Revue musicale- 14 août 1877

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Revue musicale- 14 août 1877
Revue des Deux Mondes3e période, tome 22 (p. 920-937).
REVUE MUSICALE

Pendant plus d’un demi-siècle, — de 1823, époque de l’arrivée de Rossini à Paris, à 1871, l’année où meurt Auber, — trois maîtres ont presque exclusivement occupé notre première scène musicale. À ce triumvirat prolongé de Rossini, de Meyerbeer et d’Auber, à ce règne qui vit disparaître tant de jeunes héros, les Hérold, les Bellini, les Donizetti, un seul homme a pris part avec suite et non sans gloire : Halévy. Dans l’histoire de l’opéra contemporain, la première représentation de la Juive marque une date comme la Muette, Guillaume Tell et Robert le Diable. Génie indépendant, créateur, Halévy ne l’était point sans doute, mais il avait le goût, l’expression et le nerf dramatique. Formé aux leçons de Cherubini, dont il resta jusqu’à la fin l’élève préféré, il tenait du grand Florentin le sens du bien dire et des proportions caractéristiques de l’opéra moderne; en outre son instinct essentiellement éclectique le portait à profiter de tous les élémens de culture à sa disposition, et l’on sait si l’atmosphère ambiante en était saturée à cette période. L’influence de Rossini, de Weber et de Meyerbeer flottait alors invisible dans l’air comme cette poussière d’étamines qu’on respire au printemps, et l’auteur de la Juive s’en imprégnait involontairement; de même qu’aujourd’hui M. Gounod, talent également poreux, absorbe Schumann, Wagner et Verdi. Très ouvert aux choses de l’intelligence, plein de clartés et d’aptitudes, Halévy appartenait à cette classe d’esprits de plus en plus abondante de nos temps, musiciens qui pourraient être des géologues ou des mathématiciens, poètes qui n’eussent pas moins bien tourné en s’appliquant à la jurisprudence. M. Cousin, son collègue à l’Institut, quand il vous parlait d’Halévy, ne célébrait jamais en lui que le discoureur éloquent et le parfait lettré. Singulière manière, on l’avouera, de recommander aux gens un musicien que de le leur proposer comme un modèle de bon sens philosophique; mais M. Cousin ne se piquait pas de compétence musicale, et, sans connaître une note d’Halévy, il le louait et le voulait de l’Académie pour ses notices, lesquelles en effet étaient souvent morceaux de choix, ne ressemblant en rien à ces espèces de mercuriales où le directeur actuel du Conservatoire aime à s’espacer et que Voltaire appellerait du galithomas.

Au temps de Haydn, de Mozart, la simple vocation suffisait, un musicien se contentait de composer de la musique et de livrer au public ses compositions sans belles phrases ni commentaires. C’est par Weber et par Schumann, deux atrabilaires et même au besoin deux grands envieux des qualités d’autrui, que s’est introduit ce beau système de s’injurier et de se diffamer entre confrères sous couleur de littérature et d’esthétique. On connaît les ignobles pamphlets que l’auteur du Freischütz ne rougissait pas de libeller contre « le polisson coupable d’avoir écrit Tancredi, » et tout le monde a pu lire naguère le jugement très authentique porté par Schumann sur les Huguenots de Meyerbeer. «Je ne saurais dire l’aversion que m’inspire cette œuvre dans son ensemble. J’avais toutes les peines du monde à vaincre ma répugnance, j’étais fou de rage et de colère. Après plusieurs auditions, je trouvai çà et là quelques pages excusables qui méritaient d’être jugées moins sévèrement; mais mon opinion finale resta la même et je ne cesserai de le répéter, à ceux qui osent comparer même de très loin les Huguenots à Fidelio ou à d’autres œuvres de cette trempe, qu’ils n’entendent rien à la musique, rien, rien, rien! » Pour ce qui regarde le choral de Luther intercalé dans la partition, il déclare que, si un écolier lui apportait un pareil contre-point, il en serait, lui Schumann, très médiocrement satisfait. « Ce qu’il y a de trivialité voulue et de platitude complaisante dans ce morceau frappe le public le plus grossier. On s’extasie sur la Bénédiction des poignards. J’accorde qu’il y a là beaucoup de force dramatique, quelques mouvemens frappans et ingénieux; mais, si l’on analyse la mélodie au point de vue musical, qu’est-ce autre chose qu’une Marseillaise réussie, et parce qu’il produit un certain bruit avec une douzaine de trombones, de trompettes et d’ophicléides et cent voix chantant à l’unisson, est-ce une raison pour nous faire crier au miracle? Quelques morceaux bien venus, des tendances plus nobles qui se manifestent çà et là vous désarment de temps en temps ; mais que vaut tout cela lorsqu’on réfléchit à la platitude, à l’immoralité de cet ensemble à la fois grimaçant et anti-musical ! En vérité, et le ciel en soit béni, nous avons vidé la coupe d’amertume et nous sommes allés jusqu’au bout. Les choses ne peuvent désormais tourner plus mal, à moins qu’on ne dresse une potence sur la scène, et le talent de Meyerbeer, torturé, dénaturé par le goût de l’époque, a jeté, je l’espère, son dernier cri d’angoisse. » Cette triste page, invraisemblable à force d’ineptie, nous la connaissions déjà de longue date, mais jamais nous n’aurions eu le courage de l’exhumer, comme on l’a fait pourtant, du fatras littéraire d’un musicien qui, selon nous, ne devrait être responsable que de sa musique. Et penser que celui qui parle ainsi des Huguenots est le même personnage qui, voulant un jour passer de la critique et de la théorie à la pratique, produira au théâtre la plus lamentable des rapsodies! Robert Schumann n’a écrit qu’un seul opéra : Geneviève, représentée trois fois à Leipzig en 1850, et dont les diverses reprises, essayées depuis à Weimar, à Vienne, à Munich, ont partout misérablement échoué en dépit de l’intérêt croissant qui s’attache au compositeur de tant de belles pièces instrumentales.

