Revue musicale, 1854/01

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REVUE MUSICALE.




L’ÉTOILE DU NORD, par M. Meyerbeer.




Un grand événement musical vient d’avoir lieu au théâtre de l’Opéra-Comique. L’auteur de Robert le Diable, des Huguenots et du Prophète a fait invasion dans le paisible domaine des Monsigny, des Grétry, des Boïeldieu, de M. Auber. L’Étoile du Nord, opéra en trois actes de M. Meyerbeer, a été représenté il y a quelques jours devant une nombreuse assemblée d’élus qui étaient heureux d’assister à une solennité promise depuis six mois, et qui fera certainement époque dans l’histoire de l’art. En effet, à quelque point de vue qu’on se place, soit qu’on approuve entièrement le système de M. Meyerbeer, soit qu’on en condamne les tendances, on ne peut méconnaître la portée de cette tentative d’un grand musicien pour franchir le détroit qui sépare l’Académie de musique, fondée par Louis XIV, du théâtre modeste qui naquit un jour du vaudeville émancipé. Ce sont là deux genres bien différens, qu’il est bon de maintenir séparés, et qui exigent des qualités si diverses, qu’il est rare de les trouver réunies dans un même compositeur. Si l’Opéra, tel qu’il existe en France depuis Lulli jusqu’à Gluck, et depuis Gluck jusqu’à Meyerbeer, est moins un théâtre national proprement dit qu’une grande institution dramatique, qu’une véritable académie ouverte à tous les talens de l’Europe,

Où les beaux vers, la danse, la musique,
L’art de tromper les yeux par les couleurs,
L’art plus heureux de séduire les cœurs,
De cent plaisirs font un plaisir unique,


il n’en est pas de même de L’Opéra-Comique. Ici, l’esprit et le sentiment se mêlent, la musique s’allie au dialogue dans des proportions plus ou moins grandes, qui ne doivent pas dépasser cependant certaines limites. Dans ce genre vraiment national, qui est une heureuse alliance de la comédie et de la musique, de la gaieté de l’esprit et de la sensibilité du cœur, on n’a vu réussir jusqu’ici que des compositeurs français. Quelques musiciens italiens s’y sont essayés aussi, non sans bonheur : Duni au XVIIIe siècle, Cherubini, Spontini, et, de nos jours, Donizetti et Paër, dont le Maître de Chapelle est un petit chef-d’œuvre ; mais ces exceptions ne font que confirmer la règle, car les Italiens, appartenant à la même race et à la même civilisation que nous, ont toutes les qualités nécessaires pour saisir les mêmes nuances et rire des mêmes contrastes. D’ailleurs il ne faut pas oublier que l’opéra-comique français est une imitation de l’opéra bouffe italien, et que Vinci, Pergolèse, Léo, Piccini, Sacchini et Rossini ont suscité Monsigny, Grétry, Dalayrac, Hérold et M. Auber. M. Meyerbeer est donc le premier compositeur allemand qui a voulu prouver que rien n’est inaccessible à la puissance du talent, et que la distinction des genres résulte moins de l’influence de la nature et de la nationalité que d’une juste appropriation de l’art au but qu’on se propose. Cette tentative d’un maître illustre, qui ne manquera pas d’imitateurs, vaut la peine qu’on l’examine de près et qu’on la juge sans complaisance.

Le sujet de l’Étoile du Nord est tiré de l’histoire de Russie. C’est l’épisode si connu de la liaison de Pierre le Grand avec une pauvre fille de Livonie, nommée Catherine, qu’il épouse, qu’il fait couronner, et qui lui succède à l’empire après sa mort. Née dans la petite ville de Marienbourg, Catherine, qui ne savait ni lire ni écrire, bien qu’elle eût été élevée par la charité d’un ministre protestant, fut faite prisonnière avec tous ses compatriotes et tomba entre les mains du général Tchérémetof, qui la céda au favori Menzikof. Elle plut à Pierre le Grand, qui la demanda à son favori et eut d’elle deux enfans, Anna en 1708 et Elisabeth en 1709. Dans la guerre contre les Turcs, qu’il entreprit en 1711, il voulut avoir avec lui Catherine, qu’il déclara publiquement son épouse, et qui lui rendit les plus grands services. Par son courage et sa présence d’esprit, Catherine sauva son armée d’une entière destruction ; elle fut couronnée, et après la mort de Pierre le Grand, arrivée le 28 janvier 1725, Menzikof, qui était tout puissant, la fit proclamer impératrice de toutes les Russies. Elle mourut paisiblement sur le trône le 27 mai 1727, à l’âge de trente-huit ans. C’était une fort jolie femme, remplie de courage et de bon sens, qui n’oublia jamais ni sa première condition ni ses anciens amis. Pierre le Grand aimait surtout en elle l’enjouement et l’égalité du caractère, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir des faiblesses pour un chambellan, nommé Moeus de la Croix, à qui Pierre le Grand fit trancher la tête. Il poussa même la cruauté jusqu’à la forcer de se promener sur la place du supplice et à contempler la tête de son amant, qui était attachée à un poteau. Cette terrible catastrophe avait tellement aigri Pierre le Grand contre Catherine, qu’on a tout lieu de croire que s’il ne fût pas mort presque subitement, il aurait pris des dispositions pour l’empêcher de lui succéder à l’empire. Voyons maintenant quel usage a fait M. Scribe de cette donnée historique, qui ne manque certainement pas d’intérêt.

