Revue littéraire et philosophique

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REVUE LITTÉRAIRE ET PHILOSOPHIQUE.

Sous le titre de Précis de l’Histoire de la philosophie[1], MM. de Salinis et de Scorbiac, directeurs du collége de Juilly, viennent de publier un manuel fort plein de science et de faits, non-seulement à l’usage de leur établissement, mais encore à celui du grand nombre des enseignemens philosophiques dans les colléges, et même d’une utilité applicable à tous les lecteurs amis de cette haute faculté de l’esprit humain. Le point de départ adopté dans l’ouvrage est la révélation, et l’auteur ou les auteurs n’affectent pas de se placer dans cette position philosophique indifférente, qui n’est pas pour cela une véritable impartialité. Mais en même temps, les analyses et les exposés qu’ils font des doctrines diverses ne sont pas moins d’une grande exactitude et d’une parfaite équité. Quatre périodes historiques y sont plus particulièrement traitées : 1o la période de la philosophie orientale, dans laquelle les spéculations de la philosophie brahminique et chinoise sont exposées par une plume très au courant des plus récentes connaissances ; 2o la période de philosophie grecque, fort complète aussi, et embrassée avec une sérieuse intelligence des grands systèmes ; 3o la période chrétienne qui comprend les pères des cinq premiers siècles ; 4o le moyen-âge dans ses philosophes contemplatifs ou scolastiques. Ces deux dernières périodes, le moyen-âge et les cinq premiers siècles, ordinairement effleurés à peine dans les précis de l’histoire de la philosophie, sont ici traités avec un développement et une lucidité qui annoncent chez le rédacteur de ce manuel un des hommes les plus familièrement versés en ces sources profondes. Les temps modernes, qui forment la cinquième et dernière période, à partir de Bacon et Descartes, et qui constituent pour un grand nombre d’enseignemens le principal de l’histoire de la philosophie, n’obtiennent pas ici tout le développement qui conviendrait peut-être ; mais c’est la partie la plus abordable, celle à laquelle les discussions habituelles du dehors initieront assez tôt les jeunes esprits, et il était plus utile de leur faire apprécier tous ces immenses travaux précédens qu’on a trop de hâte d’oublier dans la plupart des débats modernes. Le style de l’ouvrage est d’une belle clarté et d’une rigueur philosophique qui rappelle en certaines pages d’exposition l’auteur de la Controverse chrétienne : et il nous a semblé que celui-ci, ami des éditeurs, pourrait bien ne pas être étranger en effet à la rédaction d’un livre modeste, et dont pourtant toute plume s’honorerait.

MM. Grégoire et Collombet continuent avec persévérance et zèle leurs publications et traductions des pères de l’Église des cinq premiers siècles. Après Salvien, que nous avons dans le temps annoncé à nos lecteurs, voici cette fois saint Vincent de Lérins et saint Eucher de Lyon[2]. Le Commonitoire de saint Vincent de Lérins est un des livres les plus cités et les plus considérables de cette époque chrétienne, et dans lequel les points importans de dogme et de doctrine sont le mieux éclaircis. L’unité dans l’Église et une sorte de progrès au sein de cette unité y sont admirablement posés. En général toute cette école de Lérins cherchait à concilier le plus d’intelligence et de liberté avec la grâce et la foi : Vincent de Lérins en est un des plus éloquens organes. Quant à Eucher, ses lettres ou traités sur la Louange du Désert et sur le Mépris du Monde forment d’aimables et pieux conseils, qui caractérisent à merveille la situation des ames à cette époque, et ce mélange d’élégance littéraire, un peu païenne, avec une morale austère. La traduction de MM. Grégoire et Collombet reproduit bien le modèle, et, placée en regard du texte, elle aide souvent en même temps qu’elle invite à y recourir. Des biographies, des notes, des rapprochemens et éclaircissemens accompagnent les traités et complètent la perspective historique de ce temps-là. MM. Grégoire et Collombet nous promettent pour leur prochaine traduction saint Sidoine Apollinaire, avec le texte en regard : nous ne saurions trop encourager ces travaux de conscience et d’étude pieuse, qui font circuler dans un plus grand nombre de mains des trésors que les érudits connaissent et que toutes les personnes instruites devraient posséder.