C’est que tous ces symphonistes, Mendelssohn pas plus que Schumann, et, dans un ordre tout moderne et de beaucoup inférieur, M. Massenet pas plus que M. Saint-Saëns, lorsqu’ils jugent une œuvre dramatique ou qu’ils font eux-mêmes du théâtre, ne songent à se rendre compte des conditions toutes spéciales du genre. Halévy, qui fut sa vie entière, comme Auber et comme Meyerbeer, une nature de théâtre, m’amène à traiter la question. Amusez-vous à parcourir la correspondance de Mendelssohn, et vous retrouverez, sous forme d’une lettre écrite de Paris au poète Immermann en 1832, un curieux pendant à l’article de Schumann. Il s’agit cette fois de Robert le Diable, et je défie quiconque a le moindre sens du goût et des convenances de ne pas éprouver un certain haut-le-cœur à voir un jeune musicien qui se propose d’aborder le théâtre s’exprimer de ce ton. Mauvais signe, pour un futur compositeur d’opéras, d’afficher de pareils mépris : celui-là, fùt-il cent fois un symphoniste de génie, ne marquera jamais son passage au théâtre qui se montre incapable de rien découvrir dans des ouvrages tels que la Muette, les Huguenots ou Robert le Diable, et qui, placé devant des maîtres comme Meyerbeer, Auber ou Verdi, les appelle des « vaudevillistes » et se délecte à leur contester l’une après l’autre toutes les qualités morales et techniques, comme on arrache ses épaulettes et ses galons au militaire qu’on veut dégrader. Et savez-vous à quoi nous conduisent ces belles infatuations pédantesques ? Au dilettantisme entre amis, à faire des opéras de cabinet que la coterie proclame des miracles et dont le public ignore jusqu’aux titres, mentionnés seulement dans les catalogues. Un jour, il y a de cela des années, le petit-neveu de Duni, compositeur dont le buste en marbre figure au foyer de l’Opéra-Comique, se présente au théâtre pour y réclamer ses entrées. — Vos entrées ! lui répond le directeur, qui se trouvait alors par occasion être un homme d’esprit; tout de suite je vous les accorde, à une condition: c’est que vous allez, là, me dire par cœur un motif, un seul de votre arrière-grand-oncle, sans cela, rien de fait! — Ainsi volontiers agirait-on vis-à-vis de ces ravageurs du domaine public : Vous prétendez, vous Robert Schumann, que la partition des Huguenots n’est qu’un amalgame de vulgarités et de bévues, et vous nous affirmez, vous Félix Mendelssohn-Bartboldy, que Robert le Diable est une œuvre à faire pitié : soit, j’admets la justesse et la profondeur de l’assertion, à une condition pourtant: c’est qu’un de ces soirs dans cette foule énorme et décidément incorrigible qui depuis plus de quarante ans se passionne pour de semblables avortemens, il se trouvera un seul individu en passe d’avoir retenu vingt mesures de Geneviève ou de Cammacho! Encore sait-on plus ou moins ce que c’est que cette partition de Geneviève; mais Cammacho ! qui diantre connaît cela? Et quand un compositeur donne au théâtre sa mesure avec une élucubration de cette espèce, ce compositeur s’appelât-il Mendelssohn, eût-il écrit Paulus, la Grotte de Fingal, le Songe d’une nuit d’été ou les fragmens de Loreley, a-t-il bonne grâce à venir trancher du pédagogue à l’égard d’un Meyerbeer ou d’un Rossini? D’où je conclus qu’il faut que les symphonistes laissent la scène aux hommes de théâtre, et surtout qu’ils s’abstiennent de juger les conceptions dramatiques au point de vue d’un idéal absolument opposé. « Celui qui, après une exacte et consciencieuse étude des Huguenots, demeure insensible aux beautés de cette musique et peut en nier la valeur, celui-là, quoi qu’il arrive, ne fera jamais rien au théâtre. » Cette remarque du docteur Hanslick, l’auteur d’un ingénieux traité sur le beau dans la musique, appuierait au besoin ma discussion.

Bon nombre de gens croient se donner des airs de connaisseurs en affectant de mépriser tout ce qui plaît au public : vous les verrez chez Pasdeloup, pendant des heures, se gaudir aux sublimités d’un Raff ou d’un Wagner; mais ils vous parleront avec indifférence de la petite musique des Huguenots, et ne manqueront pas, à propos de la Muette, de vous citer des bouts de phrase de Schumann appelant Auber « un enfant gâté de la fortune, sans distinction ni émotion, et, quant à l’instrumentation, un vrai lourdaud, » Eh bien! il importe que tous les voltigeurs du prétendu grand art et tous les philistins du wagnérisme se le disent : ces manières-là n’ont plus cours, même en Allemagne, où le ridicule commence à les entreprendre, et M. Ferdinand Hilier, un classique de vieille roche s’il en fut, vous apprendra, en juste et complète opposition avec cette critique démodée, que tel compositeur tant célébré jadis dans son pays n’est qu’un simple dilettante quand on lui compare un maître comme Auber. « On tombe de son haut à lire, en feuilletant les vieilles gazettes, avec quelle impertinence et quelle dédaigneuse répulsion furent accueillies à leur première apparition en Allemagne les œuvres les plus exquises des Rossini, des Auber, des Bellini, et je me demande s’il ne serait pas pour nous plus honnête et plus habile d’avouer qu’il n’est pas en notre puissance de composer jamais rien qui ressemble à ces merveilles d’esprit, de verve et de style, ayant nom le Barbier de Séville, le Philtre et Fra Diavolo ![1] » Un artiste qui pratique et prend au sérieux son métier sera toujours très gauchement placé pour réviser l’œuvre d’autrui. Produire et faire de la critique sont deux choses fort dissemblables. Que l’artiste qui met toute son âme dans sa profession soit exclusif, qu’il repousse avec violence tout ce qui ne répond point à sa compréhension du beau, rien de plus naturel ; mais la vraie critique a des tendances moins absolues, et c’est une loi pour elle de se soumettre au vieux précepte de Térence. Étant donnée la nature excessivement sensitive de Schumann, il va sans dire qu’on n’en saurait jamais attendre aucun jugement impartial; disons plus, si Schumann pouvait admirer les grandes beautés des Huguenots, il ne serait point Schumann, pas plus que Mendelssohn ne serait Mendelssohn s’il eût goûté Robert le Diable. Pourquoi ces fiers champions de la musique instrumentale allemande opineraient-ils différemment, fermés comme ils le sont à toute conception de la mélodie italienne et française, ne possédant aucune idée de l’opéra moderne et ne s’étant jamais doutés de ce que c’est que le théâtre? Aussi, bien loin de leur reprocher ces critiques acerbes, impitoyables et surtout pitoyables, je voudrais en recommander la lecture, car, si ces pages sur les Huguenots et Robert le Diable ne nous donnent qu’un Meyerbeer travesti, du moins ont-elles cet avantage de nous mieux faire connaître Schumann et Mendelssohn.

