Revue musicale, 1859/03

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REVUE MUSICALE


Les théâtres lyriques de Paris ont produit en pleine lumière tout ce qu’ils tenaient en réserve de nouveautés intéressantes. Les grands événemens qui se préparent en Italie n’ont point diminué l’affluence des étrangers. L’Herculanum de M. Félicien David, le Faust de M. Gounod, et surtout le Pardon de Ploërmel de Meyerbeer, attirent à l’Opéra, au Théâtre-Lyrique et à l’Opéra-Comique un public aussi empressé de se distraire que si la guerre n’avait pas commencé au-delà des Alpes. Le Théâtre-Italien, lui, a fermé ses portes, et franchement ce n’est pas grand dommage pour les hommes de goût. La direction actuelle de ce théâtre qui faisait autrefois les délices d’un public choisi et délicat a résolu le problème difficile de le dégoûter presque des chefs-d’œuvre de Mozart, de Cimarosa et de Rossini par la manière fâcheuse dont on les interprète à la salle Ventadour. Après le massacre du Don Juan de Mozart, on nous a donné la caricature de l’Otello de Rossini, avec une Desdemone qui a excité la pitié de tout le monde, non pas à cause de ses malheurs domestiques, mais pour sa voix aigre, pointue et fausse. Les grimaces de Mme Castellan et de sa suivante n’ont pas empêché M. Tamberlick d’avoir de beaux élans dans le rôle d’Otello, et d’y être fort bien secondé par M. Corsi, qui a chanté avec talent la partie de Iago. M. Tamberlick a reparu ensuite dans le rôle de Manrico, du Trovatore de M. Verdi, avec moins d’éclat qu’on pouvait l’espérer. Dans l’air du troisième acte, M. Tamberlick a voulu per fas et nefas placer cette note culminante qui forme une des curiosités de son clavier un peu détraqué. Il y produit un déchirement de la phrase mélodique, effet violent et désagréable pour lequel nous ne lui voterons pas des actions de grâces. Après il Trovatore, on a donné Poliuto, opéra en trois actes du pauvre et regrettable Donizetti, qui certes n’avait pas les qualités voulues pour traiter un sujet qui rappelle le chef-d’œuvre de Corneille. C’est toujours avec une répugnance extrême que je vois exposé sur un théâtre lyrique des personnages consacrés par de pieuses légendes, que j’y entends traduire en cantilènes plus ou moins dansantes les sentimens les plus profonds de l’âme humaine. Si j’avais le bonheur d’être autre chose qu’un philosophe respectueux pour le christianisme, je me révolterais d’entendre de sublimes vérités comme celles du Credo débitées sur une scène publique par un chanteur plus ou moins bien inspiré. C’est à l’église, dans les accords d’un Palestrina, d’un Mozart ou d’un Cherubini, qu’il sied d’aller chercher les émotions sévères qui entr’ouvrent à l’âme les perspectives de l’infini. Quoi qu’il en soit de notre manière de voir, si l’on veut hasarder au théâtre un sujet religieux, il faut le réussir complètement, y être porté par une vocation particulière ou soutenu par le génie.

Poliuto a été composé à Naples en 1839 pour les débuts d’Adolphe Nourrit, qui en avait lui-même disposé le scénario d’après la tragédie de Corneille. La représentation en fut interdite par la censure napolitaine. Donizetti reprit sa partition, y ajouta quelques morceaux nouveaux, et la fit jouer à l’Opéra, en l’appelant les Martyrs, le 10 avril 1840. Ce fut Duprez qui chanta alors le rôle de Polyeucte. Ce n’est après tout qu’une faible composition, d’un style lâche et fort inégal. Un beau sextuor qui reproduit les effets de celui de Lucie et qui forme le nœud du finale du second acte, une mélopée assez vulgaire qui traduit le symbole de Nicée, et un duo très passionné et très émouvant entre Poliuto et sa femme au troisième acte, ce sont là les seuls morceaux qui méritent d’être signalés de cette œuvre longue et fastidieuse, car la prière que chante Poliuto au premier acte, et qui nous a frappé par un certain accent religieux, n’est pas de Donizetti ; elle est l’heureuse inspiration d’un chanteur allemand nommé Strigelli. M. Tamberlick a été remarquable dans le rôle de Poliuto, dont il a composé le caractère avec noblesse et une grande sobriété de gestes et d’intonations. Dans le beau duo du troisième acte surtout, il a produit un grand effet à côté de Mme Penco, dont la voix passionnée a excité l’admiration de tous. Pendant la semaine sainte, le Théâtre-Italien a donné deux concerts spirituels, où l’on a exécuté le Stabat de Rossini, comme on avait exécuté Don Juan et Otello, en sorte que la direction n’a qu’à se féliciter de la longanimité du public.

