Revue musicale, 1853/01

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REVUE MUSICALE.

La saison musicale se développe, cette année, avec une grande richesse d’incidens. Une fièvre de distractions s’est emparée de la société parisienne. Les réunions des gens de loisir et de goût, vivant des mêmes idées, aspirant au même but, se multiplient. On s’assemble, on cause, on s’entend, et, en se voyant, en si nombreuse compagnie, participer aux mêmes jouissances de l’esprit, on se raffermit dans cette pensée, que rien de grand et de durable ne peut se faire en France en dehors des classes éclairées, qui sont les dépositaires de la civilisation européenne.

L’Opéra s’est enfin passé la fantaisie de la Louise Miller de M. Verdi, dont la première représentation avait été retardée indéfiniment et qu’on aurait pu retarder encore sans grand dommage pour l’art et les plaisirs du public. Traduit en français par un homme d’esprit qui a l’habitude de ces sortes de trahisons, comme dit le proverbe italien, l’ouvrage du compositeur ultra-montain, bien loin de gagner à ce changement de climat, y a perdu quelques-unes des qualités qu’il possède dans la langue où il a été conçu. Nous ne reviendrons pas sur la musique et le sujet de Louise Miller, dont nous avons déjà apprécié le mérite et signalé les faiblesses. Il nous suffira d’ajouter aujourd’hui que, dans la grande salle de l’Opéra, l’œuvre de M. Verdi a produit un effet encore plus fâcheux qu’au Théâtre-Italien, et qu’il sera bien difficile au trop célèbre maestro de réparer le double échec qu’il vient d’éprouver à Paris. Tout le monde a été frappé de la pauvreté de cette musique violente et de courte haleine, qui ne révèle ni l’originalité de l’inspiration ni la main d’un vrai maître. C’est une très mauvaise imitation de l’école allemande et particulièrement du Freyschütz de Weber, qui est à M. Verdi ce que Corneille est à Crébillon. L’exécution est très imparfaite. MM. Gueymard et Morelli crient et hurlent à l’envi l’un de l’autre, et, quant à Mme Bosio, qui est chargée du rôle de Louise, c’est une cantatrice sur le retour, dont la voix de soprano aigu manque de timbre dans les cordes du médium et accuse la fatigue dans le registre supérieur par une vibration qui tourmente l’oreille. Du reste, Mme Bosio est une artiste de mérite qui a du feu, de la flexibilité dans l’organe. Elle a fait ressortir certaines parties de son rôle que Mlle Cruvelli avait complètement négligées. On peut se demander cependant s’il était bien nécessaire d’engager une cantatrice nouvelle pour chanter la partie de Louise, et si Mme Tedesco, avec sa belle voix limpide et froide comme de la glace, n’aurait pas suffi à l’entreprise. Que faites-vous donc de Mlle La Grua, jeune et jolie personne que vous laissez se morfondre avec sa belle voix vigoureusement trempée, et qui n’a pu se produire jusqu’ici que dans le Juif errant, qui ne marche plus, ou dans Robert, pour remplacer de temps en temps Mlle Poinsot, dont vous aimez tant les intonations fausses et la voix criarde ?