Et d’abord la scène ne se passe pas en Livonie ou dans le village de Saardam, comme le voudrait l’histoire, mais dans la Finlande, près de Wiborg, où Pierre le Grand, qui voyage incognito, a été contraint de s’arrêter par une indisposition subite. Accueilli avec intérêt et soigné par une jeune fille nommée Catherine Skavronska, il éprouve pour cette enfant un sentiment plus vif que la reconnaissance, qu’il serait heureux de voir partager. Séduit par les charmes et surtout par le caractère de cette jeune fille, dont il ne connaît pas l’origine, et qui vit modestement avec un frère de son commerce de vivandière, Pierre le Grand, sous le costume d’un ouvrier charpentier nommé Peters, s’établit en face de la maison de Catherine avec l’espoir d’attirer ses regards et de conquérir son amour. Nous voilà déjà bien loin du grand homme qui a fondé un empire immense, et dont le testament politique trouble encore aujourd’hui la paix du monde. Quoi qu’il en soit de cette belle invention de M. Scribe, Peters, pour mieux s’insinuer dans les bonnes grâces de Catherine, fait la connaissance de son frère George Skavronski, qui est aussi charpentier de son état. George possède un très joli talent d’agrément sur la flûte, qui fait le bonheur des jeunes filles du pays ; il donne même des leçons, et Peters s’estime trop heureux d’être au nombre de ses élèves et de pouvoir tous les matins jouer de la flûte sous les fenêtres de Catherine. Pierre le Grand transformé en pastor fido, en une sorte de Tityre qui chante son amour sur des pipeaux rustiques… recubans sub tegmine fagi ! je vous le dis, en vérité, il n’est que M. Scribe pour avoir de ces idées-là.

Peters, fort curieux de connaître tout ce qui se rattache à l’origine de Catherine, apprend, de son frère George, qu’ils sont nés tous les deux dans l’Ukraine, d’une diseuse de bonne aventure qui a prédit à sa fille une grande destinée. Devenue orpheline, Catherine a quitté le pays et s’est mise à voyager avec son frère, disant aussi la bonne aventure aux pauvres gens qui la consultaient, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés dans la Finlande, où cette fille intelligente et active a établi un petit commerce d’eau-de-vie qui lui procure une certaine aisance. George est même sur le point d’épouser la nièce du cabaretier Reynold, Prascovia, lorsqu’on apprend que le commandant d’un corps d’armée russe exige du village douze recrues, parmi lesquelles George doit être compris. Cet événement, qui renverse tout à coup le bonheur qu’éprouvait Catherine de voir son frère honorablement établi par un bon mariage, la décide à prendre un parti si extrême, qu’on a toutes les peines du monde à se l’expliquer. Sans plus songer à l’amour qu’elle commence à ressentir pour Peters, dont elle remarque l’énergie sauvage et réfrène les penchans grossiers, elle veut remplacer son frère, ne fût-ce que pour quinze jours, afin de lui donner le temps de conclure ce mariage, qui lui a coûté tant de peine à préparer. C’est ainsi que, sous les habits de son frère, Catherine va rejoindre le corps d’armée dont elle doit faire partie et que se termine le premier acte.