Après le Faust de M. Gounod, dont les connaisseurs ont su apprécier les qualités distinguées, le Théâtre-Lyrique, qui est forcé de vaincre toujours ou de fermer ses portes, a cherché encore une fois dans les œuvres du passé une ressource contre des nécessités présentes. Un petit opéra en un acte de Weber, Abou-Hassan, et un charmant chef-d’œuvre bien connu de Mozart, l’Enlèvement du Sérail, ont été traduits, arrangés et représentés avec succès au Théâtre-Lyrique le 11 mai. C’est en 1810, à Darmstadt, où Weber étudiait la composition avec Meyerbeer, sous la direction de l’abbé Vogler, qu’il composa le petit ouvrage qui nous occupe. L’auteur du Freyschütz avait alors vingt-quatre ans, et non pas quinze, puisqu’il était né en 1786. Il s’était déjà essayé au théâtre, car il avait écrit la Fille des Bois en 1800 à Munich, Peter Schmol à Augsbourg en 1801, Sylvana, nouvelle élaboration de la Fille des Bois, en 1806. Le sujet de la pièce, très simple et très naïf, puisqu’il s’agit d’un pauvre ménage de deux amoureux, Hassan et Fatime, qui se consolent de leur détresse par l’affection qu’ils ont l’un pour l’autre, ne pouvait pas donner lieu à de grands développemens de style. C’est le prélude charmant d’un génie qui cherche encore sa voie, et dont l’éclosion a été lente et très laborieuse. Weber, aussi bien que son condisciple Meyerbeer, a commencé par imiter, dans de certaines proportions, les allures faciles des compositeurs italiens. Déjà dans le petit ouvrage de Sylvana, qui est pour ainsi dire le germe d’où sortira plus tard le Freyschütz, on trouve deux ou trois morceaux écrits dans le style de l’opéra bouffe, avec de nombreuses vocalises que Weber ne répudiera jamais, car il en amis dans Oberon, dans Euryanthe et dans le grand air d’Agathe du Freyschütz. Il est impossible de méconnaître l’accent et la mélodie courte, mais tendre et profonde de Weber dans l’andante de l’air d’Hassan, — ô Fatime ! — que M. Meillet chante avec goût et sentiment. Un joli duo entre les deux époux, Hossun et Fatime, un chœur bien rhythmé, un air tout printanier de Fatime, et quelques détails de l’instrumentation suffisent pour dévoiler la main encore novice de Weber et pour intéresser le connaisseur. Après le plaisir de voir lever l’aurore, je n’en connais pas de plus piquant pour un observateur judicieux que d’étudier les préludes d’un homme de génie et de le saisir dans la ruche alors qu’il forme le miel qui doit immortaliser son nom ; Il n’y a que les musiciens grotesques ou les grotesques musiciens qui n’intéressent jamais personne, et ce sont précisément ceux-là qui importunent les contemporains du récit de leurs divagations.

L’Enlèvement du Sérail, et non pas au Sérail, comme porte l’affiche du Théâtre-Lyrique, ce qui est un contre-sens, occupe dans l’œuvre et la carrière de Mozart une place bien autrement importante qu’Abou-Hassan dans celle de Weber. C’est à Vienne, en 1782, que Mozart a écrit ce délicieux chef-d’œuvre, qui n’a cessé depuis lors d’être joué sur tous les théâtres de l’Allemagne. Mozart avait alors vingt-six ans, et non pas dix-sept, comme l’ont dit des critiques qu’on aurait dû croire mieux renseignés sur des faits aussi universellement connus. Ce n’est pas notre honorable ami, le savant M. Delécluze, qui commettrait de pareilles énormités en parlant d’un tableau de Raphaël. Indépendamment de deux ou trois opéras composés dans son enfance en Italie, Mozart avait écrit Idomènée en 1780 à Munich, c’est-à-dire un chef-d’œuvre dont le Conservatoire nous fait entendre souvent d’admirables fragmens. L’Enlèvement du Sérail et la Flûte enchantée, qui est de l’année 1791, sont les deux seuls opéras en langue allemande qu’ait composés Mozart. Le libretto de l’Enlèvement, tiré d’une vieille pièce du théâtre allemand, fut écrit presque sous la dictée du grand musicien par un certain Stephani. Mozart mandait à son père le 1er août 1781 : « Le jeune Stephani m’a apporté avant-hier un libretto à mettre en musique. Le livret est joli, et le sujet est tout à fait turc. Je composerai l’ouverture, le chœur du premier acte, ainsi que le chœur final, avec de la musique turque. Je suis si content de mon sujet, que le premier air que doit chanter la Cavalieri, celui que je destine au ténor Adam berger, et le trio qui termine le premier acte sont déjà faits. » Après une année de luttes contre une cabale formidable qui avait bien conscience de la grandeur du génie qu’elle voulait empêcher de se produire, la première représentation de l’Enlèvement du Sérail eut lieu le 13 juillet 1782 avec un immense succès. Dans une lettre que Mozart écrit à son père le 7 août, il lui dit que Gluck a été si content de la musique de son opéra, qu’il l’a invité à souper après la représentation, à laquelle le chantre d’Armide et d’Orphée avait assisté. On est heureux de trouver dans la vie des hommes illustres cette haute et noble impartialité. On sait quelle fut la réponse d’Haydn au père de Mozart, qui lui demandait un jour ce qu’il pensait de son fils : « Sur mon honneur et devant Dieu, je déclare que votre fils est le premier des compositeurs vivans, » répondit le grand maître qui a créé la symphonie et tant de chefs-d’œuvre.

