Revue musicale, 1852/05

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n’ait point daigné avoir recours, et cela se conçoit de la part d’un esprit novateur qui voulait rompre avec la tradition et ne dater l’histoire du monde que du jour de sa naissance. Depuis que M. Liszt a été forcé de renoncer au rôle d’agitateur et de conquérant, il s’est abattu dans la petite cour de Saxe-Weimar, où il remplit les fonctions de maître de chapelle avec un fracas de mise en scène qui est le dernier effort d’une ambition déçue. En effet, le célèbre virtuose se remue tant qu’il peut pour faire de la jolie petite résidence de Weimar, où a régné Goethe, le centre du mouvement musical dont il voudrait être le régulateur. Il écrit des brochures pour défendre la gloire méconnue de ses amis, il fait représenter leurs chefs-d’œuvre et ne se décourage pas dans ses efforts infructueux, car, c’est une justice qu’il faut rendre à M. Liszt, il a conservé toutes les illusions de sa jeunesse. Parmi les nombreux témoignages que nous pourrions citer des illusions de M. Liszt, il n’y en a pas de plus curieux que le livre qu’il vient de publier sur Chopin[1].

Frédéric Chopin a été certainement l’un des artistes les plus remarquables qui se sont produits en France pendant les vingt dernières années. Né à Zelayowa-Wola, près de Varsovie, en 1810, il apprit de très bonne heure la musique, sous la direction d’un nommé Ziwna, un admirateur passionné du grand Sébastien Bach, dont le génie était certes bien différent de celui que devait manifester un jour le jeune compositeur polonais. Protégé dans son enfance par le prince Antoine Radziwill, dilettante distingué, Chopin, dont la famille n’était pas aisée, put être élevé dans un bon collège de Varsovie où il reçut une éducation solide dont il ressentit toute sa vie l’heureuse influence. Après avoir étudié l’harmonie avec un professeur nommé Joseph Elsner, après avoir essayé la force de son talent dans plusieurs concerts publics qu’il donnait dans quelques petites villes allemandes, — Chopin se trouvait momentanément à Vienne lorsque éclata à Varsovie la révolution du 27 novembre, qui était le contre-coup de la révolution de juillet 1830. Chopin se décida alors à quitter l’Allemagne pour se rendre à Londres ; mais, à son passage à Paris en 1831, il y donna plusieurs concerts dont le succès le fixa pour toujours dans cette grande ville, qui est devenue le théâtre de sa renommée. Depuis lors, Chopin ne fit plus que des excursions passagères loin de Paris, où il revenait toujours et où il est mort le 17 octobre 1849, à l’âge de trente-neuf ans. Chopin était une nature fine et délicate, un esprit cultivé qui s’intéressait à toutes les questions importantes qui s’agitaient autour de lui. Doué d’une sensibilité exquise et presque maladive, il vécut à Paris comme une plante exotique qui a besoin de ménagemens et qui souffre de la moindre perturbation atmosphérique. Aimé de ses amis, admiré des femmes qui trouvaient dans sa musique et dans son talent de virtuose une source abondante d’émotions imprévues, Chopin fut entouré par un groupe d’artistes et d’écrivains d’élite qui apprécièrent son génie, et lui attirèrent une assez grande popularité. Toutefois Chopin ne fut jamais l’artiste de la foule bruyante. Le caractère de ses compositions, son jeu élégant et doux, qui répondait admirablement à la tournure de son esprit et à l’extrême fragilité de sa constitution, n’étaient point faits pour émouvoir le public ordinaire, devant lequel d’ailleurs Chopin n’apparaissait qu’à de rares intervalles. Chopin a été un compositeur inspiré, un poète subtil et charmant, dont l’imagination, remplie de chatoiemens et de rhythmes mystérieux, a reflété un monde étrange de rêves inachevés et de clartés fugitives.