Depuis que Marco Spada a pris possession de son succès, qui est loin de s’épuiser, le théâtre de l’Opéra-Comique, dont on ne peut que louer l’activité, a donné un tout petit acte, le Miroir, dont la musique est de M. Gastinel, grand prix de Rome, qui vient de faire avec distinction ses premières armes. Le Sourd ou l’Auberge pleine, cette grosse facétie du comédien Desforges, qui remonte à l’année 1790 et qui a été arrangée depuis pour tous les théâtres de Paris, vient aussi de prendre le masque d’un opéra-comique en trois actes. La musique de cette bonne plaisanterie de carnaval a été accommodée avec esprit et adresse par M. Adam, qui était là dans son véritable élément. M. Sainte-Foy, dans le rôle de Danières, est d’un comique achevé. Mlle Lemercier rend aussi avec malice l’accent et les allures d’une franche Provençale. Un succès de meilleur aloi est celui que vient d’obtenir un charmant petit opéra en un acte, les Noces de Jeannette. Le sujet de cette pièce, qui n’est pas sans présenter à l’esprit quelque rapport lointain avec le Champi et les autres fables paysanesques de Mme George Sand, a été choisi avec goût et lestement mené par MM. Carré et Barbier, les auteurs du poème un peu profane de Galatée. Jean, un joyeux compagnon de village, vient de réchapper belle : il a failli se marier ! Mais au moment de signer le contrat, le cœur lui manque, et il se sauve comme un conscrit qui préfère la liberté aux illusions de la gloire. Rentré chez lui, Jeanne se sent pas d’aise de se retrouver Jean tout court comme devant ; mais Jeannette n’est pas de cet avis, et elle vient lui demander raison de l’outrage qu’on lui a fait. Elle s’établit sans façon dans la chaumière de son fiancé rebelle, et par un tissu de petites ruses féminines, d’agaceries et de bons sentimens, elle parvient à changer les dispositions libertines de son amant, qu’elle enlève au célibat, au grand contentement de Jean lui-même. Telle est la donnée de cette petite pièce, que certains mots un peu risqués et une scène de brusquerie maritale un peu forte n’empêchent pas d’être écoutée avec plaisir. La musique est de M. Victor Massé, connu déjà par deux autres ouvrages qui ont eu du succès, la Chanteuse voilée et Galatée. L’ouverture, composée d’un seul motif qui n’a rien de bien saillant, commence par une sonnerie de cloches qui annonce le mariage qui va s’accomplir, et qui ne mérite pas autrement d’être remarquée. Il y a quelques détails heureux dans le premier air que chante Jean en se félicitant d’être encore garçon, et la première romance de Jeannette est agréable aussi, sans sortir toutefois des banalités du genre. Les couplets bachiques chantés par Jean derrière la coulisse ont de la couleur. C’est le morceau le mieux réussi de tout l’ouvrage, en y ajoutant la charmante petite romance qui s’échappe du cœur de Jeannette pendant qu’elle raccommode la veste de son futur. L’air un peu prétentieux et tout rempli de vocalises par lesquelles Jeannette agace le cœur de son mari, en luttant avec le rossignol, ressemble à tous les morceaux de bravoure possibles qui n’ont d’autre mérite que de faire briller la flexibilité d’organe de la cantatrice. Ce petit ouvrage, sans rien ajouter à la réputation que M. Massé s’est honorablement acquise comme musicien gracieux, qui a plus de distinction que de force et d’originalité, la confirme en laissant subsister le doute si, dans un cadre plus grand, le jeune maestro serait aussi heureux. À la place de M. le directeur de l’Opéra-Comique, nous engagerions M. Massé à ne point se hâter de quitter le rivage fleuri de l’idylle, et à rester encore quelque temps dans un genre modeste et limité. Un ou deux actes tout au plus doivent suffire à la muse délicate de M. Massé, qui a besoin d’apprendre beaucoup de choses : à varier son style et ses couleurs, à renforcer ses mélodies par un meilleur choix de la seconde phrase complémentaire, partie délicate de la composition où échouent tant de musiciens qui visent à chanter le vainqueur des vainqueurs de la terre. Et puisque nous engageons M. Massé à contenir son ambition et à retarder de quelque temps encore son vol dans une sphère plus élevée, mais plus dangereuse, qu’il nous permette de lui signaler un sujet qui conviendrait à son agréable talent. Nous voulons parler du roman de Mme Sand, André, d’où l’on pourrait tirer deux actes d’une fine et charmante comédie qui serait, ce nous semble, une heureuse continuation de Galatée et des Noces de Jeannette, fort bien jouées par M. Coudère et par Mlle Miolan, qui chante comme un ange.

Le Théâtre-Italien se débat toujours au milieu d’inextricables difficultés. Après Luisa Miller, dont les représentations ont été brusquement interrompues, on a repris il Proscritto, c’est-à-dire l’Ernani de M. Verdi, opéra en quatre actes, dans lequel Mlle Cruvelli nous est apparue il y a trois ans. Ni le talent de la jeune cantatrice qui est chargée du rôle d’Elvira, ni la partition du compositeur italien n’ont retrouvé cette année la même faveur qu’en 1850 ; c’est que le temps marche vite pour les talens surfaits et pour les œuvres qui ne sont ni les enfans du génie, ni le produit de la science des maîtres. Le directeur, M. Corti, qui est un homme actif et qui commence à comprendre que le public de Paris n’est pas tout à fait aussi facile à séduire que le public de Milan, a voulu porter un grand coup en mettant en scène le Don Juan de Mozart. Nous ne ferons pas l’éloge d’Hercule, comme dit un proverbe grec, et nous nous abstiendrons d’apprécier une œuvre qui est classée depuis longtemps au nombre des rares merveilles de l’esprit humain ; nous nous permettrons seulement de dire à la direction du Théâtre-Italien que la partition de Mozart exige, pour être dignement interprétée, six virtuoses de premier ordre, un grand spectacle et des chœurs nombreux et bien disciplinés. Excepté M. Calzolari, qui n’a pas trop mal chanté l’air de don Ottavio, il mio tesoro, excepté le trio des masques qui a été rendu au moins avec ensemble, tout le reste de cette création divine, qui ne sera jamais comprise que d’un petit nombre d’initiés, a été complètement défiguré. On ne s’imaginerait jamais quels gestes, quels accens, quelles vociférations tudesques Mlle Cruvelli a prêtés au caractère si noble et si pathétique de dona Anna ! Pardonnez-leur, Seigneur, car ils ne savent ce qu’ils font.

