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Revue musicale, 1862/03

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un fait, un homme, un événement, il faut le laisser dans le milieu où il s’est produit, entouré des circonstances qui ont préparé, accompagné ou contrarié son éclosion. On ne peut isoler un poète, un peintre, un musicien, du temps et du pays où ils ont vécu et accompli leur œuvre, sans méconnaître un des élémens de la vérité. Le génie, quelle que soit sa force innée, ne crée pas à lui tout seul la langue dont il a besoin pour se révéler. Il reçoit de la. société et de la tradition un héritage d’expérience sans le secours duquel il n’aurait point enfanté l’œuvre que nous admirons. C’est une manière de parler quand on dit brièvement que Cimabuë, que Giotto, Dante ou Palestrina ont créé la peinture, la poésie italienne et la musique religieuse. Ces génies divers ont trouvé des élémens imparfaits sans doute, une langue à peine ébauchée, un art encore dans l’enfance, mais dont ils se sont utilement servis pour arriver au but qu’ils ont atteint. Il est inique dans les choses de la morale et absurde dans l’histoire des travaux de l’esprit de ne pas tenir grand compte des faits et des circonstances qui enveloppent et précipitent une action, qui aident ou contrarient les efforts du génie. La puissance du génie peut se manifester dans la création de l’idée ou dans la perfection qu’il ajoute à la forme, au métier, à la langue de son temps.

Lorsque Monsigny vint à Paris, vers 1748, et qu’il s’essaya dans le genre modeste de la comédie à ariettes, il savait à peine la musique. Il apprit hâtivement un peu d’harmonie sous la direction d’un musicien de l’orchestre de l’Opéra, nommé Gianotti. Il n’est pas inutile de faire remarquer ici que la famille de Monsigny était originaire de la Corse ; que c’est un Italien qui lui a enseigné les premiers élémens de la composition, et que l’auteur de Rose et Colas dut à la Serva padrona de Pergolèse le réveil de son aimable esprit. Déjà avant Monsigny Dauvergne avait composé la musique d’un petit opéra-comique, les Troqueurs, qui peut être considéré comme le premier ouvrage de ce genre qu’on ait donné en France à l’imitation de l’opéra-bouffe italien. Ajoutons qu’un compatriote et un condisciple de Pergolèse, Duni, vint aussi en France cultiver avec succès ce genre éminemment national de l’opéra-comique, qui est né pourtant d’un mariage d’inclination entre la mélodie italienne et le vaudeville gaulois. C’est ce qu’a méconnu Adolphe Adam dans une notice qu’il a donnée de Monsigny, et ce n’est pas l’auteur du Chalet et de Giralda qui pourrait prouver que la musique française, dans le cadre ingénieux de l’opéra-comique, ne procède pas de l’école italienne depuis Duni jusqu’à Grétry, et depuis Grétry jusqu’à M. Auber. Ce qui n’est pas moins incontestable, c’est que Monsigny n’a pas été un imitateur des maîtres italiens de son époque, mais un disciple intelligent, qui a su mettre dans son œuvre charmante le cachet d’une originalité aimable et indélébile. Si Monsigny n’était pas un musicien expérimenté comme l’étaient Rameau et Philidor, il possédait une sensibilité si vive et un instinct mélodique si naturel qu’il a pu se passer d’une science qui n’a pas sauvé les ouvrages de ses deux illustres contemporains. Voilà ce que n’a pas compris ce froid bel-esprit de Grimm, qui connaissait la musique sans doute, mais qui la savait comme un pédant allemand qui méconnaît, dans les œuvres de l’art, la puissance de la grâce, du naturel et du sentiment. La critique de Grimm est superficielle, et il n’a eu qu’un bonheur dans sa vie de plagiaire et de valet de prince, c’est d’avoir deviné il bambino santo qui est devenu Mozart. Tous les morceaux de cette délicieuse pastorale de Rose et Cote, dont il est inutile d’expliquer le sujet, sont frappés au coin de la vérité. L’ariette que chante Rose, — Pauvre Colas, — celle de la mère Bobi, un beau type de vieille babillarde : — La sagesse est un trésor, — l’ariette de Mathurine pour voix de basse, — Sans chien et sans houlette, — si franche d’allure et si variée d’accent, témoin la petite phrase en mineur qui accompagne ces paroles, — Mais l’âge et le temps qui tout mène, — et le duo très plaisant que chantent les vieux barbons, Pierre Leroux et Mathurin, ce duo si naïvement imitatif de l’idée symbolique qu’expriment les deux vieillards ! Qu’on me cite donc dans les opéras de notre temps, dans Lalla-Roukh par exemple, dont je vais m’occuper, un morceau d’une si franche malice ? Quant au rondeau qui exprime le sentiment de Colas en pénétrant dans la demeure modeste de la jeune fille qu’il aime :