Quel aimable contraste à ces esprits orageux que l’honnête, souriante et placide figure d’un Halévy! Celui-là n’était point un fantasque, un exclusif, il savait le fond des choses et ne confondait pas une symphonie avec un opéra. Il est vrai qu’à cette époque le drame lyrique comptait ses plus beaux triomphes, et les œuvres d’un nouveau venu empruntaient à l’ensemble du mouvement une force d’impulsion dont plusieurs se ressentent encore. On a beau théoriser, dogmatiser, c’est un fier élément de vie que la règle, et le travail qui s’appuie sur une tradition a pour lui bien des avantages : la technique, le style, ainsi se forment les écoles ; assurément l’école ne fait pas les hommes de génie, mais elle les suscite, les encadre, leur prête force et vitalité. Qu’était-ce en dernière analyse que Fromental Halévy? Un musicien de grand talent, quelqu’un comme qui dirait le Massenet de ce temps-là, le Massenet d’une période puissante, organique. La Juive, malgré ses beautés, la Reine de Chypre, ne sont point des chefs-d’œuvre, et cependant, après quarante ans, ces partitions plaisent encore et tiennent non pas seulement par ce qu’elles ont en elles de virtuel et de propre à leur auteur, mais par ce que leur a communiqué de couleur et d’action la grande époque qui les vit naître. Laissez dix ans s’amonceler sur le Roi de Lahore, et vous m’en direz des nouvelles. Cette méthode expérimentale si fort à la mode chez nos petits-maîtres symphonistes du moment, aux jours d’Halévy n’existait pas. On avait alors des notions très précises sur la diversité des genres. Un drame était un drame et non une élégie; aussi jamais ne fût venue à l’élève d’un Cherubini l’idée de se substituer à ses personnages pour nous chanter complaisamment le romancero de sa propre existence, ainsi que cela peut s’entendre dans toutes les partitions subjectives dont nos scènes lyriques sont maintenant encombrées. Les personnages de la Juive, comme ceux de la Reine de Chypre, se comportent selon les lois du théâtre ; s’ils n’ont pas ce relief que le génie imprime à certains caractères, Éléazar et Rachel, Catarina Cornaro et le roi Lusignan sont des figures héroïques et se ressentent à la fois et de l’inspiration d’un musicien parfaitement maître de son art et de l’érudition littéraire de ce musicien.

Tout spécialiste qu’il passait pour être et qu’il était, Halévy possédait des clartés diverses, et son horizon s’étendait au-delà des limites de son art. Il lisait beaucoup, savait à fond les littératures étrangères, et vers la fin l’histoire le passionnait. Il ne tiendrait qu’à nous de citer à ce propos des fragmens d’une correspondance que nous eûmes ensemble au sujet d’un épisode resté célèbre en Allemagne, et qu’il voulait porter à l’Opéra. « J’ai vu, je crois, je vois, nous écrivait-il (5 mai 1860), tout épris de la romanesque aventure du comte Philippe de Königsmark et de la princesse de Hanovre, dont nous venions ici même de publier le récit, et il ajoutait dans ce premier tressaillement de la conception : — Quand voulez-vous que nous causions ? » Causer, en pareil cas, c’est arrêter un plan, combiner une action, disposer les scènes ; encore ne suffit-il pas que cette action soit dramatique, les personnages bien mis au point et les scènes artistement conduites, il faut que tout cela s’accorde et se combine au mieux pour l’intérêt musical et la plus grande gloire du compositeur. Halévy là-dessus n’entendait pas raillerie ; très bon juge d’ailleurs en sa propre cause, et, comme Meyerbeer, pratique et avisé dans le conseil. Je retrouve, en parcourant ces lettres d’un passé déjà si loin de nous, toute sorte d’observations qui seraient bonnes à noter, de remarques d’un sens critique des plus délicats et proposées du meilleur style. Il avait emporté au Tréport les deux premiers actes et travaillait d’inspiration, dévorant en quelque sorte la besogne : « Je vous dois mille remercîmens pour l’envoi et pour l’heureuse exécution des deux morceaux ; l’air de la comtesse de Platen est excellent, et je l’ai fait en le lisant ; mais ne vous arrêtez pas, de grâce, et continuez à m’envoyer de la pâture (22 août 1860). » D’airs en trios et de quatuors en finales, nous marchions ainsi vers la conclusion, si bien que, notre pensum achevé, le maître nous en accusait réception en ces termes, assurément faits pour nous récompenser outre mesure de la tâche d’ordinaire assez ingrate à laquelle nous nous étions appliqué : « Bravo ! et merci encore. Je rôde autour de cette magnifique situation, heureux si je puis y pénétrer aussi heureusement que vous ; tout cela est réussi, et vous me condamnez à faire un chef-d’œuvre. »

J’ai parlé du sens critique d’Halévy : sa défiance de lui-même était extrême, aucun détail n’échappait à sa préoccupation. « Ici je voudrais éviter toute ressemblance avec le duo de Guillaume Tell, ressemblance toujours dangereuse pour un compositeur. Souvent il suffit de différences matérielles pour éloigner une comparaison redoutable, et le résultat serait obtenu, si vous consentiez à changer simplement le décor. » Une autre fois, c’étaient le temps et le lieu de l’action qui l’inquiétaient; il eût voulu reculer les événemens et ses personnages jusqu’à la renaissance, avoir pour théâtre une de ces cours dont les noms sonnent si musicalement à l’oreille. « Les habitués de l’Opéra sont gens qui se respectent et demandent à n’avoir affaire qu’à des héros de connaissance; donnez-leur des Médicis de Florence, des Este de Ferrare et des Visconti de Milan, ils sauront tout de suite vous comprendre; mais ces diables de vocables allemands ou suédois, comment les prononcer en musique? Comment s’intéresser à la cour de Hanovre? Qu’est-ce qu’un électeur à l’Opéra? guère plus de chose que dans l’un des vingt arrondissemens de Paris; une électrice ne vaut pas une dame du faubourg Saint-Germain. »

Je voyais bien où le cher maître se proposait de m’entraîner : dépayser l’action, transporter le drame au XVIe siècle dans un de ces palais des bords de l’Arno ou de l’Adige que hantent tous les souvenirs. C’eût été sans doute imiter trop ouvertement l’auteur de cette tragédie de Don Carlos, qui, molesté par la censure, trancha d’un trait la difficulté, et de son Don Carlos fit une tragédie intitulée Ninus, en se contentant de changer les noms de ses personnages et de modifier quelques hexamètres. Mais, après tout, un opéra est un opéra, et rien ne nous empêchait d’habiller de costumes de la renaissance les passions et les mœurs d’une petite cour allemande au dernier siècle. Nous en étions à ce point lorsqu’un incident vint arrêter la controverse. Halévy avait dans ses cartons une partition de Noé, grand ouvrage en cinq actes également destiné à l’Opéra, et qui, par suite de malentendus avec l’administration, allait prendre le chemin du Théâtre-Lyrique, quand le ministre des beaux-arts, très sympathique à la personne comme au talent de l’auteur de la Juive, leva d’autorité tous les obstacles. Une ère nouvelle s’ouvrait, il s’agissait de passer du jour au lendemain à des travaux d’ordre tout différent et de vivre absorba pendant six mois par des ennuis et des tracas de répétitions et de mise en scène. On voulait ne pas perdre une seconde, et la musique n’était même point achevée; le cinquième acte (l’acte du déluge) restait à faire, car Halévy, esprit ondoyant et divers, nature de poète toujours encline à céder au caprice du moment, aimait à varier ses thèmes de composition et souvent s’arrêtait au plein d’une besogne pour en entamer une autre qu’il poussait avant d’arrache-pied et qu’il abandonnait pour revenir à l’ancien travail.

