Revue musicale, 1852/01

La bibliothèque libre.


Les théâtres lyriques et l’art musical tout entier semblent arrivés à une de ces époques d’épuisement dont il est aussi difficile d’indiquer la durée que de prévoir la solution. Le double mouvement d’initiation qui s’est fait, au commencement de ce siècle, en Allemagne par Beethoven, Weber, Schubert et Mendelssohn, en Italie par Rossini et ses imitateurs, a produit ses meilleurs effets, et ce fleuve magnifique, dont nous admirons depuis cinquante ans le cours impétueux, n’est plus aujourd’hui qu’un maigre ruisseau qui va se perdre dans les sables arides. Aucun homme important ne s’est produit en Allemagne depuis la grande génération dont nous venons de parler ; l’Italie, de toutes parts envahie par la décadence, s’étourdit de son mieux au bruit des opéras de M. Verdi, qui n’ont pu s’acclimater encore hors du pays qui les a vus naître, et la France, ce carrefour du monde, en est réduite à écouter les vagissemens des infiniment petits. M. Auber se repose à l’abri de sa gloire charmante ; M. Halévy va de nouveau tenter la fortune par un grand ouvrage, le Juif errant, dont les répétitions se poursuivent avec activité, en attendant que la santé ébranlée de Meyerbeer lui permette de livrer à la curiosité du public la partition de l’Africaine, qui est terminée depuis long-temps. Lorsqu’au milieu d’une nombreuse compagnie il se fait tout à coup un profond silence, il y a un dicton italien qui dit : Nasce un papa (un pape vient au monde). Si le silence qui se fait autour de la France depuis quelque temps pouvait produire un résultat semblable en favorisant la naissance d’un vrai génie musical, il serait le bienvenu ; l’autorité du maître s’établirait sans efforts, et ne trouverait en Europe que des cœurs soumis. Quoi qu’il en soit de l’avenir, l’Opéra vient de reprendre le Guillaume Tell de Rossini, qui avait été à peu près délaissé depuis la retraite de M. Duprez.