C’est ici que Rose respire,


c’est un chef-d’œuvre de mélodie touchante digne de réveiller dans le cœur l’émotion qu’on éprouve devant un tableau de Greuze. L’âme sèche de Grimm, de cet ennemi odieux de Rousseau, n’était pas digne de ressentir le charme attendrissant d’un morceau aussi exquis, que M. Montaubry devrait chanter d’une manière plus simple et sans mignardise. M ; Auber a-t-il fait un duo plus piquant que’ celui que chantent ensemble Rose et Colas : — M’aimes-tu ? — Ah ! comme je l’aime ! — Et ce dialogue à la Théocrite se continue ainsi en réunissant les deux voix dans une douce étreinte. Citons encore le vaudeville charmant qui depuis un siècle circule dans la nation à l’état de légende :

Il était un oiseau gris
Comme une souris.


Le quintette qui suit et le vaudeville qui explique la moralité de la pièce :

Il faut seconder la nature,
Puisqu’elle nous fait la loi,


terminent heureusement cet aimable ouvrage de ces deux hommes si heureusement doués, Monsigny et Sedaine, qui étaient faits pour s’entendre et pour créer ensemble une œuvre qui a survécu à une révolution sociale et à deux grandes transformations de la musique dramatique. L’exécution de Rose et Colas n’est pas tout ce qu’elle devrait être et ce qu’elle a été dans des temps meilleurs et moins chargés de science. Les artistes d’aujourd’hui se croient de trop grands personnages pour chanter une musique aussi simple, où il n’y a que quelques appoggiatures pour tout ornement vocal. Il a même fallu l’autorité morale de M. le directeur de l’Opéra-Comique pour persuader à ses pensionnaires que Rose et Colas n’était pas une mauvaise plaisanterie, et qu’on pouvait chanter ces charmantes ariettes sans se déshonorer. M. Montaubry, dans le rôle de Colas, est toujours un peu précieux, et il ne dit pas la romance, — C’est ici que Rose respire ; — avec le naturel et le sentiment qu’elle exige. Mlle Lemercier seule est à sa place sous la cornette de la mère Bobi, ainsi que M. Sainte-Foy, qui représente Pierre Leroux. Quant à Mlle Garait qu’on a fait débuter ce soir-là par le rôle de Rose, c’est une mauvaise écolière qu’on n’aurait pas dû produire en si bonne compagnie.

Monsigny, Sedaine et leur contemporain le peintre Greuze sont trois aimables esprits qui, avec des moyens très simples, ont su exprimer un des modes les plus touchans de la nature humaine et de l’art français. Nous sommes aujourd’hui bien autrement savans que ne l’étaient Monsigny et Sedaine qui savaient à peine la langue dont ils se servaient l’un et l’autre ; mais il est permis de se demander si les œuvres délicieuses qui sont dues à la collaboration de Scribe et de M. Auber auront la longévité séculaire de Rose et Colas et du Déserteur.