Le second acte se passe tout entier dans le camp de l’armée russe, dont les soldats s’amusent à des exercices militaires. Catherine, sous le costume d’un jeune conscrit tout nouvellement enrégimenté, monte la garde derrière la tente du général en chef. À sa grande surprise, elle voit son ami Peters buvant à perdre la raison avec son favori Danilowitz, qui n’est autre qu’un pauvre pâtissier qu’il a rencontré dans ce même village où il a connu Catherine. Celle-ci. ne pouvant s’expliquer la cause d’un tel changement de fortune (car son ami porte, maintenant un bel uniforme de capitaine sous lequel Pierre le Grand a cru nécessaire de cacher sa grandeur), veut forcer la consigne et pénétrer dans la tente où elle voit un si triste spectacle pour son cœur. Réprimandée pour son indiscipline, Catherine s’oublie jusqu’à donner un soufflet au caporal Gritzenko, qui la désarme et la fait arrêter. Ce fait ayant été rapporté au capitaine Peters, « qu’on le fusille, » répond-il au milieu de l’orgie et de l’ivresse, qui lui laisse pourtant assez de liberté d’esprit pour reconnaître dans la voix du jeune conscrit comme un vague ressouvenir de la femme qu’il aime. L’acte se termine par une grande scène où Pierre le Grand, menacé d’une conspiration militaire qui en voulait à ses jours, se fait reconnaître à ses soldats, les ramène au devoir et les conduit à la victoire contre les Suédois.

Très court, mais plus embrouillé encore que les deux autres, le troisième acte transporte la scène à Saint-Pétersbourg, où le tsar, entouré de tout le faste de la grandeur, ne peut oublier la pauvre Catherine, qu’il croit perdue, pour toujours. Il a beau distraire sa douleur en faisant élever dans ses jardins la représentation fidèle du village où il a connu cette fille intéressante : il n’en est que plus malheureux de ne posséder qu’un souvenir. Enfin, par un de ces stratagèmes qui sont familiers à M. Scribe, Catherine se retrouve, mais hélas ! ayant perdu la raison au milieu des cruelles vicissitudes qu’il lui a fallu traverser. La présence de son frère George et de sa femme, celle de ses amis de Finlande qu’on a fait venir, la vue des objets qui lui sont chers et les doux sons de la flûte, car la flûte joue un grand rôle dans la pièce, dissipent peu à peu les nuages qui avaient troublé son esprit. Catherine se réveille et tombe dans les bras de son maître et seigneur, qui la fait couronner impératrice de toutes les Russies ; c’est alors qu’elle s’écrie dans son ravissement : O ma mère, ta prédiction s’accomplit !

On a pu voir par cette courte analyse que M. Scribe, en dédaignant la donnée de l’histoire pour suivre sa fantaisie, a commis une grande témérité ; son poème de l’Étoile du Nord est certainement l’une de ses conceptions les plus faibles, et, sans quelques incidens de mise en scène, c’est tout au plus si la musique de M. Meyerbeer aurait pu sauver cet imbroglio du sort qu’il méritait.

Il y a dans toutes les directions de l’esprit humain deux ordres de génies : les génies spontanés ou héroïques qui s’illuminent tout à coup comme saint Paul sur le chemin de Damas, et les génies méditatifs et réfléchis qui ne trouvent la vérité qu’après de longues hésitations, comme saint Augustin, par exemple. Voyez Alexandre : il marche à la conquête de l’Asie avec trente mille hommes seulement, n’ayant aucun souci de laisser derrière lui la Grèce frémissante, et se fiant à sa fortune pour vaincre les obstacles qu’on pourra lui opposer. Rien n’est prévu dans ses plans de campagne ; tout est livré à l’inspiration du moment ; il s’avance audacieusement comme Achille qu’il admire et dont il est la réalisation historique, et la glorieuse épopée du vainqueur de Darius confirme la vérité de celle d’Homère, qui lui a servi de modèle. Ce n’est point ainsi que procède César, génie déjà plus compliqué que celui d’Alexandre, son émule. Il ne lui suffit pas de soumettre les Gaules, la puissance romaine, il se préoccupe encore plus du résultat que pourront avoir ses victoires sur sa propre destinée. Du fond de la Batavie ou de la Bretagne, il écrit à ses amis pour qu’ils aient à s’occuper de lui, à l’appuyer de leur crédit auprès du peuple romain, dont il brigue les suffrages pour mieux l’enchaîner. Parmi les artistes, on peut remarquer les mêmes différences qu’entre les conquérans ; là aussi, à côté des élus de l’inspiration et de l’enthousiasme, on rencontre les maîtres de la réflexion. Les noms de Raphaël et de Léonard de Vinci, de Lesueur et de Poussin, de Haendel et de Sébastien Bach, de Mozart et de Beethoven, marquent dans l’art deux directions bien diverses, et peuvent servir à classer deux familles d’esprit très distinctes, qui de nos.jours encore ont pour représentans l’auteur de Guillaume Tell et M. Meyerbeer.