Voyez un peu quel est le sort des meilleures choses ici-bas ! Voici la plus belle partition qui ait été composée en France depuis les chefs-d’œuvre de Gluck. Cette musique grandiose, limpide et touchante, si bien écrite pour les voix, si bien écrite pour les instrumens, qu’il n’y a qu’à la lire pour en comprendre tout de suite les beautés, magnifiques, à failli cependant passer presque inaperçue devant le public parisien de l’an de grace 1827, et il n’a fallu rien moins que le talent exceptionnel d’un virtuose éminent, pour remettre en lumière cette œuvre colossale, qui se recommande précisément par l’éclat et la couleur des mélodies. M. Duprez ayant consumé en peu d’années la voix sonore et un peu factice qu’il s’était créée, le chef-d’œuvre de Rossini retomba dans l’obscurité d’où l’avait tiré cet artiste distingué, qui devra à cette restauration la partie durable de sa renommée. Enfin la rencontre d’un jeune élève du Conservatoire qui possède une assez belle voix de ténor et quelques dispositions de chanteur, dont on a voulu exagérer la portée, a permis à la direction de l’Opéra de reprendre ce grand et bel ouvrage, qui n’aurait jamais dû quitter le répertoire. Le rôle d’Arnold, créé par Nourrit et repris par M. Duprez en 1837 avec un succès qui ne saurait être oublié, a été confié par l’administration de l’Opéra à M. Gueymard, élève du Conservatoire, dont elle encourage depuis deux ou trois ans les laborieux débuts. Rien n’est plus légitime assurément que cette vigilance de la direction d’un grand théâtre lyrique, dont le nombreux personnel a besoin d’être composé d’élémens divers et depuis long-temps éprouvés. Il serait même à désirer qu’au lieu de surexciter la curiosité du public par des virtuoses de passage, comme Mlle Alboni, dont la merveilleuse vocalisation et le talent plus gracieux que dramatique n’éblouissent un moment la foule étonnée qu’aux dépens de tout le reste, il serait à désirer, disons-nous, que l’Opéra n’eût jamais recours à de pareils expédiens, et qu’il se ménageât des succès par des moyens moins coûteux et plus durables. M. Gueymard est jeune, il ne semble pas dépourvu d’intelligence. Sa voix possède l’étendue et le caractère d’un véritable ténor. Il monte aisément jusqu’au la supérieur, et peut ajouter au besoin à cette échelle d’une octave et demie deux notes supplémentaires, si et ut, dont il fera bien cependant de ne pas trop abuser. Malheureusement cette voix, d’un timbre strident et d’une étendue remarquable, est entachée d’un défaut capital : les cordes qui composent la partie intermédiaire et vraiment importante de l’organe manquent de sonorité, elles ne peuvent s’épanouir qu’avec bruit et en déchirant, pour ainsi dire, une sorte d’enveloppe dont elles semblent revêtues. Il résulte de ce défaut, qui sera bien difficile à corriger, que M. Gueymard ne peut s’empêcher de chanter avec effort, et que l’émission de sa voix se fait toujours d’une manière bruyante et très pénible pour l’auditeur. Aussi est-il forcé d’attaquer les notes élevées avec une sorte d’élan fiévreux, qui inquiète en laissant craindre que le virtuose ne manque le but dont on le voit si évidemment préoccupé. Sa bouche, un peu lourde, s’ouvre avec fracas, et ses lèvres restent entrebâillées, comme si l’artiste éprouvait de la peine à les ramener à une position moins gênante. Si nous insistons sur ces détails matériels, c’est qu’ils ont une fâcheuse influence sur la manière de chanter de M. Gueymard, et qu’ils peuvent empêcher ce jeune artiste de tenir toutes les promesses dont la direction de l’Opéra semble attendre l’accomplissement. Aussi le jeune ténor, très faible dans les morceaux qui demandent un emploi modéré de la sonorité, abuse-t-il des points d’orgue ambitieux qui frappent l’attention du public vulgaire aux dépens de l’harmonie de l’ensemble et des plus nobles qualités du style. Voilà pourquoi il lui a été plus facile d’imiter le hurlement maladif que poussait M. Duprez dans son air du quatrième acte, hurlement qui est connu sous le nom fameux d’ut de poitrine, que de reproduire la belle déclamation, la phrase simple et calme qui caractérisaient la méthode de ce grand virtuose. Paganini n’a-t-il pas également suscité plus de serviles imitateurs par ses caprices et ses poses démoniaques qu’il n’a produit de véritables disciples par les grandes et sérieuses qualités de son incomparable talent ? Il en sera toujours ainsi des hommes supérieurs, dont il est plus facile de reproduire les bizarreries extérieures que de comprendre la force intime et souveraine.

Malgré ces restrictions et d’autres encore plus importantes que nous pourrions ajouter, il est juste de convenir cependant que de tous les ténors qui ont abordé le rôle d’Arnold depuis la retraite de M. Duprez, M. Gueymard est celui qui s’acquitte le mieux de la tâche difficile qui lui est confiée. Il dit assez convenablement le duo du premier acte avec Guillaume ; il trouve d’assez bonnes inflexions dans celui qu’il chante avec Mathilde au second acte, et si M. Gueymard est évidemment insuffisant à rendre tous les effets de l’admirable trio qui vient après, s’il manque surtout la phrase pathétique qui suit le cri suprême : Mon père, tu m’as dû maudire ! et dont les notes frémissantes qui accompagnent ces mots désespérés : Non, non, je ne le verrai plus ! sortaient de la poitrine de M. Duprez comme des sanglots long-temps comprimés au fond du cœur, — la critique n’en doit pas moins tenir compte à M. Gueymard des efforts qu’il fait pour se rendre digne de l’œuvre immense dont il est l’interprète. Quant à l’air du quatrième acte et à ce cri monstrueux qu’on appelle l’ut de poitrine et qui était au talent de M. Duprez ce que les doigts de Paganini étaient au génie de ce virtuose, nous engageons M. Gueymard à s’abstenir de rendre un effet aussi impossible que dangereux. Si M. Gueymard mettait son amour-propre à arracher de son gosier rebelle cette note affreuse et stridente, il prouverait qu’il est aussi incapable de s’élever à la hauteur du talent de M. Duprez que de comprendre le chef-d’œuvre de Rossini.

