Revue musicale, 1855/03

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REVUE MUSICALE




JAGUARITA. - JENNY BELL. - LES VÊPRES SICILIENNES.





L’exposition universelle est définitivement ouverte, car la musique vient de la compléter en faisant aussi son apparition à ce grand bazar des produits de l’esprit humain. Trois opéras nouveaux ont été représentés aux trois seuls théâtres lyriques que possède Paris, ce qui donne la mesure du rang assez modeste qu’occupe l’art musical dans les goûts de la France. Au milieu de vingt spectacles de tout genre qui s’adressent à toutes les classes de la société, en face d’une galerie improvisée des beaux-arts qui renferme plus de trois mille ouvrages venant de tous les coins du monde, la musique ne possède en France que trois théâtres où l’on ne représente pas dix opéras nouveaux par an. Encore n’est-ce que la musique dramatique qui est admise à ce concours des œuvres du génie, car la symphonie et les autres formes de la musique instrumentale y brillent par leur absence. Il faut convenir que si l’art musical n’avait à présenter à ce congrès de la civilisation du monde que les trois ouvrages dont nous avons à parler aujourd’hui, il n’y aurait pas lieu de réclamer pour lui une plus large part dans l’estime des hommes. Son infériorité serait évidente vis-à-vis de ce nombre considérable de tableaux, de statues et d’objets d’art de toute nature ; mais il est juste de remarquer que la galerie de l’avenue Montaigne ne renferme pas seulement les ouvrages récens, fruits de quelques années de travail : chaque artiste a voulu grouper autour de son nom tous les titres qui peuvent le recommander à la postérité. Or, si l’on prend pour exemple l’exposition de MM, Ingres et Eugène Delacroix, l’observateur a devant lui une perspective de cinquante ans, car plusieurs tableaux de M. Ingres remontent jusqu’à l’année 1801. C’est donc le résultat d’un demi-siècle d’activité et de labeur que nous avons sous les yeux, et en accordant à la musique les mêmes avantages, nous n’aurions plus à rougir pour l’art admirable qui est l’objet de nos plus chères affections.

Si nous avions mission de produire à l’exposition universelle les noms et les œuvres qui ont illustré l’art musical depuis le commencement du siècle, nous aurions à tracer le tableau d’une époque aussi grandiose que féconde. L’Italie se présenterait avec Cherubini, Spontini, Paer, Rossini, Donizetti, Bellini, Mercadante et M. Verdi, l’Allemagne avec Beethoven, Weber, Spohr, Mendelssohn, Schubert et M. Meyerbeer ; la France serait entourée de Méhul, Boïeldieu, Nicolo, Hérold, MM. Auber. Adam et Halévy. En rapprochant les noms de ces compositeurs plus ou moins célèbres des peintres et sculpteurs dont la France admire le talent, il y aurait d’assez curieuses remarques à faire. Par exemple, si on nous offrait M. Ingres en échange de la gloire de Rossini, aurions-nous beaucoup à nous louer du marché ? On ne trouve, à notre avis, dans l’œuvre de l’auteur de l’Apothéose d’Homère rien qui égale le finale de Sémiramide ou celui du troisième acte de Moïse. Nous aimerions mieux donner pour M. Ingres Cherubini, dont le peintre, d'Homère a fait un si beau portrait. Ces deux grands artistes se ressemblent par l’élévation et la sévérité du style, par la netteté du plan où se renferme leur pensée, et aussi par l’absence de cette étincelle créatrice qui appartient au génie. Tous deux sont des représentans de la tradition et des principes éternels de l’art. M. Auber et M. Horace Vernet pourraient s’échanger sans trop grande difficulté, avec cette restriction en notre faveur, qu’il y a dans l’auteur de la Muette et du Domino noir une élégance de style qui ne se trouve pas dans le procédé de l’autre, ce nous semble ; mais tous deux sont des artistes plus aimables que forts, plus légers que profonds, plus spirituels que passionnés ; qui ne peignent guère que la surface de la vie et des sentimens. M. Halévy ne serait-il pas une compensation suffisante pour M. Lehman ? Enfin, pour en venir à M. Adam, nous consentirions à l’échanger contre M. Meissonnier ; mais il est probable qu’on exigerait de nous un appoint, car si le peintre comme le musicien se plaisent à traiter des sujets populaires, l’un ennoblit tout ce qu’il touche de son savant pinceau, tandis que l’autre s’abandonne sans contrainte à son instinct d’enfant de Paris. Mais quel est le peintre et le sculpteur modernes qui pourraient égaler la puissance de coloris, le relief et la profondeur de conception qu’on admire dans Robert le Diable, dans les Huguenots et le finale du quatrième acte du Prophète ? Quant au génie de Beethoven, c’est au musée du Louvre qu’il faut aller pour trouver son pareil, dans Michel-Ange, dans Rubens et le Corrège.

Le Théâtre-Lyrique a donné, il y a quelques semaines, un nouvel opéra en trois actes de M. Halévy, Jaguarita l’Indienne. Le sujet, tiré de je ne sais plus quel roman obscur, a été poétisé par MM. Saint-George et de Leuven pour le compte de l’auteur de la Juive, qui semble décidément voué aux fables absurdes, dont on ne comprend pas qu’il accepte la solidarité. Dieu nous garde de commettre la même faute en analysant un libretto où la vulgarité des situations et des caractères n’est certes pas relevée par l’intérêt et les finesses du style ! Jaguarita est une reine sauvage du genre des héroïnes bibliques de M. Chopin. Son cœur de tigresse s’adoucit et s’humanise à la vue d’un bel officier hollandais, qu’elle finit par élever jusqu’au rang suprême. Le bon public des boulevards trouve cette sauvagerie à l’estompe parfaitement de son goût, et il applaudit comme un bienheureux les lazzis infiniment trop prolongés d’un certain major impossible, dont tout le monde s’efforce de transformer la poltronnerie notoire en actes d’héroïsme. Sur cette bouffonnerie, M. Halévy a composé une partition qui n’est certes pas un chef-d’œuvre, mais qui renferme des détails ingénieux et quelques morceaux qui méritent d’être signalés : au premier acte, par exemple, la stretta syllabique d’un trio entre Jaguarita. L’officier Maurice et Petermann, — et le chœur final : O nuit tutélaire, dont la phrase est d’un beau caractère et bien rhythmée. Il est fâcheux que ce chœur ne termine pas le premier acte, et que M. Halévy y ait ajouté un complément qui en affaiblit l’effet. Au second acte, on remarque un très joli chœur pour voix de femmes et quelques vocalises de Jaguarita, une romance pour voix de ténor d’une mélodie un peu vague, et le duo entre Jaguarita et l’officier hollandais, morceau qui pourrait être plus saillant, mais qui renferme de bonnes parties. Les couplets très élégans de la reine : Je te fais roi. — un chœur de voix d’hommes très énergique et la chanson de mort du sauvage Jambo remplissent à peu près le troisième acte.