C’est une physionomie bien curieuse que celle de Giacomo Meyerbeer. Né à Berlin le 5 septembre 1794, d’une famille riche et considérée, il se voua dès l’enfance à l’étude de la musique avec une passion ardente et tenace, qui sera le grand mobile de toute sa vie. Élève de l’abbé Vogler, l’un des hommes les plus savans et les plus originaux de l’Allemagne, condisciple et ami de Weber, qui ne le perdit pas un instant de vue, Meyerbeer, après avoir failli rester un admirable virtuose sur le piano, après quelques succès d’estime qui lui valurent les encouragemens de Salieri à Vienne, quitte l’Allemagne et s’en va tout droit dans le beau pays de la mélodie et de la lumière, où son esprit profond et sagace reçoit une impulsion nouvelle. Il arrive à Venise en 1813, juste au moment où le Tancredi de Rossini faisait tourner toutes les têtes. Il ne résiste pas plus que les autres à cette musique de la volupté, à ces tanti palpiti e tante pene que la Malanotte exhale de sa bouche adorable. Enivré d’un si merveilleux génie, qui semble renouveler les miracles de la fable antique, M. Meyerbeer s’enferme chez lui, travaille, médite, combine,et puis débute à Padoue en 1818, par un opéra italien : Romilda e Costanza, où le jeune maestro s’avoue le disciple du dieu vivant. Après d’autres essais plus ou moins heureux, M. Meyerbeer, qui veut avant tout de la célébrité, fait représenter en 1822, au théâtre de la Scala, à Milan, Marguerite d’Anjou, qui agrandit le cercle de sa renommée, et puis il retourne à Venise, où il donne, le 20 décembre 1825, il Crocciato, qui le consacre définitivement comme compositeur illustre.

Ce n’était encore là, pour M. Meyerbeer, que l’achèvement d’une première évolution. Lent à se décider et plus lent à concevoir, pensant, comme le disait Auguste, qu’on fait assez vite quand on fait bien, — sat celeriter fieri quidquid fiat satis bene, — il se prépara pendant cinq ans avant d’accomplir la grande transformation qui devait le rendre maître du premier théâtre du monde. Bien que son Robert le diable fût presque terminé dès l’année 1828, il ne put être représenté à Paris que le 21 septembre 1831, avec un succès que n’ont point épuisé deux cent cinquante représentations. Les Huguenots furent donnés le 20 février 1836, et le Prophète dans le mois de mai 1849. Ces trois grands ouvrages, qui se succèdent ainsi périodiquement à chaque lustre, comme des astres qui obéiraient à une loi inflexible, sont la manifestation la plus complète du génie passionné, profond et temporisateur de M. Meyerbeer.

Entre le génie du musicien et le caractère de l’homme, il y a ici un lien qu’il faut indiquer. Tout ce qu’il est possible de prévoir et de soustraire aux caprices de la fortune est fixé d’avance, aussi bien dans la vie que dans les œuvres de ce maître ingénieux et profond. Ce n’est pas seulement un grand compositeur que M. Meyerbeer, c’est aussi, qu’on nous passe l’expression, un tacticien de premier ordre. Il ne livre rien au hasard, qui est pour lui un mot vide de sens, et lorsqu’il se décide à mettre au monde une de ces grandes conceptions dramatiques qu’il a couvées avec tant d’amour, il est à peu près certain que l’existence lui sera douce et glorieuse. Toutes les chances favorables sont annotées par un procédé du calcul des probabilités qui ferait honneur à un Laplace ou à un d’Alembert. Esprit fin, caractère noble, généreux et prudent, plein de fermeté et de condescendance, de foi et d’hésitations, M. Meyerbeer porte dans ses œuvres ce mélange singulier de tendances et de qualités diverses, de grandes passions et d’effets curieux. Voyez-vous là-bas, dans cette loge éclairée par une lampe mystérieuse, ce petit homme courbé sur une partition manuscrite chargée de ratures et contenant deux et jusqu’à trois formules différentes de la même idée ? C’est l’auteur illustre de Robert le Diable, des Huguenots et du Prophète, qui préside à la répétition générale, et qui, ainsi qu’un astronome dans sa tour solitaire, observe comment s’élèvera sur l’horizon le nouvel astre de sa pensée, qui s’appelle l’Étoile du Nord. Quelle est donc cette œuvre, résultat de tant d’efforts ? Le procédé du maître nous est connu ; il est temps d’en venir à son dernier ouvrage, qu’on nous permettra d’analyser en détail avant de l’apprécier dans son ensemble.