Le sujet du nouvel opéra en deux actes de M. Félicien David, Lalla-Roukh, est tiré d’un poème connu de Thomas Moore, ce petit homme, ce petit esprit, qui sera plus célèbre dans la postérité par le crime qu’il a commis en brûlant les mémoires de lord Byron, son ami, que par les vers musqués dont il a enivré les ladies de son temps. Un roi de Boukharie a demandé la main d’une princesse de Dehli. Cette princesse, qui se nomme Lalla-Roukh, se met en voyage, escortée par ses femmes et par des gardes que commande Baskir, un lettré de la cour du roi de Boukharie, qu’il n’a jamais vu, et qui est chargé cependant de la mission délicate de conduire la princesse à son maître. Pendant que la princesse traverse la plaine enchantée de Cachemire, suivie d’un cortège et d’un luxe oriental, elle rencontre un pauvre chanteur nomade qu’elle avait déjà entrevu, non sans une émotion secrète. Elle le revoit avec plaisir, elle se complaît si fort à lui entendre chanter aux étoiles du ciel ses peines secrètes, qu’elle finit par en être vivement touchée. Cela ne fait pas l’affaire de Baskir, qui doit remettre la princesse à son maître pure de tout autre désir que celui de lui appartenir ; mais Lalla-Roukh, qui a du caractère, se moque de la surveillance jalouse de Baskir, et, avec le secours de son amie et de sa suivante Mirza, elle voit souvent le chanteur Noureddin, qui la charme à tel point qu’elle veut le suivre et rompre son mariage avec le roi de Boukharie. Ces choses se passent dans la vallée embaumée de Cachemire, au milieu d’une verdure luxuriante où dansent les bayadères au clair de la lune et aux sons du tambourin. Après quelques incidens inventés tout exprès pour retarder la conclusion qu’on devine, on apprend que le pauvre chanteur Noureddin, qui a failli être empalé par l’ordre de Baskir, n’est autre que le roi de Boukharie lui-même. Il a voulu, l’imprudent, conquérir le cœur de sa fiancée et se faire aimer de la princesse Lalla-Roukh avant de posséder sa main. Cela lui a réussi, parce qu’il était poète et chanteur ; mais c’était une tentative bien téméraire. Tel est le conte des Mille et Une Nuits que MM. Michel Carré et Hippolyte Lucas ont ourdi d’un style correct, sans y mettre ni trop de malice ni trop de gaîté. C’est un canevas mollement dessiné pour la plus grande gloire du musicien délicat qui s’est révélé à la France, il y a une quinzaine d’années, par une composition délicieuse, le Désert. Depuis ce début éclatant, qui valut à M. Félicien David une réputation européenne, à notre avis un peu exagérée, ce charmant musicien a produit successivement, et à de longs intervalles, Christophe Colomb, une symphonie dramatique un peu dans le genre du Désert, une espèce d’oratorio, Moïse au Mont-Sinaï, qui n’a pas été accueilli avec la même faveur par le public. Au théâtre, M. Félicien David a donné la Perle du Brésil, opéra en trois actes, qui a été représenté dans le mois de novembre 1851, et un grand ouvrage en quatre actes, Herculanum, qui a été donné à l’Opéra le 4 mai 1859. Dans toutes ces œuvres, et dans quelques morceaux de musique instrumentale qu’il a fait entendre soit aux concerts du Conservatoire, soit ailleurs, M. Félicien David a fait preuve d’un talent délicat, d’une imagination douce et rêveuse qui se complaît à errer dans les régions sereines, loin des bruits tumultueux et des passions violentes. Bien que l’auteur ingénieux du Désert ait placé dans la Perle du Brésil, mais surtout dans Herculanum, un ou deux morceaux qui ne manquent pas de vigueur, tels que le chœur des chrétiens au second acte, et certaines phrases du duo entre Nicanor et Lilia, il est cependant vrai de dire que la force, la passion impétueuse, la gaîté, l’ironie et les divers stimulans du cœur humain n’ont jamais été exprimés dans la musique de M. Félicien David, qui est un poète élégiaque et non pas un compositeur dramatique. Telle est l’opinion que nous avons toujours émise ici sur l’auteur du Désert, qui le premier en France a traité avec bonheur et un succès incontestable le genre de la musique pittoresque, qui a tant préoccupé M. Berlioz. Est-il vrai, comme on le proclame de tous côtés, que la musique de Lalla-Roukh soit une révélation nouvelle du talent délicieux de M. Félicien David ? C’est ce que nous allons examiner.

Et d’abord l’ouverture n’a aucun caractère saillant ; elle ne vaut même pas l’ouverture de la Perle du Brésil, qui n’est pourtant pas bonne. Divisée en deux parties, elle commence par quelques bouffées de cor qui précèdent un andantino que chantent les instrumens à cordes, tempérés par des sordini, qui jouent un très grand rôle dans cette partition. Elle se termine par un mouvement rapide, qui n’ajoute pas beaucoup de prix à cette préface symphonique d’un rêve d’or. Le rideau se lève sur un paysage enchanté, où les hommes que commande Baskir, le guide et le gardien de la princesse chantent un chœur : — C’est ici le séjour des roses, qui est fort gracieux. Le thème de ce chœur, pour voix d’homme, est repris ensuite par les femmes qui suivent la princesse Lalla-Roukh. Cette seconde répétition du même motif est plus complète, et l’accompagnement surtout en est délicieux. La mélodie que chante la princesse en sortant de sa tente :