— Le docteur Léon Simon vient de donner une traduction fort soignée du grand ouvrage de Dugald Stewart, Philosophie des Facultés actives et morales de l’Homme[3]. Le célèbre auteur écossais, dans cet écrit qui présente l’ensemble complet de ses observations et de sa doctrine philosophique morale, développe ce qu’il n’avait fait qu’indiquer sommairement pour ses élèves dans ses Esquisses de Philosophie morale, que M. Jouffroy a si éloquemment introduites et naturalisées parmi nous. Dans son premier grand ouvrage sur la Philosophie de l’Esprit humain, Dugald Stewart envisageait principalement l’homme comme être intelligent, et s’attachait à analyser surtout cette partie de notre nature qu’on appelle entendement, marchant sur les traces de Reid et redressant Locke. Mais ici, le philosophe, par une psycologie moins abstraite et moins exclusivement rationnelle, aborde l’homme du côté des penchans actifs, des passions et instincts qui sont les mobiles réels des facultés de l’intelligence ; il marche davantage sur les traces d’Adam Smith, et nous donne sa théorie des sentimens moraux. Il distingue et discute successivement : 1o les appétits, 2o les désirs, 3o les affections, 4o l’amour de soi, 5o la faculté morale. Quelque opinion qu’on garde après la lecture du livre sur la réalité de ces divisions qu’une philosophie plus forte trouverait sans doute moyen de simplifier et de réduire, ce qu’il faut reconnaître, c’est l’agréable et instructif chemin par lequel le philosophe nous a menés ; c’est cette multitude de remarques fines, judicieuses et ingénieuses, tempérées, qu’il a semées sous nos pas ; c’est ce jour si indulgent et si doux qu’il sait jeter sur la nature humaine en y pénétrant ; c’est l’émotion honnête qu’il excite en nous tout en nous apprenant à décomposer et à observer ; ce sont les heureuses applications morales et pratiques, le choix et l’atticisme des exemples, et les fleurs d’une littérature si délicatement cultivée à travers les recherches de la philosophie. Après l’examen et la discussion des mobiles, l’auteur aborde les devoirs et leurs diverses branches, devoirs envers Dieu, envers nos semblables et envers nous-mêmes ; dans ce traité sur la vertu, qui comprend tout le second volume, on rencontre les plus hautes questions de la nature humaine, aplanies avec cette aisance particulière à l’aimable philosophe, et accompagnées de digressions bien assorties. Tous les amis de la philosophie et d’une littérature ingénieuse et sérieuse voudront lire ces deux volumes, et sauront gré à M. Simon de nous les avoir fait connaître.

M. Damiron avec lequel nous sommes, bien malgré nous, en retard, a publié, il y a quelques mois (chez Hachette, rue Pierre-Sarrazin, 12), la seconde partie de son cours de philosophie : la première contenait la psycologie proprement dite ; le volume nouveau comprend la morale. C’est ainsi que Dugald Stewart, après sa Philosophie de l’Esprit humain, a publié sa Philosophie des Facultés actives et morales. Les personnes auxquelles s’adressent les écrits du philosophe écossais, devront désirer connaître l’ouvrage d’un des hommes qui cultivent en France avec le plus de distinction et de sagesse cette même philosophie transplantée par M. Royer-Collard. M. Damiron s’interdit peut-être un peu trop dans sa manière actuelle, plus scientifique et plus sobre qu’autrefois, les développemens et applications historiques ou littéraires dont le bon Dugald-Stewart orne et quelquefois recouvre son chemin ; mais nulle lecture n’est plus saine à l’ame, plus doucement pénétrante et persuasive, plus satisfaisante à tout esprit honnête et reposé que ce volume de M. Damiron. Les fines et justes observations y abondent ; l’auteur attribue quelquefois, je pense, à des vues de détail plus de valeur scientifique et de généralisation qu’elles ne comportent. La nature humaine, par bien des côtés exorbitans, échappe, ce nous semble, et pour son malheur, à cette simple, chaste et indulgente théorie. Mais il est bien de l’offrir, de la rappeler dans toute son intégrité aux âmes modérées, auxquelles elle est suffisante ; il est bien surtout d’en faire le premier enseignement, et comme le premier tableau au fond des pures et jeunes âmes ; car elles y reviendront avec fruit, elles s’en ressouviendront un jour.