Malgré les morceaux que nous venons d’énumérer et d’autres parties accessoires sur lesquelles il est inutile d’insister, Jaguarita de M. Halévy ne vivra pas plus que la Cour de Célimène de M. Ambroise Thomas. Ces deux compositeurs, qui ont beaucoup de ressemblances au milieu de contrastes que tout le monde peut saisir, tombent souvent dans l’afféterie par la crainte qu’ils ont du commun et du populaire. M. Halévy surtout s’ingénie à dépouiller sa phrase mélodique des notes accentuées, il se complaît à la renfermer dans un réseau d’accords qui excitent plutôt la curiosité du connaisseur que les sympathies du public. De crainte de s’éclabousser et de salir sa longue robe de docteur, M. Halévy, qui a de la distinction dans l’esprit et dans le cœur, marche avec précaution et un peu péniblement, tandis que M. Adolphe Adam se moque du qu’en dira-t-on et s’enfonce hardiment dans le ruisseau jusqu’au jarret. Il faut toujours revenir à ce lieu commun, que sans idées il n’y a pas d’accessoires, si artistement tissus qu’ils soient, qui puissent faire vivre un ouvrage après la saison qui l’a vu éclore. Jaguarita subira donc le sort commun, et ce ne sont pas les points d’orgue audacieux de Mme Cabel qui empêcheront le cours de la justice ; La justice, hélas ! elle s’est déjà accomplie pour cette charmante cantatrice, qui méritait peut-être un meilleur destin. Nous le lui avions bien prédit, la voilà condamnée à rouler comme Sisyphe des monceaux de croches et de doubles croches, sans pouvoir jamais chanter une bonne phrase de musique qui l’aurait consolée de son triste esclavage !

Si vous voulez que j’aime encore,
Rendez-moi l’âge des amours ;
Au crépuscule de mes jours
Rejoignez s’il se peut l’aurore,


a dit Voltaire dans un âge fort avancé. M. Auber, qui est un peu de sa famille, ne pense pas de même, et, bien qu’il n’ait pas encore accumulé sur sa tête fine et spirituelle un aussi grand nombre d’années légères, il chante toujours plus dispos que jamais et ne s’imposera silence, assure-t-on, que lorsqu’on ne voudra plus l’écouter. Nous aimons à croire que cette déconvenue n’arrivera jamais ; mais pourquoi s’y exposer ? Que manque-t-il donc à M. Auber pour finir paisiblement une carrière déjà longue et illustrée par tant de charmans chefs-d’œuvre ? Il a tout ce qu’on peut demander à la fortune, une place éminente à la tête de l’école française, une gloire incontestée et le respect de tous. J’entends bien la réponse que pourrait nous adresser l’auteur de la Muette et du Domino noir : — j’ai assez longtemps fait de la musique pour amuser les autres, il doit m’être permis d’en faire maintenant un peu pour mon plaisir. À Dieu ne plaise que nous contestions à M. Auber un droit si légitimement acquis ! Nous persistons à croire cependant qu’il y a plus de force et de courage à s’arrêter à temps qu’à prolonger un beau discours suffisamment entendu. En déposant la plume après avoir écrit Guillaume Tell, Rossini a prouvé, qu’il n’avait pas moins d’esprit que de génie. C’est un cheval fougueux qui s’arrête court au milieu de la carrière, en dédaignant les excitations de la foule ébahie. À moins d’avoir une vieillesse forte et passionnée comme celle de Gluck, qui à l’âge de soixante-cinq ans donna son plus beau chef l’œuvre, Iphigénie en Tauride[1], nous pensons qu’il faut laisser un intervalle entre la dernière chanson et l’heure suprême, et ne pas oublier ces jolis vers de Voltaire :

Un oiseau peut se faire entendre
Après la saison des beaux jours ;
Mais sa voix n’a plus lieu de tendre,
Il ne chante plus ses amours.