Chose singulière, cette partition de Noé, dont tout le monde voulait du vivant d’Halévy, dès que le maître eut disparu, rentra dans l’ombre pour n’en jamais sortir! Il semble qu’à l’inverse de ce qui se passe pour les peintres, la mort d’un compositeur dramatique enlève toute valeur à ses œuvres inédites ; comme si pour les contemporains la personnalité d’un musicien célèbre comptait autant que son talent : citerons-nous le portefeuille de Rossini resté sans acheteurs, le Ludovic d’Hérold fraternellement mis au théâtre par ce même Halévy et représenté sans succès devant un public encore tout ému d’avoir perdu l’auteur de Zampa et du Pré-aux-Clercs ? parlerons-nous du Cid de Bizet, également voué à cet oubli qui s’attacha aux opéras posthumes et qui n’épargna Noé ni son arche ? Sur ces entrefaites, la direction de notre première scène avait changé de mains ; à l’administration de M. Alphonse Royer, simple commis du gouvernement, venait de succéder l’exploitation indépendante de M. Émile Perrin. Je connaissais cette partition pour l’avoir mainte fois parcourue avec Bizet et savais qu’elle contenait des pages admirables ; mais le grand, l’insurmontable obstacle, était dans le poème. Ces sujets bibliques au théâtre sont impossibles. Au besoin, l’oratorio s’en accommode encore ; la musique aime les hautes perspectives, elle éloigne, élargit les plans, idéalise ; mais ces personnages empruntés aux livres saints, quel langage leur ferez-vous tenir ? Ces êtres démesurés, surnaturels, ne sauraient ouvrir la bouche qu’à deux conditions : il faut, ou que la poésie soit de Lamartine, ou qu’ils s’expriment en présence d’un auditoire absolument naïf comme étaient nos pères, qui pouvaient écouter sans sourciller le texte d’Alexandre Duval dans Joseph. « Je te connais, Siméon, Ton caractère bouillant, emporté, t’a souvent éloigné de moi ; toujours tu as dédaigné les amusemens de tes frères, les innocens plaisirs du toit paternel. Tu as cherché dans la chasse des occupations guerrières : la rusticité de tes goûts, la solitude des forêts, l’habitude de répandre le sang des animaux, auraient-elles endurci ton cœur, serais-tu devenu méchant, aurais-tu commis quelque crime, aurais-tu versé le sang innocent ? » Quelle musique, fùt-elle de Méhul, résisterait au continuel assaut d’une pareille littérature ? On cherche le sublime, et c’est au ridicule qu’on se heurte. Vous figurez-vous par exemple M. Faure arpentant la scène de l’Opéra sous les traits d’un archange appareillé de deux grandes ailes blanches balayant le sol, et qui tout à coup, par un effet de la colère céleste, se détachent de son dos et s’effeuillent plume à plume pendant un long duo d’amour qu’il chante avec une fille de la terre ? Il est à croire que ce jeu de scène, fort à sa place dans le ballet de la Sylphide, manquerait ici de sérieux et risquerait de compromettre le succès d’un morceau d’ailleurs musicalement très dramatique. Au théâtre, il n’y a qu’heur et malheur ; rien ne me dit que cette partition de Noé ne soit pas un des meilleurs ouvrages du maître, et la voilà condamnée à l’oubli, condamnée à ne jamais se produire au soleil du lustre même pour y vivre ce qu’ont vécu la Magicienne et le Juif-Errant. N’importe ! ce sont là des disgrâces que les plus illustres ont encourues, et, somme toute, Halévy n’est point tant à plaindre puisqu’il reste avec deux grandes compositions à l’Opéra : la Juive, qui depuis quarante ans n’a jamais quitté le répertoire, et la Reine de Chypre, qu’on vient de reprendre magnifiquement.

Cette fois du moins la pièce ne soulève pas d’objection capitale. Il y a là une action, de l’intérêt, ce quelque chose d’historique dont Halévy se montrait si curieux, et pour la couleur : c’est Venise ! Venise et Chypre, s’il vous plaît, la double scène où se passe Othello. La Venise du XVe siècle, celle que nous racontent les nouvellistes du temps, doit à Shakspeare le plus beau de sa gloire poétique. Elle n’est pas seulement la ville de Titien, de Véronèse, de Palladio et de Scamozzi ; elle est aussi le pays de Desdemona, du Maure, d’Iago, de Shylock et de Jessica. Cherchez dans ces drames le reflet de ce nimbe d’orientalisme dont s’entoure la fantastique cité des lagunes, cherchez-y le mot de son histoire, et ce mot, le poète, par simple intuition, vous le dira. Je vais à la Reine de Chypre, et j’y arriverai ; mais quand un sujet s’offre à ma discussion, j’ai pour habitude d’étudier tout ce qui s’y rapporte, cherchant la poésie, la musique, l’histoire et la peinture, non point simplement en elles, mais aussi dans leurs corollaires. Je fais comme ces acteurs qui s’en vont consulter Titien ou Van Dyck à propos d’un rôle qu’ils ont à créer ; ayant à parler de la Reine de Chypre, j’ai relu mon Shakspeare, cela va sans dire, et, comme information nouvelle sur Venise, l’agréable ouvrage de M. Yriarte. Ouvrons le Marchand de Venise, prenons Othello, et tout de suite la constitution de ce grand état nous est révélée par le caractère d’effacement que Shakspeare donne à ses doges : caractère impersonnel et de second plan. Quand un patricien a bien mérité de la république, on le fait doge. Une action d’éclat, une grande vertu, une négociation politique habilement conduite, décide du choix du conseil ; mais celui qu’on élève ainsi hors de pair n’est qu’un symbole. Enfermé dans la constitution, il n’en saurait sortir qu’au péril de sa tête. Sa vie privée ne lui appartient même pas ; le grand conseil lui nomme des confidens dont la surveillance l’accompagne partout et sans lesquels il ne peut s’entretenir avec qui que ce soit des affaires publiques, ouvrir une dépêche, écrire un billet, recevoir personne. Jusque dans ses rapports avec ses peintres et ses artistes le poursuit la sollicitude inexorable de ses conseillers. Défense d’accepter un présent, de s’absenter, de faire du négoce ou de posséder des biens à l’étranger. S’il se marie, c’est avec une patricienne et, sa vie durant, ses fils et ses neveux sont exclus des fonctions publiques. Venise hait la monarchie telle qu’on la pratique en Espagne, en France, en Angleterre ; les petits tyrans italiens qu’elle voit de près lui font horreur, et cette liberté républicaine dont elle est fière et jalouse, elle sait qu’elle ne peut la conserver que par la division des pouvoirs. À l’ombre du terrible conseil des dix, dont le drame et l’opéra moderne ont tant abusé, tout le monde vit tranquille et joyeux, car ces patriciens, sans cesse occupés à s’observer les uns les autres, laissent à ses travaux, à ses plaisirs une population de marchands, de banquiers, de constructeurs de navires, de verriers, de barcarols et de pêcheurs, qui ne s’occupe pas de politique et rend à son doge l’hommage respectueux qu’un citoyen de la libre Angleterre rend à sa gracieuse souveraine. Le doge, de son côté, remplit son rôle d’esclave-roi. Ce chef d’état connaît le cercle d’attributions où la loi du pays l’embastille, et, s’il rêvait d’en sortir, le souvenir de Marino Faliero et de Foscari le ramènerait à la raison.

