Revue musicale, 1853/02

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OPERA-COMIQUE,
LE NABAB.

La fable imaginée par MM. Scribe et Saint-Georges est d’une ingénuité qui défie toute définition, il est impossible en effet d’imaginer une action plus innocente, plus digne de Florian et de Berquin que l’action qu’ils ont appelée le Nabab. Je ne les chicanerai pas sur le titre qu’ils ont donné au héros de la pièce : ce serait mie montrer trop difficile. Jusqu’à présent, nous avions cru qu’un nabab était un négociant indien enrichi par le commerce. Vous dire comment un nabab est devenu entre les mains de MM. Scribe et Saint-Georges lord Evandale serait impossible. La reine Victoria peut élever au titre. de baronnet ou de lord qui bon lui semble ; : mais jusqu’à présent la richesse n’a pas été considérée comme un droit suffisant. Donc ce nabab, pourvu ou non du titre de lord, s’ennuie à périr et veut se tuer. Un de ses amis, médecin très intelligent, lui donne contre l’ennui et la tentation du suicide une recette excellente, le travail. Clifford, c’est le nom du médecin, ne demande à son client qu’un sursis d’une année. Si la recette ne le sauve pas, lord Evandale sera libre de se tuer. Il faut savoir que lady Evandale, connue au théâtre sous le nom de Corilla, est le type achevé du caprice et de la rébellion. Il suffit que son mari souhaite une chose pour qu’elle souhaite le contraire. Au moment où lord Evandale se prépare à se tuer, arrive une jeune personne du nom de Dora. Réduite au désespoir par le dénûment, elle vient implorer la bienfaisance de lord Evandale, qui, tout entier à ses projets de suicide, l’envoie à tous les diables. La jeune fille, épouvantée de sa brusquerie, s’évanouit. Lord Evandale, en véritable héros d’opéra-comique, profite de son évanouissement pour déposer sur son tablier un bon de mille livres sterling. Héroïque générosité qui ne restera pas sans récompense ! Lord Evandale part, pour l’Europe avec la ferme résolution de suivre la recette de Clifford, abandonnant lady Evandale aux soins de sir Arthur, son cousin. Arrivé en Europe, il devient ouvrier, puis contre-maître, dans une manufacture de tabac du comté de Galles. Or maître Toby, le chef de cette manufacture, est précisément l’oncle de Dora. Naturellement Dora devient amoureuse de lord Evandale, qui a déguisé son titre et son nom ; plus naturellement encore, elle ignore que son bienfaiteur est marié. J’oubliais de dire que Clifford, en ami dévoué, a résolu de n’envoyer à son client que cent livres sterling par an, environ six francs par jour, et son client avait un revenu de cinquante mille livres sterling ; mais il fallait exécuter la recette dans toute sa rigueur. Maître Toby, en apprenant l’amour de sa nièce pour l’ouvrier nouveau-venu, s’emporte à bon droit. Il rend pleine justice aux vertus du nabab déguisé, mais il ne consentira jamais à lui donner la main de sa nièce. Cependant Dora réussit à fléchir son oncle. Elle va épouser son bienfaiteur, lorsqu’arrive lady Evandale : péripétie émouvante qui attendrit tous les spectateurs ! Les deux amans seraient condamnés à une infortune éternelle, si Clifford, ange gardien de son client, ne tranchait le nœud gordien, car cette maudite Corilla, dont la vie n’est pas bien connue, était la femme de Clifford avant d’épouser lord Evandale. Allégresse générale, chœur ; la toile tombe.

Que pouvait faire M. Halévy de cette donnée ? Quel parti pouvait-il en tirer ? Sa science n’est mise en doute par personne. Plusieurs fois même, dans l’Eclair, dans le Val d’Andorre, dans la Fée aux Roses, il a fait preuve d’invention ; mais, en présence d’une donnée pareille, il ne pouvait que multiplier les prodiges de l’escamotage, et c’est ce qu’il a fait. N’ayant pas de situations dramatiques, il s’est évertué à dissimuler l’absence d’émotion sous l’élégance et la variété des vocalises. L’ouverture semblera peut-être un peu prolixe, étant donné le nombre des thèmes ; peut-être les instrumens à anche reprennent-ils avec trop de complaisance les idées exposées par les instrumens à cordes ; peut-être les cuivres abusent-ils à leur tour du plaisir de répéter ce que les instrumens à anche ont déjà redit. Cependant il y a dans cette ouverture une délicatesse de style que je ne veux pas contester. Je n’ai guère à noter dans le premier acte qu’un morceau très applaudi, qui rappelle heureusement Ma Tante Aurore. Je ne m’arrêterai pas à relever la richesse des rimes accouplées par MM. Scribe et Saint-Georges ; sympathie et envie sont des rimes très suffisantes pour l’Opéra-Comique. Ce souvenir de Boïeldieu a mis en belle humeur tous les habitués du théâtre. Ils se croyaient revenus au temps de Martin et d’Elleviou, et leur bonheur, je le confesse, avait quelque chose d’expansif et de contagieux. À voir leur mine épanouie, je me sentais pénétré d’une douce moiteur. Au second acte, nouvelle surprise, nouveau plaisir. Sir Arthur, en pénétrant dans la manufacture de tabac, ne peut résister aux émanations sternutatoires de la maison ; il ne manque pas d’éternuer, et lady Evandale à son tour, en femme qui a fréquenté avec fruit le théâtre du Palais-Royal, ne manque pas de lui répondre : « Dieu vous bénisse ! » Le duo de l’éternuement a obtenu un plein succès, je me hâte de le reconnaître. C’est le morceau capital du second acte. Au troisième acte, nous sommes dans une maison de plaisance qui appartenait à lord Melvil, et que lord Evandale vient d’acheter, car lord Melvil s’est ruiné. Craignant de ne pouvoir épouser sa chère Dora, lord Evandale a voulu du moins la mettre à l’abri du besoin, et lui a donné par acte notarié, sur papier vif, le domaine de lord Melvil. Au moment où Dora supplie son oncle Toby de lui apprendre un air de chasse gallois qui jouit dans le pays d’une très grande célébrité, survient pour la seconde fois lady Evandale.

