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Revue musicale, 1862/05

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ce sont ses condisciples au conservatoire de San-Onofrio de Naples qui lui donnèrent le nom de la bourgade où il a vu le jour. C’est à l’âge de dix ans, croit-on, que le jeune Pergolèse fut conduit à Naples et admis au conservatoire que nous venons de citer. Il eut pour maître Gaetano Greco, élève distingué d’Alexandre Scarlatti et son successeur comme professeur de contre-point. Après neuf ans de travaux et d’études patientes, Pergolèse sortit du conservatoire et composa pour un couvent un oratorio sous le titre de San Guglielmo. Un de ces protecteurs généreux des arts comme il y en avait tant alors en Italie, le prince d’Agliano, engagea Pergolèse à écrire pour le théâtre de Fiorentini un intermède bouffe, Amor fè l’uomo cecco, qui ne réussit pas, et qui fut suivi d’un opéra sérieux, Recimero, qui paraît ne pas avoir reçu un meilleur accueil. Ces débuts pénibles arrêtèrent un instant Pergolèse dans la carrière du théâtre, et il employa deux années de retraite à écrire de la musique de chambre, des trios pour deux violons et basse que lui avait commandés un écuyer du roi, le prince Stigliano. Enfin c’est en 1730 que Pergolèse composa la musique de la Serva padrona, qui fut représentée sur le théâtre de Santo-Bartolomeo à Naples[1]. Le succès de ce charmant badinage fut grand et le plus complet que Pergolèse ait obtenu au théâtre. Il Maestro di musica, il Geloso Schernito, qui vinrent après, n’eurent point le même retentissement. En 1734, Pergolèse fut nommé maître de chapelle de Notre-Dame de Lorette, et l’année suivante il se rendit à Rome, où il écrivit pour le théâtre Tordinione son opéra l’Olimpiade. Cet ouvrage, qui renfermait, au dire d’un contemporain, des morceaux distingués, tomba à plat devant le public romain. Duni, qui se trouvait alors à Rome pour composer un opéra, et qui avait été le condisciple de Pergolèse au conservatoire de Naples, a raconté à un biographe du temps, nommé Boyer, qu’après avoir entendu une répétition de l’Olimpiade il dit à Pergolèse : « Il y a dans votre ouvrage trop de détails au-dessus de la portée du vulgaire ; ils ne seront pas compris, et vous ne réussirez pas. Mon opéra, Nerone, ne vaudra pas le vôtre ; mais, écrit plus simplement, il sera plus heureux. » L’événement donna raison à Duni, et l’Olimpiade n’eut aucun succès. Ce nouvel échec aigrit et découragea Pergolèse, qui retourna à Lorette avec la résolution de ne plus écrire pour le théâtre. Il se déclara alors dans son tempérament, affaibli par des mœurs trop faciles, une maladie de langueur qui décida les médecins à envoyer Pergolèse à Puzzola, près de Naples, pour y chercher un air plus pur. C’est dans ce dernier asile qu’il a écrit avant d’expirer son fameux Stabat mater, la cantate d’Orphée et un Salve regina. On croit que Pergolèse est mort à Puzzola en 1739, à l’âge de trente-deux ans. Il est arrivé à ce maître ce qui se voit bien souvent dans l’histoire des grands artistes : ses ouvrages furent mieux appréciés après sa mort qu’ils ne l’avaient été de son vivant. L’Olimpiade même fut reprise à Rome avec beaucoup de succès.

La réputation de Pergolèse, plus grande et plus populaire que celle des. maîtres les plus illustres de la première école napolitaine, repose sur trois ouvrages : la Serva padrona, le Stabat, et un Salve regina pour une seule voix, deux violons, basse et orgue. On sait que le Stabat de Pergolèse est écrit pour deux voix égales, avec accompagnement de simple quatuor. Il renferme douze morceaux, sept duos et cinq airs. Quelles que soient les réserves que puisse faire un goût sévère sur cette composition célèbre, on ne peut nier que le premier verset, que le Quando corpus, et même que le Vidit simm dulcem natum ne soient des inspirations musicales d’un sentiment juste et très élevé. Je sais que le père Martini de Bologne a reproché à la musique du Stabat de n’être pas assez exclusivement religieuse, et de renfermer des allures et des rhythmes qui rappellent la Serva padrona ; mais ce reproche peut être adressé à un grand nombre de compositeurs, à Haydn, à Mozart, quand celui-ci ne s’élève pas jusqu’au sublime de l’onction, comme dans son Ave verum. C’est une chose très rare que de trouver dans la musique d’église des plus grands maîtres un style complètement différent de celui qui règne dans les compositions mondaines. Cherubini lui-même, quoi qu’en disent de vieux pédagogues, n’a pas résolu le problème dans ses belles messes, qui se distinguent plutôt par la noble et froide sévérité du style ecclésiastique que par l’accent profond et pathétique du sentiment religieux.