J’ai cité là les deux sujets de tragédie vénitienne par excellence, — l’histoire de Catarina Cornaro, la Reine de Chypre, ne vient qu’après, — et dans ces sujets, partout traités, repris, remaniés, quel rôle secondaire, effacé, joue l’amour! C’est qu’à Venise la femme, à vrai dire, n’existe pas. Que sait-on de la vie d’une patricienne au XVIe siècle? Défiant, silencieux, tout à l’action sans phrases, le, noble vénitien se claquemure en son palais. Son existence privée a quelque chose du mystérieux Orient que visitent ses flottes, son commerce et dont la cathédrale de Saint-Marc porte l’empreinte architecturale, comme son costume à lui vous rappelle Byzance. Ce caractère persan, turc, arménien, nommez-le du nom qu’il vous plaira, de la vie vénitienne se trahit chez les hommes par le goût de l’isolement et pour les femmes par la séquestration. A moins de solennités exceptionnelles, jamais une patricienne ne se montre en public. Elle habite son palais, entend l’office dans sa chapelle. Il va de soi qu’un pareil train n’est guère de nature à mettre des personnalités en évidence; aussi les Lucrèce Borgia, les Vittoria Colonna, manquent-elles à l’histoire de Venise : en bien comme en mal, point d’héroïne, partant point de drame. Cette Catarina Cornaro que les auteurs de la Reine de Chypre ont adoptée n’a de célèbre que son mariage avec un Lusignan; tout le reste est simple fable d’opéra. Desdemona, elle aussi, n’est qu’une invention du poète; Desdemona ne tient pas même à l’histoire par un fil, nul trait, nulle anecdote authentique ne se rattache à son nom, et pourtant quelle vie en elle, quelle intensité de couleur locale! Vous la voyez, coquette et frivole, couchée sur l’ottomane et jouant avec sa perruche, s’abandonner aux récits de sa nourrice qui lui dévide sa complainte de la pauvre Barbara, et bientôt s’arrête pour laisser Othello maître du terrain, car ce palais illustre dont nu! seigneur du bel air ne franchit le seuil, cette maison inabordable aux Lorédan, aux Dandolo, s’ouvre devant le Maure, un aventurier de race inférieure qu’on peut traiter sans conséquence, et c’est ainsi que la jeune patricienne, tête vide et cœur désœuvré, s’éprend de l’homme qui lui raconte ses campagnes et bientôt devient sa femme, un peu parce que cet homme est glorieux, mais surtout, — trait de mœurs admirablement saisi par Shakspeare, — surtout parce que dans l’isolement et l’ennui où des servitudes de caste condamnent Desdemona, Othello est le seul homme qui l’ait accostée. Si vous cherchez des grandes dames intellectuelles, si vous voulez des figures à souhait pour le théâtre, adressez-vous à Ferrare, à Mantoue, à Rimini, à toutes ces petites capitales italiennes dont Stendhal en France et M. de Reumont en Allemagne ont compulsé les chroniques, car des Vittoria Accoramboni et des duchesses de Paliano, Venise n’en a point ; en revanche demandez-lui des courtisanes, et vous n’aurez que l’embarras du choix. En tête de la liste brille une étoile : cette Bianca Capello, que la nouvelle, le roman et la tragédie se sont tant disputée. Si les patriciennes cachent leur vie, Venise a pour se consoler son demi-monde partout en vue, partout riant, chantant à ciel ouvert. Vous le rencontrez aux régates, aux mascarades, sur les quais de l’Adriatique, aux Merceries, en costumes éblouissans, les cheveux teints en blond et ruisselans de perles, l’éventail à la main. Ces Arianes de Titien, ces reines de Saba de Véronèse, comment les nommer toutes? C’est la belle Anzela Zaffetta, pour qui les jeunes seigneurs s’entre-tuent, et qui, jeunes et vieux, ruine chacun ; c’est Franceschina la divine chanteuse, ou bien encore cette adorable Perina Riccia dont on raffole à cause de ses aristocratiques pâleurs, car la pauvre enfant se meurt de la poitrine comme la Marguerite Gautier de Dumas fils, ou comme la Mariette du conte de Musset :

Elle est frappée au cœur, la belle indifférente.
Voilà son mal, — elle aime, — il est cruel pourtant
De voir entre les mains d’un cafard et d’un âne
Mourir cette superbe et jeune courtisane.


Qu’il s’agisse de peindre le triomphe de Vénus ou de représenter l’assomption de la Vierge, Titien, Giorgione, Véronèse les auront pour modèles et l’école vénitienne leur devra cette plénitude et cette joyeuseté d’idéal et de couleur qui fait sa gloire. Aussi la république se montre clémente et débonnaire à l’égard de ces belles pécheresses, leur luxe effréné passe inaperçu : grâce à leur esprit, à leurs talens, on les recherche, on les emploie; plus d’une d’elles a même reçu la confidence de secrets d’état. Par cette influence sur les arts, — la peinture surtout, — par cet épicurisme intellectuel, la courtisane vénitienne du XVIe siècle se rapproche de l’antique hétaïre, qui, elle aussi, vivante, agissante, mêlée aux hommes, profita de l’effacement des autres femmes pour affirmer publiquement sa personnalité. Avez-vous remarqué qu’au milieu de toutes ces splendeurs de la renaissance, la république de Saint-Marc n’a pas un poète? Ces beaux seigneurs et ces belles dames que Giorgione nous représente jouant du luth n’ont à se réciter que la Jérusalem du Tasse, dont les gondoliers du Grand Canal, de leur côté, scandent les stances. Seulement deux siècles plus tard naîtront à Venise ses poètes, Goldoni, Carlo Gozzi, les poètes du rococo dans la Venise rococo. Le génie de la grande cité s’est éteint, le lion de bronze plie ses ailes, cette illustre aristocratie succombe au marasme sénile dont finissent par mourir toutes les aristocraties; la voilà caduque et grotesque, et nous retrouvons le sérénissime patricien du XVIe siècle manipulant dans un tripot des cartes biseautées et trichant au jeu, Casanova. Place maintenant à Mezzetin, à Truffaldin, à Pantalon, à tous les arlequins et polichinelles du carnaval! Ce n’est pas que cette Commedia dell’ arte n’ait son côté original, elle prête à l’improvisation, ouvre à la fantaisie les mille et une perspectives d’un conte oriental; telle pièce de ce répertoire vaut un chef-d’œuvre : Turandot, par exemple, que traduisait Schiller et que l’auteur d’Oberon fut tenté de mettre en musique, comme nous l’indique cette chinoiserie symphonique intitulée Ouverture de Turandot. George Sand goûtait avec passion ce théâtre écrit en dialecte vénitien, et qu’il faut lire dans l’excellente version que nous en a donnée M. Alphonse Royer. On n’aime point Venise à demi, disait Byron, rien de plus vrai. J’ai connu nombre de gens qui, après avoir vu et quitté la ville des lagunes, vécurent sérieusement travaillés de ce singulier mal du pays; plusieurs, ne pouvant faire mieux, se contentaient d’y retourner par l’imagination : c’est ainsi que Royer traduisait Goldoni et Gozzi et trouvait dans ces études une manière d’entretenir commerce avec cette Venezia la bella dont il avait jadis, au temps de sa jeunesse, parcouru l’histoire.