M. Morelli, qui est chargé du rôle important de Guillaume Tell, possède une fort belle voix de baryton étendue, sonore et flexible ; mais une articulation molle et confuse, une prononciation défectueuse, un goût équivoque pour les hors-d’œuvre et les points d’orgue désastreux qu’il ajoute parfois à la pensée du maître, affaiblissent considérablement le plaisir qu’on aurait à entendre cet artiste distingué. Quant à Mme Laborde, elle chante la partie de Mathilde comme elle chante tout ce qui lui est confié, avec plus de fracas que de charme, de justesse et de vérité. Elle n’a rien compris à la romance adorable de Sombres forêts, dont les accompagnemens, remplis de modulations exquises, semblent reproduire la fraîcheur, les clartés discrètes et les divines langueurs qui caractérisent la température des bois sous un ciel généreux. Remarquons en passant la différence qui existe entre un musicien du Nord, comme Weber, et un musicien du Midi, comme Rossini, peignant les mêmes objets, rendant les sensations que nous fait éprouver l’aspect d’un même paysage. La poésie de la nature, telle que l’exprime Weber dans son Freyschütz, est pleine de mystère, de profondeur et d’élans religieux, tandis que, dans le Guillaume Tell de Rossini, elle est sonore, lumineuse, remplie de perspectives qui Trous laissent entrevoir au loin les joies et les bruits de la vie. Les chœurs sont chantés avec beaucoup de soin, surtout celui du troisième acte, qui, exécuté par cent cinquante voix, produit un effet formidable. En somme, si la reprise de Guillaume Tell n’a pas été couronnée par un succès complet, elle n’en mérite pas moins d’être notée comme un spectacle qui mérite vraiment d’être vu.

Quant au théâtre de l’Opéra-Comique, où les succès nombreux et faciles se succédaient depuis quelques années avec un bonheur incroyable, il semble que la fortune se soit lassée de lui prodiguer ses faveurs. Les représentations fatigantes du Château de la Barbe-Bleue, de L. Limnander, effraient les plus intrépides amateurs de mélodrames, et c’est à peine si le talent de Mme Ugalde, dont on a tant mésusé, réveille une ou deux fois par semaine l’indifférence du public. Pour varier un peu le fonds monotone de son répertoire connu, l’administration a eu l’idée de remettre en scène la Nina de Dalayrac, pour les débuts de Mlle Favel, élève da Conservatoire. Ce petit opéra, qui a été représenté pour la première fois en 1786, a dû son grand succès à quelques mélodies agréables, parmi lesquelles se trouve la romance si connue : Mon bien-aimé, — au sujet de la pièce, qui répondait parfaitement à l’extrême sensibilité de nos pères, et surtout au talent de la cantatrice qui était chargée du rôle principal. Mlle Favel ne possède aucune des qualités qui auraient été nécessaires pour donner à la faible musique de Dalayrac un intérêt passager. Aussi, après trois ou quatre représentations, qui n’ont en d’autre résultat que d’exciter la curiosité de quelques vieux amateurs, il a fallu abandonner cette opérette, dont plus grand mérite est d’avoir inspiré à Paisiello son chef-d’œuvre. La Nina du maître italien a été composée à Naples en 1787, juste un an après celle de Dalayrac. C’est tout ce qu’il y a de commun entre ces deux ouvrages, qui semblent nés cinquante ans l’un après l’autre.