Si M. Liszt eût voulu rester un simple mortel et parler tout bonnement de ce qu’il sait, personne n’eût été plus capable que lui de nous donner une bonne analyse de l’œuvre de Chopin, en signalant les sources premières où le compositeur polonais a puisé les élémens de son style, en faisant ressortir, comme cela lui appartenait, tout ce que l’art de jouer du piano a pu gagner à l’apparition de ce musicien exquis. En se renfermant ainsi dans la nature de son sujet, M. Liszt aurait pu écrire un livre utile que l’artiste aurait consulté avec fruit. Un plan si raisonnable ne suffisait pas, à ce qu’il parait, à la vaste ambition du célèbre pianiste, qui, à propos de Chopin, a fait une histoire de la Pologne, celle de la race slave tout entière et de bien d’autres choses encore. Qu’on ne s’imagine pas que nous prêtions à M. Liszt des intentions perfides qu’à force de malice nous aurions dégagées péniblement de l’ensemble de ses improvisations pittoresques. Voici, par exemple, comment M. Liszt définit l’art et le but que doit se proposer un génie novateur : « Les formes multiples de l’art, dit-il, n’étant que des incantations diverses destinées à évoquer les sentimens et les passions pour les rendre sensibles, tangibles en quelque sorte et en communiquer les frémissemens…, le génie se manifeste par l’invention de formes nouvelles adaptées parfois à des sentimens qui n’ont point encore surgi dans le cercle enchanté. » Qu’a voulu dire M. Liszt par cette accumulation incohérente de mots dont l’impropriété est le moindre défaut ? Que l’art dans ses formes diverses a pour but l’expression des sentimens, et que le génie se manifeste par l’invention de formes nouvelles qu’il approprie à des passions ou à des sentimens qui n’existaient pas avant lui ? Il y a dans ces quelques lignes un lieu-commun suivi d’un gros non-sens. Si l’art, dans sa plus vaste compréhension, a été créé pour donner un langage à des sentimens qui s’agitent au fond de l’ame, comment un génie créateur peut-il inventer des formes nouvelles pour exprimer des passions qui n’existent pas encore ? M. Liszt ajoute : « Peut-on espérer que, dans ces arts où la sensation est liée à l’émotion sans l’intermédiaire de la pensée et de la réflexion…, la seule introduction de formes et de modes inusités ne soit déjà un obstacle à la compréhension d’une œuvre ?… » Tout le livre de M. Liszt est écrit de ce style où la sensation est liée à l’émotion, sans l’intermédiaire, de la réflexion.

Une bonne étude sur Chopin reste encore à faire. Le vrai mérite de l’improvisation de M. Liszt, c’est de pouvoir fournir quelques renseignemens utiles à celui qui voudrait l’entreprendre. Chopin n’a pas été un génie isolé. En analysant son œuvre d’un œil attentif, on pourrait y signaler trois sources différentes d’inspirations. Chopin procède d’abord du grand mouvement musical dont Beethoven et Weber ont été les propagateurs. Il ajoute à cette donnée fondamentale, qui a donné l’éveil à son imagination, certaines formes rhythmiques, certaines harmonies étranges qu’il a dû puiser dans les chants populaires de la Pologne et des peuples du Nord ; puis son cœur et son génie ont fait le reste. Sans aller aussi loin que M. Liszt dans ses excursions historiques sur le génie de la race slave, il parait certain aujourd’hui que le compositeur polonais a trouvé dans la musique populaire de son pays, dans des walses, dans des mazurkas traditionnelles, des effets qu’il s’est appropriés avec un bonheur infini. Voilà ce qu’aurait dû nous apprendre tout simplement M. Liszt, au lieu de se fourvoyer dans un galimatias de métaphysique et de poésie sentimentale qui rappelle les beaux jours de l’école d’esprits faux et prétentieux à laquelle le célèbre virtuose est resté fidèle.