Au troisième théâtre lyrique, où règne une activité vraiment désespérante, on vient de représenter une sorte de mimodrame, le Lutin de la Vallée, pour servir de prétexte aux exercices chorégraphiques de M. Saint-Léon, qui a quitté l’Opéra avec armes et bagages. M. Saint-Léon a le très grand tort de jouer beaucoup trop du violon pour un danseur, et d’abuser de ses jambes encore plus que de son archet. Nous ignorons vraiment quel plaisir on peut éprouver à voir ces espèces de monstres qu’on nomme vulgairement des danseurs venir grimacer sur une scène et présenter aux regards des poses au moins indécentes qui n’expriment ni la grâce de la femme, ni la virilité sérieuse et noble qui sied à l’homme. Quoi qu’il en soit de ces luttes de boxeurs dans lesquelles brille surtout M. Saint-Léon, le Lutin de la Vallée n’a d’autre mérite que d’avoir mis en évidence le talent d’une charmante danseuse, Mme Guy-Stephan, qui s’y est fait justement applaudir.

La Société des Concerts a inauguré le 7 janvier la vingt-sixième année de son existence. La Symphonie Héroïque de Beethoven y a été exécutée avec la perfection accoutumée, sauf l’intégrité de certains mouvemens que M. Girard, le chef d’orchestre, semble disposé à ralentir de plus en plus. Après des fragmens de l’Armide de Gluck, un jeune virtuose sur la flûte, M. Altès, a exécuté avec un rare talent les Chants du Rossignol, espèce de vocalises de sa composition, où il a su grouper avec goût toutes les difficultés de son instrument. M. Altès, qui est élève de M. Tulou, est digne de marcher sur les traces de son maître. La séance s’est terminée par le chœur final de l’oratorio de Beethoven, Christ au mont des Oliviers, morceau grandiose et d’un effet vraiment dramatique. La seconde séance de la Société des Concerts a eu lieu le dimanche 23. La symphonie avec chœurs de Beethoven remplissait le premier numéro du programme. Cette composition colossale, où le maître semble avoir voulu fondre dans une même conception tous les styles et toutes les formes musicales connues, depuis le récitatif dramatique jusqu’à l’hymne de grâce, et dans laquelle il offre le spectacle d’une imagination où l’on trouve la fantaisie adorable de l’Arioste s’unissant à la fougue idéale de Shakspeare, cette neuvième et dernière symphonie a été exécutée avec un très grand ensemble dont le public commence à comprendre la grandeur. Toutefois nous devons ajouter que le scherzo a été pris trop lentement par M. Girard, qui communique à tout ce qu’il touche son flegme désespérant. Après l’hymne d’Haydn, exécuté par les instrumens à cordes, morceau exquis par la suavité des idées autant que par la clarté de l’harmonie, Mme Laborde a chanté un Incarnatus est de Mozart avec accompagnement obligé de flûte, hautbois et basson, qui est aussi peu digne du nom qui l’a signé que de la Société des Concerts qui l’a choisi. Il faut honorer les maîtres dans les œuvres immortelles qu’ils ont laissées et couvrir leurs faiblesses d’un silence respectueux. C’est l’auteur d’Athalie, de Britannicus et à Andromaque qu’admire la postérité, et non pas celui des Frères ennemis et d’Alexandre. Le goût d’une époque éclairée comme la nôtre ne doit se laisser fasciner par aucun génie particulier, il faut juger les choses dans leur essence et conformément à la raison. Les chœurs des génies de l’Oberon de Weber, qui ont été chantés avec beaucoup d’ensemble et de justesse, et l’ouverture de Guillaume Tell, ont complété le programme de cette belle fête de l’art. Le troisième concert, qui a eu lieu le 6 février, a commencé par une agréable symphonie de M. Félicien David, qui renferme quelques parties estimables, entre autres l’andante, dont on a remarqué le thème élégant, qui rappelle fortement la manière d’Haydn. M. Félicien David est un musicien distingué, un homme de goût qui, sans avoir un grand nombre d’idées nouvelles, tire assez bon parti de son inspiration, et se meut avec grâce dans les limites très étroites de son empire. Après une scène de l’Euryanthe de Weber, dont M. Girard a encore méconnu le caractère et le mouvement, la scène s’est terminée par la symphonie en la de Beethoven.