Quoi qu’il en soit de nos craintes respectueuses, voici un nouvel opéra-comique en trois actes, dû à la collaboration antique et spirituelle, de MM. Scribe et Auber. Qu’est-ce que Jenny Bell ? Tout ce que vous voudrez, la Sirène, l’Ambassadrice, le Concert à la Cour, enfin un sujet que M. Scribe a tourné et retourné cent fois. Jenny Bell est donc une cantatrice, anglaise cette fois, qui au milieu du XVIIIe siècle faisait les délices de Londres. Pauvre orpheline, elle fut recueillie par un inconnu et placée dans une pension où elle a reçu la meilleure éducation. Au comble de la célébrité et de la fortune, adulée, adorée et respectée de tous, elle retrouve son bienfaiteur dans la personne du duc de Greenwich, devenu amiral et ministre. Par un stratagème qui est aussi connu que le théâtre de M. Scribe, il arrive que Jenny Bell se sent le cœur touché par un jeune compositeur obscur, qui vient implorer sa protection. Il se trouve encore, que ce jeune compositeur n’est autre que Mortimer, le fils unique et l’héritier du duc de Greenwich. On entrevoit le combat de générosité qui s’établit entre la cantatrice vertueuse et le grand seigneur, combat qui se termine par un bon mariage de Jenny Bell avec Mortimer. Sur cette donnée assez vulgaire, M. Scribe a brodé une suite de scènes qu’on voit défiler sans trop d’ennui, grâce à la musette de M. Auber. L’ouverture, est un de ces petits morceaux de symphonie que M. Auber compose habituellement avec un ou deux motifs empruntés à la partition même et qui ne se font pas autrement remarquer. Au premier acte, on peut signaler le récit que fait Jenny Bell de son enfance délaissée : Habitans de la grande ville, dont le caractère légendaire ne manque pas d’une certaine élévation de style ; les couplets de l’orfèvre Dodson, qui se terminent en un duo pour voix d’hommes très élégamment accompagné ; certaines parties du duo entre le duc de Greenwich et Jenny Bell ; un trio plein d’entrain et de fraîcheur pour soprano, baryton et ténor, et le finale, qui n’est pas autre chose qu’une vocalise pour deux voix de femmes avec accompagnement du chœur. Au second acte se trouvent les jolis couplets de la rose, adressés à Jenny Bell par un admirateur désintéressé, George Leslie, que M. Couderc représente avec une désinvolture aisée ; un duo pour soprano et ténor entre Jenny Bell et Mortimer, lorsque celui-ci s’introduit chez la prima donna sous le nom supposé d’un compositeur obscur. Cette scène, qui est fort heureusement amenée, a été également très bien saisie par M. Auber, qui en a tiré un duo remarquable par des éclats de sentiment qu’on rencontre rarement dans son œuvre. Le trio qui vient après entre George Leslie, Mortimer et la soubrette est aussi très piquant, particulièrement la rentrée de George Leslie : — Je lui parle de toi.— Malgré le succès qu’obtient au troisième acte l’air de baryton, que M. Faure, dans le personnage du duc de Greenwich, chante avec goût :

Le bruit est pour le fat, la plainte est pour le sot,

nous préférons à cette morale de père noble la romance de ténor que dit Mortimer avec le chœur qui l’accompagne sur le thème national : God save the king.

Certes il y a plus d’élégance, de grâce et de véritable jeunesse dans la nouvelle partition de M. Auber que dans la plupart des opérettes que nous donnent les compositeurs récemment éclos de l’Institut. Mlle Duprez prête au personnage de Jenny Bell la distinction de sa personne et le style contenu et ferme qui caractérise son talent. Que n’a-t-elle aussi suivi nos conseils, en ménageant plus qu’elle n’a fait ce filet précieux d’une voix fragile ? La pièce, fort bien jouée, obtient un succès légitime, et M. Auber doit être fier et content. C’est une raison de plus pour que nous insistions sur le danger que peut courir une renommée qui est chère à la France. M. Auber a eu deux grands bonheurs dans sa vie : il a rencontré Rossini assez à temps pour modifier sa manière et s’allumer aux feux de son génie, et puis il a eu la chance de voir mourir jeune l’auteur de Marie, de Zampa et du Pré aux Clercs. Si Hérold avait vécu, M. Auber ne serait que le second dans Rome. Qu’il ait donc la prudence d’un chef d’armée, et qu’il n’expose pas trop facilement dans sa personne le salut de tous.

L’événement important de la saison, c’est un opéra en cinq actes, les Vêpres siciliennes, que M. Verdi a composé expressément pour Paris, et dont la première représentation a eu lieu le 13 juin. Une grande curiosité s’attachait à l’apparition de cet ouvrage, qui pouvait être le signal d’une nouvelle transformation de la musique dramatique ; aussi la salle de l’Opéra présentait-elle ce jour-là un spectacle curieux : les partisans du compositeur italien s’y étaient donné rendez-vous en masse, et ce n’est point une exagération de dire que presque tous les dilettanti aisés de Milan, de Turin et d’autres villes de la Lombardie assistaient à cette solennité, qui avait pour eux l’importance d’un événement politique. En effet, les questions d’art ne sont pas pour les Italiens d’aujourd’hui de simples problèmes de goût qui se posent et se débattent dans les régions sereines de l’esprit ; les passions et les intérêts actuels de la vie s’y trouvent engagés, et dans le succès d’une virtuose, d’un artiste ou d’un ouvrage de n’importe quelle nature, les Italiens voient un succès de nationalité, un titre de plus à l’estime de l’Europe civilisée. Le lendemain du début de la troupe des comédiens italiens, je rencontrai sur les boulevards un personnage grave et respecté, un des plus nobles caractères politiques qu’ait produits l’Italie depuis 1848. — Êtes-vous allé au Théâtre-Italien hier soir ? me dit-il avec curiosité.— Oui, certainement, lui répondis-je. — Et comment ont-ils été accueillis par le public, i nostri concilladini ? — Avec sympathie d’abord, puis aux acclamations de la salle entière. — Et la Ristori, quel effet a-t-elle produit ? — Immense, et, au jugement de tous les vrais connaisseurs, c’est un des plus grands talens dramatiques qu’on ait vus depuis longtemps. — Ah ! dit-il en me serrant la main avec effusion, que vous me faites plaisir en me disant cela ! Cara Italia, tu non sei ancora morta (chère Italie, tu n’es pas encore morte) ! ajouta-t-il en essuyant une larme qui vint mouiller ses paupières. Après m’avoir quitté, revenant tout à coup sur ses pas, il reprit : — Savez-vous bien que toutes les premières danseuses de l’Opéra sont aussi des Italiennes ? — Et il s’en alla joyeux comme un enfant.

Nous avons rapporté ce fait pour donner la mesure de l’importance que les Italiens les plus sérieux attachent aux événemens qui touchent à leur pays, car le noble personnage auquel nous faisons allusion n’entre jamais dans un théâtre et supporte dans la solitude les plus grandes douleurs de l’exil. C’est l’honneur éternel de l’Italie qu’après deux civilisations aussi différentes que celles de la Rome d’Auguste et de Léon X, elle ait pu survivre à l’oppression qui s’est appesantie sur elle depuis le milieu du XVIe siècle. C’est par les arts, les lettres et les sciences que ce beau pays a toujours protesté contre les misérables gouvernemens qui se sont efforcés d’étouffer en lui toute vie morale. Aussi s’explique-t-on l’exaltation des Italiens quand ils ont à défendre leurs poètes, leurs artistes et leurs savans contre la critique des étrangers. Les questions de goût sont pour eux des questions de vie ou de mort, et contester la gloire de leurs hommes célèbres, c’est contester leur nationalité. Ceci nous ramène à M. Verdi et à son opéra des Vêpres siciliennes, dont il s’agit d’apprécier le mérite.