Qui connaît aujourd’hui ce roman de Venezia la bella? où rencontrerez-vous un lecteur curieux de savoir ce qu’est ce livre enfoui dans les catacombes du romantisme? Là cependant figure l’épisode du mariage de Catarina Cornaro et si dramatiquement exposé que les auteurs de la Reine de Chypre n’ont eu qu’à s’acquitter d’une simple besogne d’adaptation lyrique. Il est certain qu’une telle donnée aurait pu rendre au théâtre quelque chose de plus relevé qu’un libretto. Schiller en aurait fait une tragédie digne de servir de pendant à son Fiesque. Nous eussions vu à l’œuvre le grand conseil poursuivant au-delà des mers sa politique imperturbable, et tandis que Florence et ses hommes d’état localisent leur action en Italie et ne dépassent guère du regard les frontières de la Romagne, embrassant, elle, la moitié du monde connu.

L’Opéra devait naturellement négliger ces élémens, dont le drame historique et la poésie eussent tiré si fier parti, et nous avons à nous en tenir à l’anecdote rehaussée d’une aimable pointe de troubadourisme et d’un appareil décoratif des plus splendides. C’est par le noble chevalier Gérard que le ressouvenir de Jean de Paris et de l’Oriflamme s’introduit dans la place. Gérard est un paladin français « soumis aux lois de la chevalerie: » et qui parcourt le monde a en y cherchant l’honneur.» Le destin a guidé ses pas errans vers la sirène de l’Adriatique, et là sa « dame de beauté: » lui apparaît sous les traits « d’une fleur d’innocence croissant dans l’ombre et le silence, loin des regards, loin des amours, » et que la république se propose d’e donner pour femme au prince Jacques de Lusignan, dont elle se charge de faire ensuite un roi de Chypre à sa dévotion. Une fois ce conflit imaginé, la pièce n’a plus de secrets, on se la raconte d’avance; la demoiselle consent à s’unir au chevalier français qui l’adore ; déjà les jeunes époux marchent à l’autel lorsque soudain le grand-conseil intervient et les sépare. Deux mots que le sénateur Mocenigo (l’un des dix) glisse à l’oreille de l’oncle Andréa, et plus d’hymen! « Tout est rompu, Gérard, éloignez-vous, » s’écrie le noble Andréa; au Palais-Royal, on dit en moins poétique langage, mais plus gaîment : « Embrassons-nous, mon gendre, tout est rompu. » Catarina Cornaro sera reine de Chypre, et Gérard, après avoir vainement essayé d’immoler à sa juste colère cet infortuné Lusignan, qui l’instant d’auparavant venait de l’arracher au fer de plusieurs assassins, Gérard de Coucy reprendra le cours de ses pérégrinations romanesques et finira par entrer au cloître, ce qui ne l’empêchera point d’arriver au dénoûment pour avertir le roi qu’on est en train de l’empoisonner, avis tardif et qu’un simple flacon d’élixir des Carmes remplacerait avec avantage ! — Néanmoins, à travers tout ce poncif et toute cette versification ridicule, vous suivez une action qui s’expose, se lie et se dénoue selon les lois du théâtre; vous avez devant vous une pièce et non pas un de ces oratorios informes qui ne se réclament d’aucun art et n’affichent d’autre prétention que celle de canevas à la broderie oiseuse des jeunes parnassiens musicaux. L’auteur de ce poème de la Reine de Chypre, Saint-Georges, fut à l’Opéra le meilleur élève de Scribe; il savait quels sujets convenaient à la musique et comment distribuer ses actes, ses morceaux, tailler ses strophes, qu’il écrivait, je l’avoue, en pauvres vers, mais dont il s’appliquait adroitement à varier les rhythmes de manière à provoquer la fantaisie du compositeur. Halévy et lui, après s’être associés de bonne heure, sont restés unis jusqu’à la fin ; sans parler de l’Éclair, des Mousquetaires de la reine et de tant de jolis chefs-d’œuvre créés ensemble à l’Opéra-Comique, combien de leurs ouvrages ne citerait-on pas, écrits par eux pour notre première scène : le Juif-Errant, la Magicienne, la Reine de Chypre et finalement ce Noé que nous évoquions tout à l’heure. Saint-Georges fut pour Halévy ce que Scribe était pour Auber. Eussent-ils voulu chercher fortune chacun de son côté qu’ils n’auraient pu longtemps vivre séparés; leur collaboration, très fructueuse d’ailleurs, tenait bien moins de la spéculation que d’une communauté parfaite de sentimens; c’étaient d’honnêtes gens, de rares cœurs qu’un même travail réunissait presque chaque jour et qui en dehors de l’œuvre commune s’estimaient et s’aimaient avec une tendresse dont furent touchés ceux qui les ont connu?. On sait la susceptibilité de certains auteurs et leur inquiétude effarée aux soirs de première représentation. Auber, qu’une si longue expérience et tant de succès accumulés auraient dû préserver, n’échappait pas à cette fiévreuse influence, et je le vois encore, le soir de la première de Marco Spada, tressaillir et blêmir tout à coup pendant le finale du second acte, quand fort heureusement quelqu’un qui se trouvait là derrière lui dans la coulisse, appuyant la main sur son épaule, lui souffla à l’oreille : « Mais calmez-vous donc, cher maître, c’est la petite flûte. — Il croyait avoir entendu un sifflet ; à ces mots, son visage se rasséréna, et continuant à se ronger le poing, comme c’était son habitude aux momens difficiles : — La petite flûte ! reprit-il, en êtes-vous bien sûr ? je ne me souviens pas d’avoir mis la petite flûte ! — Halévy, d’un naturel cent fois plus ombrageux, n’était point si commode à remonter, et lorsque ces défaillances le prenaient, au bon Saint-Georges incombait le devoir de le secourir avec la double autorité du collaborateur et de l’ami. En ce sens, je m’explique la présence du buste de Saint-Georges au foyer de l’Opéra. Le foyer d’un théâtre est une galerie privée contenant les portraits des maîtres et en même temps ceux des amis et des cliens de la maison. Saint-Georges fut par excellence un de ces derniers ; toute sa vie s’employa aux choses d’opéra ; librettiste, membre perpétuel du jury du Conservatoire, président à deux reprises de la Société des auteurs dramatiques, sa personnalité plus encore peut-être que son talent lui marque une place distinguée parmi ses contemporains, et c’est justement cette active et sympathique personnalité que le buste de l’Opéra vient consacrer.