Sous le feuillage sombre,
Dans le silence et l’ombre,


est une phrase langoureuse et distinguée, une sorte de mélopée d’un contour un peu vague, et qui flotte à la surface de l’âme. Mlle Cicco chante cette mélodie suave avec beaucoup de goût et de sentiment. La princesse, après avoir exprimé ainsi la vague rêverie de son cœur de vierge, s’assied sur l’un des côtés de la scène, et pour la distraire on lui donne un divertissement. Des almées se mettent a simuler une action symbolique qu’accompagne un rhythme piquant, après avoir été annoncé par des soupirs délicieux de hautbois ; Ce rhythme, soutenu par des pulsations d’une pédale inférieure que frappe un tambour de basque, est enveloppé d’une harmonie susurrante, d’un bisbiglio amoroso de l’air ambiant au-dessus duquel la flûte s’égaie comme un oiseau qui s’ébat autour du nid qui l’a vu naître. C’est d’un effet délicieux, c’est le vague indéfini des airs arabes reproduit par les artifices de l’art. Après la pantomime que nous venons de décrire, un motif tout aussi piquant donne le branle à la danse, qu’accompagnent les voix du chœur et une instrumentation d’un coloris charmant. C’est dans la création de ce genre d’effets que M. Félicien David est original et incontestable. Noureddin, le chanteur nomade qui se trouve confondu dans la foule qui entoure la princesse, s’avance alors, au grand déplaisir de Baskir, qui ne sait comment se débarrasser de ce troubadour incommode. Il chante à la princesse, en s’accompagnant de la mandoline, une romance, — Ma maîtresse a quille sa tente, — dont le sens mystérieux est deviné par la belle Lalla-Roukh, qui de ravissement laisse tomber une rose qu’elle tenait à la main. Cette romance est assurément jolie, mais elle tourne dans un cercle mélodique déjà connu. Le chanteur, en refusant avec dédain une bourse remplie d’or pour prix de son talent, en demandant qu’on lui permette seulement de ramasser la rose qui est tombée aux pieds de la princesse, éveille des sentimens divers qui sont traduits dans un joli quatuor soutenu par toute la masse chorale. C’est un morceau fort bien traité, et qui rappelle un peu la manière de Donizetti. Les deux personnages secondaires, Baskir et Mirza, la suivante et l’amie de la princesse sont chargés par les auteurs du libretto d’égayer un peu cette idylle orientale par quelques vivacités de langage. Mirza surtout, qui est toute dévouée à sa maîtresse et qui a reçu du chanteur Noureddin un collier de grosses perles qui aurait dû l’étonner beaucoup, s’amuse à agacer le vieux Baskir, dont elle cherche à endormir la vigilance. Elle lui chante d’assez jolis couplets, où l’on remarque la terminaison en notes pointées qui excite les transports du parterre. Ce que c’est que de nous pourtant ! J’aime mieux le duo qui vient après entre la princesse Lalla-Roukh et le chanteur Noureddin, dont la conduite noble l’a frappée, et dont elle a deviné le sentiment discret sans le désapprouver. Ce duo, — La nuit, en déployant ses ailes, — est moins un duo proprement dit qu’une scène dialoguée, où chacun des deux personnages dit tour à tour une phrase mélodique trempée de morbidesse et de langueur. Celle que chante la princesse surtout est exquise dans la bouche de Mlle Cico, avec ces soupirs de clarinettes qui la suivent comme deux oiseaux qui se becquètent. C’est une scène d’extase par une nuit d’Orient, où toute la nature semble partager le ravissement de deux cœurs qui s’épanchent et s’entr’ouvrent a la clarté des étoiles ; mais l’allegro où les deux voix se réunissent est de la plus grande vulgarité. Mirza, qui cherche à détourner l’attention de Baskir, laisse éclater dans le lointain de jolies vocalises qu’accompagne la marche des soldats ivres, et à ce rhythme onduleux viennent s’ajouter les voix de Baskir, de Noureddin et de Lalla-Roukh. C’est par cet ensemble, assez bien amené, que se termine le premier acte, qui serait un petit chef-d’œuvre, si l’acte suivant ne reproduisait les mêmes effets et les mêmes idées.