De M. Liszt à M. Richard Wagner, la transition est très naturelle, et ce n’est pas sans raison que nous avons rapproché les noms de ces deux artistes. M. Wagner est aussi un esprit novateur qui a voulu faire au-delà du Rhin une révolution musicale dans le genre de celle que M. Berlioz a essayé d’opérer à Paris ; mais la tentative du compositeur allemand n’a pas été plus heureuse que celle du compositeur français. Irrité de ce mécompte, M. Wagner s’en est pris tout naturellement au public du renversement de ses espérances, et dans le livre qu’il vient de publier[2], où se trouvent les trois poèmes dramatiques qu’il a mis en musique et dont on a méconnu la profonde originalité, M. Wagner repousse le jugement de ses contemporains, raconte sa vie, explique son système à ses amis, et fait un appel à la postérité. On voit que M. Wagner a suivi la marche ordinaire de tous les ambitieux éconduits qui, au lieu de reconnaître leur insuffisance, se rangent modestement parmi ces rares génies méconnus dont l’avenir seul pourra comprendre les sublimes conceptions. Comme on dit vulgairement, l’avenir a bon dos, et il est à présumer qu’il n’acceptera l’héritage qu’on lui destine que sous bénéfice d’inventaire. Puisque M. Wagner a un système qui a fait quelque bruit en Allemagne, et que ce système, repoussé par la grande masse du public, a trouvé un petit nombre de partisans, à la tête desquels se trouve M. Liszt, il y a lieu d’examiner rapidement la valeur de cette nouvelle théorie, qui pourrait bien n’avoir été inventée par M. Wagner que pour le besoin de sa propre cause et pour cacher aux yeux du vulgaire de profondes misères.

M. Richard Wagner est né à Leipzig le 10 mai 1813. Ayant perdu son père de très bonne, heure, il fut livré à ses propres instincts, et ne reçut d’autre éducation que celle que donne le hasard. Il se livra d’abord à l’imitation de ce qu’il voyait faire autour de lui ; il apprit la musique, parce que tout le monde l’apprend en Allemagne, et que cet art était d’ailleurs l’objet dont s’occupait une partie de sa famille, car il n’est pas inutile de dire que Mme Johanna Wagner, cette cantatrice allemande qui a soulevé à Londres un procès entre les directeurs du Théâtre de la Reine et celui de Covent-Garden, est la propre nièce de l’auteur du Tannhäuser. Après la musique, le théâtre devint aussi le but des préoccupations de M. Wagner, qui fit des drames comme il aurait fait également des portraits, dit-il, si son beau-père, qui exerçait la profession de peintre, n’était mort assez à temps pour ne pas éveiller à cet égard son instinct imitateur. Il est curieux de remarquer en passant que les prétendus réformateurs modernes ont tous commencé comme les plus simples des mortels, en balbutiant la langue qu’on parlait autour d’eux, en empruntant au passé les premiers élémens de leur vie intellectuelle. Après avoir essayé sa veine sur une foule de sujets, après avoir imité tant bien que mal d’abord les symphonies de Beethoven, puis les opéras de Weber, dont le Freyschütz excitait alors l’enthousiasme de l’Allemagne, M. Wagner fut surpris par la révolution de juillet, qui produisit sur son esprit une très vive impression. L’occupation de la Pologne par les Russes, qui en fut le triste résultat, excita surtout dans le cœur de M. Wagner de nobles sentimens de commisération. Nommé chef d’orchestre à Magdebourg en 1884, il fit représenter sur le théâtre de cette ville un opéra intitulé la Novice de Palerme, dont le poème et la musique étaient de sa composition. Cet opéra, représenté le 27 mars 1836, n’eut aucun succès, ce qui décida M. Wagner à aller chercher fortune ailleurs. En quittant Magdebourg, M. Wagner se rendit à Kœnigsberg, et puis à Riga, où il ne resta pas long-temps, et d’où il partit pour venir à Paris au commencement de l’année 1839. Dénué de toute espèce de ressources, connaissant à peine la langue du pays où il voulait s’ouvrir une carrière, M. Wagner se trouva bientôt dans la plus triste position. Il fut obligé, pour vivre, d’arranger pour toutes sortes d’instrumens la musique des compositeurs en vogue, travail ingrat et obscur qu’il n’eut pas la force de continuer. Après avoir supporté avec