L’ouverture de l’Étoile du Nord, qui est celle du Camp de Silésie, opéra de circonstance qui fut donné à Berlin en 1844, débute par un rhythme bien accentué, sur lequel se développe une phrase ravissante qui reviendra plusieurs fois dans le courant de l’ouvrage, et que les flûtes et les clarinettes, entremêlées de quelques accords de harpe, récitent avec beaucoup de charme. À la péroraison de cette ouverture vient se joindre une fanfare d’instrumens de cuivre de M. Sax, qui éclate derrière le rideau, et qui donne à ce morceau de symphonie un caractère martial et assez original. Au premier acte, on remarque tout d’abord l’air que chante le pâtissier Danilowitz, futur prince de l’empire sous le nom de Menzikof, dont M. Scribe a placé la destinée dans ce premier plan, contrairement à l’histoire. Cet air, — Achetez des tartelettes, — est d’une mélodie facile et fort joliment accompagné. Il est suivi d’un très beau chœur : — A la Finlande buvons, — d’un rhythme saisissant et dramatiquement coupé, selon la manière bien connue du maître. Les couplets que chante Catherine, — Le bonnet sur l’oreille et la pipe à la bouche, — sont aussi charmans. La jeune fille, racontant la visite qu’elle vient de faire au père de Prascovia, qu’elle a demandée en mariage pour son frère George, imite de la voix et du geste l’accent du bonhomme, et donne lieu à une de ces peintures de la réalité physique qui sont la grande préoccupation de M. Meyerbeer. J’aime beaucoup moins l’air de Prascovia, — Ah : que j’ai peur, que j’ai peur ! — que je trouve d’une vérité puérile, et qui ne vaut pas le joli quatuor qui en est la conclusion. Mais ce qui est ravissant, c’est la ronde - Il sonne et résonne, — chantée par Catherine sous le costume de bohémienne aux Cosaques qui l’écoutent, et dont elle arrête la fureur par ses incantations mélodiques. La réponse du chœur en accords plaqués est bien en situation, et forme un de ces tableaux poétiques qui sont le véritable objet de l’art. Ce morceau appartenait aussi au Camp de Silésie, et l’on assure que Mlle Lind le chantait d’une manière inimitable. Je passe sous silence le duo entre Catherine et Peters, — De quelle ville es-tu ? — qui est d’une structure baroque et fort décousu, pour signaler celui des deux femmes, — Ah ! ah ! quel dommage, — dont la conclusion forme un joli nocturne. Les couplets chantés par la fiancée Prascovia, avec accompagnement de chœur de. femmes, — La, la, en sa demeure, — sont, à mon avis, le morceau le plus exquis et le plus original de ce premier acte, qui finit très heureusement par la prière de Catherine, jetant à la brise, avec de charmantes vocalises, les regrets de son cœur.