Assez parlé du poème et du poète, abordons un peu la partition. C’est consciencieux, élevé, beau quelquefois, souvent lourd. Halévy aime la pompe, il peint en musique de grandes fresques à la Primatice ; songeons aux triomphes du premier et du troisième acte de la Juive, aux processions de Guido et Ginevra, à ce débarquement de la reine de Chypre à Nicosie. Comme la Belle guerrière du Maure de Venise, la fiancée du roi Lusignan met pied à terre au bruit des fanfares et des cloches sonnant à toute volée. « Tous les corps de l’état vont au-devant de la reine lui offrir leurs hommages. » Ainsi s’exprime le libretto dans un langage dont la candeur ne laisse rien à désirer : tous les corps de l’état. C’est à se croire en plein Louvre sous l’empire un jour d’ouverture des chambres ; se figure-t-on la cour de cassation, l’Institut et le tribunal de commerce de l’île de Chypre au XVe siècle ? Halévy n’en prend pas moins fort au sérieux l’anachronisme, et sa musique, intrépidement convaincue, solide au poste, complète à souhait cet ensemble décoratif. N’insistons pourtant pas trop sur ce côté ; il y a là des beautés d’un autre ordre, et le pathétique y tient une large place, notamment dans l’air de Catarina au second acte. Je citerais bien aussi le cantabile du fameux duo des deux hommes au troisième, mais ce morceau n’en finit pas : quand le baryton a terminé son couplet, le ténor le recommence, et cette éternelle paraphrase du même motif vous devient d’un mortel ennui. Ajoutez à cela l’inconvénient d’une situation frisant le ridicule et qui pour l’emphase chevaleresque du mouvement vous rappelle ces sujets de pendules à la mode sous la restauration. Halévy a l’instinct de la symétrie, c’est un phraseur, il lui faut des périodes qui se pondèrent, et nul attrait ne le détourne de cet impérieux besoin d’équilibrer qui fait la monotonie et la lourdeur de son style. Ainsi dans les couplets que Mocenigo chante au début du troisième acte, le poète cherche à débaucher son musicien et, pour l’amener à quelque variété, lui propose d ;s strophes ayant au moins pour mérite d’être scandées d’un air particulier :

Tout n’est dans ce bas monde
Qu’un jeu.
Le vrai sage le fronde
Un peu,
Mais le fou s’en amuse
Bien fort
Et jamais il n’accuse
Le sort.


Ces vers assurément sont médiocres, mais encore avaient-ils cet avantage d’offrir à la musique un thème original. Eh bien, en pareil cas, que fait Halévy ? au lieu de saisir aux cheveux l’occasion, de s’emparer de ce rhythme svelte, élégant, il le dénature et, doublant le second vers, dit:

Tout n’est dans ce bas monde
Qu’un jeu, qu’un jeu,


ce qui d’un vers de deux pieds fait un vers de quatre, et d’un trait coupe l’aile à la strophe musicale.

La Reine de Chypre, malgré cette pesanteur de style que je lui reproche, a cependant bien des mérites; les récitatifs y sont touchés de main de maître; celui qui sert d’avant-propos au grand duo des deux hommes respire une émotion tragique. Les caractères ont du relief et de la tournure; les figures de Catarina Cornaro, de Mocenigo et de Lusignan s’enlèvent en vigueur sur le fond pittoresque du tableau. Du sentiment, de l’action, un appareil choral, symphonique, imposant et le flot mélodique se déroulant avec abondance: combien sont-elles les partitions de second ordre dignes qu’on les résume de la sorte? Car la Reine de Chypre ne saurait en tout état de cause appartenir au premier rang; la Juive même n’en était point; mais ce second ordre était celui d’une grande et illustre période où Guillaume Tell et les Huguenots représentaient le premier, et dont les œuvres simplement remarquables nous intéressent encore aujourd’hui comme testimonia temporis.

Tout le monde, à ce compte, saura gré au directeur de l’Opéra d’avoir compris le bel ouvrage d’Halévy dans cette restauration du répertoire qui sera l’honneur de son règne, mais qui, selon moi, ne sera vraiment achevée et complète que si l’on y fait entrer les petits chefs-d’œuvre tels que le Comte Ory, le Philtre, etc. On parle d’engager M. Capoul; voilà certes un rôle qui lui siérait à merveille : le comte Ory. Malheureusement, à croire ce qu’on raconte, M. Capoul voudrait n’entrer à l’Opéra que pour y créer le rôle du ténor dans Françoise de Rimini, car nos chanteurs sont arrivés désormais à cette incroyable prétention de ne plus se montrer au public qu’à l’état de phénomènes. Leur offrir de jouer le répertoire, de chanter Arnold, Raoul, le comte Ory, pour qui les prenez-vous? C’était bon cela pour les Nourrit et les Duprez, eux ne consentent à jouer que des créations, et encore faut-il que ces créations flattent leur amour-propre physique. M. Capoul a son idée : après s’être engagé au Théâtre-Lyrique spécialement pour y créer Paul, il daignerait s’engager à l’Opéra pour y créer Paolo; libre à lui, mais libre également au directeur de traiter comme elles le méritent ces infatuations ridicules, et de n’admettre à son théâtre que des gens capables de tenir tête au répertoire, attendu qu’en pareil cas ne point vouloir équivaut presque toujours à ne pas pouvoir.

L’exécution de la Reine de Chypre laisse à désirer, et ceux qui se rappelleraient l’éclat des anciens jours n’auront qu’à mettre de côté leurs souvenirs. C’était en 1841, Mme Stoltz jouait Catarina, Duprez le chevalier Gérard, et Barroilhet le roi Lusignan. Nous n’avons aucune envie de décourager le présent au profit du passé, mais en vérité cette fois Mlle Bloch ne suffit plus à la situation. Impossible d’aborder un rôle avec moins d’autorité, vous sentez tout le temps que l’actrice n’a point réfléchi au caractère de son personnage ou que, si elle comprend, son indolence s’oppose à toute manifestation dramatique. Chez la cantatrice, même abandon : une voix lente, empâtée, où jamais l’âme ne vibre, et qui se contente de solfier devant le public la leçon apprise. Que fait Mlle Bloch du beau cantabile du second acte? quelle expression donne-t-elle à ce mouvement désespéré qui succède au ton rêveur des premières mesures? Ce n’était pas une Malibran que Rosine Stoltz, mais elle avait du clairon dans la voix et le diable au corps. Artiste inégale, aventureuse, elle fut la femme de deux rôles. La Léonor de la Favorite et cette Catarina de la Reine de Chypre furent l’incarnation de cette fiévreuse et romanesque personnalité, comète errante qui, après avoir incendié l’Europe et l’Amérique, devait jeter à Rome ses derniers feux. « Vous savez que maintenant je suis duchesse, disait-elle à l’un de ses anciens amis en l’informant de ses nouvelles destinées. — Duchesse! répliqua l’autre, mais vous êtes mieux que cela, madame, vous êtes la reine de Chypre. »