beaucoup de courage les épreuves douloureuses qui sont le partage de tous les artistes, après avoir écrit quelques articles de journaux, qui furent traduits par ses amis et qui ne passèrent point inaperçus, M. Wagner, qui avait espéré que l’Opéra lui ouvrirait ses portes et lui permettrait d’essayer la valeur de ses conceptions dramatiques, dut renoncer au brillant avenir qu’il avait rêvé, et retourna dans son pays en 1842. Il y était appelé par la promesse qu’il avait reçue qu’on jouerait à Berlin son opéra du Vaisseau-fantôme, et il apportait encore avec lui un autre ouvrage dramatique, Rienzi, dont il avait écrit également le poème et la musique pendant son séjour à Paris. M. Wagner se rendit d’abord à Dresde, où le jeune compositeur, encore inconnu, fut chaudement recommandé par Meyerbeer, dont l’obligeance et l’amabilité égalent le magnifique talent. L’opéra de Rienzi, qui fut représenté avec succès sur le grand théâtre de Dresde, tira tout à coup M. Wagner de l’obscurité profonde où il avait vécu jusqu’alors, et lui valut sa nomination de maître de chapelle du roi de Saxe, place qui avait été occupée dix ans auparavant par l’illustre Weber. Heureux de la position inespérée qu’on venait de lui faire, M. Wagner fut surpris dans ses préoccupations de réforme dramatique par la révolution de février 1848, qui eut en Allemagne de si funestes contrecoups. M. Wagner n’était pas homme à comprendre ce que le devoir et la reconnaissance lui prescrivaient de faire dans une pareille circonstance, et, au lieu de rester tranquille et de souffrir au moins le mal qu’il ne pouvait empêcher, il descendit dans la rue, et prit une part active à la révolte de la population de Dresde, qui avait pour but de détrôner le roi de Saxe, son bienfaiteur. Quelques mois après, l’armée prussienne ayant rétabli le gouvernement du roi, M. Wagner fut obligé à son tour de quitter Dresde, et de traîner dans l’exil sa triste et folle ambition. Il réside actuellement à Zurich, en Suisse, où il a écrit le livre qui nous a fourni les renseignemens qu’on vient de lire. Si nous avons insisté sur quelques détails de la vie de M. Wagner, c’est qu’ils expliquent en partie la nature de son esprit, dont l’orgueil et l’insubordination forment les principaux traits. M. Wagner est né mécontent, mécontent de la société, mécontent des hommes qu’il a rencontrés sur son passage et qui ont essayé de lui être utiles, mécontent enfin de l’art tel qu’il s’est formé par le concours des siècles et des génies supérieurs. M. Wagner tire vanité de cette disposition maladive de son caractère en disant, sous le voile de l’apologue, qu’elle est la source de tous les progrès, et que ce ne sont pas ceux qui pensent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles qui s’efforceront jamais de rien changer, à ce qui est. M. Wagner confond ici deux choses très différentes : il confond l’idéal qui plane incessamment au-dessus de l’esprit humain, dont il stimule l’activité et excite l’enthousiasme pour les belles choses, avec les infirmités de l’ame qui troublent le repos et l’intelligence de ceux qui en sont affligés. Rien n’est plus commun de nos jours que de rencontrer des esprits impuissans, pleins de haine pour cette abstraction qu’on appelle la société, qui a le tort impardonnable de ne pas s’abandonner au premier rêveur qui se présente pour la régénérer. Le vrai génie est très patient ; il doute, il cherche, il s’enquiert de ce qu’on a fait avant lui ; il vit, il marche, au lieu de perdre son temps à prouver la nécessité du mouvement. On peut affirmer avec certitude qu’un artiste qui croit avoir besoin de démontrer longuement la beauté de son œuvre et l’utilité de la réforme qu’il a entreprise est un artiste médiocre et fourvoyé. Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Rossini, ont fait des chefs-d’œuvre et point de théorie, et si Gluck, dans sa dédicace de l’opéra d’Alceste, a cru devoir expliquer les idées qu’il s’était formées sur la nature du drame lyrique, il y avait long-temps que son génie ne rencontrait plus en Italie de contradicteurs : l’auteur d’Orfeo et d’Alceste a fait, comme César, des commentaires sur les victoires qu’il avait remportées.