La Serva padrona de Pergolèse fut représentée à Paris en 1752 par une troupe de chanteurs italiens où se trouvaient la Tonelli et le bouffe Manelli. On sait à quelles discussions interminables donnèrent lieu l’apparition de ces artistes d’outre-monts et le répertoire qu’ils interprétaient. Les représentations qui se succédèrent pendant deux ans à l’Académie royale de musique soulevèrent une polémique bruyante entre les beaux esprits du temps, parmi lesquels se distinguèrent Grimm et Jean-Jacques Rousseau, comme défenseurs chaleureux de la musique italienne. Outre la Serva padrona et il Maestro di musica, de Pergolèse, ces chanteurs firent connaître des ouvrages de Rinaldo di Capua, entre autres la Donna superba. Expulsés de Paris en 1754 par la jalousie des partisans effrénés de Rameau et de Lulli, dont on représentait encore les tragédies lyriques, ces chanteurs italiens laissèrent après eux une impression féconde qui ne s’est jamais effacée, et d’où est sortie la charmante alliance de l’esprit français avec la mélodie italienne, c’est-à-dire l’opéra comique. Traduite en français par un avocat littérateur nommé Baurans, la Servante maîtresse est restée au répertoire jusqu’à la fin du siècle dernier.

Rien n’est plus simple que le sujet de la pièce. Un vieux barbon, Pandolfe, a une servante jeune et accorte qui a résolu de devenir la femme de son maître. Pour atteindre son but, Zerbine emploie toutes les ruses de son ’sexe et de son métier : elle rit, elle pleure, elle s’emporte, s’adoucit à propos, et finit, à force de manèges, par prendre le vieux bonhomme dans ses filets. Entre ces deux personnages qui se querellent et qui agissent, il y a un personnage muet, Scapin, qu’on invoque tour à tour, et qui joue dans cette vieille parade de la comédie improvisée, comedia dell’ arte, le rôle du destin, qui voit tout, qui entend tout et qui ne dit jamais rien. La Serva padrona n’a pas d’ouverture symphonique ; la pièce commence par une ariette où Pandolfe se plaint d’être mal servi par sa camériste-major. Le style de cette ariette est syllabique et vise à l’expression logique de la parole. C’est ainsi qu’a commencé la musique de théâtre, et surtout l’opéra bouffe. Vient ensuite un air très vif et très mouvementé de Zerbine, qui joue avec le muet Scapin une scène de coquetterie pour exciter la jalousie de Pandolfe. Le duo dialogué entre Zerbine et Pandolfe est vraiment charmant, d’une grande vérité scénique, et il renferme des passages qui indiquent un art bien supérieur à celui de Monsigny et de Grétry. L’a parte où Pandolfe s’avoue tout bas à lui-même que Zerbine lui plaît, cette progression chromatique, — Sur mon âme, elle me tente, — est la marque d’un maître qui a été élevé à bonne école. On peut en dire autant de l’air de Zerbine, dont le rhythme syncopé est une forme favorite de Pergolèse, qui l’a beaucoup employée dans son Stabat. Cet air ne vaut pas cependant celui qui vient ensuite, en sol majeur, — Charmant espoir, — dans lequel Zerbine s’abandonne à la joie de se voir bientôt la femme de son maître. C’est un air léger, un morceau de bravoure parfaitement en situation, plein de brio, et qui a servi de type à tous les morceaux de ce genre qu’on trouve dans l’ancien répertoire de l’Opéra-Comique. J’insiste aussi sur le récitatif obligé et tout à fait remarquable où Zerbine, certaine maintenant d’avoir touché le cœur de son maître, lui exprime avec dignité les sentimens tendres et honorables qu’elle éprouve pour lui. Il y a dans cette scène variée un accent qui dépasse peut-être le genre de l’opéra bouffe. On sent que le génie de Pergolèse n’est pas encore entièrement dégagé des formes vagues et pompeuses de la cantate et de l’oratorio, qui ont été les premiers essais de la musique dramatique, et que les élémens du style propre au genre familier de la comédie ne sont pas encore suffisamment élaborés. Tel est aussi relativement le défaut du récitatif qui précède le dernier air que chante Pandolfe : il est trop pompeux pour le caractère du personnage et le sentiment qu’il doit exprimer. La pièce se termine par un petit duo dialogué très agréable et encore très frais.