Il faut avouer que MM. Scribe et Duveyrier auraient pu choisir un sujet plus convenable que celui des Vêpres siciliennes pour être mis en musique par un Italien et représenté sur la première scène lyrique de la France. Il y a des convenances qu’on fait toujours bien de respecter au théâtre, et le champ de l’histoire est assez vaste pour que M. Scribe ne fût pas embarrassé de trouver un thème quelconque au petit nombre de combinaisons dramatiques qu’il reproduit si volontiers et sans les varier beaucoup. En tête de son livret des Vêpres siciliennes se trouve une note où il est dit : « À ceux qui nous reprocheront, comme de coutume, d’ignorer l’histoire, nous nous empresserons d’apprendre que le massacre général connu sous le nom de vêpres siciliennes n’a jamais existé. » Suit une petite dissertation historique où les auteurs se donnent l’agrément de citer Fazelli, Muratori, Giannone, historiens italiens sur lesquels s’appuie leur érudition de fraîche date. Ils se gardent bien de citer un livre connu et très estimé sur la matière, la Gverra del Vespro sicillano, de M. Michèle Amari, dont la quatrième édition a paru à Florence en 1851. Si l’infatigable librettiste prenait le temps de se recueillir un peu, il aurait pu lire dans le cinquième chapitre de l’excellent ouvrage de M. Amari, page 102, que le 31 mars de l’année 1282 il y eut à Palerme une révolte contre la domination tyrannique de Charles d’Anjou, révolte qui se répandit dans toute la Sicile, et dans laquelle furent massacrés, au dire de Villani, quatre mille Français ; Ce sont des fables intéressantes plus ou moins bien appropriées au talent du compositeur qu’on demande à M. Scribe, et non le savoir d’un bénédictin. On sait de reste, par l’Étoile du Nord et la Czarine, ce qu’il fait de l’histoire, quand il lui arrive de la consulter.

Guy de Montfort, lieutenant de Charles d’Anjou, est gouverneur de la Sicile et siège en souverain dans la ville de Païenne, qu’il opprime de son despotisme. Il a enlevé une femme du pays, dont il a eu un fils, et qui s’est sauvée avec son enfant. Cette femme, qui abhorrait dans son ravisseur le tyran de la Sicile, lui écrit en mourant :

Toi qui n’épargnes rien, si la hache sanglante
Menace Henri Nota, l’honneur de son pays,
Épargne au moins cette tête innocente :
C’est celle de ton fils.

Ce fils en effet, qui ignore sa naissance, entre dans une conspiration contre le gouverneur de Palerme. Il est poussé à ce crime par amour pour son pays et par affection pour la duchesse Hélène, sœur du jeune Frédéric d’Autriche, décapité sur l’échafaud avec Conradin, et qui s’est promis de venger sa mort : c’est là le nœud de la pièce. La duchesse Hélène, Procida et Henri Nota, le fils inconnu du gouverneur, forment une conjuration pour délivrer la Sicile de la domination étrangère en assassinant Guy de Montfort. Lorsque, Henri Nota apprend de la bouche même du gouverneur qu’il est son propre fils, son cœur hésite entre les devoirs que lui impose la nature et les liens qui l’attachent à la belle duchesse. Il se décide cependant à avertir son père du danger qu’il court, et lui apprend que des conjurés se sont introduits dans son palais sous un déguisement qu’autorise la fête où ils sont invités, et qu’ils doivent attenter à ses jours. Sur cet avis, Guy de Montfort fait arrêter les assassins, qui sont Procida et la duchesse Hélène. Désespéré d’avoir trahi le secret d’une conspiration dont il faisait partie, Henri emploie toute L’influence que lui donne la tendresse de son père pour sauver Hélène et Procida, qui attendent la mort. Guy de Montfort se rend au vœu de son fils, à la condition qu’il le reconnaîtra publiquement pour son père. Henri, après de cruelles hésitations, se décide, et obtient non-seulement la grâce de ses amis, mais aussi la main de la duchesse Hélène. Ce mariage, qui fait le bonheur des deux fiancés et qui pourrait consolider la domination des Français sur la Sicile, n’entre pas dans les intentions de Procida, qui conseille à la duchesse de simuler un consentement nécessaire à ses projets. À un signal donné pour célébrer le nouvel hymen, comme dit M. Scribe, les cloches sonnent, les Palermitains se soulèvent et se précipitent sur les Français.

Frappez-les tous. Que vous importe ?
Français ou bien Siciliens,
Frappez toujours !
Dieu choisira les siens !


s’écrie Procida en répétant le mot fameux de saint Dominique contre les Albigeois. Telle est la fable conçue par MM. Scribe et Duveyrier, dépourvue, je ne dirai pas de vraisemblance, mais d’intérêt. Le caractère de la duchesse Hélène est complètement manqué ; elle hésite constamment entre le désir de venger la mémoire de son père et son amour assez tiède pour Henri ; celui-ci n’a aucune physionomie, et Procida n’est qu’un tribun vulgaire ; Guy de Montfort seul laisse échapper quelques accens de tendresse paternelle. Les principales situations sont empruntées aux Huguenots, à Robert, à Gustave, à Dom Sébastien, et sont amenées, bon gré mal gré, pour la grande gloire du compositeur.