Le second acte est le plus important de l’ouvrage, et il prend même des proportions qu’on pourrait trouver excessives et assez peu motivées par l’action qui précède. Les soldats russes réunis dans le camp occupent leurs loisirs à chanter les prouesses de la guerre et les avantages de chaque arme. Une voix de ténor entonne la louange de la cavalerie, — Beau cavalier, au cœur d’acier, — qu’elle lance en avant sur une phrase bien accentuée avec l’accompagnement d’une brillante fanfare. La réponse du caporal Gritzenko, suite de personnage épisodique placé là par M. Scribe pour faire rire un peu le parterre par ses lazzis tudesques, — cette réponse est plus originale encore, et l’ensemble avec l’accompagnement du chœur, où l’on remarque une belle phrase confiée aux ténors sur un rhythme accéléré qui exprime la marche militaire, forme un tableau d’un effet irrésistible. Le trio entre Pierre le Grand, son favori Menzikof, qui sont à boire dans la tente, et la pauvre Catherine qui monte la garde au dehors, ce trio, — Joyeuse orgie, — est assez bien venu, mais il est effacé par l’effet que produisent les couplets des deux vivandières, — Sous les vieux remparts du Kremlin, — qui simulent un duel soldatesque, où l’on remarque tout l’esprit, tout l’art de M. Meyerbeer, sans en excepter ses défauts, qui sont de viser avant tout à la vérité matérielle. Il est grand cet effet, et le morceau que nous signalons est redemandé avec enthousiasme. Le quintette qui succède à cette curiosité, — Cessez ce badinage, — est selon nous d’un meilleur goût et d’un meilleur style, bien qu’il soit un peu trop long. Le finale de cet acte est un morceau compliqué. Pierre le Grand, qui n’est encore connu que sous le nom du capitaine Peters, apprend, après avoir secoué son ivresse, qu’une conspiration militaire menace ses jours et les frontières de son empire. Il se présente hardiment à ses soldats, leur reproche leur insubordination, et se livre à leurs coups en se nommant. Les soldats tombent à ses genoux ; l’armée alors entonne la marche sacrée, dont le thème est celui d’une vieille marche prussienne fort comme en Allemagne. Le chœur se tait, et l’on voit apparaître sur les hauteurs et au fond du théâtre deux régimens qui viennent au secours du tsar. Le régiment d’infanterie est précédé d’une petite musique composée d’un tambour, de quelques flûtes et de plusieurs clarinettes, qui exécutent une marche assez sauvage et d’un effet bizarre, tandis que le régiment de cavalerie est annoncé par une joyeuse fanfare d’instrumens de cuivre. Ces deux orchestres militaires, chacun dans un ton différent, se réunissent et se superposent à l’orchestre véritable, qui entame avec le chœur la marche sacrée, et produit une sensation multiple, où le bruit a le tort de trop dominer la pensée. L’effet de ce tour de force laisse à désirer, et accuse plus de feu que de lumière.

L’intérêt du troisième acte repose heureusement sur des effets moins éloignés du but de l’art. On y distingue d’abord la très jolie romance de basse que chante Pierre le Grand, — O jours heureux, ô jours de joie et de misère ! — qui est du meilleur style et d’une simplicité ravissante, Le trio bouffe entre Pierre le Grand, son favori Menzikof et le caporal Grilzenko est trop long et d’un comique un peu forcé. Ce qui est exquis, ce sont les couplets que chante Prascovia en racontant le long voyage qu’elle vient de faire de la Finlande à Saint-Pétersbourg, et dont la mélodie touchante est accompagnée avec une discrétion que nous ne saurions trop louer. Le duo entre les deux époux, — Fusillé, fusillé, — renferme sans doute de jolis détails d’imitation, mais toute l’attention se concentre, bientôt sur l’air avec les deux flûtes que chante Catherine, et qui termine l’ouvrage. Ce merveilleux gorgheggio, qui a été composé pour Mlle Lind dans le Camp de Silésie, est un peu long ; c’est de plus un hors-d’œuvre, une de ces concessions qu’est obligé de faire un compositeur à la bravoure des cantatrices.

L’exécution de l’Étoile du Nord est très soignée. Mlle Caroline Duprez, dans le rôle très difficile de Catherine, a montré une vive intelligence des situations dramatiques, un art consommé dans plusieurs des morceaux qui lui sont confiés, tels que la ronde bohémienne du premier acte, et l’air concertant entre les deux flûtes de la fin, où sont groupés les traits et les arabesques les plus compliqués de la vocalisation. M. Bataille s’applique et réussit parfois à donner une physionomie au triste personnage de Pierre le Grand, et il chante avec un goût parfait la belle romance du troisième acte. Il serait injuste d’oublier Mlle Lefebvre, qui est fort gracieuse sous le costume de Prascovia, et qui dit avec distinction les jolis couplets du troisième acte. Les chœurs, très compliqués, marchent comme un seul homme ; l’orchestre fait des prouesses sous la main habile qui le conduit, et la mise en scène est digne du reste.