Malgré une assez grande activité et l’apparition successive de quelques artistes de mérite, le Théâtre-Italien a bien de la peine à ramener à lui ce public choisi qui remplissait autrefois la salle Ventadour. Les révolutions politiques qui ont brisé tant de fortunes et qui ont inquiété les plus belles existences, l’épuisement d’un répertoire connu depuis vingt ans, et la dispersion de ce groupe de virtuoses éminens qui ont émerveillé Paris de 1830 à 1840, telles sont les principales causes de la situation difficile où se trouve aujourd’hui le Théâtre-Italien. Ni le talent de M. Beletti, dont la voix de baryton un peu gutturale pourrait être plus agréable et dirigée par une méthode plus sûre, ni M. Ferlotti, autre baryton qui chante aussi avec goût, ni même M. Guasco, ténor remarquable, dont le style vigoureux et plein d’élévation produit encore de l’effet, malgré la fatigue extrême dont son bel organe accuse l’influence, ne sont des élémens suffisans pour attirer l’attention d’un public distrait et soucieux. Mlle Cruvelli et quelques opéras monotones et laborieux de M. Verdi, voilà tout ce qui reste à la direction du Théâtre-Italien pour conjurer les dieux ennemis de sa prospérité. Dans cet état de choses, on a eu la pensée de mettre à l’étude le Fidelio de Beethoven, qui a été chanté à Paris, en 1830, par une troupe de chanteurs allemands, où brillaient en première ligne Mme Schroeder-Devrient et le ténor Hatzinger.

Dans l’œuvre immense de Beethoven, l’opéra de Fidelio n’a jamais été qu’une curiosité. C’est en 1803 qu’il commença à écrire cet ouvrage à l’instigation de son ami Salieri, qui lui donna le conseil d’essayer les forces de son génie dans un genre où Haydn avait échoué, et qui n’avait réussi à Mozart que parce que rien n’était impossible au plus universel des musiciens. Du reste, il n’y a rien de plus ordinaire que de rencontrer dans le monde des gens comme Salieri, qui s’empressent de vous pousser hors de la voie où vous marchez en maître et sans rival. Beethoven fit donc traduire un mauvais mélodrame français intitulé le Triomphe de l’Amour conjugal, qui avait été déjà mis en musique par Gaveaux en 1779, et il l’appropria aux tendances de son génie. Représenté pour la première fois à Prague, en 1805, Fidelio n’y eut point de succès. Beethoven retoucha la partition, refit un acte tout entier, ajouta une ouverture, et, sous cette nouvelle forme, l’opéra fut donné à Vienne, où il reçut un meilleur accueil. Peu satisfait encore de l’ensemble de son ouvrage, Beethoven y porta de nouveau la main, développa certains morceaux, en supprima d’autres, et ce n’est qu’après des tâtonnemens infinis que l’opéra de Fidelio reparut devant le public en 1816. C’est alors seulement que l’Allemagne se prit d’un certain intérêt pour le seul ouvrage dramatique d’un génie prodigieux, qui avait agrandi toutes les formes de la musique instrumentale. Par une illusion qui est bien naturelle à l’esprit humain, on fit rejaillir sur Fidelio la gloire que Beethoven s’était acquise dans la symphonie, et l’on s’efforça de voir, dans cet enfant un peu chétif, un fils tout-à-fait digne de la grandeur de son père. Cette illusion a été plus ou moins partagée par l’Europe.