M. Verdi, qui n’a que quarante et un ans, occupe dans l’histoire de la musique italienne une place toute particulière, qui le distingue, de ses prédécesseurs : depuis Rossini, c’est le compositeur qui a eu le plus de retentissement dans son pays, et il doit sa grande renommée moins encore à son talent incontestable qu’aux circonstances dans lesquelles ce talent s’est produit. L’Italie, il faut bien le reconnaître, est dans un tel état d’irritation morale et d’émotion politique, qu’elle serait incapable de prêter son attention à toute manifestation de l’art qui n’aurait pas les qualités et les défauts dont elle est pénétrée. Beyle faisait déjà cette remarque en 1834 : « l’Italie, écrivait-il de Civita-Vecchia, n’est plus comme je l’ai adorée en 1815 ; elle est amoureuse d’une chose qu’elle n’a pas. Les beaux-arts, pour lesquels seuls elle est faite, ne sont plus qu’un pis-aller ; elle est profondément humiliée, dans son amour-propre excessif, de ne pas avoir une robe lilas comme ses sœurs aînées la France, l’Espagne, le Portugal ; mais, si elle l’avait, elle ne pourrait la porter. Avant tout, il faudrait vingt ans de la verge de fer d’un Frédéric II pour pendre les assassins et emprisonner les voleurs. » Sans discuter ici l’opinion de Beyle sur l’incapacité de l’Italie à jouir au moins de l’indépendance politique, qui est le plus cher de ses vœux, nous nous bornerons à faire remarquer que l’existence du Piémont et le spectacle qu’il donne à l’Europe depuis quelques années prouvent évidemment le contraire. Il est certain que la situation de l’Italie ne la dispose guère à goûter un génie placide et serein comme Raphaël et Palestrina, si elle pouvait en produire de nos jours. Dans une autre lettre que Beyle écrivait de Trieste en 1831, il remarque plus judicieusement que « les Italiens, en fait d’art, veulent du nouveau. Bellini se joue partout aujourd’hui, et les belles dames l’appellent : Il mio Bellini. On parle de Rossini maintenant comme on parlait de Cimarosa en 1815. Admiration immense, mais sous la condition qu’on ne le jouera pas. » Cette fureur de vouloir à tout prix du nouveau, jointe à l’absence de fortes études et d’une ville souveraine qui puisse être le centre de la tradition, jette l’Italie dans les bras du premier joueur de guitare qui vient la distraire de l’ennui qui la dévore. Il est douteux que si Rossini lui apparaissait aujourd’hui, elle pût apprécier cet éclatant génie, qui ne s’occupe pas plus des folles théories politiques de Mazzini que s’il n’avait jamais existé, et qui chante purement et simplement les joies et les douleurs charmantes de la vie. Et, pour citer un autre exemple en faveur de la thèse que nous soutenons, est-il bien certain que l’Italie, dans les dispositions où elle se trouve, ait eu conscience de la femme supérieure qui s’est révélée à Paris depuis quelques mois ? La génération qui a pu élever M. Verdi au rang de compositeur de génie, en le comparant à Rossini, ne pouvait apprécier ce qu’il y a d’incomparable dans le talent de Mme Ristori. Quelle chasteté dans l’expression des sentimens les plus inouïs ! quels gestes à la fois contenus et énergiques ! quelle pantomime noblement aisée, et comme elle sait rendre cette lutte terrible qui s’établit dans son cœur de vierge entre la tendresse filiale et la passion incestueuse que lui souffle l’implacable Vénus ! Ah ! c’est là le vrai beau, c’est là l’idéal qui justifie les sévérités de la critique. Nous n’avions pas besoin de la présence de Mme Ristori pour reconnaître que Mlle Rachel, au temps même de ses plus beaux succès, ne possédait guère que deux accens, celui de la haine et de l’ironie, et qu’elle était dépourvue des dons les plus rares, de cette sensibilité profonde et variée que possède à un si haut degré l’artiste italienne. On ne remarque aucun procédé vulgaire dans le talent, de Mme Ristori ; l’étude disparaît sous la richesse de la nature ; les artifices du métier sont absorbés par le courant de l’inspiration. Ce n’est point là un modèle d’atelier élevé laborieusement par des professeurs émérites de déclamation ; c’est une gentil donna romaine qui a eu sous les yeux dès l’enfance les monumens des Phidias et des Praxitèle, et qui n’a eu qu’un léger effort de mémoire à faire pour ressaisir à travers les siècles les poses et le langage de ses ancêtres. Pour revenir à la musique, nous comparerions Mlle Rachel à une lyre qui n’a que deux seules cordes, la tonique et la dominante, tandis que Mme Ristori possède toute la gamme ! Ah ! s’il nous était donné d’entendre un jour une cantatrice aussi parfaite, nous n’aurions plus qu’à nous écrier : Nunc dimitis, Domine, quia viderunt ocuil mei salutare tuum.

Il est certain que c’est à l’intelligence, au goût, à l’attention sympathique du public parisien que Mme Ristori doit l’éclosion de ses grandes et belles qualités de tragédienne. L’artiste se plaît elle-même à reconnaître qu’elle n’était point en Italie, devant ces assemblées tumultueuses et distraites dont se plaignait déjà Alfieri, ce qu’elle s’est trouvée devant nos nouveaux Athéniens, dont l’opinion sera pour longtemps encore celle de l’Europe. Si le goût de la France a le droit de revendiquer sa part dans le succès du Comte Ory et de Guillaume Tell, qui marque la dernière évolution du génie de Rossini, il nous reste à voir quelle influence aura eue Paris sur le dernier opéra de M. Verdi, les Vêpres siciliennes.

L’ouverture commence par un léger frémissement des timbales et des pizzicati des contrebasses, qui marquent les linéamens d’un rhythme onduleux et, après quelques mesures d’introduction où domine un solo de clarinette dont léchant connu se retrouvera au premier acte, se présente une assez belle phrase confiée aux violoncelles, et qui s’arrête un instant sur une note culminante un peu trop à la manière des chanteurs. Reproduite une seconde fois avec un nouvel accompagnement, cette phrase, f’ailleurs assez courte, serpente le long d’une stretta chaleureuse. Cette ouverture, sans être un chef-d’œuvre, n’est point déplacée en tête d’un ouvrage qui commence, sur la grande place de Païenne, par un chœur assez dramatique :

Beau pays de France,
Je bois dans l’absence
A tes bords chéris !