M. Wagner a composé le poème et la musique de quatre opéras, qui ont eu en Allemagne du retentissement, et qui ont soulevé une bruyante polémique. Ces quatre ouvrages sont : Rienzi, qui a été représenté à Dresde avec un certain succès ; le Vaisseau fantôme, qui n’a pas eu le même bonheur ; Lohengrin et Tannhäuser, deux sujets empruntés à l’histoire épique du moyen-âge, et qui sont tombés à plat, n’ayant excité que l’enthousiasme de M. Liszt, ce qui est de très mauvais augure pour l’avenir de M. Wagner. Nous ne voulons aujourd’hui que faire connaître les principes qui ont guidé M. Wagner dans son entreprise de réformateur. Ces principes sont bien simples et peuvent se résumer en une seule idée : l’exagération du système de Gluck et de Grétry, c’est-à-dire la subordination de la musique à l’action dramatique qui lui sert de cadre, la fusion de tous les élémens du drame lyrique dans un vaste ensemble qui soit le résultat logique d’un plan rigoureusement conçu. Pour obtenir cette unité désirée, pour incruster plus avant encore l’élément musical dans le tissu de la parole et de l’action, dont il ne doit être qu’un accessoire, M. Wagner a jugé à propos d’écrire lui-même les libretti de ses opéras et d’être tout à la fois le poète qui conçoit et le musicien qui exécute. Prise dans sa généralité, l’idée de M. Wagner n’est pas nouvelle ; c’est l’idée de Gluck et de Grétry, celle de toute l’école française, et qu’on retrouve au XVIe siècle chez les créateurs de l’opéra. En un mot, le système dont M. Wagner se croit l’inventeur est l’une des deux manifestations bien connues de l’esprit humain ; il s’appelle tout simplement le réalisme. Sauf la différence dans l’exécution, que nous ne pouvons pas apprécier, M. Wagner procède du même principe que M. Courbet, peintre français dont on a pu admirer au dernier salon les belles conceptions. Non-seulement M. Wagner se croit l’inventeur d’un système qui est aussi vieux que la musique même, mais il en poursuit la réalisation avec une telle brutalité logique, que ce n’est plus un opéra qu’on entend, mais un prêche, un discours en trois points où toutes les formes mélodiques disparaissent sous un récitatif décharné. L’air, le duo, le trio, les ensembles qui se limitent par des transitions, par des coupures aussi nécessaires à l’intelligence du public qu’à l’expression des sentimens et à la variété des effets, sont sacrifiés par M. Wagner à la rigueur d’une peinture systématique des caractères et des situations qui nous ramènerait aux opéras de Monteverde, où chaque personnage est toujours accompagné par les mêmes instrumens, afin de lui conserver l’intégrité de sa physionomie dramatique. Voilà les étranges puérilités que M. Wagner nous donne pour de nouvelles inventions, et qui excitent l’admiration de M. Liszt. Si toute la musique de M. Wagner ressemble à l’ouverture de son opéra de Tannhäuser que nous avons entendue à Paris aux concerts de la société Sainte-Cécile, nous comprenons le besoin qu’a eu le compositeur d’abriter sa pauvreté d’invention sous la fausse théorie dont nous venons d’exposer les principes. Cette ouverture, d’une incommensurable longueur, mal dessinée, et qui forme une succession infinie de combinaisons sonores dont il est bien difficile d’expliquer le sens, parait à M. Liszt un chef-d’œuvre qui doit faire époque dans l’histoire de l’art, et qui renferme la peinture de choses aussi merveilleuses que celles qu’il a découvertes dans les compositions de Chopin. Voici comment il s’exprime sur cette ouverture dans un écrit qu’il a publié en Allemagne pour la défense de M. Wagner. « Si nous nous étendons longuement sur le nouvel opéra de M. Wagner (Tannhäuser), c’est que nous avons la conviction que cette œuvre renferme un principe de vitalité qui lui sera un jour généralement reconnu… Nous ferons remarquer aussi qu’on ne saurait prétendre d’un poème symphonique qu’il soit écrit d’une manière plus conforme aux règles de la langue classique, qu’il ait une plus parfaite logique dans l’exposition, le développement et le dénoûment des propositions. » On voit que M. Liszt a ses raisons pour défendre les œuvres qui sont conçues sans logique et manquent aussi bien d’exposition que de dénoûment.

