anglais ; Paris, chez Cherbuliez.
  18. Della Felicita che gl’ Italiani debbono e possono dal governo austriaco procacciarsi, Paris, Cherbuliez.
  19. Histoire de Russie, d’après les chroniques nationales, par Louis Paris, 1 vol.