L’entrée de la duchesse et toute cette scène préparatoire, où les Français avinés insultent les Siciliens et contraignent Hélène elle-même à chanter pour leurs menus plaisirs, manquent de relief. On voit que le musicien est fort embarrassé de ces détails et de ces récitatifs, sans lesquels pourtant les morceaux développés ne peuvent produire leur effet. La cavatine que chante la duchesse, autant pour obéir à l’injonction qu’elle a reçue d’un soldat français que pour exciter les Siciliens à patienter jusqu’à l’heure de la vengeance,

Du courage !… du courage !


a de la vigueur ; mais elle rappelle, trop, par certains éclats de voix, lampi di gola, familiers à M. Verdi, la cavatine du premier acte d’Ernani. Un trio qui se termine en quatuor et presque sans accompagnement, puisqu’il n’est soutenu que par quelques accords de l’orchestre, pénible à son début, se débrouille à la fin, et devient un morceau qui n’est point à dédaigner par l’heureuse concentration des parties et le bon effet qui en résulte. Le duo pour ténor et baryton entre Guy de Montfort et le jeune Sicilien Henri Nota renferme quelques bonnes parties, particulièrement la phrase de l’ensemble :

Non, non, point de grâce !


qui est celle de l’ouverture confiée aux violoncelles. Dans le duo que nous venons de mentionner et qui termine le premier acte, il y a ici passage du dialogue entre Guy de Montfort et Henri :

Quoi ! malgré vos complots, échapper au trépas !


où l’on reconnaît l’influence du style de Meyerbeer sur le talent de M, Verdi. Cette influence, qui frappe, dès les premières mesures de l’ouverture, a laissé plus d’une trace encore dans le nouvel opéra.

Le second acte, dont la scène se passe dans un beau vallon près de Palerme, sur une plage où vient aborder le conspirateur Procida, s’ouvre par un air d’une tournure assez large :

O mon pays, pays tant regretté,
L’exilé te salue après trois ans d’absence !

Le motif de la cavatine que chante ensuite Procida,

Dans l’ombre et le silence,


est une mélodie dans la manière connue de M. Verdi, qui ne présente rien de bien nouveau. L’effet obtenu ici est tout entier dans la belle voix de basse de M. Obin, qui abuse cependant des notes suspendues et trop longtemps prolongées. Le duo pour soprano et ténor entre la duchesse Hélène et Henri est d’une bien grande pauvreté de style et d’harmonie dans tout ce qui précède la jonction des deux voix, qui exhalent alors un charmant nocturne avec un point d’orgue harmonisé Rien ingénieux pour une situation aussi grave. Pour un compositeur qui vise surtout à la logique dramatique, ce joli madrigal est-il bien à sa place dans la touche d’une femme et d’un jeune homme obscur qui se promettent de longues et fidèles amours, après avoir versé le sang des oppresseurs de la Sicile ? Eh ! mon Dieu ! M. Verdi a fait comme tous les esprits systématiques : il est souvent et très heureusement inconséquent. Le finale du second acte exige, pour qu’on puisse en apprécier le mérite, qu’on définisse la situation des différens personnages qui remplissent la scène. Sur cette même plage où vient d’aborder le conspirateur Procida se trouve une chapelle de sainte Rosalie, qui est l’objet d’un culte populaire. Douze fiancées du pays et douze garçons arrivent en dansant pour célébrer leur union prochaine. Ce spectacle affriande les soldats français, qui, excités par les railleries provoquantes de Procida, dont le plan est de soulever l’indignation de la foule, enlèvent les Siciliennes comme jadis les Romains out enlevé les femmes des Sabins. Les maris et les amans outragés s’avancent sur le devant de la scène en exprimant leur indignation dans une sorte de récit entrecoupé et vigoureux :

Interdits, — accablés — et de honte — et de rage…

Pendant que cet ensemble se déclame sourdement, on entend derrière les coulisses un chant d’allégresse, et puis on voit arriver au fond, sur une mer d’azur, une tartane remplie de soldats français et des femmes enlevées, qui paraissent se consoler de leur esclavage en chantant une barcarolle ravissante de rhythme et de couleur mélodique :

O bonheur ! ô délice !
Plaisir, sois-nous propice !

Après quelques mots de récitatif échangés entre Procida, Hélène et des hommes du peuple, le chant de fureur recommence et s’unit à la barcarolle, et les deux motifs forment un ensemble d’un très bel effet qui termine le second acte.

Nous sommes au troisième acte, dans le palais du gouverneur, à Palerme, où Henri a été conduit de force après avoir refusé de se rendre à l’invitation de Guy de Montfort. Un duo pour ténor et baryton entre le lieutenant de Charles d’Anjou et le jeune Henri, dont Guy s’efforce de captiver la tendresse, en lui apprenant qu’il est son père, contient d’assez bons passages, entre autres cette phrase que chante le gouverneur :

Quand ma bonté toujours nouvelle
L’empêchait d’être condamné,


et le premier ensemble où les deux voix se réunissent dans une phrase ample et pleine d’émotion :

Pour moi, quelle ivresse inconnue,
De contempler ses traits chéris !

Le vers suivant est surtout mis en relief avec un grand bonheur :

Mon fils !… mon fils ! c’est là mon fils !


M Bonnehée le dit d’une voix éclatante et remplie d’onction paternelle. La musique du divertissement des quatre saisons est au moins suffisante, surtout celle de l’automne, qui ferait honneur à un compositeur qui n’aurait pas d’autres prétentions. Ceci nous rappelle que lorsqu’on commença à répéter à l’orchestre les deux premiers actes du Prophète, l’un des deux hommes d’esprit qui dirigeaient alors le théâtre de l’Opéra s’approcha de Meyerbeer et lui dit avec, un bon vouloir inappréciable : — Cher maître, si vous étiez embarrassé pour faire la musique du divertissement des patineurs, au troisième acte, je vous donnerais un collaborateur qui vous soulagerait de cet ennui. — Merci, répondit Meyerbeer avec la finesse pleine de bonhomie qui le caractérise ; je tâcherai de faire de mon mieux. — Et il a tenu parole, puisqu’il a fait un chef-d’œuvre. J’ignore si on a fait à M. Verdi la même proposition, mais dans tous les cas il a prouvé, beaucoup moins bien que Meyerbeer sans doute, qu’il n’avait pas besoin non plus de collaborateur.

