Revue musicale, 1853/04

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REVUE MUSICALE

La réouverture du Théâtre-Italien a eu lieu cette année avec un certain éclat. Un nouveau directeur, M. Ragani, a succédé à M. Corti, qui a dû se retirer d’une entreprise difficile. En s’efforçant d’acclimater à Paris la bruyante musique de M. Verdi, dont s’est affolée depuis vingt ans la pauvre Italie, M. Corti a commis une faute qui devait ruiner tous ses projets. C’est en vain qu’il a essayé de lutter contre la légitime indifférence des dilettanti, restés fidèles à la bonne école italienne. M. Ragani a su mettre à profit l’expérience de son prédécesseur : il s’est entouré d’abord de tout ce qui nous reste encore d’artistes capables de chanter un morceau sans efforts et sans contorsions prétendues dramatiques, et il a inauguré la saison tout bonnement parmi chef-d’œuvre consacré, la Cenerentola de Rossini ; aussi le public est-il accouru en foule à cette fête qui lui promettait des plaisirs exquis dont il est sevré depuis si longtemps, Après la Cenerentola et l’Alboni, est venue la Lucrezia de Donizetti avec Mario, qui a reparu avec plus d’avantage dans I Puritani, de Bellini. Il est à souhaiter cependant que M. Ragani ne se fasse pas d’illusion sur l’accueil plus ou moins bienveillant qui a été fait à l’ensemble de son personnel. Excepté Mlle Alboni et M. Mario, tout le reste ne peut être considéré que comme formant le cadre d’une troupe qui a besoin d’être renouvelée presque intégralement. M. Tamburini sera le premier à reconnaître qu’il n’y a pas de souvenirs qui paissant résister longtemps au spectacle d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. Quant à Mme Parodi, qui s’est essayée dans la Lucrézia de Donizetti, et à Mme Frezzolini, qui a chanté le rôle d’Elvira des Puritani, ce sont évidemment deux cantatrices de mérite, qui ont le tort d’être venues à Paris un peu trop tard.

Que pouvons-nous dire de nouveau sur Mlle Alboni, si ce n’est qu’elle a eu la fantaisie de devenir comtesse Pepoli, ce qui lui a été aussi facile que de chanter un’ aria di bravura ! C’est toujours la même voix limpide, douce, pastosa, d’une facilité admirable, qui se déroute sans efforts, sans grimaces, et vous enchante l’oreille, quoi qu’elle dise et quoi qu’elle fasse ; au demeurant, la meilleure fille du monde, qui ne veut de mal à personne, et qui vous fait les rimproveri les plus amers avec un sourire sur les lèvres qui vous désarme et qui semble vous dire : Ne croyez pas que ce soit pour tout de bon que je suis fâchée ! Mme de Staël disait de M. de Lally-Tollendal que c’était le plus sensible des homme gras : on ne pourrait pas eu dire autant de Mlle Alboni ; mais qu’importe ? Une seule note de cette voix du bon Dieu ne vaut-elle pas tous les cris que poussent à l’envi ces pauvres créatures qui sortent tous les ans des forges du Conservatoire ? Il y a si longtemps qu’on nous fabrique des voix de toute espèce, comme on fabrique des nez et des palais d’argent, qu’on est bien heureux d’entendre enfin un organe naturel qui a le parfum du thym et du serpolet. — Qu’est-ce que cela prouve ? diront quelques maniaques qui s’intitulent des psychologues et qui vont cherchant la pierre philosophale, c’est-à-dire une espèce humaine dépourvue de sensibilité ; cela ne prouve absolument rien, pas plus que l’amour et la beauté. Mlle Alboni chante comme un oiseau qui gazouille au lever de l’aurore ; son doux ramage est un certo non so che, qui vous charme comme la vue d’une fleur, celle d’un paysage enchanté, comme le murmure d’un ruisseau limpide, le souffle du zéphyr, le son d’une cloche lointaine, comme le regard d’une femme élégants et belle, qui ne vous est rien et qui vous dit simplement avec l’organe d’une Mlle Mars ou d’une Mme Récamier : Bonjour, monsieur ; comment vous portez-vous ? Quand on a entendu Mlle Alboni chanter le rondeau final de la Cenerentola :

Nacqui all’affano,


on est tenté de dire à toutes les cantatrices dramatiques qui ne sont pas, comme la Pasta ou la Malibran, des femmes de génie ce que Rivarol disait à sa maîtresse, qui voulait apprendre à lire :

Ayez toujours pour moi du goût comme un bon fruit,
Et de l’esprit comme une rose.