Après un prélude symphonique, qui n’a rien de remarquable, la princesse Lalla-Roukh chante un air, — Enfin.je touche au bout de notre long voyage, — où elle exprime les regrets de son cœur. Cet air, qui est précédé de quelques mesures de récitatif, contient une phrase délicieuse, — O nuit d’amour, nuit d’ivresse, — que nous avons déjà entendue et que nous entendrons encore, parce, qu’elle fait partie de ce petit fonds d’idées qui caractérise le talent de M. Félicien David. Le second mouvement de cet air est moins heureux, car il ne faut demander à l’auteur du Désert ni colère, ni transport, ni gaîté. Il soupire, il ne rit et ne se fâché jamais. Un petit nocturne entre Mirza et sa maîtresse précède un joli chœur que chantent les femmes qui viennent avec les présens du roi qu’on apporte à la princesse. Ce nocturne, ce chœur des suivantes, ainsi que la barcarolle que chante Noureddin en s’accompagnant de la guitare, sont des choses connues ; nous les avons entendues au premier acte, et la persistance des mêmes formes et des mêmes idées produit l’effet inévitable de la monotonie. Un duo bouffé entre Baskir et Noureddin, qui ne manque pas d’entrain et qui est une nouveauté dans l’œuvre tout élégiaque de ce charmant compositeur, est à peine remarqué par le public, qui a déjà le cœur affadi par tant de parfums et d’harmonies voilées. On trouve un peu plus de vivacité et de passion dans le duo d’amour entre la princesse et Noureddin, et le tout se termine par une marche triomphale qui célèbre le mariage de Lalla-Roukh et du roi de Boukharie, qui, aux sons de la mandoline, a conquis bravement le cœur de sa femme. Je pense avoir énuméré avec beaucoup de sollicitude tous les morceaux saillans et toutes les délicatesses de détails que renferme la nouvelle partition de M. Félicien David : les chœurs de l’introduction, la mélodie de Lalla-Roukh, la musique fine et originale du divertissement, le quatuor, la romance d’un accent arabe que chante Noureddin, quelques phrases du duo qui vient après, et la scène finale très heureusement combinée, quoique l’effet produit ne soit pas nouveau. Au second acte, j’ai signalé l’air de Lalla-Roukh, un joli nocturne pour deux voix de femme, le chœur des suivantes et quelques phrases délicieuses du duo entre Noureddin et la princesse. Telle est cette œuvre charmante de Lalla-Roukh, un vrai conte des Mille et Une Nuits ; où aucun des personnages qui y figurent n’a une physionomie qui lui soit propre, et où l’auteur du Désert a reproduit jusqu’à satiété les idées, les formes et le coloris discret qu’il a mis dans presque tous ses ouvrages. S’il me convenait de répondre à des interlocuteurs ridicules et sans consistance, je leur dirais que c’est ainsi que j’ai toujours apprécié ici le talent vrai, délicat et original dans sa sphère, de M. Félicien David.

L’exécution de Lalla-Roukh est assez bonne. Mlle Cico est tout à fait distinguée sous le costume oriental de la princesse. C’est une jolie femme d’abord, bien prise dans sa taille, et dont la voix de soprano est naturelle et sympathique. Elle chante avec mesure, avec goût, avec sentiment. Sa contenance sur la scène est noble et décente, et elle communique à l’auditeur l’émotion sincère dont elle est pénétrée. C’est une trouvaille pour l’Opéra-Comique que Mlle Cico. Mlle Bélia, dont je n’aime pas beaucoup la voix criarde ni le mauvais ton, tire un très bon parti du personnage allègre de Mirza, ainsi que M. Gourdin de celui de Baskir. Quant à M. Montaubry, il est dans le rôle important de Noureddin ce qu’il est partout : un chanteur de talent, un comédien svelte et zélé, à qui l’on souhaiterait un peu plus de naturel.