Le filiale du troisième acte est un morceau assez vigoureux pour mériter une analyse. L’enlèvement d’Henri par les soldats de Guy de Montfort. À la fin du second acte, a excité la sollicitude de ses amis Procida et Hélène, qui ont résolu de le délivrer en pénétrant, sous un déguisement, à la fête que donne le gouverneur. Averti par son fils, qui ne se décide qu’à la dernière extrémité à trahir le secret des conjurés, dont il partage les sentimens, Guy de Montfort fait arrêter Procida et Hélène, et il en résulte une situation compliquée dans laquelle Henri, Procida, Hélène et le gouverneur expriment les passions diverses qui les agitent. L’ensemble commence avec une phrase dite à l’unisson d’abord par les conspirateurs désarmés et confus, répétée par le gouverneur, son fils et les courtisans français, et reprise une troisième fois par le chœur et tous les assistans. Cette progression ascendante vient éclater dans un tutti formidable d’un grand effet. C’est très court, mais puissant.

Le quatrième acte, dont la scène se passe dans une forteresse où sont renfermés Procida et Hélène, commence par un air de ténor que chante Henri. La mélodie de cet air :

O jour de deuil et de souffrance !


est un souvenir un peu trop fidèle du chant de la pâque dans la Juive de M. Halévy. Le duo qui suit entre Hélène et Henri, venant se justifier d’avoir été la cause innocente du malheur de son amante, débute assez péniblement par des lambeaux de récit dont M. Verdi est toujours embarrassé. L’ensemble de ce duo est cependant d’une mélodie heureuse, ainsi que le solo d’Hélène, qui forme une romance agréable :

Ami…, le cœur d’Hélène
Pardonne au repentir !


mais je n’aime pas le point d’orgue chromatique descendant qui en est la conclusion. La partie saillante et vraiment délicieuse de ce duo, c’est l’ensemble qui le termine :

Pour moi rayonne
Douce couronne.

La phrase mélodique dite séparément par les deux personnages, avec un accompagnement de harpes, gagne à être entendue plusieurs fois, et le public enchanté l’a fait répéter. Ce morceau aura autant de succès dans le monde qu’il en obtient au théâtre, où Mlle Cruvelli chante sa partie avec plus de goût qu’on n’était en droit de l’espérer. Procida et Hélène, qui attendent leur supplice, sont en présence d’Henri, qui est parvenu à se justifier à leurs yeux. Il leur raconte dans quelle perplexité cruelle il s’est trouvé en face de son père, Guy de Montfort, qu’on allait assassiner. Il promet d’employer toute son influence pour sauver la femme qu’il adore et son ami Procida. Le gouverneur, qui survient, ne met qu’une seule condition à la grâce des deux condamnés, c’est qu’Henri le nommera publiquement son père. De cette situation résulte un quatuor dont le commencement est pénible et sans caractère, et qui ne se relève un peu dans l’ensemble avec l’adjonction du chœur qu’en rappelant des effets connus, et particulièrement l’incomparable triode Guillaume Tell. Sur un ordre du gouverneur, les deux prisonniers vont être conduits à la mort, et déjà l’on entend, dans une grande salle qui s’ouvre tout à coup devant le public, un De Profundis dont les notes lugubres forment un contraste avec la situation des personnages qui sont sur la scène. Cette opposition confuse et maladroitement cimentée est loin de produire le même effet que le chant du Miserere dans le quatrième acte du Troratore.

Tout rempli de chants et de bruits joyeux qui annoncent le mariage d’Hélène avec Henri, le cinquième acte ne contient de remarquable qu’un boléro fort ingénieux que Mlle Cruvelli lance en l’air d’une voix vigoureuse, et qu’on lui fait répéter sans qu’on puisse entendre une seule parole des deux couplets qui le composent :

Merci, jeunes amies,
D’un souvenir si doux !


puis une romance pour voix de ténor :

La brise souffle au loin plus légère et plus pure,


dont la mélodie, gracieuse rend avec assez de bonheur le sentiment qui remplit le cœur d’Henri au moment où il croit épouser Hélène ; enfin le trio qui suit entre Procida, Henri et Hélène, morceau mal dessiné, mais duquel jaillit une certaine flamme qui annonce le soulèvement des Palermitains et la catastrophe de la pièce, qui gagnerait à ne durer que trois heures au lieu de cinq.

Nous venons d’énumérer scrupuleusement tous les morceaux et toutes les parties plus ou moins saillantes de la partition de M. Verdi : — au premier acte, le chœur d’introduction, la cavatine d’Hélène, le quatuor sans accompagnement et certains passages du duo entre Guy de Montfort et Henri ; — au second, l’air que chante Procida en abordant en Sicile après trois ans d’absence, accompagné par un chœur qui rappelle un chœur et un air semblables du second acte du Troratore, le duo entre la duchesse Hélène et Henri, et la barcarolle délicieuse qui forme, le thème du finale ; le duo entre Guy de Montfort et son fils Henri, la musique du divertissement et le finale du troisième acte ; au quatrième, l’air de ténor et surtout le beau duo entre Hélène et Henri ; enfin au cinquième, le boléro original où Mlle Cruvelli se fait justement applaudir, et quelques passages de la romance que chante Henri.