Le sujet de Fidelio est très simple. Un prisonnier d’état, Fernand, gémit dans un cachot, où il a été jeté par un ennemi politique qu’on appelle le gouverneur. La femme de Fernand, Léonore, pour sauver son mari qu’elle aime et qu’elle n’a pas vu depuis long-temps, prend un déguisement d’homme. Sous les traits et le nom emprunté de Fidelio, elle va offrir ses services au geôlier de la prison où est enfermé son mari. Fidelio gagne la confiance du geôlier en touchant le cœur de Marceline, sa fille, qu’il doit épouser. Grace à ce pieux stratagème, Léonore, sous le nom et le costume de Fidelio, pénètre dans le cachot de son époux, qu’elle arrache à la mort qu’il devait bientôt subir par l’ordre du gouverneur. Tel est le canevas sur lequel Beethoven a jeté quelques éclairs de son magnifique génie. Au premier acte, on remarque le duo pour ténor et soprano entre Marceline, la fille du geôlier, et son prétendant, — duo qui est une imitation flagrante de la manière de Mozart, et qu’on dirait avoir été arraché à la partition du Mariage de Figaro ; l’air de Marceline, qui n’est pas plus original que le premier morceau ; un charmant quatuor en canon, c’est-à-dire sous une forme qui oblige chaque partie à reproduire la même phrase mélodique avec des paroles différentes ; les couplets du geôlier, qui ne manquent pas de rondeur, et puis un assez beau trio pour basse et deux soprani entre le geôlier, sa fille et Fidelio, où l’influence de Mozart se trahit encore d’une manière sensible, et dont le défaut capital est d’être trop long. Le second acte commence par une jolie marche militaire ; vient ensuite un air de basse que chante le gouverneur, et dans lequel il exprime le plaisir de la vengeance qu’il se promet de goûter bientôt ; l’air de Léonore, dont l’andante en mi-majeur n’est pas sans quelque analogie avec le bel air que chante Agathe dans le Freyschütz ; puis enfin le finale qui débute par l’admirable chœur des prisonniers, célèbre dans toute l’Europe. Au troisième acte (car nous suivons dans cette analyse la distribution de la partition allemande), se trouve d’abord un air très passionné de ténor chanté par Fernand ; puis vient le duo rempli de sombres pressentimens entre le geôlier et Fidelio, et qu’ils chantent pendant qu’ils fouillent la terre de la prison, pour y trouver la citerne fatale où doit être précipité le pauvre prisonnier. Ce duo, pour basse et soprano, est tout-à-fait digne de Beethoven, si l’on excepte quelques vocalises en triolets qu’il a mises dans la bouche de Léonore, et qui forment là un grossier contre-sens avec la situation de cette femme condamnée à creuser la fosse de l’époux qu’elle adore. Un trio entre le geôlier, le prisonnier et Fidelio respire une tendre émotion. Enfin, dans un quatuor énergique, sont exprimées les passions diverses et compliquées qui agitent le gouverneur, le geôlier tremblant, Léonore et son mari, dont elle se fait tout à coup le champion victorieux. La stretta de ce morceau vraiment dramatique est séparée du commencement par quelques sons de trompette qui annoncent l’arrivée d’un personnage important et l’approche de la péripétie dernière. Le bonheur des deux époux qui se retrouvent après une absence si longue et si cruelle est rendu par un duo chaleureux, et le tout se termine par un énergique finale.

Tout drame lyrique traduit dans une langue étrangère perd nécessairement quelque chose de son originalité native ; mais, si ce drame lyrique a été conçu par un génie puissant et pour un peuple dont les mœurs, les goûts et l’imagination s’alimentent à des sources autochtones, il sera encore plus difficile de lui conserver le caractère primitif en le traduisant dans une langue qui appartient à une civilisation tout-à-fait opposée. Ni le Freyschütz de Weber, ni le Fidelio de Beethoven ne sont des ouvrages qui puissent être arrangés, — pour la scène italienne surtout. Le génie de la langue allemande, celui des poètes et des grands musiciens qu’a produits ce pays de mystères et de pieuses légendes, sont impossibles à marier avec les passions bruyantes et l’imagination lumineuse d’un peuple de race latine. Il y a de bonnes gens qui croient connaître Shakspeare ou Weber parce qu’ils ont lu une traduction de Roméo et Juliette et qu’ils ont entendu chanter à l’Odéon l’opéra de Robin des Bois. Leur erreur ne serait pas moins grande, s’ils supposaient que le Fidelio qui se donne au théâtre Ventadour est réellement le Fidelio de Beethoven. D’abord le Fidelio de Beethoven est, comme le Freyschütz, un véritable mélodrame mêlé de dialogues qui servent de texte aux commentaires de la symphonie. Cette forme heureuse, où se trouve combinée la parole, véhicule des idées vulgaires et prosaïques de la vie, avec la musique, traduction poétique des sentimens plus élevés, est un moule plus dramatique et plus vrai que notre tragédie lyrique. Ce n’est pas ici le lieu de développer toutes les bonnes raisons qu’on pourrait faire valoir pour prouver que le système lyrique des Allemands est infiniment préférable à celui qui a prévalu en France depuis Lulli jusqu’à nos jours. Quoi qu’il en soit de ces idées, il a fallu ajouter, à la place du dialogue qui joue un rôle si important dans le Fidelio de Beethoven, un mauvais récitatif qui a été fabriqué par je ne sais quel maestro ignoré. Ce récitatif joint au fracas de la langue italienne, qui jette sur les notes profondes du compositeur allemand sa fastidieuse sonorité, altère profondément la couleur de ce drame, qu’il faut écouter avec une oreille attentive et pieuse, comme il convient d’écouter l’œuvre complexe et un peu étrange du plus sublime des symphonistes.