Mozart avait sous la main, lorsqu’il composa l’Enlèvement du Sérail, un personnel de chanteurs tout à fait remarquables. C’est pour la Cavalieri, cantatrice brillante qui possédait une voix de soprano très étendue et très flexible, qu’il a écrit le rôle de Constance. Fischer, une basse profonde et un excellent comédien, qui était fort aimé du public viennois, a créé le rôle d’Osmin, et le ténor Adamberger, qui chantait avec infiniment de goût, celui de Belmonte ; une demoiselle Teyber fut chargée du personnage secondaire de Biondina, et un certain Dauer de celui de Pedrillo. Mozart, qui était jeune, sans position, ayant à lutter contre des adversaires puissans, dut faire de nombreuses concessions à des virtuoses à la mode, qui jouissaient de la faveur du public, et qui consentaient à chanter la musique d’un Allemand connu et estimé, surtout comme compositeur de musique instrumentale. C’est ce qui explique les nombreux traits de bravoure qui remplissent tous les airs que chante Constance, écrits pour la voix brillante de la Cavalieri, et les notes profondes qui apparaissent si fréquemment dans la partie d’Osmin, qui va jusqu’au d’en bas. Par ces traits et d’autres encore que nous pourrions citer, Mozart a payé son tribut à la fortune et au goût du public, près duquel il lui importait de réussir. Pour être un génie éminemment créateur, on n’échappe pas entièrement à la loi de son temps. Il y a donc de certaines formules vocales qui ont vieilli dans l’Enlèvement du Sérail, comme il s’en trouve aussi dans la Flûte enchantée et même dans Don Juan. Ce sont des parties accessoires, des détails minimes, qui n’altèrent pas la jeunesse éternelle du fond. Avons-nous besoin de citer les nombreux morceaux de l’Enlèvement du Sérail, qui sont populaires depuis bientôt quatre-vingts ans, et qui conservent leur fraîcheur printanière : le premier air de Belmonte, les couplets si connus d’Osmin, le duo qui en résulte ensuite avec Belmonte, le chœur sur une marche turque, si gai et si original, et le trio qui termine le premier acte ; — au second acte, le duo pour basse et soprano entre Osmin et Biondina, si franchement comique, l’air de Biondina, le duo si piquant d’Osmin et de Pedrillo, l’air admirable que chante Belmonte, et le quatuor qui sert de finale ? Au troisième acte, on remarque encore la jolie romance de Pedrillo, l’air d’Osmin, si plein d’une fureur comique, et le finale, qui est à la fois bien en situation et si parfaitement musical.

L’Enlèvement du Sérail, qui n’aurait jamais été représenté sans la protection de l’empereur Joseph II, qui tenait à voir s’établir à Vienne un théâtre national, fut un grand événement pour l’Allemagne. Ce délicieux chef-d’œuvre de Mozart fut accueilli avec enthousiasme. Depuis les petits opéras populaires de Hiller, de Dittersdorf et d’autres compositeurs de second et troisième ordre, c’était la première fois qu’on entendait une musique aussi élégante et aussi neuve écrite par un Allemand sur un texte national, C’est à propos de l’Enlèvement du Sérail que l’empereur Joseph II aurait dit ces mots souvent cités : « Très bien, mon cher Mozart, mais un peu trop de notes… — Pas une de plus qu’il n’en faut, sire, » aurait répondu le grand musicien, qui n’avait pas tout l’esprit que lui prêtent certains journaux parisiens, mais qui avait la conscience de son génie et la dignité d’un honnête homme. Weber, qui se connaissait apparemment en musique, — et surtout en musique dramatique, — a porté sur l’Enlèvement du Sérail un jugement digne de l’auteur du Freyschütz, et qui vaut l’approbation de Gluck. « J’ai une grande préférence, dit Weber, pour cette production charmante où débordent la gaieté, l’entrain, la douceur et le sentiment de la belle jeunesse de Mozart. Je crois sentir dans cette musique fluide et sereine ce charme indéfinissable, cette grâce et ce parfum de la vie heureuse que donne un premier amour. Oui, je pense que Mozart a déjà atteint dans cet ouvrage la perfection de l’art, et qu’il lui eût été plus facile d’écrire un second Don Juan que de retrouver l’inspiration sereine qui caractérise l’Enlèvement du Sérail[1]. » Voilà comment les maîtres de l’art parlent de leurs devanciers. Quant à ces écrivains sans goût et sans style qui cherchent à se venger sur la mémoire des hommes illustres des mécomptes d’une ambition grotesque et inassouvie, on peut leur appliquer ces belles paroles de Bacon : « Personne ne nie l’existence des dieux, hors celui à qui il sert que les dieux n’existent pas. »