La Société de Sainte-Cécile, fondée et dirigée par M. Seghers, marche à grands pas sur les traces de la Société des Concerts, son aînée et son émule. Dans un premier concert en dehors de l’abonnement, on y a exécuté avec un ensemble parfait la cinquante et unième symphonie d’Haydn et puis un Ave, verum, pour voix de ténor et chœurs de M. Gounod, morceau moins remarquable par la nouveauté de la mélodie que par le style vraiment religieux dont il est empreint. Les deux concerts d’abonnement qui ont succédé ont été aussi très brillans, et le public a pris définitivement sous sa protection cette réunion d’artistes courageux qui, sous la direction d’un chef habile et tenace, ont élevé presque une institution publique qui mériterait de fixer l’attention du gouvernement.

À côté de ces deux grandes sociétés consacrées à l’exécution des admirables poèmes de la musique instrumentale, il est juste de mentionner quatre vaillans virtuoses, MM. Maurin, Chevillard, Mas et Sabattier, qui se sont voués à l’interprétation (le mot est ici parfaitement à sa place) des derniers grands quatuors de Beethoven. Est-il nécessaire de rappeler qu’au milieu de l’œuvre immense de Beethoven, ce génie aussi fécond que sublime a composé dix-sept quatuors pour instrumens à cordes, dont les cinq derniers renferment de telles difficultés et de telles hardiesses d’harmonie, qu’ils sont restés à peu près incompris jusqu’à nos jours ? A Vienne et presque sous les yeux de Beethoven, on essaya vainement de les déchiffrer d’une manière suffisamment intelligible, en sorte que les uns considéraient ces terribles quatuors comme le dernier effort d’un génie grandiose, mais affaibli par l’âge et les infirmités, tandis que les autres y voyaient la révélation d’une phase nouvelle de la musique instrumentale. La vérité, comme on le pense bien, n’était dans aucune de ces opinions extrêmes, et, grâce à l’exécution tout à fait remarquable de MM. Maurin, Chevillard, Mas et Sabattier, nous pouvons apprécier maintenant avec plus de confiance quelle est la valeur des dernières compositions du sublime symphoniste. Comme tous les hommes supérieurs qui ont beaucoup écrit et que la Muse a visités de bonne heure, Beethoven a modifié son style et ses idées en suivant l’impulsion irrésistible du temps. Après avoir procédé d’Haydn et de Mozart, il s’est brusquement dégagé de la tradition de ses maîtres en donnant l’essor à son propre génie et en produisant les grandes conceptions de sa maturité, qui se prolonge jusqu’en 1820. À partir de cette époque, Beethoven entre dans une nouvelle voie ; il conçoit des combinaisons plus hardies, entrevoit des horizons inexplorés, il veut enfin produire des œuvres qui ne ressemblent en rien à celles déjà connues. La neuvième symphonie avec chœurs dont nous avons parlé plus haut, les cinq derniers grands quatuors et quelques sonates pour piano sont le résultat de cette détermination un peu systématique. Sans entrer dans les détails techniques dont nous pourrions appuyer notre jugement, on peut affirmer que le caractère général des dernières compositions de Beethoven, c’est la hardiesse parfois excessive des combinaisons harmoniques et le dédain des formes consacrées non-seulement par la théorie, mais aussi par les œuvres des maîtres. Pour résumer notre opinion sur les cinq derniers quatuors de Beethoven, nous dirons franchement qu’à côté de pages incomparablement belles, on y remarque des étrangetés, des bizarreries qui semblent plutôt le résultat d’un système arrêté que le libre épanchement d’une inspiration nouvelle. Il y a des parties merveilleuses qui ne ressemblent à rien de ce qu’on connaît et où chaque instrument s’agite dans un espace immense, et comme s’il était chargé de la partie dominante ; mais le tout manque de proportions et de cette coordination des idées secondaires qui est le signe indélébile des conceptions vraiment belles. Quoi qu’il en soit de l’opinion qu’on peut avoir de ces quatuors, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est d’aller les entendre exécuter par les quatre artistes courageux et habiles qui attirent à leurs séances tout ce qu’il y a à Paris d’amateurs distingués.