Heureusement Cliffort emmène sa femme, et le nabab épouse Dora. Qu’y a-t-il, me direz-vous, dans ce troisième acte pour la musique ? Votre question m’étonne, et me semble par trop ingénue. Ne prévoyez-vous pas d’abord un chœur de paysans accueillant le nouveau seigneur ? M. Halévy n’a pas négligé cette condition élémentaire du sujet. Mais le morceau capital, c’est l’air de chasse gallois. Il est malheureusement trop vrai que M. Halévy n’a oublié qu’une seule chose : c’est de trouver l’air gallois, car cet air, de l’avis même de ses plus fervens admirateurs, est encore à trouver. Enhardi sans doute par le succès qu’avait obtenu aux répétitions le duo de l’éternuement, il a cru pouvoir masquer la nullité complète de la mélodie, tout à fait imaginaire, dite une première fois par l’oncle Toby et répétée par Dora, sous les jappemens du chœur. Jappemens ou aboiemens, peu importe. Cependant je dois dire que tous les auditeurs habitués aux cris de la meute en forêt n’ont pas reconnu dans ce chœur applaudi avec tant de frénésie la couleur locale qui devait sans doute, dans la pensée de M. Halévy, assurer le succès de ce morceau auprès des vrais connaisseurs. Pour être juste, je suis forcé d’avouer que le chœur de l’air gallois, si tant est qu’il y ait un air, peut rappeler tour à tour les jappemens des carlins ou les aboiemens des boule-dogues, mais n’a rien à faire avec les cris de la meute. C’est mon avis, c’est celui des chasseurs ; mais la foule ne s’est guère inquiétée de notre avis, et a battu des mains. Que reste-t-il donc à louer dans cette partition, écrite avec un incontestable talent ? Mon Dieu ! j’ai regret à le dire, une science infinie, une connaissance complète de toutes les ressources dont peut disposer l’orchestre, et qui pourtant ne réussit pas à masquer l’absence de pensée. M. Halévy, qui connaît à merveille tout ce que l’étude peut enseigner, n’est pas doué d’une imagination très inventive. Ses œuvres les plus applaudies sont peuplées de souvenirs. Les Mousquetaires de la Reine sont quelque peu païens de Lucie. Encouragé outre mesure, par les applaudissemens qui lui ont été prodigués, il a cru que la facture suffisait. La facture est une grande chose assurément ; mais, si habile qu’on soit dans l’art de la parole, il faut avoir quelque chose à dire. Le grammairien le plus savant ne fera jamais un orateur éloquent. C’est la triste condition où se trouvait placé l’auteur du Nabab. Les situations imaginées par MM. Scribe et Saint-Georges ne lui suggéraient aucune mélodie ; il a pensé que le maniement de l’orchestre, qu’il connaît depuis longtemps, suffirait à déguiser l’indigence de son imagination. Il s’est trompé, et la froideur des loges a dû ne lui laisser aucun doute à cet égard. Les érudits de la musique reprochent à Bellini de n’avoir pas connu à fond le contre-point ; c’est un reproche trop facile à justifier ; mais Bellini possédait un don précieux que le contre-point ne suppléera jamais, l’invention mélodique. La Norma, la Béatrice, la Sonnambula, sont là pour établir son rang dans l’histoire de son art. M. Halévy sait du contre-point autant qu’homme de France ; mais il lui arrive rarement d’inventer quelque chose de vraiment nouveau, et le Nabab est une preuve ajoutée à tant d’autres pour démontrer la vérité de ce que j’avance. Les faiseurs dans toutes les branches de l’art sont une plaie que la critique doit signaler au bon sens public. Entre une imagination ardente qui ne sait pas se révéler clairement et une science consommée associée à une imagination tantôt tiède, tantôt stérile, le choix ne me semble pas difficile. Grétry, que M. Adolphe Adam a cru devoir enrichir d’une orchestration imprévue, ne parlait jamais sans avoir quelque chose à dire. M. Halévy parle si bien, qu’il ne prend pas toujours la peine de penser. C’est un abus de la science que le goût ne saurait amnistier. Les chanteurs ont été justement applaudis. M. Couderc, dans le rôle du nabab, s’est montré bon comédien. MM. Mocker et Bussine ont fait de généreux efforts pour animer les rôles ingrats de Clifford et de Toby. Mlle Favel a bien conquis et bien rendu l’impertinence de lady Evandale. Quant à Mlle Miolan, elle a réuni tous les suffrages par la grâce et la hardiesse de ses vocalises. La mise en scène fait honneur au goût de M. Perrin.


GUSTAVE PLANCHE.


V. DE MARS.