Du reste, avant peu, Mlle Bloch sera relevée de la peine, grâce aux débuts de Mlle Richard, premier prix d’opéra au Conservatoire, et qui, dans les essais du concours, a dit le duo de la Reine de Chypre et le duo final de la Favorite d’une voix de mezzo-soprano bien sonnante et pleine de promesses. Et puisque nous touchons en passant aux concours du Conservatoire, notons-en l’éclat cette année. Chose extraordinaire, presque incroyable, les voix ne brillaient point cette fois par leur absence. Il y en avait de tous genres et des plus belles; deux ténors même ont apparu à l’horizon : l’un sympathique et déjà formé à l’art du chant, sinon à l’art dramatique, M. Talazac, que nous avions entendu souvent cet hiver aux différens concerts populaires; l’autre, M. Sellier, une voix fulgurante dont la simple émission vous ravit, et dont la riche constitution vous laisse parfaitement rassuré à l’endroit des hauteurs à franchir. Ainsi, dans l’air de Guillaume Tell, l’ut aigu s’énonce largement sans le moindre effort; c’est bien là le fameux ut de poitrine du grand Duprez, cause de l’émerveillement de toute une génération, et qui chez ce jeune homme sort à fleur de voix, et se fait comme on prétend que se fait le premier pas : sans qu’on y pense. Duprez, certes, y pensait, lui, et rudement encore ; mais la nature a de ces miracles, et c’est assez d’être jeune et doué pour atteindre du premier coup aux effets les plus renommés. Seulement n’oublions pas que, si la nature donne certains avantages, il en est d’autres que l’étude seule nous apporte, et c’est à quoi M. Sellier devra maintenant réfléchir. L’Opéra met de grandes espérances en ce jeune homme et surveille ses progrès depuis dix-huit mois; il convient aujourd’hui d’achever cette éducation et de ne rien compromettre par de trop hâtifs débuts. A tout prendre, M. Sellier pourrait dès à présent aborder la scène avec Guillaume Tell, et réussir dans Arnold par l’unique prestige de sa voix éblouissante; mieux lui vaudra cependant de poursuivre ses classes et de continuer à travailler et son chant et sa déclamation. Le Conservatoire a pour professeur en ce dernier genre d’études un homme dont vingt ans de succès à l’Opéra ont consacré l’autorité; j’ai nommé M. Obin, le Philippe II resté célèbre du Don Carlos de Verdi. Comment des élèves qui peuvent chaque jour se former aux leçons d’un pareil maître ignorent-ils à ce point l’art du geste et du maintien? On consent bien à soumettre sa voix aux plus laborieux exercices; puis, quand au bout de quelques années on est arrivé de ce côté à des résultats plus ou moins satisfaisans, il semble que tout soit dit et qu’on n’ait plus qu’à s’en aller devant le public débiter des rôles dont l’esprit et le sens vous échappent. « Narrez-moi donc en quatre mots ce que c’est que le personnage que je joue, nous disait un soir dans la coulisse une dons Anna de l’Opéra au moment d’entrer en scène, — et qu’est-ce que don Juan a bien pu me faire pour que je m’acharne ainsi après ses trousses? » — Et remarquez que la personne en question n’était point une sotte, et que, comme cantatrice, elle avait son influence; ce qui lui manquait, c’était un certain degré de culture, ce minimum d’information littéraire désormais partout indispensable, — fût-ce même à l’Opéra. A quoi cela sert-il d’avoir au Conservatoire une chaire d’histoire de la musique que fréquentent de loin en loin quelques rares amateurs de curiosités archéologiques? Ce n’est ni d’esthétique ni d’anecdotes que les élèves ont besoin, et tel professeur de l’établissement, M. Obin par exemple, qui leur expliquerait à tour de rôle les divers caractères qu’ils sont destinés à représenter ferait bien mieux leur affaire.

Par une singulière coïncidence, les deux ouvrages qui portèrent bonheur à Rosine Stoltz furent aussi le triomphe de Barroilhet. Dans ce rôle de Lusignan, pas plus que dans celui du roi Alphonse de la Favorite, son égal ne s’est rencontré. Chanteur et comédien de race, il avait un précieux don de nature que possédait aussi l’acteur Rouvière : la vibration. Son être tout entier était au jeu : son geste, quelque peu saccadé, s’imposait au public, et sa voix doublée de cuivre trouvait des effets d’une puissance nerveuse irrésistibles. Quelle ironie superbe il savait donner à son expression dans cette romance de la Favorite où M. Faure n’a jamais découvert qu’un motif à belles périodes arrondies ! et ce personnage de Lusignan, qui ne se montre qu’au troisième acte du drame, comme il le mettait au premier plan, comme il en avait fait sa création, accentuant les beautés du récitatif qui précède le duo avec Gérard, sauvant, par la simplicité savante de son style, l’ennuyeuse symétrie de ce long adagio à couplets et marquant d’une empreinte de touchante mélancolie cette tragique figure de roi mourant. M. Lassalle semble n’avoir aucun souci de cette tradition et se contente d’appliquer à certains passages dûment choisis une virtuosité d’ailleurs assez incolore qui pouvait n’être pas déplacée dans le Roi de Lahore et manque ici tout à fait d’à-propos. Des divers personnages de la Reine de Chypre, Gérard est le moins intéressant ; ce ténor pleurard et toujours éconduit, sous le casque du paladin comme sous la cagoule du moine, prêterait plutôt à l’opérette, Il n’appartenait guère à M. Villaret de relever un rôle dont ni Duprez ni après lui Roger n’avaient pu tirer grand parti, et tout ce qu’il faut dire, c’est que le vieux ténor va, lui aussi, jusqu’au bout et qu’il dépense honnêtement à cet effort les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint.

Prenons donc cette exécution pour ce qu’elle vaut, et que le luxe et la variété du spectacle nous dédommagent. Si vous aimez l’architecture, les costumes, la vie et le train de Venise aux plus beaux jours de son histoire, vous serez servi à souhait. Tous les cadres de Titien, de Giorgione, de Véronèse et de Tintoret se sont dépeuplés pour remplir de leurs figures, de leurs ameublemens et de leur atmosphère ce vaste théâtre de l’Opéra. La lumière coule à pleins bords, les palais de Venise, la vue de Chypre, sont splendides et les costumes également magnifiques n’ont que le tort de trop nous crier aux yeux qu’ils sont tout battans neufs. Mme de Sévigné, racontant les merveilles du château de Clagny, parle de 2,000 écus « employés à acheter les tourterelles les plus passionnées, les truies les plus grasses, les vaches les plus pleines, les moutons les plus frisés et les oisons les plus oisons. » Il y a de cette superlative profusion dans la mise en scène de la Reine de Chypre, où 150,000 francs ont dû passer à se procurer les sinoples les plus verts, les azurs les plus bleus, les rouges les plus rutilans et les ors les plus ors.


F. DE LAGENEVAIS.

  1. Ferdinand Hiller, Aus dem Tonleben; Leipzig.