— Nous signalerons dans le Dictionnaire de Physique générale, publié par Mame (rue Guénégaud, 23), un article Alchimie, de M. Gilbert, l’ancien ami et éditeur du théosophe Saint-Martin. Les amateurs des sciences occultes, s’il en est encore, les personnes plus positives qui tiennent à en constater la bibliographie et l’histoire, y trouveront de curieuses indications données par un homme qui semble avoir, sinon pénétré le secret, du moins tourné de près à l’entour.

— Les dernières livraisons de l’Encyclopédie pittoresque¸ publié par Lachevardière (rue du Colombier), contiennent de remarquables articles, Arianisme, Aristote, où l’on reconnaît la pensée philosophique profonde et la plume énergique de M. Pierre Leroux, à qui cette encyclopédie est déjà redevable, ainsi qu’à M. Jean Reynaud, de tant d’articles importans. En restant fidèles et exacts dans les exposés historiques, MM. Leroux et Reynaud savent produire les idées très neuves et dignes du plus sérieux examen, avec lesquelles ils envisagent l’histoire de la philosophie et du christianisme.

M. Paulin Paris, poursuivant ses utiles travaux sur la littérature française au moyen-âge, nous a donné, après le roman de Berthe-aux-grands-pieds, dont nous avons parlé en son temps, le Romancero français, ou Choix des chansons des anciens trouvères (Teschener, place du Louvre, 12), que nous n’avons pas annoncé encore. Ce recueil, composé avec le soin et le goût qui distinguent le spirituel érudit, est un agréable bouquet de nos plus vieilles romances, dont la fraîcheur et la délicatesse se révèlent pour la première fois depuis des siècles. Des notes discrètes et essentielles rendent cette lecture facile ; des notions sur les auteurs connus ou présumés la rendent souvent piquante et toujours instructive. Ces chansons et romances appartiennent à la fin du xiie et au commencement du xiiie siècle. Les trouvères sont la plupart des princes et des rois ; Jean de Brienne, roi de Jérusalem, Charles d’Anjou, frère de Saint-Louis et roi de Sicile, Pierre de Dreux, dit Maucler, comte de Bretagne : mais Queenes de Béthune, l’un des ancêtres de Sully, et Audefroi-le-Bâtard, paraissent les plus anciens. La plupart des sujets de leurs chants sont des complaintes d’amour et de chevalerie. Un coloris vif, une naïveté mêlée de sensibilité, une mélodie heureusement d’accord avec l’émotion, recommandent ces courtes pièces. On peut voir maintenant que Charles d’Orléans et Thibaut de Champagne, qui avaient pris à eux seuls toute la gloire de leurs contemporains ou devanciers, n’étaient que d’heureux et premiers échantillons de cette branche de notre poésie qui s’étend depuis le milieu du xiie siècle jusqu’à la fin du xve, et qui cesse dans la poésie plus érudite de la Renaissance. À l’article de Hues de la Ferté, M. Paris a traité et éclairci, avec une érudition légèrement railleuse, la question des amours de la reine Blanche et de Thibaut de Champagne, que l’éditeur des Chansons du comte, dans le dernier siècle, avait essayé de nier : la discussion de M. Paris est un vif exemple de l’appui qu’une chanson bien interprétée peut apporter à un point d’histoire. Nous attendons avec intérêt la suite de ces publications auxquelles nous désirons, non pas plus de goût ni de soin, mais des considérations parfois plus étendues et des points de vue éclairés par une littérature plus générale.


S.-B.

  1. Chez Hachette, rue Pierre-Sarrazin, 12.
  2. Rusand à Lyon ; Poussielgue-Rusand, Paris, rue Hautefeuille, 9.
  3. Alexandre Johanneau, rue du Coq-Saint-Honoré, 8, 2 vol., in-8o.