La préface de M. Wagner contient bien d’autres énormités que celles que nous en avons extraites. Il y a toute une théorie sur le progrès de l’esprit humain dont l’application rendrait impossibles les chefs-d’œuvre, ou, pour parler comme M. Wagner, le monumental dans l’art. Cette théorie sur le progrès est fortifiée par un point de vue tout aussi nouveau sur la définition du génie créateur, qui ne serait plus un don gratuit de la bonté divine, mais un produit naturel des lois politiques et sociales, en sorte que ce serait la faute du gouvernement et celle de la société, si le génie fait défaut et ne produit pas à jour donné ce qu’on appelle des chefs-d’œuvre ! Nous ne pouvons mieux terminer cette analyse qu’en citant un passage curieux dans lequel M. Wagner invoque à son profit la doctrine de la grâce et du pur amour, et se pose franchement en apôtre des temps futurs. « Ici, dit-il à ses amis, nous sommes arrivés à un point décisif où il s’agit de nous expliquer franchement. Mes amis doivent m’étudier à fond, afin de s’assurer s’ils me sont entièrement dévoués. Je ne puis pas être accepté à demi, je ne puis pas accorder que ce qui a été logiquement nécessaire dans le développement de ma nature et de mon œuvre soit envisagé comme des accidens fortuits qu’on accepte ou qu’on repousse selon le caprice de chacun. » Je pense que ces paroles n’ont pas besoin de commentaire.

La meilleure réponse qui ait été faite en Allemagne au système et aux prétentions de M. Wagner se trouve contenue dans deux petits volumes de Lettres musicales qui ont été publiés à Leipzig[3]. L’auteur, qui se cache sous un pseudonyme dont il nous est impossible de soulever le voile, est un fort bon esprit qui s’exprime avec élégance et beaucoup de clarté. Dans le premier volume, il examine successivement une foule de questions importantes sur l’art musical et particulièrement sur la musique dramatique, dont il dégage avec finesse quelques vérités fondamentales qu’on ne saurait méconnaître impunément dans aucun temps et dans aucune école. Il réfute, chemin faisant, de nombreux paradoxes qui ont cours en Allemagne, et s’attaque vigoureusement à quelques préjugés antiques dont il s’efforce d’ébranler l’empire : tel est celui, par exemple, qu’il appelle la bachomanie, et qui a sa source dans une admiration aveugle pour le grand Sébastien Bach, génie puissant et varié dont les formes scolastiques ont eu leur raison d’être, mais ne doivent être imitées de nos jours qu’avec beaucoup de réserve. L’auteur dit sur tout cela d’excellentes choses, pleines de sens et de raison, et qui ont dû lui attirer bien des invectives de la part des fanatiques. Dans le second volume, il apprécie le génie des différens compositeurs qui ont illustré l’Allemagne, et il juge avec une grande indépendance et beaucoup de goût Haendel, Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Weber, Schubert, Spohr et M. Wagner lui-même, à qui il dit de bonnes vérités. Il serait à désirer que ces deux petits volumes fussent traduits en français et mis à la portée de tous ceux qui s’occupent de musique, soit comme amateurs, soit comme artistes[4].