M. Mario a beaucoup voyagé depuis qu’il a quitté Paris en 1847, et on ne voyage pas impunément et sans laisser un peu de toison aux épines du chemin. Aussi la voix suave du jeune ténor a-t-elle perdu quelque chose du timbre pénétrant qui la caractérisait autrefois : elle s’est épanouie outre mesure, et les notes blanches, comme on dit dans les écoles, se sont beaucoup trop multiplées aux dépens d’accens plus virils. M. Mario, dont la manière a toujours été entachée d’un peu d’afféterie, ne s’est point corrigé d’un défaut qui est inhérent à toute sa personne ; mais tel qu’il est, avec ce mélange de grâce et de mignardise, M. Mario est encore le chanteur le plus agréable qu’il y ait actuellement en Europe. Il a été fort bien dans les Puritains, particulièrement dans la romance du troisième acte, où il a conquis tous les suffrages.

Mlle Alboni, M. Mario et M. Rossi, qui joue le rôle de don Magnifico, et dont la voix de basse manque un peu de mordant, comme le talent de distinction, voilà à peu près tout ce qu’il y a de réellement intéressant dans la troupe de M. Ragani. Nous ne pouvons faire d’exception pour Mme Frezzolini, dont nous sommes loin pourtant de méconnaître la grâce et les élans pleins d’émotion. Les chœurs vont à merveille sous la direction de M. Alary, et l’orchestre mériterait également des éloges, s’il ne précipitait parfois un peu trop les mouvemens. Par exemple, le quintetto du premier acte de la Cenerentola et le duo des deux basses du second acte du même ouvrage ont été littéralement mis en poussière par la rapidité avec laquelle on les a exécutés. Le rhythme n’est plus reconnaissable au milieu de ce tourbillon sonore, qui n’a d’autre avantage que de couvrir l’impuissance de M. Tamburini. Puisque la nouvelle direction du Théâtre-Italien a obtenu ce grand résultat d’éveiller les souvenirs des dilettanti, et de les ramener à ce rendez-vous de bonne compagnie, qu’ils avaient déserté depuis 1848, il faut persévérer dans la même voie, qui est la seule bonne. Point de musique de M. Verdi d’abord ; les chefs-d’œuvre de Mozart et de Rossini, deux génies de la même famille ; l’adorable Matrimonio segreto de Cimarosa, un ou deux opéras de Paisiello, le Roi Théodore, par exemple, et la Serva padrona, qu’il ne faut pas confondre avec l’opéra de Pergolèse qui porte le même titre ; les délicieuses partitions de Donizetti et de Bellini, les Cantatrici villane de Fioravanti, etc., tel doit être le répertoire du Théâtre-Italien, s’il veut ressaisir la domination et diriger le goût de la France, qui a grand besoin d’une pareille école.

À l’Opéra, où Mlle Rosati a été toujours charmante dans le nouveau ballet de Jovita, on a eu la bonne idée de reprendre le Comte Ory de Rossini, chef-d’œuvre de grâce, d’invention mélodique et d’harmonie exquise, qui ne devrait jamais quitter le répertoire. C’est à M. Boulo qu’on doit cette bonne fortune de réentendre une partition dont chaque mesure vaut son pesant d’or. Que les temps sont changés depuis l’année 1828, qui vit naître le Comte Ory, précurseur de Guillaume Tell ! Nous avons bien vieilli depuis lors, tandis que la musique du Comte Ory est plus jeune, que jamais, parce qu’elle est sortie d’une source immortelle. M. Boulo est suffisant dans le rôle si difficile du comte Ory, et la belle voix de M. Obin fait très bien ressortir la partie du gouverneur. En attendant la Nonne sanglante de M. Gounod, on prépare les débuts de Mlle Cruvelli, définitivement engagée à l’Opéra, et dont l’apparition sera tout un événement.

Rien de nouveau à l’Opéra-Comique, où l’on attend avec impatience le nouvel ouvrage de M. Meyerbeer. Au troisième théâtre lyrique, où le Bijou perdu excite toujours l’enthousiasme de M. Adam, on vient de représenter un tout petit acte, Georgette, dont la musique est d’un jeune compositeur belge, M. Gevaert. Il y a du talent dans cette petite partition, et plus de talent même que d’invention. L’orchestre est fort bien traité, bien qu’on y remarque trop de petits dessins et des modulations plus nombreuses qu’il n’en faut dans la musique dramatique. Il nous a paru aussi que M. Gevaert abuse du style syllabique, c’est-à-dire de cette espèce de récitatif mesuré qui sert à préparer l’éclosion de l’idée mélodique, et qui, sous la main de Mozart, de Cimarosa, de Rossini et aussi de M. Auber, est devenue une source d’effets admirables. Mais ce ne sont là après tout que des accessoires qui doivent aboutir à une forme mélodique bien arrêtée, expression dernière du sentiment. M. Gevaert a trop de talent pour ne pas comprendre l’utilité de notre observation.