On le voit par cette analyse, que nous n’avons pas craint de faire un peu minutieuse, l’Étoile du Nord renferme un assez grand nombre de choses intéressantes et curieuses pour justifier le succès incontestable qu’a obtenu le nouvel opéra de M. Meyerbeer : l’ouverture d’abord, qui est originale, mais qui n’a pas changé l’opinion où nous sommes toujours que l’auteur de Robert le Diable est moins un symphoniste pur qu’un compositeur dramatique à qui il faut une situation pour faire jaillir de son front une idée musicale ; — au premier acte, les couplets de Catherine, la ronde bohémienne et ces délicieux couplets de Prascovia, avec accompagnement du chœur des femmes, qui sont les morceaux les plus exquis de tout l’ouvrage ; — la scène militaire de l’introduction du second acte, où M. Meyerbeer a entassé tous les artifices de la mise en scène et les rhythmes les plus agaçans ; les couplets des deux vivandières, qui visent trop à l’effet et par les moyens les moins naïfs ; le grand finale, tableau laborieux et confus qui nous fait mieux apprécier celle belle pensée de saint Augustin, que « c’est l’unité qui constitue la forme essentielle de la beauté, » - omnis porro pulchritudinis imitas est ; — la romance de basse, au commencement du troisième acte, les jolis couplets de Prascovia et les vocalises de la fin. Telles sont les parties vives et saillantes de l’ouvrage de M. Meyerbeer, dont il importe maintenant d’apprécier le caractère général en cherchant à pressentir l’influence qu’il peut avoir sur les destinées de l’opéra-comique.

Lorsque le Français né malin créa le vaudeville, il ne se doutait guère du mauvais tour qu’allait bientôt lui jouer l’art musical, qui était alors à peu près dans l’enfance. Admise comme un hôte quelquefois importun dans les petites comédies qu’on jouait sur les théâtres de la foire, la musique ne tarda point à dire au couplet comme Tartufe à Orgon :

La maison m’appartient, c’est à vous d’en sortir…

Duni fut le premier qui allongea les ariettes de ces fabliaux dramatiques qu’on appelait des opéras ; puis vinrent Monsigny, qui remplit ce cadre modeste de ses mélodies touchantes, Philidor et Grétry, qui fut la vérité même, et dont le génie valait mieux que le système qu’il a professé, après coup, dans ses Mémoires. Cette première période de l’histoire de l’opéra-comique finit à la révolution de 1789, où l’on voit apparaître des compositeurs d’un ordre plus élevé. Méhul dans Euphrosine et Corradin, dans Stratonice et dans Joseph, Le Sueur dans la Caverne, Cherubini dans les Deux Journées, Berton dans Montana et Stéphanie, transformèrent la comédie à ariettes de Duni en un tableau dramatique puissant, où l’art musical se donne libre carrière tant dans la coupe et la complication des morceaux d’ensemble que dans la vigueur et le coloris de l’instrumentation. Cette révolution s’est opérée dans l’espace de cinquante ans. Après ce grand effort, qui se prolonge jusqu’en 1810, succède un moment d’arrêt dans le développement musical de la comédie lyrique, et cette période de transition est remplie par l’aimable génie de Boïeldieu et le talent facile de Nicolo. La Dame blanche, qui annonce clairement l’influence de Rossini sur l’école française, Zampa, le Pré aux Clercs, d’Hérold, et le Domino noir, de M. Auber, marquent la dernière transformation d’un genre qui n’était, il y a cent ans, qu’une chanson illustrée de quelques fredons. Par ce coup d’œil rapide jeté sur l’histoire de l’opéra-comique, on peut se convaincre que cette forme dramatique, qui semble être l’expression la plus invariable du goût national, a déjà subi trois révolutions importantes, et qu’elle n’a cessé de suivre les progrès de l’art musical depuis Duni jusqu’à M. Auber. Cependant, à travers ces transformations successives qu’a subies l’opéra-comique depuis sa naissance jusqu’à nos jours, on peut y apercevoir une qualité permanente, qui est celle de l’esprit français lui-même, et qu’il manifeste dans toutes ses œuvres : c’est le sentiment de la vérité dramatique. S’il y a un domaine où la France, soit incontestablement supérieure à toutes les nations modernes, c’est son théâtre. Sans parler de Molière, qui est unique, on ne trouve dans aucune littérature de l’Europe un pareil ensemble de chefs-d’œuvre et de pièces dramatiques qui se distinguent par l’élévation et la vérité des caractères. Or cette qualité précieuse de la vérité, que la France recherche dans toutes les productions de l’esprit humain, et qu’elle préfère même à la beauté, cette qualité qu’on remarque dans Poussin, dans Corneille, dans Gluck, dans Spontini, aussi bien que dans Grétry, Dalayrac et Boïeldieu, est aussi la qualité saillante de l’œuvre M. Meyerbeer.