Ce n’est pas la première fois que l’Enlèvement du Sérail est entendu à Paris. En 1802, une troupe de chanteurs allemands vint s’établir dans le théâtre de la Cité, qui prit le nom de Théâtre-Mozart, et elle y donna le 16 novembre le petit opéra de l’auteur de Don Juan. Mme Lange, belle-sœur de Mozart, y chantait le rôle de Constance. En 1838, une autre troupe allemande a exécuté l’Enlèvement du Sérail dans la salle Favart. L’ouvrage tel qu’on le donne au Théâtre-Lyrique a été arrangé un peu, quant au poème, et traduit librement par M. Prosper Pascal, jeune compositeur plein de goût, qui a écrit plusieurs recueils de mélodies et un petit opéra en un acte, le Roman de la Rose, qui méritait un meilleur accueil que celui qui lui a été fait par le public. M. Pascal a fait aussi quelques modifications à la partition de l’Enlèvement. Il y a intercalé un air de la Clemenza di Tito, supprimé le grand duo du troisième acte entre Belmonte et Constance, et réduit le poème en deux actes, en changeant le dénoûment. Entre le premier et le second acte, il a placé, comme intermède, la marche turque, qui se trouve dans une sonate pour piano de Mozart, et il l’a instrumentée, car je suppose bien que c’est lui, avec un goût qui dénote une connaissance familière du style de Mozart. L’entreprise de M. Pascal a parfaitement réussi. M. Battaille est remarquable dans le rôle d’Osmin, qu’il chante et qu’il joue en véritable artiste. M. Michot a toujours sa belle voix de ténor dans le rôle de Belmonte, et Mme Meillet ne se tire pas mal de la partie difficile de Constance. Mme Ugalde joue le rôle de Biondina avec beaucoup d’entrain. L’Enlèvement du Sérail, précédé d’Abou-Hassan de Weber, forme un charmant spectacle bien digne d’attirer les connaisseurs.

Depuis le Pardon de Ploërmel, dont la partition pour piano et chant vient de paraître et dont le succès va toujours croissant, on a repris au théâtre de l’Opéra-Comique un des meilleurs ouvrages de M. Auber, Fra-Diavolo. C’est M. Montaubry qui joue le rôle principal, et franchement il ne s’y est pas révélé sous un jour beaucoup plus avantageux que dans les Trois Nicolas. M. Montaubry chante et joue avec une afféterie de mousquetaire vainqueur qui a pu séduire le public de Bruxelles ou de Strasbourg, mais qui n’a pas chance de réussir à Paris. Nous engageons M. Montaubry à se préoccuper sérieusement de sa tenue, de son style, qui manque de naturel et de variété, et de la souplesse de son organe, qui ne semble pas avoir été soumis à des études régulières de vocalisation. Après Fra-Diavolo, qui attire beaucoup de monde, on a donné un opéra-comique en un acte assez gai, le Diable au Moulin, dont le succès relatif est dû à la manière leste dont il est joué par M. Mocker et Mlle Lemercier. La musique du Diable au Moulin, proprement écrite, est de M. Gevaërt. Quand M. Gevaërt aura une idée musicale, j’irai le dire à Rome.

À l’Opéra, où l’Herculanum de M. Félicien David se soutient avec honneur, quelques débuts ont eu lieu, parmi lesquels je ne citerai que celui de Mlle Csillag, cantatrice hongroise, qui a fait les beaux jours du théâtre de Vienne. Mlle Csillag a une belle voix de mezzo-soprano étendue et d’un timbre vigoureux ; elle chante avec chaleur, mais sans distinction, et si elle est destinée à se fixer à Paris, elle devra beaucoup apprendre et beaucoup oublier.

Les concerts ont été nombreux et très intéressans cette année. Nous les avons suivis d’une oreille attentive. C’est M. Duprez, avec sa brillante école, qui a clos la saison. Nous parlerons de tout cela. p. scudo.


  1. Voyez Œuvres posthumes (Hinterlassene Schriften), t. III, p. 126.