Les concerts ne seront pas moins nombreux cette année, à ce qu’il semble, que les aimées précédentes. Déjà la société de Sainte-Cécile a donné l’exemple par une première séance qui a eu lieu le 27 novembre. On y a exécuté l’ouverture du Mariage de Figaro de Mozart, la symphonie en la de Beethoven, des fragmens de la Passion, par Sébastien Bach, et une ouverture de Manfred, de la composition de M. Schumann. M. Hubert Schumann est au nombre des trois ou quatre musiciens allemands qui s’efforcent, depuis une quinzaine d’années, de constituer une nouvelle école où l’art de Haydn, de Mozart, de Beethoven et de Mendelssohn subirait une transformation qu’il est bon d’apprécier en quelques mots.

Né en Saxe, à Zwickau,en 1810, M. Robert Schumann, qui est maintenant fixé à Dusseldorf, a cultivé dès son enfance, et avec une ardeur égale la musique et la poésie. Après avoir étudié le droit à Leipzig, où il eut de fréquentes occasions d’entendre exécuter les œuvres de Sébastien Bach, après un voyage fait en Italie, en 1829, où il rencontra Paganini, qui lui inspira une vive admiration, M. Schumann retourna dans la ville où il avait fait son éducation littéraire et s’y fixa. C’est en effet à Leipzig que M. Schumann a publié ses premières compositions, parmi lesquelles on remarque une sonate pour piano intitulée : Florestan et Eusebius, qu’il dédia à Mlle Clara Wick, virtuose habile sur le piano, qu’il a épousée depuis. Trois symphonies, plusieurs quatuors et quintetti pour instrumens à cordes, un grand nombre de petites pièces pour le piano, et beaucoup de chansons qui sont loin des mélodies de Schubert, un opéra, Genoveva, qui n’a eu que trois représentations, etc. : telles sont à peu près les œuvres qui ont valu à M. Schumann, dans une très petite portion de l’Allemagne, une renommée bruyante, et qui est contestée d’ailleurs par la grande masse des connaisseurs.

Si toute la musique de M. Schumann ressemble à l’ouverture de Manfred, qui a été exécutée par la société Sainte-Cécile, nous ne sommes pas surpris qu’on refuse à ce musicien le titre de génie original qui lui a été décerné par une coterie de faiseurs de systèmes. En Allemagne plus qu’ailleurs, on se paie facilement de fausses théories dans les arts, et il n’y a pas de pauvretés qu’on ne puisse y faire passer à l’ombre d’une prétendue philosophie nouvelle. M. Schumann, qui a fait lui-même de la critique dans la Nouvelle Gazette musicale de Leipzig, où il a déployé le zèle et l’âpreté d’un néophyte, est au nombre, de ces esprits aventureux qui s’imaginent qu’on peut faire de la musique sans idées, en accumulant des accords et des effets de sonorité. Il vise au pittoresque, à la profondeur psychologique, et, en poursuivant ces chimères, il manque le vrai but de l’art, qui est de saisir l’imagination et d’intéresser le cœur par une forme musicale bien arrêtée, qui vive de sa propre vie, sans avoir besoin d’être commentée par un professeur d’esthétique. M. Schumann, qu’une poignée de littérateurs a voulu poser en rival de Mendelssohn et même de Beethoven, est sans doute un homme de mérite, un esprit subtil, un compositeur plus ingénieux qu’inspiré, un de ces artistes de la décadence enfin qui exagèrent les défauts des maîtres et gaspillent les conquêtes d’Alexandre. Oui, les Richard Wagner, les Schumann, les Berlioz, etc., tous ces musiciens hybrides qui ne sont ni oiseaux, ni chauves-souris, demi-poètes et quasi prosateurs, mélange hétérogène de critique et de compositeur, sont les enfans abâtardis de la vieillesse de Beethoven, dont ils admirent par-dessus tout les infirmités. C’est ainsi que les élèves de Michel-Ange, en exagérant les défauts de leur maître, ont perdu l’art italien. Remercions toutefois M. Seghers et la société qu’il dirige avec tant d’intelligence de nous faire connaîtra successivement les œuvres des nouveaux compositeurs qui prétendent, comme Sganarelle, avoir déplacé le cœur humain.