Si nous essayons maintenant de tirer de ces observations de détail une conclusion qui reste le bénéfice de l’esprit, il nous sera facile de signaler dans l’opéra des Vêpres siciliennes les deux qualités que nous avons toujours reconnues au talent de M. Verdi : le sentiment dramatique dans les situations violentes et une certaine tendresse élégiaque, c’est-à-dire les deux notes extrêmes du clavier de la passion. En cela, le compositeur italien est parfaitement de son temps, et surtout de l’école littéraire dont il s’est particulièrement inspiré. En effet, rien n’est plus commun de nos jours que ces brusques rapprochemens d’ombres épaisses et de lumières éclatantes, de masses chorales qui se heurtent dans un tutti puissant à côté d’une simple cantilène qu’on s’en vient soupirer sur des pipeaux rustiques. Les défauts qu’on peut reprocher à M. Verdi, et qu’il partage d’ailleurs avec un grand nombre d’artistes et de poètes, c’est l’absence d’un style soutenu qui procède sans violence, et sustente l’oreille dans les momens périlleux de la transition. La transition, qu’Horace et Boileau considéraient comme une des plus grandes difficultés de l’art d’écrire, la transition est pour le musicien d’une bien autre importance encore, car on peut affirmer qu’elle renferme tous les secrets de la composition. Ce discours limpide, sans cahots et sans dissonances extrêmes, qui circule librement tout le long d’un sujet donné, qui ne se soulève et qui ne s’apaise que pour exprimer les élans et les défaillances de l’âme, dont il prépare et fait pressentir les catastrophes ; ce langage des maîtres, où l’image et la modulation n’apparaissent que pour éclairer l’idée ou le sentiment, et non pour en usurper la place ; cette tessatura homogène selon l’expression des Italiens, cet empâtement lumineux qui caractérise le style des grands peintres comme celui des grands musiciens tels que Mozart, Weber et Rossini, manque complètement à M. Verdi, comme il mangue à M. Hugo, qui a exercé une si grande influence sur le compositeur italien.

M. Verdi n’a pas fait de bonnes études musicales, ses partitions sont là pour le prouver à ceux qui savent lire ; mais doué d’un tempérament vigoureux et tendre, d’un esprit impétueux et patient à la fois, il a acquis une certaine pratique de l’art d’écrire et de faire manœuvrer les masses chorales qui lui a valu les grands succès qu’il obtient en Italie depuis vingt ans. De beaux chœurs, des morceaux d’ensemble vigoureusement intrecciati, c’est-à-dire noués avec un instinct de progression ascendante qui lui est propre, un certain nombre d’idées mélodiques de courte haleine, mais colorées et ne manquant pas de quelque originalité, une instrumentation grossière, bruyante et vide, presque toujours disposée en deux corps de bataille qui ne se réunissent que rarement, les instrumens à cordes d’un côté, et les instrumens à vent de l’autre, — telles sont les qualités et tels sont aussi les défauts qu’on a pu remarquer dans Nabucco, dans I due Foscari, Ernani, Luisa Miller et dernièrement dans Il Trovatore, le meilleur ouvrage de M. Verdi avant les Vêpres siciliennes. On ne peut nier que le compositeur italien n’ait fait cette fois de louables efforts pour s’élever à cette égalité de style qui lui a toujours manqué jusqu’ici. En effet, l’opéra des Vêpres siciliennes est beaucoup mieux écrit que ses précédens ouvrages : il constate un progrès véritable aussi bien dans la manière de traiter les voix que dans les accessoires de l’Instrumentation ; on y trouve sans doute un grand nombre d’effets connus, certaines formules inévitables, puisqu’elles sont inhérentes à la manière de sentir du compositeur ; mais les mélodies sont moins tourmentées et se développent volontiers sur les cordes faciles de la voix, les duos et les morceaux d’ensemble sont mieux dessinés, quoiqu’il reste encore beaucoup à faire à M. Verdi dans cette partie difficile de la charpente, de l’ossature dramatique. C’est là qu’on voit le doigt des grands maîtres ; c’est à dessiner un finale comme celui de Don Juan et du second acte des Nozze di Figaro, comme celui du Barbier, d’Otello, de Semiramide, de Moïse, du quatrième acte des Huguenots, du quatrième acte du Prophète et de la Lucia, que se montre le génie créateur, armé de la science de déduction, dont plaisantent les beaux esprits parce qu’ils en ignorent les secrets. M. Verdi est encore loin de ces modèles, mais il marche évidemment dans leur voie, car plusieurs morceaux des Vêpres siciliennes accusent la noble ambition de s’élever au rang des vrais maîtres, parmi lesquels Meyerbeer surtout a les préférences du compositeur italien. La partition des Vêpres siciliennes, depuis les premières mesures de l’ouverture jusque dans les moindres détails de l’instrumentation, — tels que l’emploi fréquent des violons suraigus, pendant que des instrumens à vent, la flûte, le hautbois, la clarinette, remplissent au-dessous l’harmonie, — prouve de reste que l’auteur d’Ernani et d’Il Trovatore procède de l’auteur de Robert et des Huguenots, comme Rossini procède de Mozart et de Cimarosa. Ce croisement de races dans les productions de l’art forme un des phénomènes les plus curieux de l’histoire. Ce ne sont pas là des imitations, mais des natures similaires qui se rapprochent et se fécondent comme des plantes qu’on greffe l’une sur l’autre. L’originalité du fils n’en est pas moins réelle pour avoir quelques traits de ressemblance avec celle du père. Seulement l’assimilation des élémens absorbés n’est pas encore complète chez M. Verdi, et il lui faudra quelque temps de gestation pour revendiquer la propriété exclusive des emprunts qu’il a faits.

Quoi qu’il en soit, M. Verdi a déjà ressenti, comme ses prédécesseurs, l’heureuse influence du public parisien, et le succès des Vêpres siciliennes n’est pas contestable. L’exécution aura contribué pour sa part à ce bon résultat. Mlle Cruvelli, dans le rôle d’Hélène, n’altère pas trop les effets que le compositeur lui a ménagés : elle chante avec assez de goût sa partie dans le beau duo du quatrième acte, et au cinquième elle lance avec fierté le boléro à la tête de ses adversaires. M. Gueymard se tire adroitement du rôle ingrat d’Henri, dont il chante plusieurs morceaux avec succès, et M. Bonnehée est remarquable dans le personnage de Guy de Montfort, dont sa belle voix de baryton fait ressortir la tendresse paternelle. En somme, les admirateurs de la cara Italia doivent être satisfaits. Le succès toujours croissant de Mme Ristori et celui que vient d’obtenir M. Verdi sur la scène de l’Opéra prouvent que la sève italienne est loin d’être épuisée, et que ce beau pays peut espérer de meilleurs jours.


P. SCUDO.


  1. Représenté à l’Académie royale de Musique le 18 mai 1779.