Depuis que la symphonie a été créée par Haydn, admirablement traitée par Mozart et agrandie par le génie prodigieux de Beethoven, une foule de compositeurs s’est éprise d’un attrait bien dangereux pour cette forme suprême de la musique instrumentale. Sans parler de l’Allemagne, où s’est produit un grand nombre d’imitateurs, parmi lesquels Mendelssohn est incontestablement le plus distingué de tous, la France a vu naître aussi quelques compositeurs de mérite qui se sont essayés avec plus ou moins de succès dans la musique instrumentale. MM. Onslow, Reber, Berlioz, Félicien David, ont fait des symphonies qui ont trouvé des appréciateurs plus ou moins chaleureux, mais que la grande masse du public éclairé a laissé passer sans trop y prendre garde. C’est qu’il en est un peu de la symphonie comme d’un poème épique : s’il n’est exquis, s’il ne reflète pas les vives et puissantes clartés de la passion et du génie, il n’a pas de raison d’être. Pour un Homère, pour un Virgile, pour un Dante, un Tasse, un Arioste, un Milton, un Camoëns, un Wieland, etc., que de milliers de prétendus poèmes ont été fabriqués, dont le souvenir ne s’est conservé que dans le catalogue des bibliomanes ! De nos jours encore, et malgré le naufrage de la Henriade, n’a-t-on pas vu des hommes d’esprit conserver l’illusion du poème épique, et charger leurs bagages littéraires du poids énorme d’une Philippéide ! Redisons-le, la symphonie n’est point une conception ordinaire qu’il soit permis d’aborder sans terreur. Elle suppose de la part de l’artiste la plus grande ambition e t les plus hautes facultés de l’esprit, et c’est pourquoi il n’est donné qu’à un très petit nombre d’êtres privilégiés d’y réussir.

M. Théodore Gouvy est un jeune compositeur français qui habite l’Allemagne et qui cultive avec succès la musique instrumentale. Disciple de Mendelssohn, comme le sont presque tous les symphonistes modernes, parce qu’il est plus facile d’imiter un maître qui a plus de savoir que de génie, M. Gouvy s’est fait connaître par une symphonie qui a été exécutée par la société Sainte-Cécile il y a deux ans. Celle qu’il a fait entendre cette année dans un concert qu’il a donné le 10 janvier renferme de très bonnes parties, le larghetto, par exemple, et le scherzo, qui a de la grâce. Une sérénade pour instrumens à cordes, qui remplissait le troisième numéro du programme, est aussi un morceau agréable, rempli d’émotion et d’élégance. Sans doute qu’on pourrait désirer plus d’invention dans la musique de M. Gouvy, et quelques-unes de ces témérités qui font pardonner bien des fautes ; mais des détails ingénieux, de la clarté dans le plan général, de la sobriété et parfois de l’onction et de la grâce dans les mélodies, sont des qualités secondaires qu’on rencontre souvent dans les compositions de M. Gouvy, et qui recommandent son nom à la critique sérieuse. N’est-il pas curieux aussi de trouver une femme parmi le très petit nombre de musiciens français qui se sont voués à la musique instrumentale ? Mme Farrenc, professeur de piano au Conservatoire, est sans contredit une artiste de distinction. Élève de Reicha pour l’harmonie et le contre-point, Mme Farrenc a composé des sonates, des trios, un septuor pour instrumens à vent, et trois symphonies, dont la dernière en sol mineur, a été exécutée dans la salle Herz le 14 janvier. Il y a de très bonnes choses dans cette symphonie, et le scherzo surtout est rempli de détails piquans, déduits avec beaucoup d’adresse et ramenés au thème avec une sûreté de main vraiment remarquable, et dont beaucoup de compositeurs célèbres pourraient être jaloux.