L’exécution, sans être parfaite, est au moins tolérable. M. Beletti se tire avec honneur du rôle difficile du gouverneur, M. Calzolari chante avec goût son air du troisième acte, et Mlle Cruvelli trouve de belles inspirations sous le costume de Fidelio. Elle chante son bel air du second acte d’une manière remarquable, et avec une simplicité de style dont il est à désirer qu’elle conserve les habitudes. Les chœurs et surtout l’orchestre vont très bien.

La saison des concerts a été inaugurée cette année, comme les années précédentes, par l’orchestre du Conservatoire avec l’éclat accoutumé. Au milieu de son répertoire séculaire, dont il est fâcheux qu’elle ne cherche point à varier les élémens, la société des concerts a fait entendre cette année une nouvelle symphonie de Mendelssohn, la quatrième, où l’on retrouve l’art prodigieux qui caractérise les œuvres de ce compositeur éminent. L’andante de cette symphonie est un vrai chef-d’œuvre de facture, et il est impossible de porter plus loin que ne l’a fait Mendelssohn dans ce morceau la science des développemens. Dans son deuxième concert, la société du Conservatoire a donné un charmant quatuor, Dei Viaggiatori felici, de Cherubini, morceau un peu long, mais rempli de grace et de gaieté bénigne, écrit dans un style tempéré, où se combinent à la fois la manière de Mozart et celle de Cimarosa. Il serait bien à désirer que la société du Conservatoire surtout fît entendre plus souvent la musique de ce chef illustre de l’école française, dont la génération actuelle connaît le nom plus que les œuvres.

À côté de la société des concerts marche d’un pas triomphant celle de Sainte-Cécile, fondée et dirigée par M. Seghers avec une habileté remarquable. M. Seghers possède quelques-unes des qualités essentielles à un bon chef d’orchestre ; il possède l’initiative de l’esprit qui cherche et devine, la passion qui s’exagère parfois le mérite d’une œuvre, et la persévérance qui surmonte les plus grands obstacles. Dans le concert que la société de Sainte-Cécile a donné le 4 janvier, concert qui était entièrement consacré à l’interprétation d’œuvres inconnues de jeunes compositeurs qui cherchent à s’ouvrir une porte dans la carrière, on a entendu une ouverture d’Hamlet de M. Stadtfeld, morceau un peu confus et contenant plus d’effets de sonorité que de véritables idées musicales ; un chœur pastoral, avec accompagnement de hautbois, de la composition de M. Vervotte, plein de grace et fort bien accompagné, et surtout un Benedictus de M. Gounod, d’un style sévère et très élevé. Dans une autre séance, la société de Sainte-Cécile a exécuté plusieurs fragmens d’un opéra de Schubert, Rosemonde, qui sont dignes de ce grand mélodiste, car il ne faut pas oublier que Schubert était un compositeur qui marchait à la suite de Beethoven, de Weber et de Mendelssohn. Dans ce groupe de musiciens novateurs qui forment la nouvelle école allemande, et qui se qualifiaient eux-mêmes d’école romantique, Schubert occupe un rang très distingué. Après les fragmens de Rosemonde, on a chanté la berceuse de Blanche de Provence, de Cherubini, morceau délicieux, d’un caractère suave et supérieurement accompagné.

P. Scudo.