M. W. de Lenz est l’un de ces bons Allemands qui, après avoir pris une forte dose de jurisprudence et d’esthétique dans une des nombreuses universités de son pays, mêlant à ce fonds solide d’instruction l’amour de la musique, un peu de poésie et beaucoup de brouillard, s’en vont par le monde débiter les fruits de leurs doctes méditations. M. de Lenz habite Saint-Pétersbourg, où il remplit les fonctions honorables de conseiller de l’empereur de Russie, ce qui ne l’empêche pas de cultiver la musique avec passion. Il a publié dans la ville qu’il habite deux volumes, Beethoven et ses trois styles[5], où il s’est proposé d’examiner les transformations successives de ce grand génie on classant chacune de ses compositions par une date précise. L’ouvrage de M. de Lenz est écrit en français, ou du moins dans un dialecte composite qui a beaucoup d’analogie avec la langue que s’est créée M. Liszt. Ce n’est pas le seul rapport qui existe entre M. de Lenz et le célèbre virtuose, car ils professent tous les deux une vive admiration pour notre compatriote M. Berlioz. Sans doute il n’est pas facile de s’expliquer comment un esprit aussi cultivé que M. de Lenz, qui connaît à fond les œuvres des grands maîtres, qui aime Haydn, adore Mozart et qui proclame Beethoven le roi de la musique instrumentale, a pu prendre au sérieux ce qu’on appelle les symphonies de M. Berlioz ; mais les contradictions abondent dans l’ouvrage du savant docteur, et l’on perdrait sa peine à vouloir y trouver une doctrine, dégagée de tout faux alliage. Ce qu’on peut dire de mieux pour expliquer et pour excuser en partie les nombreuses contradictions de M. de Lenz, c’est qu’il a habité Paris dans un temps où MM. Berlioz et Liszt y passaient pour de grands hommes et s’embrassaient publiquement comme deux preux chevaliers à la veillée des armes. M. de Lenz, qui a beaucoup d’imagination et l’ame tendre, est resté fidèle à ces souvenirs, et voilà pourquoi sans doute il mêle et confond dans son livre le vil plomb avec l’or pur. Ce n’est pas que M. de Lenz manque d’esprit ; au contraire, il en a beaucoup, il en a même trop, puisqu’il en prête aux autres, et qu’il a la générosité de trouver des idées profondes et nouvelles dans une creuse divagation qui a été publiée à Paris, il y a deux ans, sous le titre prétentieux : la Foi nouvelle cherchée dans l’art, de Rembrandt à Beethoven ! Nous conseillons à M. de Lenz d’être à l’avenir plus réservé dans les jugemens qu’il porte sur les livres qui se publient à Paris et sur les qualités de style qui constituent en France un écrivain. Il y a des matières délicates où l’érudition n’a que faire et où le bon sens et le bon goût ont seuls droit de critique.