Oui, c’est un réaliste puissant que l’auteur de Robert le Diable et des Huguenots, et c’est pour cela qu’il a dû réussir plutôt en France qu’en Allemagne, pays de l’idéal, et qu’en Italie, région fortunée des belles formes. Il poursuit le succès comme un chasseur intrépide poursuit le gibier farouche, sans se soucier des obstacles qu’il rencontre, ni des précipices qu’il fait franchir à ses auditeurs aux abois. Pourvu qu’il atteigne l’expression nécessaire, qu’il atteigne le relief, la couleur et la vie, peu lui importe par quels moyens il arrive au but qu’il se propose. Rhythmes agaçans et compliqués, harmonie âpre et mordante, modulations étranges et nombreuses, instrumentation sonore qui renferme les plus grands contrastes et les oppositions les plus saisissantes, il ne dédaigne aucun artifice pour arriver à ce succès qu’il aime tant et qu’il obtient envers et contre tous. Sans doute l’art de Meyerbeer n’est pas cet art suprême qui se sent et ne se voit pas dans les chefs-d’œuvre de l’esprit humain ; il se montre au contraire très ostensiblement dans Robert, dans les Huguenots et dans le Prophète. On le voit agir et soulever les masses chorales comme les cyclopes de la fable soulevaient les rochers de leurs mains gigantesques. Telles sont encore les qualités et les défauts qui distinguent l’Étoile du Nord, œuvre pleine de charme et de force, qui vivra, qu’il faut applaudir, mais non pas imiter, car cette imitation serait l’altération de l’art et la perte de l’école française.

Oui, cher et glorieux maître, il faut vous admirer, mais non pas vous imiter. Vous êtes un grand compositeur dramatique, une individualité puissante ; mais la voie que vous vous êtes frayée est une voie dangereuse qui ne mène point au paradis. Savez-vous quelle serait votre postérité dans l’art, si vous pouviez en laisser une ? Les Richard Wagner et leurs émules. Vous vous indignez à ces noms de musiciens barbares qui font les délices des étudians de Leipzig ; mais vous ne seriez point le premier chef d’école qui aurait repoussé loin de lui ses enfans spirituels, car Byron et Chateaubriand ont toujours méconnu avec raison les poètes matérialistes qui se disaient leurs disciples. C’est qu’il y a des génies bienheureux, des génies spontanés et doués de la grâce, qui ne cherchent que la vérité ornée, choisie, et qui seuls peuvent laisser une école féconde qui soit digne de leur nom, comme Raphaël, le Corrège, Mozart, Cimarosa et Rossini, tandis qu’il y en a d’autres qui portent sur le front le signe de la révolte, et de l’audace, et qui veulent la domination, à quelque prix que ce soit. Des génies superbes, tels que Dante, Michel-Ange, Shakspeare et Beethoven, doivent vivre solitaires et sans famille, et ne laisser dans l’histoire qu’un nom immortel. Voilà pourquoi, je le répète, cher et illustre maître, il faut vous admirer et non pas vous imiter.

Et maintenant que l’Étoile du Nord fera probablement le tour de l’Europe, parce que, malgré nos critiques et nos réserves, il s’y trouve, comme dans Robert, dans les Huguenots et dans le Prophète, une qualité saillante qui fait excuser bien des défauts, la vie, — rassurons-nous cependant sur l’avenir. Monsigny, Grétry, Dalayrac, Méhul, Boïeldieu, Hérold, Auber, à vous, maîtres charmans, musiciens faciles et touchans, qui avez illustré la France, n’ayez pas peur du grand magicien qui vient d’envahir tout à coup votre modeste domaine : il ne vous fera pas oublier ! Ce puissant forgeron de morceaux d’ensemble, qui entasse Ossa sur Pélion pour escalader le ciel, vous ressemble plus que vous ne le croyez dans les parties qui survivront à ses efforts. Il est comme vous un peintre de la réalité et de la vie plutôt qu’un poète de l’idéal et de la beauté. Quant à l’Étoile du Nord, la postérité, croyez-le bien, ne la placera pas au même rang que vos plus beaux chefs-d’œuvre, parce que, dans la hiérarchie des créations de l’esprit humain, le Jugement dernier est au-dessous de la Transfiguration.


P. SCUDO.