Deux célèbres violonistes, MM. Vieuxtemps et Sivori, se trouvent actuellement à Paris. M. Vieuxtemps, dont nous avons déjà apprécié le mérite, a donné deux concerts qui ont été fort suivis, et puis il s’est fait entendre deux fois à l’Opéra, où il a produit moins d’effet que dans la salle Herz, mieux appropriée à la nature de son talent, plus énergique que tendre. En effet, M. Vieuxtemps, qui est sans contredit un virtuose de premier ordre, possède les plus rares qualités du violoniste sévère, un style grandiose, une puissante sonorité, une justesse remarquable et une netteté parfaite dans les difficultés les plus ardues. Son coup d’archet est vraiment magistral ; il se promène avec noblesse sur la corde frémissante, qui chante toujours et ne crie jamais. Les effets de la double corde accompagnés de pizzicato, les sons harmoniques les plus aigus, les grands arpèges qui embrassent presque simultanément deux et trois octaves, enfin tous les artifices du mécanisme semblent un badinage sous les doigts de l’artiste. Au milieu de ces prodiges d’exécution, on regrette de ne pas trouver chez M. Vieuxtemps une sensibilité plus expansive et plus pénétrante, une imagination plus colorée, quelques rayons de cette spontanéité divine qui est le signe des vocations supérieures. Les compositions de M. Vieuxtemps, sans atteindre, ainsi qu’on a osé l’affirmer étourdiment, à la hauteur de la musique des maîtres, se font remarquer cependant par des qualités solides. Le Concerto en ré mineur qu’il nous a fait entendre à ses deux soirées renferme des parties excellentes, l’andante religioso et le scherzo, et l’on peut dire que dans M. Vieuxtemps le compositeur et le virtuose s’étaient et se complètent d’une manière tout à fait remarquable.

M. Sivori est Italien. Il est de Gênes, de la ville même qui a vu naître Paganini, dont il est l’élève. Aussi, de tous les violonistes qui se sont précipités sur les traces de l’admirable virtuose, M. Sivori est-il celui qui approche le plus de son modèle. Le la fougue, du brio, de la passion, une sensibilité exquise, une bravoure extraordinaire, et tout cela avec une justesse, un fini, une désinvolture vraiment incroyables, telles sont les principales qualités du talent de M. Sivori. Il chante, il pleure, il rit sur son violon comme un vrai démon. Il faut lui entendre jouer le grand concerto en si mineur de son maître Paganini. Quel charme, quelle bonne humeur, quelle gaieté franche et naïve ! Il y a du poète dans l’imagination de M. Sivori, quelque chose de cet estro lumineux et enfantin qu’on trouve dans l’Arioste ou dans les fabbie de Gozzi. M. Sivori est né violoniste, et il joue tout aussi bien la musique de Mozart et de Beethoven que celle des Corelli, des Tartini, des Viotti et des Paganini. MM. Vieuxtemps et Sivori sont aujourd’hui les deux plus habiles et plus célèbres violonistes qu’il y ait en Europe. Un jeune allemand nommé Joachim, qui est venu à Paris en 1849, qui a longtemps habité Leipzig, et qui réside maintenant à la cour de Weimar, ne tardera pas à s’élancer aussi dans la carrière, où il ne sera pas facile de le vaincre et de lui disputer le premier rang auquel aspire son ambition.

Bien que né en Belgique, M. Vieuxtemps est un violoniste de l’école française, dont il possède les qualités les plus saillantes, tandis que M. Sivori ne saurait récuser l’Italie pour sa mère, qui l’a nourri de ses mamelles fécondes. S’il nous fallait caractériser en quelques mots ces deux artistes et les deux pays qu’ils représentent, nous dirions que l’un joue du violon en grand professeur et en musicien consommé, l’autre en enfant gâté de la nature, qui l’a doué des dons les plus précieux. Lutteurs intrépides tous les deux et maîtres de leur instrument, ils s’en servent chacun d’une manière différente. M. Vieuxtemps ne vous laisse jamais oublier qu’il joue du violon, que les merveilles de mécanisme qu’il accomplit sous vos yeux sont de la plus grande difficulté et lui ont coûté bien de la peine, tandis que M. Sivori a l’air d’ignorer qu’il tient à la main l’un des instrumens les plus compliqués qui existent, et il vous chante comme une Malibran ou comme un fanciullo :

Che piangendo e ridendo pargoleggia.

P. Scudo.