M. de Lenz admire Beethoven, et cela n’a rien de bien étonnant ; mais il admire tout dans Beethoven, le bien comme le mal, les grandes beautés de son œuvre ainsi que les singularités systématiques qui caractérisent la plupart de ses dernières compositions. On voit que M. de Lenz a la passion exclusive et l’intolérance d’un commentateur. Il se ravise pourtant quelquefois, et trouve que dans les productions qui appartiennent à la troisième manière de Beethoven on sent comme un immense désir qu’éprouve l’artiste de se surpasser, qu’on remarque l’emploi de tonaUtés peu usitées, un plus grand nombre de transitions, des combinaisons étranges et des idées qui semblent s’exclure. L’intérêt répandu dans les épisodes l’emporte désormais sur la grandeur de l’idée première. La clarté des premières œuvres n’existe plus. Beethoven compose désormais en vue d’un système arbitrairement conçu. Il y a parfois du Paracelse dans ses dernières compositions. Et qu’avons-nous dit autre chose dans une étude[6] que cite M. de Lenz et dont il n’a pas compris le sens ? Le savant docteur nous cherche une véritable querelle d’Allemand, lorsqu’il nous reproche d’avoir pris un accord de quinte diminuée pour l’accord parfait de ré mineur, et puis d’avoir attribué à Beethoven quarante-neuf sonates pour le piano au lieu de cinquante-quatre. Hélas ! si nous n’avions à nous reprocher que de semblables distractions, notre conscience de critique serait parfaitement en repos. Que M. de Lenz nous permette de lui dire que, lorsqu’on écrit un ouvrage sérieux, c’est aussi très sérieusement qu’il faut combattre l’opinion de ceux qui ne partagent pas notre manière de voir, et la façon dont il lui a plu de s’attaquer à des hommes considérables dont les nombreux travaux sont depuis long-temps appréciés de l’Europe n’est pas digne d’un esprit qui se respecte. Ces réserves faites, nous dirons que le livre de M. de Lenz sur les trois styles de Beethoven est un ouvrage curieux, utile et intéressant, qui gagnerait beaucoup à être dépouillé de tous les hors-d’œuvre et des plaisanteries équivoques qu’y a semés l’auteur. Que conclure de tous ces essais plus ou moins heureux de critique musicale ? C’est qu’il ne suffit pas d’être un grand virtuose comme M. Liszt, un réformateur superbe comme M. Richard Wagner, un homme d’esprit et de savoir comme M. de Lenz, pour savoir donner une forme durable à un ensemble d’idées et de faits qu’on a laborieusement entassés dans sa mémoire. C’est le style qui fait les bons livres, et le style n’est pas chose commune, car il suppose les qualités d’un ordre supérieur qui sont aussi nécessaires au musicien qu’à l’écrivain proprement dit. Si des compositeurs comme Rossini, comme Weber ou Meyerbeer avaient voulu condescendre à nous expliquer le secret de leur génie et nous éclairer sur la marche qu’ils ont suivie pour accomplir les œuvres qui les rendent immortels, ils auraient été aussi clairs et aussi logiques qu’ils le sont dans leurs belles partitions. Le désordre de la parole indique le désordre de l’esprit, et pour ceux qui n’auraient pas la possibilité d’entendre la musique de MM. Liszt et Wagner, l’obscurité de leurs écrits peut servir à expliquer l’obscurité de leurs œuvres musicales.

P. SCUDO.


V. de Mars.

  1. Frédéric Chopin, par F. Liszt, un vol. in-8o, Paris, 1852.
  2. Trois Poèmes d’opéra, par Richard Wagner, un vol. petit in-4o, Leipzig, cher Breitkopf et Haertel.
  3. 2 vol. in 18, chez Breitkopf et Haertel.
  4. Nous ne voulons pas quitter ce sujet sans dire à l’auteur de l’excellent petit ouvrage dont nous venons de parler que c’est bien à tort qu’il nous attribue l’opinion fort étrange qui consisterait à dire que les institutions politiques exercent une grande influence sur le libre développement du génie musical. Le passage qu’il cite d’une étude publiée ici même n’a pas à beaucoup près la rigueur d’affirmation qu’y a vue notre honorable contradicteur.
  5. 2 vol. in-8o, Saint-Pétersbourg, 1852.
  6. Voyez Une Sonate de Beethoven dans la livraison du 1er octobre 1850.