Dans une représentation solennelle qui a eu lieu récemment à l’Opéra, où Mlle Rosati a pris congé du public parisien, qui l’a si bien accueillie, on a remarqué, entre autres hors-d’œuvre dont se composait le programme de la fête, un morceau de musique instrumentale de M. Meyerbeer Intitulé la Marche aux flambeaux (Fackeltanz). Ce morceau, qui a été fort bien exécuté par l’orchestre de M. Adolphe Sas, sous la direction de M. Mohr, a été composé à Berlin pour une fête de la cour. Il est d’usage antique et solennel, dans les cours du Nord, qu’au mariage d’un prince ou d’une princesse de la famille royale, chacun des fiancés, un flambeau à la main, fasse le tour de la salle, le prince donnant le bras à une dame, et la princesse à un seigneur de la cour. Les deux dames changent de partner et parcourent ainsi le même espace jusqu’à ce qu’ils aient accordé à chacun des assistans la même faveur. Le morceau de musique qui s’exécute pendant la marche de cette théorie nuptiale doit être à trois temps, d’un mouvement modéré, et exécuté par des instrumens à vent. Telle est la donnée qui était imposée au compositeur, et à laquelle M. Meyerbeer a dû se conformer, si le thème de la Marche aux flambeaux n’est pas aussi saillant qu’on pourrait le désirer, il est traité de main de maille et ramené plusieurs fois avec une puissance de coloris digne de l’auteur de Robert le Diable et des Huguenots.

La saison musicale, qui s’annonce assez modestement, paraît cependant devoir être assez bruyante, car M. Liszt se dispose encore à faire des siennes. Mécontent du repos qu’on lui laisse à la cour de Weimar, s’apercevant que l’Europe peut vivre sans trop s’occuper de lui, déçu dans son ambition de compositeur et d’écrivain, voyant que ses livres sont aussi peu goûtés que les œuvres de ses amis MM. Berlioz. Wagner, Schumann, etc., le célèbre pianiste se prépare à frapper un grand coup et à finir comme il a commencé, par du bruit. À cet effet, M. Liszt vient de faire construire un piano monstre qui doit lui coûter, assure-t-on, cinquante mille francs, et sur lequel il pourra frapper impunément sans craindre de briser autre chose que le tympan de ses auditeurs. C’est à Paris que M. Liszt viendra d’abord essayer l’effet de sa nouvelle invention, et puis il s’en ira à travers le Nouveau-Monde, passant de l’Amérique du Nord à l’Amérique, du Sud, franchissant les Grandes-Indes, touchant à la Chine, où il jettera les germes d’une nouvelle civilisation musicale, traversant l’Asie en laissant à droite la Mer-Noire, etc. — et puis, seigneur, que ferons-nous ? — Nous retournerons à Weimar jouir en paix du fruit de nos conquêtes. — On connaît la sage réponse de l’ami de Pyrrhus, qui fut aussi dédaignée du roi d’Epire qu’elle le serait de M. Liszt.

Pendant que M. Liszt persiste dans son impénitence finale, un autre pianiste. M. Thalberg, revient à de meilleurs sentimens. Ce grand artiste, qui a moins abusé que son rival des effets de prestidigitation, s’aperçoit, un peu tard, il est vrai, qu’il en est de l’art de jouer du piano comme de l’art de chanter, où les tours de force mènent droit à la barbarie. Aussi, pour remédier autant qu’il est en lui au mal qui frappe toutes les oreilles, M. Thalberg vient de publier un ouvrage plein d’intérêt sous ce titre : L’art du chant appliqué au piano. Dans une préface fort bien sentie, M. Thalberg proclame cette vérité incontestable et trop longtemps méconnue, que l’art de chanter est le même pour tous les instrumens, et qu’en s’éloignant de ce principe, les pianistes modernes ont sacrifié à une fausse théorie, où la sonorité et la difficulté vaincue étouffent l’idée mélodique et la véritable expression. Bach, Haydn. Mozart, Clementi, Hummel. Beethoven, Weber, Mendelssohn, Chopin, tous ces génies créateurs de la bonne musique de piano témoignent de cette grande vérité, — que le mécanisme doit être l’humble serviteur du sentiment ! Dans un choix de morceaux empruntés aux plus grands maîtres et transcrits pour le piano avec une fidélité scrupuleuse, M. Thalberg s’efforce de montrer l’évidence du principe qu’il a émis dans sa préface. À la bonne heure, à tout péché miséricorde ! M. Thalberg avait beaucoup à se faire pardonner de la critique, puisqu’il a enfanté M. Prudent et toute une école de tristes imitateurs dont il serait temps de faire justice.


P. SCUDO.