C’est le caractère saillant de l’art et de la poésie modernes que d’aspirer à peindre l’homme tout entier avec la diversité de ses instincts et de ses passions. On est sorti du cercle un peu étroit, du monde antique, on a secoué le joug des lois abstraites qu’il avait léguées aux générations futures, et au lieu d’imiter servilement l’idéal d’une civilisation passée, on s’est mis à étudier directement la nature en s’efforçant d’en saisir les différens aspects, d’en imiter les harmonies et d’en comprendre les mystères. Voilà quelle est la signification du grand mouvement de la renaissance, mouvement émancipateur de l’esprit humain, qui est comprimé en France pendant le règne oppresseur de Louis XIV, mais qui reprend son cours au siècle suivant, et qui achève sa victoire par la révolution de 1789, d’où est sortie une société nouvelle. Les premiers écrivains qui, en France, ont répondu aux besoins de l’imagination et de la sensibilité modernes, c’est Rousseau d’abord, puis Bernardin de Saint-Pierre., Chateaubriand et Mme de Staël. Je ne fais que remuer un lieu-commun en disant que Rousseau a donné à la prose française un accent et une sonorité qu’elle ne connaissait pas, et qu’il est le premier grand écrivain de la nation qui ait aimé et su peindre la nature. Paul et Virginie et la Chaumière indienne entr’ouvrent de nouveaux horizons, qu’Atala et René viennent agrandir encore. Ce n’est que quelques années plus tard que la poésie proprement dite entre aussi dans ce mouvement de rénovation, et c’est M. Victor Hugo qui, dans les Orientales, lui imprima le coloris éclatant, la souplesse, la variété de rhythme et la vérité d’imitation matérielle qui distinguent les œuvres de ce vigoureux esprit. Les arts, particulièrement la peinture historique et le paysage, ne tardèrent pas à suivre l’exemple de la littérature et de la poésie. Ce fut M. Eugène Delacroix qui traduisit sur la toile la fougue dramatique, la mélancolie philosophique et le tourbillon sanglant de la passion et du drame modernes. Marilhat et Decamps copièrent le soleil, la nature et les mœurs de l’Orient. La musique sous la forme dramatique, qui est celle que la France comprend et goûte le mieux, s’engagea aussi dans la même voie, et répondit aux besoins des nouvelles générations par deux chefs-d’œuvre qui résument tous les progrès de l’art : Guillaume Tell, cette incomparable merveille de notre temps, et Zampa, cette légende romantique d’un coloris tout moderne. Robert le Diable, les Huguenots de Meyerbeer et la Juive d’Halévy sont les dernières grandes conceptions du drame lyrique moderne.

Pendant que ces faits s’accomplissaient dans la poésie, dans la littérature, dans les arts plastiques et dans la musique dramatique, un homme d’esprit et d’imagination, un chercheur audacieux dont nous pouvons parler aujourd’hui avec calme, le temps nous ayant donné raison contre lui, M. Berlioz, s’efforçait de suivre le mouvement général, et voulut donner à la France une forme de l’art qui lui était inconnue, et qu’elle ne possède pas encore, la symphonie, la musique fantastique et pittoresque. Sans insister davantage sur les efforts de M. Berlioz, qui a compliqué sa destinée en voulant parcourir à la fois deux carrières incompatibles, il est juste de dire qu’on trouve dans les compositions diverses de M. Berlioz des hardiesses de rhythme, des combinaisons piquantes de sonorité, des accouplemens de timbres et des coupes mélodiques dont M ; Félicien David surtout a beaucoup profité. S’il est impossible de convenir que M. Berlioz a réussi dans la tentative qui le préoccupe depuis trente ans, on ne peut pas lui refuser le mérite d’avoir entrevu le but et d’avoir frayé la route à de mieux inspirés que lui. C’est à M. Félicien David que revient l’honneur d’avoir exprimé le premier en musique toute une partie délicate de la poésie moderne, d’avoir importé dans son pays l’impression étrange des chants arabes traduits par les procédés ingénieux de l’art européen. Voilà la véritable Originalité de M. Félicien David ; il est le créateur de la musique pittoresque et de genre qui n’existait pas avant lui en France. Il a exprimé ses souvenirs et ses impressions de voyageur dans une composition exquise, le Désert, qui lui a valu une grande et légitime réputation. Ce n’est pas un grand musicien que M. Félicien David, c’est une imagination rêveuse, un poète élégiaque qui rencontre des accens délicieux, une âme douce et indolente qui se complaît dans la contemplation de la nature heureuse, dont il sait rendre les soupirs et les mystérieuses harmonies. Considéré comme un rêve d’or, comme un conte enchanté des Mille et Une Nuits, le premier acte de Lallar-Roukh est un chef-d’œuvre.

P. Scudo.