Je ne sais quelles sont les modifications que les nouveaux arrangeurs ont apportées à la partition de Pergolèse. Une ouverture a été ajoutée à cet intermède plus que centenaire, et c’est M. Gevaërt qui l’a écrite sur un motif emprunté à une sonate de Domenico Scarlatti, contemporain de Pergolèse. Quoi qu’il en soit de l’arrangement nouveau et de l’exécution que je ne puis encore apprécier, c’est un événement de bon augure que la reprise, en plein XIXe siècle et en face de l’auteur d’il Barbier, di Siviglia, du premier opéra bouffe que l’Italie ait applaudi. La Serva padrona est encore aujourd’hui un petit chef-d’œuvre de grâce et de vérité, et l’art qui s’y manifeste est bien supérieur à celui des charmans musiciens français qui se sont inspirés de l’œuvre de Pergolèse. Ce doux et mélancolique génie, qui, ainsi que Raphaël et Mozart, est mort dans la fleur de son âge, n’a pu, en abordant et en créant presque le genre de la comédie lyrique, se dégager entièrement de cette noble et vague mélopée qui a été l’origine de l’opéra. On trouve dans la Serva padrona des éclats de style qui font un peu disparate avec la qualité des personnages et la nature des sentimens qu’ils expriment ; on dirait d’un enfant bien doué qui mêle à son gentil babil quelques mots sonores et pompeux sans trop savoir ce qu’ils signifient. C’est qu’en effet la musique dramatique était encore dans l’enfance » du temps de Pergolèse, et ce n’est pas à l’origine des langues et des littératures qu’il faut chercher la division des genres et la propriété savante des styles. Seize ans après la Serva padrona de Pergolèse, Piccinni écrivit à Rome, en 1740, la Cecchina, opéra bouffe dont le succès fut un des plus grands que mentionne l’histoire de la musique dramatique. La Cecchina marque un grand progrès dans le style et le genre de l’opéra bouffe, qui reçoit de Paisiello, de Guglielmi, mais surtout de Cimarosa, son dernier développement à la fin du XVIIIe siècle. Rossini, avec un coloris et des engins que n’avaient pas ses prédécesseurs, imprime à l’opéra bouffe le cachet de son génie, et il en fait l’expression de l’alacrité, du brio et de la désinvolture bruyante de la comédie moderne. Ainsi donc, dans l’espace de cent ans tout au plus, depuis la Serva padrona jusqu’à la Cecchina de Piccinni, du Matrimonio segreto de Cimarosa au Barbiere di Swiglia, qui est de l’année 1816, l’Italie crée et perfectionne le genre le plus difficile de la musique de théâtre, l’opéra buffa, où elle est restée inimitable.

Il serait curieux de suivre dans l’histoire du théâtre les tentatives qui ont été faites pour exprimer la gaîté en musique et pour arriver à constituer le genre particulier et si difficile de la comédie lyrique. On ne tarderait pas à être convaincu que les Grecs et les Romains et tous les peuples de l’antiquité ont complètement ignoré qu’il fût possible de rendre avec des rhythmes et des sons autre chose qu’une noble exaltation de l’âme, un délire religieux ou une fiévreuse ivresse. Parmi les peuples modernes, il n’y a que les Italiens et les Français qui sachent vraiment exprimer la gaîté en musique, et qui possèdent au théâtre une comédie lyrique. Les chants populaires de l’Espagne, de l’Ecosse, de l’Irlande, de la Suède, de la Russie, de la Pologne, de la Hongrie, si originaux et si piquans au point de vue du rhythme et de l’accent mélodique, ne sont l’écho que d’une vague disposition de l’âme : la mélancolie et une douce langueur ; mais le rire, qui est à la fois le signe universel et humain de la joie de l’âme et la marque particulière d’un aperçu de l’esprit, d’un jugement rapide de la raison, le rire social et critique, n’a été exprimé en musique que par les Italiens et les Français. Je sais bien qu’on pourrait répondre que les Allemands ont des opéras-comiques, et que le Nozze di Figaro, l’Enlèvement au Sérail et Cosi fan tulle, de Mozart, sont des chefs-d’œuvre pleins de grâce, de brio et d’une exquise gaîté. C’est vrai, et ce n’est pas moi qui médirai jamais du génie suprême de Mozart ; mais le rire de Mozart est un sourire angélique, et n’a rien de commun avec la raillerie sociale et la verve satirique de Beaumarchais et de Rossini. Encore une fois, il n’y a que les Italiens et les Français qui aient su exprimer la gaîté en musique et qui possèdent une comédie lyrique[2].

Je ne puis mieux terminer ces courtes réflexions qu’en faisant remarquer une heureuse combinaison du sort : l’auteur de la Servante maîtresse est né à quelques lieues de la ville de Pesaro, où s’est épanoui l’enfant merveilleux qui a fait il Barbiere di Siviglia, et qui, à l’heure où je trace ces lignes, promène ses loisirs beati sous les ombrages de Passy.


P. SCUDO.


  1. Le libretto, fort agréablement écrit, de la Serva padrona est d’un poète nommé Tullio.
  2. Qu’on me permette de faire ici un aveu. Il y a vingt-cinq ans au moins que j’ai osé publier un opuscule sur cette question, la Philosophie du rire. Quel a été mon étonnement de trouver un jour ce petit livre in-18 de trois cents pages cité avec honneur par un grave philosophe allemand !